Archives mensuelles : septembre 2012
Clichés de Enki : le sémaphore de Livilly – Hommage à Edward Hopper
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Sémaphore de Lervily à Esquibien – Bretagne, Cap Sizun – photos prises
le 14 août 2010
Comment ne pas penser à Lervily aux tableaux de Edward Hopper
comme par exemple « The lihgthouse at two Light » peint en 1929 au
Cap Elisabeth dans le Maine.
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le mont Pilate en Suisse et son dragon
–––– la légende du mont Pilate –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Mont Pilate vu du Lac de Lucerne
Le mont Pilate, 2129 m, a hanté l’imaginaire des habitants des régions environnantes pendant des siècles. Il est donc le sujet de nombreuses légendes et de nombreux mythes. La légende la plus répandue est directement liée au nom de la montagne. Elle raconte que Ponce Pilate a été enterré sous la montagne.
On raconte que César s’est fâché avec Ponce Pilate à propos de la crucifixion de Jésus. Il l’a convoqué à Rome pour l’exécuter. Le corps de Ponce Pilate a été ensuite attaché à un rocher et lâché dans le Tiber. Cependant, comme celui-ci causait de grands troubles parmi la population, il fut recherché et placé près d’un petit lac sur le Mont Pilate, dans le canton de Lucerne. La légende rapporte que chaque Vendredi Saint, Pilate sortait de sa tombe pour aller laver ses mains ensanglantées dans le lac.
Si quiconque essayait de défier la domination de Pilate sur la montagne, de grands orages s’abattraient sur les villages dans les vallées situées dans les environs. Ainsi, il était interdit d’escalader la montagne. En 1585, un prêtre et quelques citadins ont décidé de tester la véracité de cette histoire et se sont rendus au pied de la montagne où ils ont fait un terrible tintamarre. Comme les jours suivants rien ne se passa, on conclus que la légende était sans fondement.
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Alexandre Dumas, dans son récit « Impressions de voyage en Suisse » ‘1833-1834), a relaté sur le mode humoristique, la légende de Ponce-Pilate.
(…)
– Savez-vous comment on appelle cette grande montagne rouge et décharnée qui a trois sommets, en souvenir des trois croix du Calvaire ?
– On l’appelle le Pilate.
– Et d’où l’appelle-t-on comme cela ?
– Du mot latin pilateus, qui veut dire coiffé, parce que, ayant toujours des nuages à sa cime, il a l’air d’avoir la tête couverte ; d’ailleurs, c’est bien prouvé par le proverbe que je vous ai entendu dire à vous ce matin, lorsque je vous ai demandé quel temps nous aurions.
Quand Pilate aura mis son chapeau Le temps sera serein et beau.
– Vous n’y êtes pas, dit le batelier.
– Et d’où lui vient ce nom alors ?
– De ce qu’il sert de tombe à celui qui condamna le Christ. – À Ponce Pilate ?
– Oui, oui.
– Allons donc ; le père Brottier dit qu’il est enterré à Vienne, et Flavien, qu’il a été jeté dans le Tibre.
– Tout cela est vrai.
– Il y a donc trois Ponce Pilate, alors ?
– Non, non, il n’y en a qu’un seul, toujours le même ; seulement, il voyage.
– Diable ! cela me semble assez curieux ; et peut-on savoir cette histoire ?
– Oh ! pardieu ! ce n’est pas un mystère, et le dernier paysan vous la racontera.
– La savez-vous ?
– On m’a bercé avec ; mais ces histoires-là, voyez-vous, c’est bon pour nous qui sommes des imbéciles ; mais vous autres, vous n’y croyez pas.
– La preuve que j’y crois, c’est qu’il y aura cinq francs de trinkgeld si vous me la racontez.
– Vrai ?
– Les voilà.
– Qu’est-ce que vous en faites donc, des histoires, que vous les payez ce prix-là ?
– Que vous importe ?
– Ah ! au fait, ça ne me regarde pas. Pour lors, comme vous le savez, le bourreau de Notre-Seigneur ayant été appelé de Jé- rusalem à Rome par l’empereur Tibère…
– Non, je ne savais pas cela.
– Eh bien, je vous l’apprends. Donc, voyant qu’il allait être condamné à mort pour son crime, il se pendit aux barreaux de sa prison. De sorte que, lorsqu’on vint pour l’exécuter, on le trouva mort. Mécontent de voir sa besogne faite, le bourreau lui mit une pierre au cou et jeta le cadavre dans le Tibre. Mais à peine y fut-il que le Tibre cessa de couler vers la mer, et que, refluant à sa source, il couvrit les campagnes et inonda Rome. En même temps, des tempêtes affreuses vinrent éclater sur la ville, la pluie et la grêle battirent les maisons, la foudre tomba et tua un esclave qui portait la litière de l’empereur Auguste, lequel eut une telle peur, qu’il fit vœu de bâtir un temple à Jupiter Tonnant. Si vous allez à Rome, vous le verrez, il y est encore. Mais, comme ce vœu n’arrêtait pas le carillon, on consulta l’oracle : l’oracle répondit que tant qu’on n’aurait pas repêché le corps de Ponce Pilate, la désolation de l’abomination continue- rait. Il n’y avait rien à dire. On convoqua les bateliers, et on les mit en réquisition ; mais pas un ne se souciait de plonger pour aller chercher le farceur qui faisait un pareil sabbat au fond de l’eau. Enfin, on fut obligé d’offrir la vie à un condamné à mort s’il réussissait dans l’entreprise. Le condamné accepta. On lui mit une corde autour du corps ; il plongea deux fois dans le Tibre, mais inutilement ; à la troisième, voyant qu’il ne remon- tait pas, on tira la corde ; alors il remonta à la surface de l’eau, tenant Ponce Pilate par la barbe. Le plongeur était mort ; mais, dans son agonie, ses doigts crispés n’avaient point lâché le maudit. On sépara les deux cadavres l’un de l’autre. On enterra magnifiquement le condamné, et l’on décida qu’on emporterait l’ex-proconsul de Judée à Naples, et qu’on le jetterait dans le Vésuve. Ce qui fut dit fut fait. Mais à peine le corps fut-il jeté dans le cratère que toute la montagne mugit, que la terre trem- bla ; les cendres jaillirent, des laves coulèrent ; Naples fut renversée, Herculanum ensevelie et Pompéia détruite. Enfin, comme on se douta que tous ces bouleversements venaient encore du fait de Ponce Pilate, on proposa une grande récompense à celui qui le tirerait de sa nouvelle tombe. Un citoyen dévoué se présenta, et, un jour que la montagne était un peu plus calme, il prit congé de ses amis et partit pour tenter l’entreprise, défendant que personne ne le suivît, afin de n’exposer que lui seul. La nuit qui suivit son départ, tout le monde veilla ; mais nul bruit ne se fit entendre : le ciel resta pur, et le soleil se leva magnifique. Et, comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps, alors on alla en procession sur la montagne, et l’on trouva le corps de Pilate au bord du cratère ; mais de celui qui l’en avait tiré, jamais, au grand jamais, on n’en entendit reparler.
» Alors, comme on n’osait plus jeter Pilate dans le Tibre, à cause des inondations, comme on ne pouvait le pousser dans le Vésuve, à cause des tremblements de terre, on le mit dans une barque, que l’on conduisit hors du port de Naples, et qu’on abandonna au milieu de la mer, afin qu’il s’en allât, puisqu’il était si difficile, choisir lui-même la sépulture qui lui convien- drait. Le vent venait de l’orient, la barque marcha donc vers l’occident. Mais, après huit ou dix jours, il changea, et, comme il tourna au midi, la barque navigua vers le nord. Enfin, elle entra dans le golfe de Lyon, trouva une des bouches du Rhône, re- monta le fleuve jusqu’à ce que, rencontrant près de Vienne, en Dauphiné, l’arche d’un ancien pont cachée par l’eau, l’embarcation chavira.
» Alors les mêmes prodiges recommencèrent : le Rhône s’émut, le fleuve se gonfla, et l’eau couvrit les terres basses, la grêle coupa les moissons et les vignes des terres hautes, et le tonnerre tomba sur les habitations des hommes. Les Viennois, qui ne savaient à quoi attribuer ce changement dans l’atmosphère, bâtirent des temples, firent des pèlerinages, s’adressèrent aux plus savants devins de France et d’Italie ; mais nul ne put dire la cause de tous les malheurs qui affligèrent la contrée. Enfin, la désolation dura ainsi près de deux cents ans.
Au bout de ce temps, on entendit dire que le Juif errant allait passer par la ville, et, comme c’était un homme fort savant, attendu que, ne pouvant mourir, il avait toute la science des temps passés, les bourgeois résolurent de guetter son passage et de le consulter sur les désastres dont ils ignoraient la cause. Or, il est connu que le Juif errant est passé à Vienne… »
– Ah ! pardieu ! dis-je, interrompant mon batelier, vous me tirez là une fameuse épine du pied ; certainement que le Juif errant est passé à Vienne…
– Ah ! voyez-vous ! dit mon homme tout radieux.
– Et la preuve, continuai-je, c’est qu’on a fait une com- plainte avec une gravure représentant son vrai portrait, dans la- quelle il y a ce couplet :
En passant par la ville De Vienne en Dauphiné, Des bourgeois fort dociles Voulurent lui parler.
– Oui, dit le batelier, on les voit dans le fond, le chapeau à la main…
– Eh bien, nous avons passé une nuit et un jour à chercher, Méry et moi, ce que les bourgeois de Vienne pouvaient alors avoir à dire au Juif errant ; c’est tout simple, ils avaient à lui demander ce que signifiaient le tonnerre, la pluie et la grêle…
– Justement.
– Ah bien, mon ami, je vous suis bien reconnaissant ; voilà un fameux point historique éclairci ; allez, allez, allez.
– Donc ils prièrent le Juif errant de les débarrasser de cette peste. Le Juif errant y consentit, les bourgeois le remercièrent et voulurent lui donner à dîner ; mais, comme vous savez, il ne pouvait pas s’arrêter plus de cinq minutes au même endroit, et, comme il y en avait déjà quatre qu’il causait avec les bourgeois de Vienne, il descendit vers le Rhône, s’y jeta tout habillé, et re- parut au bout d’un instant portant Ponce Pilate sur ses épaules. Les bourgeois le suivirent quelque temps en le comblant de bénédictions. Mais, comme il marchait trop vite, ils l’abandonnèrent à deux lieues de la ville en lui disant que, si jamais ses cinq sous venaient à lui manquer, ils lui en feraient la rente viagère. Le Juif errant les remercia et continua son che- min, assez embarrassé de ce qu’il allait faire de son ancienne connaissance Ponce Pilate.
» Il fit ainsi le tour du monde, tout en pensant où il pourrait le mettre, et cela, sans jamais trouver une place convenable, car partout il pouvait renouveler les malheurs qu’il avait déjà causés. Enfin, en traversant la montagne que vous voyez, qui, à cette époque s’appelait Fracmont, il crut avoir trouvé son affaire : en effet, presque à sa cime, au milieu d’un désert horrible, et sur un lit de rochers, s’étend un petit lac qui ne nourrit aucune créature vivante, ses bords sont sans roseaux et ses rivages sans arbres. Le Juif errant monta sur le sommet de l’Esel, que vous voyez d’ici, le plus pointu des trois pics, et d’où l’on découvre, par le beau temps, la cathédrale de Strasbourg, et de là, jeta Ponce Pilate dans le lac.» À peine y fut-il qu’on entendit à Lucerne un carillon auquel on n’était pas habitué. On eût dit que tous les lions d’Afrique, tous les ours de la Sibérie et tous les loups de la Forêt-Noire rugissaient dans la montagne. À compter de ce jour- là, les nuages, qui ordinairement passaient au-dessus de sa tête, s’y arrêtèrent ; ils arrivaient de tous les côtés du ciel comme s’ils s’y étaient donné rendez-vous ; cela faisait, au reste, que toutes les tempêtes éclataient sur le Fracmont et laissaient assez tran- quille le reste du pays. De là vient le proverbe que vous disiez :
Quand Pilate a mis son chapeau, etc., etc. »
– Oui ! oui ! c’est clair ; d’ailleurs, ça ne le serait pas que j’aime beaucoup mieux cette histoire-ci que l’autre.
– Oh ! mais c’est qu’elle est vraie, l’histoire ! – Mais je vous dis que je la crois!
– C’est que vous avez l’air…
– Non, je n’ai pas l’air…
– À la bonne heure, parce qu’alors ce serait inutile de continuer.
– Un instant, un instant ; je vous dis que j’y crois, parole d’honneur ; allez, je vous écoute.
– Ça dura comme ça mille ans à peu près ; Ponce Pilate faisait toujours les cent dix-neuf coups. Mais, comme la montagne est à trois ou quatre lieues de la ville, il n’y avait pas grand inconvénient, et on le laissait faire. Seulement, toutes les fois qu’un paysan ou qu’une paysanne se hasardaient dans la montagne sans être en état de grâce, c’était autant de flambé : Ponce Pilate leur mettait la main dessus, et bonsoir.
» Enfin, un jour, c’était au commencement de la réforme, en 1525 ou 1530, je ne sais plus bien l’année, un frère rose-croix, Espagnol de nation, qui venait de visiter la terre sainte, et qui cherchait des aventures, entendit parler de Ponce Pilate, et vint à Lucerne dans l’intention de mettre le païen à la raison. Il demanda à l’avoyer de lui laisser tenter l’entreprise, et, comme la proposition était agréable à tout le monde, on l’accepta avec re- connaissance. La veille du jour fixé pour l’expédition, le frère rose-croix communia, passa la nuit en prières, et, le premier vendredi du mois de mai 1531, je me le rappelle maintenant, il se mit en route pour la montagne, accompagné jusqu’à Steinibach, ce petit village à notre droite, que nous venons de passer,
par toute la ville ; quelques-uns, plus hardis, s’avancèrent même jusqu’à Hergiswil ; mais là, le chevalier fut abandonné de tout le monde, et continua sa route, seul, ayant son épée pour toute arme.
» À peine fut-il dans la montagne qu’il trouva un torrent furieux qui lui barrait le chemin ; il le sonda avec une branche d’arbre ; mais il vit qu’il était trop profond pour être traversé à gué ; il chercha de tout côté un passage et n’en put trouver. Enfin, se confiant à Dieu, il fit sa prière, résolu de le franchir, quelle que chose qui pût arriver, et, lorsque sa prière fut finie, il releva la tête et reporta les yeux sur l’obstacle qui l’avait arrêté. Un pont magnifique était jeté d’un bord à l’autre ; le chevalier vit bien que c’était la main du Seigneur qui l’avait bâti, et s’y engagea hardiment. À peine avait-il fait quelques pas sur l’autre rive qu’il se retourna pour voir encore une fois l’ouvrage miraculeux ; mais le pont avait disparu.
» Une lieue plus avant, et comme il venait de s’engager dans une gorge étroite et rapide qui conduisait au plateau de la montagne où se trouve le lac, il entendit un bruit effroyable au- dessus de sa tête ; au même moment, la masse de granit sembla chanceler sur sa base, et il vit venir à lui une avalanche qui, se précipitant pareille à la foudre, remplissait toute la gorge et roulait bondissante comme un fleuve de neige ; le rose-croix n’eut que le temps de mettre un genou en terre et de dire : « Mon Dieu ! Seigneur ! ayez pitié de moi ! » Mais à peine avait-il prononcé ces paroles que le flot immense se partagea devant lui, passant à ses côtés avec un fracas affreux, et, le laissant isolé comme sur une île, alla s’engloutir dans les abîmes de la montagne.
» Enfin, comme il mettait le pied sur la plate-forme, un dernier obstacle, et le plus terrible de tous, vint s’opposer à sa marche. C’était Pilate lui-même, en tenue de guerre, et tenant pour arme à la main un pin dégarni de ses branches, dont il s’était fait une massue. <
» La rencontre fut terrible ; et, si vous montiez sur la montagne, vous pourriez voir encore l’endroit où les deux adversaires se joignirent. Tout un jour et toute une nuit, ils combatti- rent et luttèrent ; et le rocher a conservé l’empreinte de leurs pieds. Enfin, le champion de Dieu fut vainqueur, et, généreux dans sa victoire, il offrit à Pilate une capitulation qui fut acceptée : le vaincu s’engagea à rester six jours tranquille dans son lac, à la condition que le septième, qui serait un vendredi, il lui serait permis d’en faire trois fois le tour en robe de juge ; et, comme ce traité fut juré sur un morceau de la vraie croix, Pilate fut forcé de l’exécuter de point en point. Quant au vainqueur, il redescendit de la montagne et ne retrouva plus ni l’avalanche ni le torrent, qui étaient des œuvres du démon et qui avaient dis- paru avec sa puissance.
»Alors le conseil de Lucerne prit une décision, ce fut d’interdire l’ascension du Pilate le vendredi ; car, ce jour, la montagne appartenait au maudit, et le rose-croix avait prévu que ceux qui le rencontreraient mourraient dans l’année. Pendant trois cents ans, cette coutume fut observée : aucun étranger ne pouvait gravir le Pilate sans permission ; ces permissions étaient accordées par l’avoyer pour tous les jours de la semaine excepté le vendredi ; et, chaque semaine, les pâtres prêtaient serment de n’y conduire personne pendant l’interdiction. Cette coutume dura jusqu’à la guerre des Français, en 99. Depuis ce temps, va qui veut et quand il veut au Pilate. Mais il y a eu plusieurs exemples que le bourreau du Christ n’a pas renoncé à ses droits. Aussi, quand, jeudi dernier, l’Anglais envoya chercher un guide pour lui dire de se tenir prêt pour le lendemain, celui-ci lui dit toute l’histoire que je viens de vous raconter, mais sir Robert n’en fit que rire, et, le lendemain matin, malgré le conseil de tous, il entreprit son ascension, quoique son guide l’eût pré- venu qu’il n’irait pas jusqu’au lac.
» En effet, à un quart de lieue du plateau, Niklaus, qui est un homme prudent et religieux, s’arrêta et se mit en prières. L’Anglais continua sa route, et, deux heures après, revint très pâle et très défait. Il eut beau dire que c’était parce qu’il avait laissé à Niklaus le pain, le vin et le poulet, et qu’alors il avait faim ; il eut beau boire et manger comme si de rien n’était, Niklaus ne revint pas moins convaincu que son abattement venait de la frayeur et non de la faim ; qu’il avait rencontré Pilate en robe de juge, et que par conséquent il était condamné à mourir dans l’année. Il crut de son devoir de prévenir sir Robert de la position critique dans laquelle il se trouvait, afin qu’il mît ordre à ses affaires temporelles et spirituelles ; mais sir Robert n’en fit que rire. Vous voyez bien cependant que Niklaus avait raison. »
En achevant cette dernière phrase, mon batelier donna son dernier coup de rame, et nous débarquâmes à Stansstad. Je me mis aussitôt en route pour Stans, où j’arrivai après une heure de marche. (…)
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La légende du mont Pilate par Charles Buet
À Mme la comtesse de Denterghem,
née Mandat-Grancey, dame du palais
de Sa Majesté la reine des Belges.
Dans la première moitié du Ier siècle de l’ère chrétienne, un jour d’avril, vers le coucher du soleil, un voyageur s’arrêta devant une petite cabane de pêcheur, sur les bords du lac de Lucerne, à l’endroit où se trouve aujourd’hui le village d’Hergyswill.
Ce voyageur était un homme d’un certain âge, d’une taille élevée, maigre, le teint basané ; il avait les cheveux noirs, le nez aquilin, l’oeil vif et perçant, les lèvres minces, le front bas et carré. Il portait une tunique de laine brune et un ample manteau blanc.
Un serviteur, vêtu comme un ancien soldat, l’accompagnait.
Ni l’un ni l’autre n’étaient armés.
Le maître donc, ayant tiré sur la bride, arrêta son cheval, et, mettant pied à terre, il dit avec un accent qui trahissait une grande lassitude :
« Nomentanus, je n’irai pas plus loin ! »
Et quand son serviteur, ayant attaché les chevaux à deux sapins, fut venu se placer à son côté, sur un petit tertre d’où l’on voyait le merveilleux paysage que formaient le lac aux vagues mignonnes diaprées d’argent, la plaine couverte de forêts, les Alpes colossales élevant leurs cimes altières dans le ciel, celui qui venait de parler poursuivit :
« Ah ! Nomentanus, vois combien nous sommes éloignés de Rome ! Nul être humain n’a gravi ces montagnes, n’a pénétré sous les sombres arceaux de ces forêts, n’a exploré ces solitudes ! Ici je n’entendrai plus cette voix qui me reproche mon crime… Ici nul ne reconnaîtra en moi le malheureux Pontius Pilatus, le meurtrier du Juste ! »
Comme il achevait ces mots, la porte de la cabane du pêcheur s’ouvrit et laissa passage à un jeune homme, petit, robuste, et dont le visage offrait le type allobroge dans toute sa pureté.
Ses cheveux blonds étaient coupés ras, mais une moustache épaisse et soyeuse ombrageait sa lèvre supérieure. Le grand air avait hâlé ses joues et bruni son front ; ses yeux, d’un azur brillant, dardaient un regard à la fois doux et ferme. Une saie en peau de chèvre enserrait son torse vigoureux.
À la vue des deux étrangers, il fronça le sourcil et fit un mouvement de surprise. Mais il approcha, et dit en latin, avec un accent un peu rude, quoique d’un ton fort doux :
« Romains, soyez les bienvenus !
– Comment sais-tu que nous sommes Romains ? s’écria vivement Nomentanus.
– Merci à toi qui me souhaites la bienvenue ! » dit Pilate avec dignité.
Et il ajouta :
« Qui donc t’apprit notre langue, enfant de ces forêts sauvages ? »
L’Allobroge s’inclina modestement et répondit :
« J’ai combattu sept ans sous les enseignes romaines. J’ai fait partie de la légion qui tenait garnison en Judée. »
– Quoi ! s’écria Pilate en pâlissant.
– Oui, seigneur, je fus témoin de la plus grande iniquité qui ait été consommée depuis que les dieux ont créé le monde…
– Es-tu Nazaréen ? interrompit Nomentanus.
– Je ne le suis pas ; mais j’ai vu mourir le nommé Jésus, et depuis lors, ayant déserté mon drapeau, je suis revenu en ce pays, où je n’ai retrouvé ni famille ni amis, et où je vis, triste, solitaire, gardant le souvenir du jour où j’allai chercher cet homme au delà du torrent de Cédron, dans un jardin planté d’oliviers et où je l’accompagnai, d’étape en étape, jusqu’au sommet du Golgotha. J’étais de la centurie de Cassius, qui frappa son cadavre d’un coup de sa lance… Oh ! si Jésus était vraiment le fils de Dieu !… »
Pilate le regarda bien en face, et lui dit :
« Jeune homme, n’as-tu jamais vu le préfet de la Judée ?
– Ponce Pilate ? Je le vis, assis sur son tribunal que les Juifs nommaient Gabbatha ; mais ma mémoire s’est refusée à garder le souvenir de ce juge impie…
– Tu l’accuses, dit Pilate.
– Oui, sans doute, car il n’a condamné le Juste que dans la crainte de déplaire à César. »
L’exilé sourit tristement, et se tournant vers Nomentanus :
« Donne-moi mes tablettes », lui dit-il.
Il ajouta, en s’adressant à l’Allobroge :
« Accorde-moi l’hospitalité pour deux heures, lui dit-il.
– Ma maison est la vôtre pour tout le temps qu’il vous plaira de l’habiter », répondit le jeune homme.
Pilate entra dans la misérable hutte ; il s’assit sur une grosse pierre, unique siège qui s’y trouvât, et, s’appuyant sur une planche, il écrivit la lettre suivante :
« Au sénateur Cornélius Pudens, Pontius Pilatus, exilé, salut.
« C’est des confins du monde civilisé, Cornélius, que celui qui fut autrefois votre ami vous adresse cette lettre, la dernière qu’il veuille écrire, et qui est comme son testament de mort. La voix publique vous a sans doute appris qu’exilé par César, je cherche vainement un endroit où je puisse reposer ma tête, et que je suis condamné, par le cruel destin, à fuir les lieux qu’habitent les hommes. Je traîne partout avec moi un remords qui m’oppresse, un souvenir qui m’écrase, et je souffre mille fois plus que les plus coupables suppliciés du Tartare.
« C’est vous que je choisis pour confident de ma peine, car je sais, Cornélius, que vous y compatirez, parce que vous êtes le disciple secret de l’être extraordinaire qui fut ma victime.
« Oui, depuis le jour maudit où, cédant à une lâche faiblesse, je condamnai Jésus de Nazareth à périr sur l’infâme gibet ; depuis ce jour où, m’effrayant des vociférations de la multitude vile et craignant de déplaire à César en arrachant la vie à Celui qui disait que son royaume n’était pas de ce monde, je n’ai pas dormi une seule nuit d’un sommeil paisible, toute félicité s’est éloignée de moi, mes parents, mes amis se sont écartés, et je suis resté seul, isolé, couvert d’opprobre et justement frappé de réprobation.
« À l’heure même où du haut du Gabbatha je prononçai l’exécrable jugement en me lavant les mains du sang innocent, – ô dérision ! – mon épouse Claudia Procla fuyait de ma maison, abandonnant à sa solitude honteuse le magistrat inique dent elle repoussait désormais le nom entaché d’ignominie.
« J’ai lutté assez longtemps. Partout le mépris me poursuit et m’accable. Ici même, au sein de cette contrée hospitalière, perdue aux confins de l’univers habité, j’ai vu se dresser devant moi un accusateur, un témoin de la mort de Jésus, un homme qui me chassera de sa maison quand il saura que je suis Pilate, et qui pourtant n’en chasserait pas l’assassin de sa mère !
« Je veux donc en finir avec cette existence intolérable. Dans une heure j’aurai dit adieu à la vie. Nomentanus vous portera cette lettre. Disposez de mes biens en faveur de esclaves et des pauvres, ne m’oubliez pas, et si vous croyez véritablement que Jésus de Nazareth soit le fils de Dieu, implorez sa pitié pour moi. Je ne puis supporter plus longtemps le fardeau de la vie. Je meurs, ne croyant plus à rien, dans l’angoisse, dans le désespoir, et je cherche dans la mort l’anéantissement ! Que trouverai-je au delà des portes du tombeau ? Adieu, Cornélius. »
Quand il eut achevé cette lettre, qu’il scella de son cachet, Pilate la remit aux mains de Nomentanus en lui disant :
« Pars, Nomentanus ; porte cette lettre à mon ami Cornélius Pudens… Tu m’as bien servi, tu seras bien payé. Adieu.
– Maître,… balbutia l’affranchi.
– Silence ! Pars, te dis-je, et ne retourne pas la tête. »
Nomentanus, épouvanté, obéit. Il sortit. On entendit les hennissements des chevaux, le cliquetis de leurs fers sur les cailloux du chemin ; puis ce bruit s’éteignit peu à peu, et tout rentra dans le silence.
L’Allobroge servit à son hôte un quartier de daim rôti ; mais Pilate refusa de manger, et resta absorbé dans une sombre méditation. Tout à coup il tressaillit. Il venait de voir, suspendue à la paroi, en face de lui, une croix formée de deux fragments de bois attachés avec un cordon de laine.
« Quoi ! tu es donc Nazaréen ? s’écria-t-il en jetant un regard farouche sur le jeune homme.
– Non, répliqua brièvement celui-ci ; mais toi, poursuivit-il avec fermeté, qui donc es-tu étranger ? »
Le Romain eut aux lèvres un sourire d’indicible amertume et répondit :
« Tu me maudiras comme les autres quand tu sauras mon nom ; je suis Ponce Pilate. »
L’Allobroge poussa un cri guttural ; il s’élança d’un bond vers la porte, l’ouvrit violemment, et, se retournant vers l’exilé, il lui dit avec un mépris écrasant.
« Homme, va-t’en ! J’abriterais sous mon toit le plus infâme criminel, et il me serait sacré s’il était mon hôte ; mais toi, le meurtrier du Juste !… Non, j’ai peur que la terre n’ouvre ses entrailles pour nous engloutir tous les deux !… Sors !… Je te chasse de ma maison. »
Pilate jeta un long regard sur la petite croix qui brillait d’un éclat singulier sur la muraille brunie. Il s’inclina devant l’enfant indompté des montagnes alpestres, et sortit sans proférer un mot.
À peine avait-il posé le pied sur le sable humide de la grève, que le ciel, qui était d’un bleu limpide et profond, constellé d’étoiles, s’obscurcit tout à coup ; une brume opaque s’étendit, comme un voile de deuil, entre le firmament et la terre ; le lac, uni comme un miroir, se souleva en vagues monstrueuses ; une véritable tempête se déchaîna. Le tonnerre gronda ; son fracas éclatant s’unit au sourd mugissement des flots, aux rafales stridentes du vent qui soufflait dans les branches. Des nappes de feu, d’un rouge de sang, s’étendirent d’un bout à l’autre de l’horizon.
L’Allobroge, terrifié, contemplait du seuil de sa cabane cette révolte soudaine des éléments, et semblait cloué au sol par une épouvante sans bornes.
Pilate s’enveloppa de son manteau blanc et gravit un rocher qui surplombait le lac. Il apparaissait comme un fantôme sur la bruyère fleurie ; il marchait résolument, la tête levée, et laissant errer un regard atone sur le spectacle surnaturel qui s’offrait à ses yeux.
Arrivé au sommet de la roche, il s’arrêta. Puis, prenant son élan, il se précipita dans le lac. L’eau devint phosphorescente ; elle s’apaisa subitement, s’enfla de nouveau en vagues énormes, monta comme une marée jusqu’à la cime du roc et se retira, laissant plein de vie, sur le sol, le malheureux qui voulait mourir dans son péché.
Pilate se redressa lentement :
« ÉLI ! ÉLI !… » s’écria-t-il d’une voix lamentable.
Il n’osa achever cet appel désespéré, que le Fils de Dieu avait lancé au dernier instant, de sa cruelle agonie. Il recula devant cette nouvelle profanation.
L’Allobroge était tombé la face contre terre.
Une seconde fois Pilate se lança dans le gouffre ; une seconde fois, par un prodige que son aveuglement l’empêcha de comprendre, il fut ramené sur la rive.
Alors, fou de rage, ce misérable, qui ne voulait plus vivre et qui ne pouvait pas mourir, leva ses deux bras vers le ciel en vociférant :
« Nazaréen, je ne crois pas en toi ! »
Il se rua en avant. Son corps disparut dans les flots, et cette fois y resta enseveli à jamais.
À l’aube, l’azur était sans tache, et l’on voyait sous l’onde claire, au fond du lac, le sable jaune qui brillait, parsemé de cailloux blancs.
II
Dix-huit cents ans, jour pour jour, après cet évènement, deux voyageurs arrivèrent au petit bourg d’Hergiswyll, par la route de Lucerne, et descendirent de leur méchante calèche à la porte de l’auberge luxueuse qui s’élevait sur l’emplacement même de la cabane du déserteur allobroge.
Ils furent reçus par l’hôtelier classique, vêtu de blanc, la toque au poing, le grand couteau à la ceinture. Ils demandèrent une chambre, ordonnant qu’on leur servît un repas confortable. On les pria d’inscrire leurs noms sur un registre, ce qu’ils firent. Ces noms étaient célèbres.
L’un, qu’il faut nommer Philothée, pour la même raison qui fit donner à un des Ptolémées le surnom de Philadelphe, était petit, un peu trapu ; son visage glabre exprimait la bénignité, la timidité, en même temps que je ne sais quelle audace fanfaronne. Il avait de longs cheveux plats, graisseux, un habit sale d’une forme cléricale, des manières compassées.
L’autre, Simius, était beaucoup plus laid, mais plaisait davantage, par une certaine fierté brutale peinte sur ses traits.
« Je suis las, dit Philothée d’un ton larmoyant. Ce regret me poursuit jusqu’ici. Ah ! que nous sommes loin de Paris, Simius, en ce pays sauvage !
– Quoi ! dit l’autre avec dédain, vous repentez-vous d’avoir déjà écrit votre livre, Philothée ?
– Non, Simius. Je me repens d’avoir perdu mes places, mes chères places, le pain blanc de ma vieillesse. Reposons-nous ici. »
Le maître d’hôtel avertit ces messieurs qu’ils étaient servis. Mais quel fut son étonnement lorsque, voyant la table couverte de poissons diversement apprêtés, les voyageurs se mirent tous les deux dans une colère folle, s’écriant qu’ils voulaient des viandes et qu’ils n’étaient pas des fanatiques.
« Mais c’est aujourd’hui vendredi saint ! s’écria le garçon d’un ton piteux.
– Imbécile ! riposta Philothée d’une voix irritée, c’est justement parce que c’est ce jour-là que nous ne voulons ni de ton poisson ni de tes légumes. Cours à la cuisine, et dis qu’on change tout cela. »
Il fallut s’exécuter. Quoique en pays protestant, l’hôte était catholique. Il ne voulut pas que cet exemple fût donné dans sa maison. Il était le seul hôtelier de l’endroit, et ne pouvait ou n’osait refuser à ses clients ce qu’ils demandaient si impérieusement ; mais il fit dresser une table sous un bouquet de sapins, au sommet d’un petit rocher qui s’élevait à quelques pas de là, y fit porter des viandes froides, et alla prévenir les deux hommes illustres qu’ils pourraient s’empiffrer à l’aise, là-bas, et que pour lui il ne ferait rien de plus.
Philothée et Simius, riant très haut des superstitions de cet Helvète incivilisé, allèrent s’asseoir sous les rochers et commencèrent à manger, en discourant. Ils mangeaient beaucoup, en gens accoutumés à l’abondance des tables princières, et précisément ils parlaient d’un prince avec lequel ils avaient fait plus d’un festin du même genre, et qui n’employait sa bravoure indomptable qu’à combattre les préjugés.
Ils parlèrent aussi beaucoup du livre que Philothée venait de publier, et que Philothée tenait pour un chef-d’oeuvre. C’était un fort méchant roman, bourré de philosophie malsaine et d’érudition mal digérée, déguisée sous le faux titre d’étude historique. Des gens instruits, quoique savants, avaient démontré à l’auteur qu’il ne savait pas le premier mot de ce dont il voulait parler, et qu’il mentait avec une rare impudence et sciemment, ce qu’il avouait sans vergogne à son ami Simius, auteur lui-même d’un livre monumental où il n’était point question du nommé « Dieu ».
Mais le dieu de ces personnages ne recommanda-t-il pas de mentir hardiment et toujours ? Tous les moyens ne sont-ils pas excellents pour « écraser l’infâme » ? Donc le volume de Philothée et le monument de Simius étaient indemnes, et jouissaient du privilège de l’infaillibilité.
« Ce qui n’empêche aucunement, dit Simius avec malice, que nous voilà au bout du monde, et que les quolibets, les huées, les moqueries des uns, tout ainsi que la science irréfutable des autres, nous ont envoyés en ce lieu d’exil, où, pour nous achever, nous trouvons un aubergiste qui refuse de nous donner à manger…
« Au fait, pourquoi sommes-nous venus à Hergiswyll, mon cher collègue Philothée ?
– C’est ici que, d’après une tradition, Ponce Pilate s’est arraché la vie en se précipitant dans ce lac, répondit Philothée, qui devint un peu pâle. Je suis à la piste de cette tradition, et, si je trouve quelques matériaux, j’en ferai l’objet d’un appendice pour mon livre.
– Croyez-vous donc à Pilate ?
– Hé ! oui, il le faut bien, puisque je crois à… à… L’AUTRE.
– Vous l’avez si bien démoli,… non Pilate, mais… L’AUTRE !
– C’est que, mon cher, il y a tant de sots, d’imbéciles, de poltrons, qui ne demandent pas mieux que de croire qu’ils ne croient pas, et qui trouvent plus commode, plus judicieux, plus récréatif, de préférer la Vie de Jésus, de M. Ernest Renan, aux Évangiles !… J’ai convaincu bon nombre de mes concitoyens ; seulement je ne suis pas arrivé à me convaincre moi-même, et j’ai parfois un tout petit frisson de peur, acheva l’estimable Philothée en étouffant un gros soupir.
Sur ces entrefaites, la nuit avait succédé au crépuscule ; depuis longtemps les tasses vides remplaçaient, sur la table desservie, les coupes de champagne et les réchauds en ruolz.
Les deux amis descendirent du rocher sur la grève et se promenèrent côte à côte en continuant leur conversation.
Accoutumés à tromper, ils tâchaient de se tromper l’un l’autre, Simius déclarant qu’il n’était rien au-dessus de la matière, que l’homme n’était qu’un singe perfectionné, et la femme un singe dégénéré ; que la doctrine des atomes crochus n’était déjà pas si bête, et qu’il n’adorait, lui, que l’éternel Tout, n’admettant pas qu’on daignât s’occuper de Dieu, dont la simple notion est une entrave aux libertés animales.
Quant à Philothée, il estimait qu’il vaut mieux reconnaître l’existence de Dieu ; mais qu’il est convenable de nier sa toute-puissance, attendu que les miracles cités dans l’histoire ne sont que des supercheries ou des illusions. Il brodait là-dessus quelques jolies pages, pour la prochaine édition de son roman.
La nuit était calme et sereine. Le ciel, d’un bleu profond, ruisselait de scintillements. Les arbres frémissaient au souffle d’une brise légère ; le lac, immense nappe polie comme une lame d’acier, reflétait placidement les étoiles. Au loin, les Alpes, revêtues d’un blanc manteau d’hermine, se dressaient, colossales, avec leurs admirables contours, leurs cimes déchiquetées. C’était enfin une de ces belles nuits de printemps, fraîches, pures, belles, et que l’on aime à passer au grand air.
Tout à coup le firmament se voila de nuées rousses ; une auréole pourprée entoura la lune, qui apparut, au travers des vapeurs, comme un disque de fer rougi au feu. Le lac se souleva en vagues mugissantes. Les arbres craquèrent sous les rafales d’un vent impétueux. La foudre gronda parmi les éclairs livides. Une tempête épouvantable éclata.
Cette transformation eut lieu en moins d’une minute. Lac, rives, rochers, montagnes, villages, tout disparut dans les ténèbres opaques ; c’était le chaos dans toute son horreur.
Simius et Philothée, transis d’effroi, tombèrent à genoux, muets, tremblants.
À la lueur d’un éclair, ils virent devant eux, à dix pas, debout sur l’eau qui se creusait comme une conque, une figure étrange : un être humain, enveloppé d’un manteau blanc, dont les plis entrouverts laissaient voir une tunique brune. Il étendait la main vers Philothée. Un affreux ricanement contractait ses traits fortement accentués.
Par trois fois il apparut ainsi. Enfin, avant de disparaître, il cria d’une voix forte, vibrante, et qui semblait venir de beaucoup plus loin qu’il n’était :
« J’ai condamné le Fils de l’Homme à mourir ; mon crime fut grand… Mais tu l’as vilipendé et traîné dans la fange, ô Philothée, et ton crime dépasse le mien, car je vois à ton front la trace lumineuse du baptême, et le Dieu que tu as profané eut naguère pour temple ton coeur !
– Pilate ! » murmura Philothée, fou de terreur.
Et il s’affaissa contre terre, évanoui.
Le lendemain, Simius et Philothée s’éveillèrent sur la mousse, au bord du lac.
« Quel rêve affreux ! » dit celui-ci.
L’autre, pâle encore, murmura :
« Est-ce un rêve ? »
Ils se dirigèrent vers l’hôtellerie, dont les portes étaient encore fermées. Le garçon vint leur ouvrir et déguisa difficilement sa joie de les voir si blêmes, transis de froid, épouvantés.
Simius demanda qu’on fît la note sur-le-champ, et monta à la chambre commune pour y préparer les valises.
Philothée offrit une piécette au garçon en lui disant :
« Mon brave, il a fait grand vent cette nuit, n’est-il pas vrai ?
– Certes, un vent terrible, monsieur.
– Il a plu, il a tonné.
– Un déluge, monsieur ! »
Philothée lui jeta un regard oblique, pour voir s’il ne se moquait pas de lui.
« Monsieur a donc vu l’orage ? reprit le Suisse, qui semblait curieux et un peu inquiet. Je pensais que ces messieurs étaient allés coucher au chalet, dans la montagne. Ah ! c’est que chaque année, le vendredi saint, la tempête bouleverse le lac et les vallées, si beau qu’ait été le temps la veille et qu’il soit le lendemain… Et la nuit, Ponce Pilate apparaît avec sa robe de juge, marchant sur le lac et criant : Compulsus feci ! Il y en a qui l’ont vu et entendu.
– Mais toi ? demanda Philothée.
– Moi, jamais ! »
Philothée n’a point ajouté à son livre l’appendice qu’il se proposait d’écrire. Quand il parle à Simius de cette aventure, Simius répond :
« Nous avions trop bu de vin de Champagne. »
Charles BUET, La légende
du mont Pilate et autre contes.
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–––– les dragons du mont Pilate ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Les dragons du Mont Pilate, gravure de 1664
Dragon observé au mont Pilate – Ouresiphoites Helveticus, sive itinera per Helvetiae alpinas regiones, 1723.
Immense dragon volant, au corps de serpent, s’éloignant d’un massif rocheux à grand coup d’ailes. Sa tête aux dents aiguës jette des étincelles embrasées. A l’arrière plan, fougères et sapins dans un paysage de montagne.
–––– Winckelriedt, le dragonnet du mont Pilate ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Près de la petite ville du mont Pilate , appelé wilser , tronaît une énorme montagne , ses cavernes était si profondes et sombres qu’aucun étre n’en était jamais ressortis !
Seul un animal parvenait à y vivre … le dragonnet du mont Pilate . Son alène fétide repoussait toutes créatures s’approchant à 3 km , son sang était , disait-on , fait d’ames égarées et de venin mortel .Il ne fallait passe fier à sa petite taille peu imposante car , si vous vous moquiez de lui , il vous lancerait un regard enflammé puis vous saisirait à la gorge de sa patte à 6 griffes .
Les habitants de la régions , étaient régulièrement attaqué par le dragonnet .
D’abord celui-ci s’en prenait aux bêtes puis se jetait sur les jeunes filles ( à causes de leurs bijoux ??? et les déchiquetaient .
Les habitants partirent à la recherche de quelqu’un qui soit capable de les débarasser de leur fléau .
Le seul était un banni de ce même village , Winckelriedt .Une fois appelé , on l’envoya sur la montagne interdite et dangereuse.
Au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans les grottes sombres et humides , il sentait approcher la bête furieuse qu’on entre dans son territoir .
Maintenant il le voyait à quelque mètres de lui .Ses dents acérées se jetèrent vers lui . Winckelridt enfonça son épée dans l’épaule du monstre.
Un hurlement de douleur envahit le ciel grisâtre .Le sang se mit à couler à flot sur le sol de pierres grises.Triomphalement, il leve en l’air la tête du dragonnet .
Hélas , il coula du sang de la tête décapité du dragonnet et celui-ci se répendie sur le bras du héros .
Une grimace , un gémissement et puis Winckelridt ne fut de ce monde.
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Tous les dragons classiques n’étaient pas des créatures gigantesques ; les dragonnets, par exemple, ne dépassaient guère la taille d’un homme, mais ils n’en étaient pas moins terrifiants et constituaient d’irréductibles ennemis des humains .Le mont Pilate, par exemple, abritait un dragonnet si terrifiant que le simple contact avec son sang pouvait tuer. Au Moyen Age, la ville suisse de Abuser était régulièrement assiégée par ce monstre, dont l’haleine brûlante carbonisait maisons, fermes, population et bétail. Or Wilser ne comptait plus un seul citoyen maniant suffisamment bien l’épée pour affronter l’animal.
Le seul qui en eût été capable, un dénommé Winckelriedt, avait été banni de la ville : une déplorable propension à tirer l’épée lui avait valu d’être condamné pour meurtre, et ses terres avaient été saisies. Bientôt, pourtant, les autorités de Wilser durent se rendre à l’évidence et le rappeler. Après avoir obtenu la promesse qu’il serait gracié et que ses biens lui seraient restitués s’il revenait victorieux, le champion de la cité leva son épée en guise de salut et prit le chemin du repaire du monstre
A l’issue d’une pénible ascension du mont Pilate, Winckelriedt déboucha dans une gorge naturelle, flanquée de hauts piliers rocheux et conduisant à la grotte du dragonnet. Alors même qu’il s’engageait dans le boyau, il vit émerger de la tanière une créature allée de petite taille et étonnamment gracieuse, dont l’apparence le déconcerta beaucoup.
Le souffle ardent de la bête se chargea cependant de ramener l’homme à la réalité, et le duel s’engagea aussitôt, fait d’écarts et de feintes incessantes.
A un moment, alors que Winckelriedt pouvait déjà se croire la proie des flammes, le cou allongé du dragon passa à portée de sa lame, qui siffla, tranchant net dans la chair.
La tête du dragonnet roula à terre et ses yeux étincelants s’éteignirent définitivement. Winckelnedt leva triomphalement son épée au-dessus de sa tête, scellant par là même son destin : un jet de sang infect coula le long de sa main et de son poignet. Il mourut avant d’avoir eu le temps d’ouvrir la bouche pour crier, tué par le sang de la bête qu’il venait de décapiter.
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Vous, les liseuses… (II)
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Vallotton – la liseuse – 1922
Matisse – la liseuse à l’ombrelle – 1921 – Tate Modern Londres
Picasso – la liseuse – 1920
Matisse – la liseuse en blanc et jaune – 1919 – Cette toile volée au Kunsthal muséum de Rotterdam en octobre 2012 aurait été détruite en Roumanie par la mère du voleur qui déclare l’avoir incinéré dans son poêle…
Léon François Comerre – La Belle Liseuse – vers 1916
Felix Vallotton – Lectrice au collier jaune – 1912
Albert Marquet – Nu féminin debout lisant – 1910
Peter Ilsted – Intérieur avec-jeune fille en train de lire -1908
Carl Larsson – Karin lisant – 1904 –
Vilhelm Hammershoi – Intérieur avec une femme lisant une lettre – 1891
Vittorio Matteo Corcos – Dreams – 1896 – Galeria Nazionale d’Arte Moderna, Rome.
Peter Severin Kroyer – Roseraie ou Femme du peintre dans son jardin de Skagen – 1893 – Londres, The Fine Art Society
Vincent Van Gogh – L’Arlésienne au livre – 1888 – New York, Metropolitan Museum of Art
Theodore Roussel_- Jeune fille lisant – 1886 – Londres, Tate Gallery
Auguste Renoir – la liseuse – vers -musée d’Orsay – vers 1874-1876
Brown Henriette (Sophie de Bouteiller (Sophie de Bouteiller) – A Girl Writing; The Pet Goldfinch – 1870-1874
Antoine Wiertz – la liseuse de roman – 1853
Isaa Israels – Reclining Nude Sjaantje van Ingen – 1900
Franz Eybl – Jeune fille lisant – 1850
Gustav Adolph Henning – Jeune fille lisant – 1828
Jean-Honoré Fragonard – la liseuse – vers 1770 – National Gallery of Art,Washington, États-Unis
Jean Raoux – la liseuse – vers 1716 – musée du Louvre
Vermeer – femme en robe bleue lisant une lettre – vers 1662-63
Vermeer – jeune fille lisant une lettre devant la fenêtre – vers 1658
Portrait de jeune fille supposé représenter Sapho
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–––– Film The Reader, réalisation Stephen Daldry avec Kate Winslet et Ralf Fiennes ––––––––––––
The Reader est un film américain de Stephen Daldry, adapté du best-seller « Der Vorleser » de l’auteur allemand Bernhard Schlink interprété par les acteurs Kate Winslet, Ralph Fiennes, David Kross, Bruno Ganz, Alexandra Maria Lara et Lena Olin. Il est sorti aux États-Unis en décembre 2008 et en France en 2009. Bien que l’héroïne n’est pas précisément une « liseuse », je l’ai intégré à cette présentation car étant analphabète, elle a besoin pour entrer en contact avec l’univers de la littérature d’un lecteur…
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L’article du monde écrit le 17 juillet 2009 par Jean-Luc Douin, critique de cinéma et journaliste : « The Reader » : le ‘Liseur’ perverti par Hollywood.
L’histoire de ce projet est édifiante, en ce qu’elle illustre la manière dont Hollywood peut pervertir les meilleures intentions du monde. Au départ, il y a Le Liseur, ce best-seller de l’Allemand Bernard Schlink publié en 1995. L’histoire de l’initiation sensuelle et amoureuse d’un adolescent de 15 ans par une femme de 35 ans, dans la République fédérale allemande des années 1950. Hanna a secouru Michael dans la rue alors qu’il vomissait, en proie à une jaunisse. Guéri, le gamin vient remercier sa samaritaine, devient son amant, et son liseur.
Car cette receveuse de tramway n’a de cesse de se faire lire à haute voix les textes classiques, dont son étudiant enflammé est un connaisseur. Elle impose bientôt un rituel digne de Philippe Sollers : lire puis jouir. Association libératoire du sexe et du livre, de l’extase et du phrasé, qui échappe d’ailleurs à nos tâcherons de l’adaptation sur mesure.
Cette histoire a deux volets. Le premier se clôt par la disparition subite de la femme, qui laisse son jeune courtisan blessé à jamais. Féru de droit, ce dernier la retrouve des années plus tard, lors du procès de cinq criminelles de guerre. Il reconnaît Hanna parmi ces femmes kapos, accusées d’avoir envoyé des juives à la mort. Et comprend son secret : Hanna est analphabète. Elle préfère d’ailleurs sefaire condamner à la prison à perpétuité plutôt que d’avouer ce qui l’innocenterait partiellement : qu’elle ne sait ni lire ni écrire.
Le livre avait suscité des polémiques. L’écrivain Cynthia Ozick reprocha à Schlink d’avoir disculpé son héroïne en la rendant analphabète. Ce couplet sur le caractère rédempteur de la culture est, il est vrai, assez hypocrite : on connaît des bourreaux aux goûts artistiques délicats. Pour le romancier, il s’agit d’une réflexion sur la culpabilité, sentiment pouvant paralyser les non-coupables, en l’occurrence ici les fils endossant la faute des pères. Devenu un homme sentimentalement perturbé, Michael est confronté à la culpabilité d’avoir aimé une criminelle. Hanna se sent coupable d’être inculte. Durant le procès, la balance judiciaire pèse le poids de la culpabilité collective (celle d’un pays qui connaissait l’existence des camps) par rapport à la culpabilité individuelle (celle des gardiens, des SS, boucs émissaires).
Une maladresse qui fait sens
« Ce que nous pensons n’a aucune importance, ce qui compte c’est ce que nous faisons », dit quelqu’un. Ce que nous montrons, pourrait-on ajouter en guise de commentaire sur le film. Anthony Minghella (réalisateur du Patient anglais) et Sydney Pollack s’investirent beaucoup dans le projet de ce film, comme producteurs, avant de mourir l’un et l’autre. Le réalisateur Stephen Daldry et son scénariste, David Hare, sont bien conscients qu’un tel sujet sensible n’autorise pas d’ambiguïté. Et pourtant, The Reader dérape.
D’abord à cause du système. Cet engrenage des enjeux économiques qui exige une star (Daldry génère des Oscars : celui de la meilleure actrice pour Nicole Kidman en Virginia Woolf dans The Hours, et pour Kate Winslet ici), une musique redondante, et qui fait parler anglais des gens que tourmente une culpabilité allemande, une héroïne allemande dont le drame est d’être incapable de posséder sa langue (on voit les lettres, les pages des livres en anglais !).
Pire : toute image se doit d’être irréprochable, sans double lecture douteuse, dans cette délicate entreprise consistant à nous faire réfléchir sur les responsabilités de l’holocauste en nous montrant une femme kapo comme une victime, femme plutôt altruiste, et qui s’est engagée dans la SS à seule fin de trouver du travail. Or, à la fin du film, Stephen Daldry enchaîne deux plans. D’abord la sombre et misérable cellule de prison où croupit Hanna jusqu’à sa mort, puis le luxueux appartement new-yorkais où vit une juive rescapée du camp où « travaillait » Hanna.
On lui accorde volontiers qu’il s’agit d’une maladresse, mais cette succession d’images fait sens, et fait son ravage : celui d’un antisémitisme insidieux, créé par le rapport des scènes, du « raccord ». Les clichés peuvent être inoffensifs, pas celui-ci : ce passage brutal – qui n’était pas dans le roman – suggère une inversion du statut de la victime. C’est sans s’en rendre compte que Daldry illustre la banalité du mal.
Jean-Luc Douin, dans le Monde, le 17 juillet 2009
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Pour voir plus de tableaux de liseuses, c’est ICI.
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Mes Deux-Siciles : Franco Zecchin, un photographe contre la Mafia (II).
–––– Le « Devoir de témoignage » par Franco Zecchin ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
En 1975, je me suis installé à Palerme, où j’ai commencé à travailler avec Letizia Battaglia et un groupe de photographes qui suivaient les faits divers de la ville pour le journal ‘L’Ora’. À Palerme, j’aimais le bruit, la confusion qui règne dans les rues, la chaleur, la lumière, le plaisir qu’ont les gens de se rencontrer, de parler, d’organiser, de manifester. Je connaissais l’existence de la mafia, mais je ne pouvais pas encore avoir une idée précise de ce que c’était.
Mon premier homicide fut celui de Benedetto D’Atola, abattu le soir du 9 juillet dans le quartier de la Ziza. Je me rappelle une course folle en voiture dans le trafic de l’après-midi, une foule curieuse en cercle, certains fumaient, d’autres plaisantaient ; des femmes, des enfants, qui se frayaient un chemin vers les premiers rangs, des policiers qui mesuraient, des journalistes qui prenaient des notes, des voitures de police qui arrivaient ou repartaient sur les chapeaux de roues, un magistrat, un médecin légiste, la brigade scientifique, les photographes, le cri de désespoir des parents. Au milieu de cette confusion, le cadavre d’un homme qui, une demi-heure auparavant, était sur le point de finir sa journée normalement avec sa femme et qui s’apprêtait à monter en voiture pour rentrer à la maison.
Je n’ai pas pris de clichés. J’observais Letizia, qui prenait des photos, j’essayais d’apprendre les règles du métier, ce qu’on doit photographier, ou, plutôt, les images que voulaient les journaux : le lieu du crime, en panoramique, de préférence vue d’en haut ; plusieurs vues du cadavre, en gros plan, du côté de la tête, puis du côté des pieds, en liaison avec d’autres sujets qui pourraient avoir eu un rapport avec lui ou avec l’homicide (la voiture, la porte de sa maison ou de son bureau, son sac, un chapeau, un parapluie, le pistolet…); les policiers, le magistrat chargé de l’enquête, les parents, leur désespoir, les femmes qui s’évanouissent, la colère des hommes ; la reproduction de sa photo d’identité prise sur son permis de conduire ou sur un autre document qu’on aurait trouvé sur lui ; éventuellement les interrogatoires au commissariat, les gens qu’on aurait arrêtés à la suite de l’enquête.
Le photographe doit réussir à obtenir un bonne image, qui témoigne de ce qui s’est passé, et le raconte ; mais, en une fraction de seconde, il doit avoir la bonne lumière, une bonne composition, la mise au point bien nette, le moment précis où un visage se tourne, où un geste est expressif. Il doit concilier ces exigences, qui sont propres à la photographie, avec la nécessité d’affronter tous les obstacles qui s’interposent dans la réalisation de son travail.
Ce premier homicide fut suivi de nombreux autres : entre 1976 et 1993, nous en avons photographié des centaines. C’est un travail qui demande une disponibilité de 24 heures sur 24, une présence continue sur le territoire : nous avons vécu pendant des années en état d’alerte permanent, toujours prêts à interrompre toute activité, pour affronter à l’improviste des situations qui étaient souvent dramatiques. Nous travaillions dans la précarité et l’isolement : nous n’avions aucune couverture, aucune garantie sociale ; nous pouvions être volés ou agressés, sans que le journal n’intervienne. En même temps, nous pouvions être considérés comme responsables de la publication de fausses nouvelles ou d’informations déformées. Le photographe ne contrôle pas l’usage que les mass-media font de ses images. Il n’est que le premier maillon de la chaîne de l’information, la première attache nécessaire avec la réalité ; l’interprétation brute et immédiate, plongée dans le fait de ce qui s’est passé. Après lui, il y aura quelqu’un qui décidera de comment réduire cette immédiateté, en la manipulant pour construire des preuves en vue de soutenir sa vérité, et la vérité voulue par les intérêts politiques et économiques de l’éditeur.
L’intensification de la guerre de mafia, dont, par mon métier j’étais appelé à témoigner des effets dévastateurs, me laissait de plus en plus un sentiment de frustration. D’un côté, je me rendais compte de l’inefficacité d’une information inadaptée pour gérer ce qui était en train de se passer, bloquée par les intérêts prudents et intangibles et par les limites du média lui-même, le journal imprimé, le quotidien qui dès le lendemain ne sera plus lu. En même temps, il était nécessaire d’impliquer l’opinion publique, les jeunes, les femmes, les étudiants, les travailleurs, afin qu’ils se mobilisent contre les logiques et les pratiques mafieuses. Quand des juges, des policiers, des hommes politiques, des personnes que je connaissais et que j’appréciais pour leur engagement, ont commencé à tomber, tués parce que isolés de leurs propres collègues et de la société, qui avaient pris position contre le pouvoir mafieux, alors je n’ai plus pu continuer à faire mon métier en me retranchant, comme beaucoup le font, derrière une soi-disant « impartialité professionnelle ».
Le meurtre de Giuseppe Impastato a été le début d’un changement qui allait vers une utilisation politico-sociale de notre travail. Il avait été tué parce qu’on l’avait laissé seul. Je ne pouvais plus accepter que les journaux, en pleine campagne électorale et au moment de l’assassinat de Aldo Moro, fassent passer le meurtre de Impastato pour un suicide ou pour un attentat manqué. En deux années, en tant que photographe reporter, j’avais commencé à comprendre comment fonctionne la presse. Il était devenu urgent de trouver d’autres moyens pour donner au public une information libre et non polluée par des sombres intérêts politiques et économiques. Letizia Battaglia et moi-même avons été parmi les fondateurs du Centre Sicilien de Documentation « Giuseppe Impastato » : notre première initiative fut de reconstruire l’exposition que Giuseppe avait organisée avant sa mort, « Mafia et Territoire ». L’exposition a été montée sur la Place de Cinisi à l’occasion de la première manifestation nationale contre la mafia. Depuis lors, nous avons continué à produire d’autres expositions de photos et à les montrer sur les places, dans les écoles, dans les villages, dans des galeries et des musées, en Sicile, en Italie, en Europe. Notre arme était l’information, et nous l’avons utilisée pour briser la transmission d’une culture diffuse du renoncement, de la soumission, du silence, l’omertà. Nous avons montré aux jeunes la réalité de la mafia, en contraste avec les stéréotypes littéraires et romantiques qui alimentaient le mythe d’une mafia « bonne », qui respectait un code d’honneur, qui défendait et soutenait les plus faibles, en leur garantissant des services que l’État leur refusait. Nous avons cherché à retirer à la mafia le consensus des nouvelles générations.
Les tragédies de la mort de Falcone et de Borsellino ont provoqué de l’indignation, du découragement, de la rébellion à l’intérieur de la société civile ; l’État italien a dû réagir et a fait ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps : l’arrestation de Totò Riina. La nouvelle alliance entre les familles mafieuses, qui a remplacé l’hégémonie du clan des « Corleone » à l’intérieur de « Cosa Nostra », a remis à l’ordre du jour les anciennes stratégies d’infiltration, de corruption, de racket et d’alliances avec le pouvoir politique. La mafia d’aujourd’hui investit ses capitaux issus du commerce de la drogue dans la finance internationale. Elle n’apparaît plus, elle n’offre plus le spectacle de la mort, elle ne met plus en scène sa terrible puissance. Les affaires préfèrent quand tout le monde se tait, quand les projecteurs des faits-divers sont éteints, quand il n’existe plus aucune possibilité d’opposition.
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Franco Zecchin – Palerme, 1982 – Homicide de G. Mineo.
Franco Zecchin – Palerme, 1982 – Meurtre du Général Dalla Chiesa, sa jeune femme et le policier Domenico Russo.
Franco Zecchin – Palerme 1983, massacre du juge Chinnici.
Franco Zecchin – Capaci, 1992 – Meurtre du juge Giovanni Falcone, de sa femme et de trois agents de son escorte.
Franco Zecchin – Palerme 1979 – Meurtre du journaliste Mario Francese.
Franco Zecchin – Altofonte, 1979 – Triple meurtre dans le bus pour Palerme.
Franco Zecchin – Palerme 1979 – des enfants regardent le corps d’une victime de la mafia
Franco Zecchin – Palerme, 1986 – Meurtre de Sebastiano Briolotta.
Franco Zecchin – Palerme, 1983 – Antonio Scardina, âgé de 11 ans, tué pour avoir vu les assassins de son père.
Franco Zecchin – Canicatti, 1988 – la fille du juge Antonino Saetta à son enterrement.
Franco Zecchin – Capaci, 1978 – Funérailles de Gaetano Longo, le maire démocrate-chrétien tué par la mafia.
Franco Zecchin – Cinisi, 1978 – obsèques de Giuseppe Impasto, militant communiste tué par la mafia.
Franco Zecchin – Palerme, 1984 – Arrestation de l’ancuen maire Vito Ciancimino.
Franco Zecchin – Palerme 1977, le premier mafieux repenti, Leonardo Vitale à son procès.
Franco Zecchin – Caltanissetta, 1984 – Procès Chinnici, le mafieux Vincenzo Rabito dans une attitude de défi
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Pour en savoir plus sur Franco Zecchin et son travail sur la mafia, c’est ICI.
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Paysage et anthropomorphisme : érotisation
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« Un homme se propose la tâche de dessiner le monde. A mesure que les années passent, il peuple un espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de baies, de navires, d’îles, de poissons, de chambres, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Un peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son propre visage. » (Borgès, Hacedor)
–––– les correspondances explicites –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
De tous temps, les hommes ont projetés leur propre image sur les éléments naturels et parmi eux les montagnes et les rochers. Dans certains cas la correspondance physique entre l’élément et le corps humain était explicite et la dénomination s’imposait alors de manière toute naturelle.
On peut interpréter comme traces de cette époque lointaine l’utilisation pour désigner la toponymie montagnarde d’un vocabulaire propre au corps humain; le philosophe Georges Gusdorf, s’appuyant sur les travaux de l’ethnologue Maurice Leenhardt cite ainsi les termes de « tête, couronne, dent, gorge, col, mamelon, ventre, flanc, côte, dos, croupe, culée, pied, ossature » qui sont les vestiges d’une époque révolue où la Nature était peuplée de divinités ou d’esprit dont certains pouvaient prendre une apparence humaine.
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Enfant, il m’est arrivé de passer mes vacances et mes week-end en Normandie, dans le magnifique site des Boucles de la Seine où le fleuve déroule ses méandres au pied de hautes falaises calcaires. L’une de ces falaises, sise au lieu-dit la Roque dans la commune de Muids arborait une silhouette toute particulière qui la faisait ressembler à une sentinelle dressée sur la pente surveillant la vallée et le fleuve. Les gens du pays la nommait « La Tête d’homme » et c’est sur ses parois de craie blanche truffées de silex que j’ai exécuté mes premiers gestes maladroits de varappeur…
La Tête d’Homme à La Roque, commune de Muids dans l’Eure
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le Rocher de Niobé au mont Sipyle en Turquie qui évoque le mythe de Niobé changée en pierre suite au meurtre de ses enfants par Apollon et Artémis. Pausanias a décrit sur le même mont un rocher de ce type :
« ….Au sommet du théâtre se trouve une grotte dans les rochers, au pied de l’Acropole; là aussi, il y a un trépied, il porte une scène qui représente Apollon et Artémis faisant périr les enfants de Niobé. Cette Niobé, je l’ai vue moi-même en montant au mont Sipyle; vue de près, c’est un rocher escarpé qui n’a nullement la forme d’une femme, pas plus en deuil qu’autrement, mais si l’on s’éloigne un peu on croirait voir une femme en larmes et accablée de tristesse. »
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Aujourd’hui, c’est au moins trois sommets remarquables que je peux contempler au bord du lac d’Annecy. Deux d’entre eux sont visibles de mes fenêtres : surplombant la rive est du lac, un alignement de piliers calcaires semble jaillir des pentes boisées le séparant du lac, évoquant irrésistiblement une rangée de canines blanches solidement fichées sur une mâchoire. Le nom de ce sommet, les Dents de Lanfon, exprime bien cette particularité. Parmi les personnalités célèbres qui appréciaient ce site figure le critique d’art et essayiste anglais John Ruskin venus en voisin de Chamonix où il séjournait souvent. C’est à l’occasion de l’un de ses séjours qu’il a réalisé une aquarelle du site connue sous le nom « Rochers de Lanfon ».
Un peu plus loin, sur la même rive, un guerrier peau-rouge est étendu parallèlement au lac dans la position d’un gisant. Sa perception n’est pas évidente au premier coup d’œil et nécessite un effort de décryptage.
Enfin, dans le Massif des Bauges, au-delà du col de Leschaux, se profile la silhouette d’une géante, mollement étendue, la tête penchée vers l’arrière, exposant sa gorge et ses seins.
Lac d’Annecy : Dents de Lanfon (d’après une photo de Nicolas Mareau)
Les Dents de Lanfon (photo Koen) et l’aquarelle de John Ruskin
le mont Veyrier : un indien s’y cache, trouvez-le !
Lac d’Annecy – La géante endormie des Bauges
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A Madagascar, dans le parc d’Isalo, une reine veille sur la vallée
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On connaît au Mexique la légende aztèque des amours contrariés et tragiques du guerrier Popocatepetl et de la belle princesse Iztaccihuati. Les dieux apitoyés les uniront dans la mort en les transformant en deux montagnes qui se font face et qui porteront leurs noms.
la princesse gisante : le mont Iztaccihualt au Mexique – cliché Wikipedia
Et pour ceux qui n’aurait pas discerné la princesse étendue derrière l’image de la montagne : Gisant de la Duchesse de Lorraine Philippine de Gueldre (1465-1547) à Nancy
Mont Susitna « Sleeping Lady » vue d’Anchorage, Alaska
« La Noyée » à Notre-Dame-des-Monts, Québec
La légende de la noyée
Entourée de sommets, dont certains comptent parmi les plus élevés du Bouclier laurentien, la municipalité de Notre-Dame-des-Monts offre une vue imprenable sur le paysage de Charlevoix. Les montagnes y sont particulièrement splendides et racontent, pour certaines d’entre elles, des légendes. La légende de La Noyée est la plus connue. L’ensemble de trois montagnes qui la rappelle est perceptible, par temps clair, à partir du perron de l’église du village. Ainsi, au loin se profile une figure qui laisse imaginer le corps d’une femme étendue sur le dos. Son visage se dessine ainsi que sa longue chevelure flottant sur l’eau et rappelle la triste histoire d’un amour impossible. Au fil des ans, peintres, photographes, écrivains et chansonniers ont immortalisé à leur façon la légende de La Noyée.
L’homme de la terre, n’a semble-t-il, d’yeux que pour la terre sur laquelle repose ses pieds, la terre pétrie de ses mains, la terre qu’il ensemence, la terre qui le récompense de tant de labeur. Mais parfois, en ses jours de repos, ses yeux vagabondent au loin sur les monts et les prés qui l’entourent et ce n’est souvent qu’au soir de sa vie que débordent, en de élans poétiques, les visions d’une âme sereine, d’où naissent les légendes qui se perpétuent d’âge en âge. C’est ainsi que naquit le symbole de cette légende : LA MONTAGNE DE LA NOYÉE. En réalité, l’ensemble de trois montagnes forme cette figure topographique qui, observée d’un certain angle, nous laisse imaginer un corps d’une femme impassiblement étendu comme sur un lit d’eau, à demi submergé, laissant à découvert son ventre gonflé, son buste, le profil de son visage et sa longue chevelure flottant au fil de l’eau.
Cette héroïne de la légende aurait vécu il y a très longtemps, au temps des premiers indiens. Un chef de tribu, peut-être, pour obéir à une loi ancienne, ou pour répondre aux convenances du temps, interdit le mariage de son fils et de celle qui portait déjà secrètement en son sein le fruit de leur amour. Aveuglés par le chagrin, la mort dans l’âme, les deux amoureux se séparent et dans le désespoir de non retour, ils vont cacher leur amour au fond de la mer. Puis les eaux se retirent et c’est ainsi que le Dieu de l’amour fît apparaître la montagne de la noyée d’un côté de l’horizon et de l’autre côté, plus discrètement, LA FACE DE L’INDIEN. (Auteure : Judith Turcotte)
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–––– les formes humaines sexuées –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Certains éléments naturels du paysage s’apparentent de manière explicite à des formes humaines sexuées. On connait de nombreux exemples de cette singularité.
Sables emmêlées par Marc Buonomo – Relief en Arménie
The Paps, les seins de Danna – comté de Kerry, Irlande
En Irlande, dans le comté de Kerry, deux collines sont censées représenter les seins de la déesse Ana ou Dhanann, mère nourricière des dieux d’Irlande. (glossaire de Cormac).
Les deux mamelles de Zhenfeng (Chine)
Breast-Shaped Hill (photo Nick Brooks)
Rochers phalliques de Cappadoce en Turquie
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Har Karkom, les deux collines mâle et femelle (selon Emmanuel Anati)
L’un des plus anciens sanctuaires connu est le site d’Hart Karkom en israël dans le désert du Néguev qui daterait de – 35.000 années av. J.C. Le sanctuaire est constitué de nodules en silex de plus d’un mètre de hauteur tirés de 3 carrières environnantes et disposés en cercle en bordure d’un précipice vertigineux. Les nodules ont été choisis pour leur ressemblance avec des formes humaines (surtout féminines) ou animalières. Le lieu était un centre d’exploitation et de travail du silex durant tout le paléolithique et offrait un point de vue privilégié sur un panorama grandiose de vallées et de collines qui constituait un territoire de chasse. A l’ouest du site se dressent deux montagnes qui font penser à des mamelles. L’une des montagnes comporte à son sommet une petite grotte et l’autre est de forme phallique.
Har Karkom, les nodules de silex anthropomorphes et zoomorphes
L’archéologue Emmanuel Anati qui a travaillé sur le site émet l’hypothèse que ce lieu était certainement « un lieu de rencontre avec la nature et, probablement aussi, de méditation sur l’alchimie de la nature, sur la signification des formes naturelles, celles des pierres qui avaient été amenées là et celles du paysage environnant, du vaste panorama alentour. (…) Ce sanctuaire présente trois caractéristiques principales. C’est excellent point d’observation à partir duquel on contrôle l’espace situé au-dessous, qui était un territoire de chasse. Comme s’il s’agissait d’un point de rencontre de la nature entre les sommets d’un côté et les grandes plaines de l’autre. Il témoigne ensuite d’un intérêt particulier pour les formes naturelles des pierres et montre que l’homme a ramassé et disposé ici des pierres de formes anthropomorphes et zoomorphes dont l’association, fondamentales chez l’homme du paléolithique, sera pour les 30.000 ans qui suivent un élément important dans l’art et la conceptualité de l’homo sapiens. On le retrouvera dans les figurines funéraires de Sibérie, dans l’art pariétal des grottes-sanctuaires, dans l’art mobilier européen et dans l’art rupestre des chasseurs de tous les continents habités par l’homme. Enfin, autour du sanctuaire, il y a divers sites habités avec des fonds de huttes encore nettement visibles, des restes de foyers, des ateliers de taille du silex et d’innombrables outils lithiques. »
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–––– anthropomorphie : le travail du rêve ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Yves Giraud dans Le paysage à la Renaissance fait référence à la psychanalyse pour expliquer : Dans l’interprètation des rêves, Freud remarque à propos de la figuration par symboles :
« …on reconnait sans peine que dans le rêve beaucoup de paysages, ceux en particulier qui présentent des ponts ou des montagnes boisées, sont des représentations d’organes génitaux. Marcinowski a rassemblé une série d’exemples où les rêveurs expliquent leurs rêves par des dessins qui doivent représenter les paysages et les lieux où le rêve se déroule. Ces dessins montrent très clairement la différence entre le sens apparent et le sens caché du rêve. A première vue, ce sont des plans, des cartes, etc., mais un examen plus pénétrant y reconnait des représentations artistiques d’un « campus anthropomorphiques ». En outre, l’extrait cité est suivi d’une référence aux « travaux de Pfister sur la cryptographie et les Vexierbilder… »
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Fusion de l’espace de la carte et de l’espace intérieur par Claude Gandelman
Lacan a employé l’image du paysage anthropomorphe lorsque, dans son analyse de la Lettre Volée de Poe, il décrit la fameuse lettre comme un « gigantesque corps de femme » qui serait étendu dans le salon (où est dissimulée la missive). Mais toute sa description de l’inconscient n’est-elle pas une topologisation et cartographisation de plus en plus poussée, de plus en plus détaillée, d’un paysage anthropomorphe que nous serions ? Lacan répète à loisir que l’égo a des aspects spatiaux, que l’inconscient est un « lieu », que les rêves sont des représentations anthropomorphiques cartographiques, des têtes-paysages du moi (ce que les rêves de la Traumdeutung nous disaient déjà). Toutes les « bandes de Möbius », les nœuds borroméens, et autres configurations spatiales célèbres auxquelles cet auteur recourt pour décrire le désir et ses stratégies ne sont-ils pas en dernière analyse, la structure mathématiques de cette « topographie psychique » que nous « sommes » (n’étant que cela). Le voyage dans l’espace que nous croyons faire (par nos pérégrinations physiques, mais aussi par l’écriture, par le dessin…) n’est-ce pas, en dernière analyse, dans notre espace intérieur que nous le faisons ?
(Claude Gandelman, le texte littéraire comme carte anthropomorphe : d’Opicinus de Canistris à Finnegans Wake – Persée)
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–––– paysages littéraires anthropomorphiques ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
environs de Commarin en Côte-d’Or (photo Ludo M)
le village au fond de la vallée à la façon de Henri Vincenot (La billebaude, 1978)
« Il y a bien sûr, une autre façon de voir le village au fond de sa vallée. C’est celle de mon grand-père. mais lorsqu’il l’avait exprimée un soir de chasse alors que toute l’équipe fourbue savourait à grand bruit une gruillotte de marcassin, ma grand-mère lui avait fait les gris yeux en me désignât d’un mouvement de menton.
— Lorsque vous êtes sur le tertre de notre église, disait néanmoins le vieux et que vous regardez vers le haut de la vallée, vous voyez deux jolis nichons, un à gauche, c’est le mont Toillot, un à droite c’est le mont Roger. Deux jolis petits nichons bien ronds, avec au-dessus le téton sombre des bois. De sorte que vous avez tendance à penser que notre village a choisi la bonne place, tout juste dans la « vallée du diable », entre les deux cuisses de la montagne qui s’ouvrent gentiment vers le gaillard soleil… si vous voyez, ce que je veux dire !
Tout le monde avait franchement ri, moi aussi, pour faire croire, et ma grand-mère était devenue rouge et avait dit d’un ton de reproche : « Oh ! Joseph ! » Un autre avait répliqué :
— Pas étonnant alors qu’on y soit si bien dans votre village !
— Je me demandais aussi, surenchérissait un autre, pourquoi, lorsqu’on y était venu une fois, on n’avait de cesse d’y revenir !
— Oui, c’est vrai, ajoutait un troisième, on y est si bien que dans le chaud d’une fille ! »
Henri Vincenot (1912-1985) est un écrivain régionaliste bourguignon né à Dijon. Fils d’un dessinateur-projeteur le la PLM, la ligne ferroviaire Paris-Lyon-Marseille, il aura l’habitude de passer ses vacances chez ses grands-parents maternels à Commarin, une petite commune rurale de la Bourgogne. Son grand-père Joseph (le Tremblot de la Billebaude) est compagnon sellier-bourrelier et lui enseignera la nature et la chasse, thèmes de ses futurs romans.
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les collines comme de beaux corps étendus par Gustave Roud
C’est un enchantement de même nature que celui que dispensent l’Orphée ou le Phocion de Poussin, telle fugue ou tel mouvement d’un brandebourgeois de Bach. Grâce à lui, nous retrouvons au plus profond de nous-mêmes notre temps essentiel, ce battement mystérieux sur quoi le sang et la pensée accordent le leur : nous rejoignons notre être originel dans sa plénitude paradisiaque presque toujours rompue, voilée, offusquée par les aveugles assauts du quotidien. Et si ce charme est sans violence, c’est que le formes et les rythmes dont il naît sont eux-mêmes tout proches de l’humain. De ce lieu où nous sommes – il s’appelle « La Croix », mais il n’y a plus de croix, un seul pommier que l’on voit de très loin se peindre en noir contre le longs crépuscules rougeoyants de l’automne – si l’on suit la descente vers Moudon de l’autre versant du val, on voit, oui, c’est comme une suite de beaux corps étendus, avec des inflexions qui reprennent et transposent au bord du ciel celles du corps humain, d’une molle hanche, d’une gorge ou d’un épaule, inflexions soulignées ici et là par un bref trait sombre de forêts.
Gustave Roud : Haut-Jorat édit Fax Morgana, pages 26-27
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Brixen am Eisack (Bressanone) avec ses deux collines en forme de mamelons qui ont marqué Michelet
Michelet : la ville de Brixen dominés par deux mamelons
C’est un poème étrange que ce Tyrol, et d’un lyrisme bizarre. Ces oasis de blé à mille pieds de haut éloigner l’idée du travail de l’homme. C’est apparemment la culture des aigles et des chamois. Mais il y a des montagne régulièrement étagées de cultures diverses et riches du sommet à la base. Une surtout me frappa parmi ce cercle grandiose de montagnes qui entourent Brixen. C’était un immense théâtre mêlé de tous les végétaux de la terre, une corbeille colossale dans laquelle se trouvaient mêlés tous les fruits de la nature. Entre ces deux beaux mamelons se posait une noble petite église pour regarder paisiblement à ses pieds les deux tours de Brixen avec leurs petits dômes noirs; par dessus la ville et un triple cercle de belles collines qui d’ailleurs tombent des montagnes, un pic neigeux passait sauvagement la tête pour indiquer aux gens la route de Vienne. » – (Michelet – Sur les chemins de l’Europe, 1893)
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Home, sweet home : villa Schnür et hangar à bateau sur le Wörthersee, Autriche (1926).
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Les villas qui bordent le lac Wörthersee en Autriche ont donné son nom au style qui les caractérise : l’architecture du Wörthersee. Des compositeurs tels que Gustav Mahler et Johannes Brahms appréciaient déjà les jolies villas du lac Wörthersee et y trouvaient matière à inspiration.
La Villa Schnür à Pörtschach construite en 1926 par l’architecte H. Kovatschen en est un excellent exemple. L’habitation possède deux étages et a été construite en bois. Le hangar à bateaux qui en fait partie est exceptionnel. Monté sur pilotis, il est relié à la rive part une passerelle en bois et ressemble aux constructions légères en bois du Bosphore.
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