–––– Le « Devoir de témoignage » par Franco Zecchin ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
En 1975, je me suis installé à Palerme, où j’ai commencé à travailler avec Letizia Battaglia et un groupe de photographes qui suivaient les faits divers de la ville pour le journal ‘L’Ora’. À Palerme, j’aimais le bruit, la confusion qui règne dans les rues, la chaleur, la lumière, le plaisir qu’ont les gens de se rencontrer, de parler, d’organiser, de manifester. Je connaissais l’existence de la mafia, mais je ne pouvais pas encore avoir une idée précise de ce que c’était.
Mon premier homicide fut celui de Benedetto D’Atola, abattu le soir du 9 juillet dans le quartier de la Ziza. Je me rappelle une course folle en voiture dans le trafic de l’après-midi, une foule curieuse en cercle, certains fumaient, d’autres plaisantaient ; des femmes, des enfants, qui se frayaient un chemin vers les premiers rangs, des policiers qui mesuraient, des journalistes qui prenaient des notes, des voitures de police qui arrivaient ou repartaient sur les chapeaux de roues, un magistrat, un médecin légiste, la brigade scientifique, les photographes, le cri de désespoir des parents. Au milieu de cette confusion, le cadavre d’un homme qui, une demi-heure auparavant, était sur le point de finir sa journée normalement avec sa femme et qui s’apprêtait à monter en voiture pour rentrer à la maison.
Je n’ai pas pris de clichés. J’observais Letizia, qui prenait des photos, j’essayais d’apprendre les règles du métier, ce qu’on doit photographier, ou, plutôt, les images que voulaient les journaux : le lieu du crime, en panoramique, de préférence vue d’en haut ; plusieurs vues du cadavre, en gros plan, du côté de la tête, puis du côté des pieds, en liaison avec d’autres sujets qui pourraient avoir eu un rapport avec lui ou avec l’homicide (la voiture, la porte de sa maison ou de son bureau, son sac, un chapeau, un parapluie, le pistolet…); les policiers, le magistrat chargé de l’enquête, les parents, leur désespoir, les femmes qui s’évanouissent, la colère des hommes ; la reproduction de sa photo d’identité prise sur son permis de conduire ou sur un autre document qu’on aurait trouvé sur lui ; éventuellement les interrogatoires au commissariat, les gens qu’on aurait arrêtés à la suite de l’enquête.
Le photographe doit réussir à obtenir un bonne image, qui témoigne de ce qui s’est passé, et le raconte ; mais, en une fraction de seconde, il doit avoir la bonne lumière, une bonne composition, la mise au point bien nette, le moment précis où un visage se tourne, où un geste est expressif. Il doit concilier ces exigences, qui sont propres à la photographie, avec la nécessité d’affronter tous les obstacles qui s’interposent dans la réalisation de son travail.
Ce premier homicide fut suivi de nombreux autres : entre 1976 et 1993, nous en avons photographié des centaines. C’est un travail qui demande une disponibilité de 24 heures sur 24, une présence continue sur le territoire : nous avons vécu pendant des années en état d’alerte permanent, toujours prêts à interrompre toute activité, pour affronter à l’improviste des situations qui étaient souvent dramatiques. Nous travaillions dans la précarité et l’isolement : nous n’avions aucune couverture, aucune garantie sociale ; nous pouvions être volés ou agressés, sans que le journal n’intervienne. En même temps, nous pouvions être considérés comme responsables de la publication de fausses nouvelles ou d’informations déformées. Le photographe ne contrôle pas l’usage que les mass-media font de ses images. Il n’est que le premier maillon de la chaîne de l’information, la première attache nécessaire avec la réalité ; l’interprétation brute et immédiate, plongée dans le fait de ce qui s’est passé. Après lui, il y aura quelqu’un qui décidera de comment réduire cette immédiateté, en la manipulant pour construire des preuves en vue de soutenir sa vérité, et la vérité voulue par les intérêts politiques et économiques de l’éditeur.
L’intensification de la guerre de mafia, dont, par mon métier j’étais appelé à témoigner des effets dévastateurs, me laissait de plus en plus un sentiment de frustration. D’un côté, je me rendais compte de l’inefficacité d’une information inadaptée pour gérer ce qui était en train de se passer, bloquée par les intérêts prudents et intangibles et par les limites du média lui-même, le journal imprimé, le quotidien qui dès le lendemain ne sera plus lu. En même temps, il était nécessaire d’impliquer l’opinion publique, les jeunes, les femmes, les étudiants, les travailleurs, afin qu’ils se mobilisent contre les logiques et les pratiques mafieuses. Quand des juges, des policiers, des hommes politiques, des personnes que je connaissais et que j’appréciais pour leur engagement, ont commencé à tomber, tués parce que isolés de leurs propres collègues et de la société, qui avaient pris position contre le pouvoir mafieux, alors je n’ai plus pu continuer à faire mon métier en me retranchant, comme beaucoup le font, derrière une soi-disant « impartialité professionnelle ».
Le meurtre de Giuseppe Impastato a été le début d’un changement qui allait vers une utilisation politico-sociale de notre travail. Il avait été tué parce qu’on l’avait laissé seul. Je ne pouvais plus accepter que les journaux, en pleine campagne électorale et au moment de l’assassinat de Aldo Moro, fassent passer le meurtre de Impastato pour un suicide ou pour un attentat manqué. En deux années, en tant que photographe reporter, j’avais commencé à comprendre comment fonctionne la presse. Il était devenu urgent de trouver d’autres moyens pour donner au public une information libre et non polluée par des sombres intérêts politiques et économiques. Letizia Battaglia et moi-même avons été parmi les fondateurs du Centre Sicilien de Documentation « Giuseppe Impastato » : notre première initiative fut de reconstruire l’exposition que Giuseppe avait organisée avant sa mort, « Mafia et Territoire ». L’exposition a été montée sur la Place de Cinisi à l’occasion de la première manifestation nationale contre la mafia. Depuis lors, nous avons continué à produire d’autres expositions de photos et à les montrer sur les places, dans les écoles, dans les villages, dans des galeries et des musées, en Sicile, en Italie, en Europe. Notre arme était l’information, et nous l’avons utilisée pour briser la transmission d’une culture diffuse du renoncement, de la soumission, du silence, l’omertà. Nous avons montré aux jeunes la réalité de la mafia, en contraste avec les stéréotypes littéraires et romantiques qui alimentaient le mythe d’une mafia « bonne », qui respectait un code d’honneur, qui défendait et soutenait les plus faibles, en leur garantissant des services que l’État leur refusait. Nous avons cherché à retirer à la mafia le consensus des nouvelles générations.
Les tragédies de la mort de Falcone et de Borsellino ont provoqué de l’indignation, du découragement, de la rébellion à l’intérieur de la société civile ; l’État italien a dû réagir et a fait ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps : l’arrestation de Totò Riina. La nouvelle alliance entre les familles mafieuses, qui a remplacé l’hégémonie du clan des « Corleone » à l’intérieur de « Cosa Nostra », a remis à l’ordre du jour les anciennes stratégies d’infiltration, de corruption, de racket et d’alliances avec le pouvoir politique. La mafia d’aujourd’hui investit ses capitaux issus du commerce de la drogue dans la finance internationale. Elle n’apparaît plus, elle n’offre plus le spectacle de la mort, elle ne met plus en scène sa terrible puissance. Les affaires préfèrent quand tout le monde se tait, quand les projecteurs des faits-divers sont éteints, quand il n’existe plus aucune possibilité d’opposition.
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Franco Zecchin – Palerme, 1982 – Homicide de G. Mineo.
Franco Zecchin – Palerme, 1982 – Meurtre du Général Dalla Chiesa, sa jeune femme et le policier Domenico Russo.
Franco Zecchin – Palerme 1983, massacre du juge Chinnici.
Franco Zecchin – Capaci, 1992 – Meurtre du juge Giovanni Falcone, de sa femme et de trois agents de son escorte.
Franco Zecchin – Palerme 1979 – Meurtre du journaliste Mario Francese.
Franco Zecchin – Altofonte, 1979 – Triple meurtre dans le bus pour Palerme.
Franco Zecchin – Palerme 1979 – des enfants regardent le corps d’une victime de la mafia
Franco Zecchin – Palerme, 1986 – Meurtre de Sebastiano Briolotta.
Franco Zecchin – Palerme, 1983 – Antonio Scardina, âgé de 11 ans, tué pour avoir vu les assassins de son père.
Franco Zecchin – Canicatti, 1988 – la fille du juge Antonino Saetta à son enterrement.
Franco Zecchin – Capaci, 1978 – Funérailles de Gaetano Longo, le maire démocrate-chrétien tué par la mafia.
Franco Zecchin – Cinisi, 1978 – obsèques de Giuseppe Impasto, militant communiste tué par la mafia.
Franco Zecchin – Palerme, 1984 – Arrestation de l’ancuen maire Vito Ciancimino.
Franco Zecchin – Palerme 1977, le premier mafieux repenti, Leonardo Vitale à son procès.
Franco Zecchin – Caltanissetta, 1984 – Procès Chinnici, le mafieux Vincenzo Rabito dans une attitude de défi
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