Norah a étudiée au Kansas City’s Art Institute, à L’Art Students League à New-York et à Chicago où elle rencontrera son futur mari le peintre Eduard Buk Ulreich. C’est Eduard qui lui donnera le prénom de Nura. Lorsqu’ils effectueront des œuvres communes, ils signeront Bukannura. Etabli à New-York, à Manhattan, ils n’auront jamais d’enfants. Ce qui paraît surprenant pour une illustratrice spécialisée dans les dessins d’enfant, elle aurait déclaré ne pas vouloir d’enfant car sa grossesse aurait nui à son inspiration…
Quelques dessins du livre The Buttermilk Tree, 1934.
–––– Quelques dessins du livre The Silver Bridge, 1937 ––––––––––––––––––––––––––––––
Comment les enfants occidentaux dessinent-ils une maison ? Le plus souvent avec un toit d’où dépasse une cheminée qui fume, même si ces enfants habitent un immeuble collectif dans une cité de banlieue… Ce constat amène à penser qu’il existe en Occident une image archétypale de la maison individuelle alimentée par la culture dominante et perpétuée par les médias.
Pourtant les maisons ne possèdent pas toutes un toit. dans les régions semi-désertiques du Moyen-Orient et d’Amérique où le bois était rare, les constructions étaient généralement de formes parallélépipédiques avec un toit plat. Maisons d’architecture « Zabour » au Yemen – photo Piardoch
Mario Botta a osé, osé sortir du moule pré-formaté des habitudes, des préjugés, des règlements publics d’architecture qui, par facilité ou frilosité, freinent l’imagination et la recherche architecturale. Peut-être cette indépendance d’esprit provient-elle de sa formation première en dehors du circuit universitaire officiel. En 1958, à l’âge de quinze ans, il quitte l’école pour devenir apprenti dessinateur en bâtiment chez deux architectes de son Tessin natal : Luigi Camenish et Tita Carloni qui exercent à Lugano. Il y fait preuve d’un certain talent puisque un an plus tard, il concevra sa première maison d’habitation et découvre sa vocation : l’architecture. Il reprend alors ses études interrompues en s’inscrivant en 1961 au « Liceo Artistico » de Milan, puis à « l’Istituto Universitario di Archittettura » de Venise. Durant ses études, il continuera à travailler dans des agences d’architecture, notamment celle de Le Corbusier en 1965. Il ouvrira sa propre agence à Lugano, en 1970, à l’âge de 27 ans.
Les rivets dorés sont entrés au vol, à une vitesse inouie, Pour s’arrêter net, Comme s’ils avaient toujours été au repos.
Les oreilles bourdonnent à force de profondeur ou d’altitude. C’est la pression venue de l’autre côté du mur qui amène les réalités à se dissoudre et affermit le pinceau.
Passer les murs est une chose douloureuse, on en tombe malade Mais c’est indispensable. Le monde est un. Quant aux murs…. Et les murs sont une part de toi – on le sait ou on l’ignore, mais c’est ainsi pour tout le monde, sauf les petits enfants. Pour eux, pas de murs.
°°°
C’est ce poème qui décrit un tableau de Vermeer qui m’a fait découvrir Tomas Tranströmer. Qui, autre qu’un poète, peut parler le mieux du tableau d’un peintre ? Sans doute parce que la poésie en tant qu’art relève de la même dimension que la peinture, qu’elle utilise le même langage magique et mystérieux pour représenter le monde et parler directement à nos sens sans passer par la raison.
C’est en lisant le poème de Tranströmer que l’envoutement du tableau de Vermeer s’est en partie dévoilé, qu’une part de l’alchimie secrète mis en œuvre par le peintre s’est révélée. Comme je les voyais clairement ces rivets dorés jaillir vers mon visage à pleine vitesse et brusquement se figer dans l’immobilité du tableau et rester là, immobiles, mais toujours pleins de force réprimée et contenue, rongeant leur frein, et prêts à tout moment à reprendre leur course folle…
Femme lisant une lettre – Johannes Vermeer – 1662-1663
L’autre liseuse à la fenêtre – Vermeer
Passer les murs est une chose douloureuse, on en tombe malade Mais c’est indispensable. Le monde est un. Quant aux murs…. Et les murs sont une part de toi –
nord = septentrion du latin Septentrio de septem (« sept ») et trio (« bœuf de labour »). Les romains déterminaient le nord grâce à la position d’une constellation d’étoiles dans laquelle ils percevaient sept bœufs tirant une charrue.
Plus qu’en tout autre haut lieu, c’est au pied de l’if sacré Ygdrasil, l’arbre de vie, qu’Odhinn s’en va quérir le Grand Secret. Le voici arrêté devant la fontaine de Mimir, qui se trouve sous la racine s’étendant vers Jotunheim, le monde des géants. Celui qui boit son breuvage acquiert la sagesse absolue. Même le plus grand des dieux peut avoir soif de cette onde à l’extraordinaire pouvoir. Le bord de son grand chapeau sombre rabattu sur le visage, enveloppé dans sa longue houppelande, Odhinn, déguisé en simple voyageur, demande à boire l’eau de la fontaine de Mimir. La fontaine sacrée se trouve sous la garde d’une Vala, une prophétesse, qui reconnaît tout de suite Odhinn-Alfadir, le Père-de-Tout.
– Que voudrais-tu me demander, Odhinn ? Je sais tout – Puis-je boire une gorgée de cette eau ? – Oui, si tu sais m’en payer le prix.
Que peut coûter la sagesse ? Elle ne se paye ni en or ni en sang. Le Grand Voyageur comprend qu’il n’est pas trop pour l’acquérir que de faire le don d’un de ses yeux. C’est en acceptant de devenir borgne qu’il parviendra à être un véritable voyant. Le regard lucide sur le monde et la vie s’achète a ce prix. Dorénavant, sa prunelle unique n’en aura que plus d’acuité – et aussi plus de tristesse son orbite vide. Car Odin voit le destin dans toute sa tragédie. Il sait que nul ne peut y échapper, qu’il soit géant ou nain, homme ou dieu. Tout est décidé et pourtant il faut faire face et se battre jusqu’au bout. L’honneur est d’affronter le sort funeste et la lutte finale dont nul ne sort vainqueur. Désormais, après avoir offert un de ses yeux à la fontaine de Mimir, Odhinn sera borgne. Mais par cette mutilation volontaire, il aura acquis la connaissance absolue. L’oeil que le dieu Odhinn laisse en gage dans la fontaine de Mimir n’est autre que le soleil. Chaque soir, il s’enfonce dans l’onde de la source, comme l’astre du jour dans les flots de l’océan. Il y voit alors les secrets de l’abîme. Et chaque matin, la Vala boit l’hydromel brun de l’aurore, dont la couleur évoque l’ambre sacré des côtes nordiques et dont le pouvoir lui donne le don de prophétie. Auprès de la fontaine sacrée, sous l’une des trois racines de l’if sacré Yggdrasil, se trouve la tête momifiée du dieu ase de l’intelligence Mimir, qui fut naguère assassiné par les Vanes, lors de la grande guerre entre les deux races divines. Odin vient souvent converser avec cette tête enchantée, dont la bouche profère toujours des conseils judicieux. Ce qu’enseigne la sagesse de Mimir, c’est que la vie ne vaut que par la mémoire du passé et l’espérance du futur. Tout s’enchaîne, les saisons et les joies, les légendes et les peines. Et les héros d’autrefois, qui ont rejoint Odin en sa demeure du Valhalla, annoncent les héros de demain. Mimir se souvient. Et se souvenir c’est créer. Du fond de la fontaine, l’oeil d’Odin regarde le monde, renouvelé à chaque aurore par ce soleil surgi de l’eau sacrée, cet oeil-soleil qui ne quittera plus le monde jusqu’au crépuscule. Il ne disparaît au cours de la nuit, comme au long de l’hiver, que pour mieux renaître à chaque aube et à chaque printemps.
–––– Tomas Tranströmer –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
» La nuit à trois heures de l’après-midi en hiver : ça n’est pas vraiment adapté aux exigences du corps et de l’esprit humains. La solitude, dans le noir et le silence d’une nuit de 18 heures… c’est ça aussi la Suède ! Des chandeliers sont allumés à toutes les fenêtres. C’est un don de clarté fait aux voisins et aux passants pour lutter contre l’angoisse, contre cette inhospitalité fondamentale de la nature quand tout devient noir. Dans ce contexte, la solidarité est indispensable à la survie, mentale tout autant que physique. Mais elle justifie le contrôle des uns sur les autres et suscite d’autres angoisses, crée d’autres difficultés pour survivre en faisant respecter sa singularité. Dans ce pays extrêmement développé, chacun garde une maison à la campagne, une simple cahute parfois, pour passer les longues journées d’été au plus près des forêts, des lacs, de la mer. Eprouver « cette sensation d’être « là et nulle part ailleurs » qu’il [faut] conserver, comme lorsqu’on porte un vase rempli jusqu’à ras bord et qu’on ne doit rien renverser. »
Tomas Tranströmer, Baltiques I, trad. du suédois par Jacques Outin, Poésie/Gallimard, No 397, 2004
Voyez cet arbre gris. Le ciel a pénétré
par ses fibres jusque dans le sol –
il ne reste qu’un nuage ridé quand
la terre a fini de boire. L’espace dérobé
se tord dans les tresses des racines, s’entortille
en verdure. – De courts instants
de liberté viennent éclore dans nos corps, tourbillonnent
dans le sang des Parques et plus loin encore.
Tomas Tranströmer, Baltique, éditions poésie / Gallimard, page 3
A deux heures du matin : clair de lune. Le train s’est arrêté
au milieu de la plaine. Au loin, les points de lumière d’une ville
qui scintillent froidement aux confins du regard.
C’est comme quand un homme va si loin dans le rêve
qu’il n’arrive à se souvenir qu’il y a demeuré
lorsqu’il retourne dans sa chambre.
Et comme quand quelqu’un va si loin dans la maladie
que l’essence des jours se mue en étincelles, essaim
insignifiant et froid aux confins du regard.
Le train est parfaitement immobile.
Deux heures : un clair de lune intense. Et de rares étoiles.
Tomas Tranströmer, Baltique, éditions poésie / Gallimard, 2004, p. 65
Les géants affaiblis sont si enchevêtrés que rien ne parvient à tomber. Le bouleau brisé pourrit là, au garde-à-vous, comme un dogme.
Je remonte du fond de la forêt. La lumière renaît entre les troncs La pluie s’abat sur mes toitures. Je suis la gouttière des impressions.
L’air s’adoucit à l’orée du bois – De grands sapins, détournés et obscurs, dont le muffle s’est enfoui dans l’humus de la terre, lapent l’ombre de la pluie.
J’ai hérité d’une sombre forêt où je me rend rarement. Mais un jour, les morts et les vivants changeront de place. Alors la forêt se mettra en marche. Nous ne sommes pas sans espoirs. Les plus grands crimes restent inexpliqués, malgré l’action de toutes les polices. Il y a également, quelque part dans notre vie, un immense amour qui reste inexpliqué. J’ai hérité d’une sombre forêt, mais je vais aujourd’hui dans une autre forêt tout baignée de lumière. Tout ce qui vit, chante, remue, rampe et frétille ! C’est le printemps et l’air est énivrant. Je suis diplomé de l’université de l’oubli et j’ai les mains aussi vides qu’une chemise sur une corde à linge.
Là-bas sur le terrain vague, non loin des immeubles, il y a depuis des mois déjà un journal oublié, truffé d’évènements. Il vieillit durant les nuits et les jours de soleil et de pluie en passe de se muer en plante, en chou pommé, de s’unir à la terre. Comme un souvenir qui peu à peu en nous se transforme.
Le critique d’art et écrivain Renaud Ego a dans le volume poésie / Gallimard a écrit en post-face une brillante étude intitulée « Le parti pris des situations de Tomas Tranströmer » :
« En 1926, Werner Heisenberg a défini sous le titre de « Principe d’incertitude » un théorème majeur de la physique quantique : en substance, il expliquait qu’on ne peut connaître simultanément la position et la trajectoire d’une particule ; en effet, pour mesurer la position d’une particule, il faut l’éclairer, et ce faisant, l’énergie même infime dégagée par les photons lumineux modifie sa trajectoire. La portée de ce théorème est immense, car il démontre que l’observation crée la réalité. […] Ce « flou quantique » – que l’on nommerait mieux, appliqué à la réalité macroscopique, « incertitude mentale » -, Tomas Tranströmer en a l’intuition lorsqu’il se décrit lui-même en 1989, soit à cinquante-huit ans, comme « Un espace de temps / de quelques minutes de long / de cinquante-huit ans de large ». […] Mais il tire aussi les conséquences de cette incertitude : si le réel surgit seulement dans le miroir d’une subjectivité qui se métamorphose elle-même, alors le monde objectif cesse. Seules demeurent possibles des situations transitoires, celles où la rencontre instantanée de l’être avec le monde redéfinit toujours les conditions de leur dialogue. » Il se produit ainsi sans cesse une « métamorphose dont le poème est la forme », chaque poème exprimant des circonstances précises, forcément instables, dans lesquelles, à un moment donné, une rencontre entre l’homme et son environnement a lieu.
une inquiétante observation … Gracie au lac d’Annecy, novembre 2012
1994 – Alex Colville – Prêtre et Chien
1999 – Alex Colville – Dog in Car
Photos extraites du film Roma de Federico Fellini (1972)
1954 – Alex Colville – Horse and Train
En découvrant le tableau « Dog in car » de Colville, m’est venue immédiatement à l’esprit l’épisode des deux chiens, l’un prolétaire, l’autre nanti, de la fameuse scène du trafic routier sous la pluie sur l’autoroute du film Roma de Fellini. Je ne résiste pas au désir de vous montrer la scène complète que je considère pour ma part comme une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma. En quelques minutes, Fellini présente en accéléré l’histoire de l’Italie avec ses problèmes, ses espoirs, ses dangers… les spots du cheval perdu dans la nuée des voitures qui me ramène à Colville avec son tableau « Cheval contre train », des chars menaçants sous la pluie qui ramènent aux années de plomb, des bâches volantes dans le vent qui font penser aux voiles noires de la mort, de l’accident, de la manifestation, des automobilistes enfermés dans leur bulles indifférents à ce qui les entoure, et le blocage final du trafic qui vient mourir ironiquement au pied du Colisée antique… Sublime, Maestro !
il traffico di Roma visto da Federico Fellini (YouTube)
–––– Alex Colville : l’art de l’énigme ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Prenez un peu de Wyeth, rajouter un peu de Grant Wood plus quelques pincées de Balthus, de Chirico et de Hooper. Mélanger le tout, faite reposer : vous obtenez du Colville. Colville est né en 1920 à Toronto mais passera une partie de sa jeunesse en Nouvelle-Ecosse et dans le Nouveau-Brunswick où il obtiendra en 1942 un baccalauréat en art.
Il s’engage dans l’armée canadienne dans le programme d’artiste de guerre. Il sera présent au débarquement de Juno Beach en Normandie et lors de la délivrance du camp de Bergen-Belsen. A la fin de la guerre, il retourne au Nouveau-Brunswick où il enseignera à l’Université jusqu’en 1963. Il pourra alors se consacrer exclusivement à sa passion de la peinture. En 1973, il retourne vivre en Nouvelle-Ecosse. Après avoir commencé sa carrière en peignant des scènes de guerre, Colville entame en 1950 une évolution de son style et de la manière de représenter ses thèmes artistiques. Il affectionne toujours de traiter les thèmes tirés de son environnement immédiat : famille, animaux de compagnie, paysages familiers, mais en imprimant à ses tableaux un caractère étrange, énigmatique, parfois dérangeant et menaçant. Sa technique de peinture n’a pas cessé d’évoluer depuis ses débuts : de la peinture à l’huile de ses débuts, il est passé à la détrempe, aux résines synthétiques puis aux polymères à l’acrylique. Ses tableaux sont construits de manière laborieuse à partir de modèles géométriques très étudiés et sa production est faible (3 ou 4 œuvres par an).
Nous présentons quelques unes de ses toiles mettant en scène des animaux dans des situations étranges ou énigmatiques.
Entre 1904-1905, l’une des plus luxueuses publications de photographies par plaques en France et en Europe était L’Épreuve Photographique. Publié à Paris, il ne se satisfaisait pas d’être identifié comme un simple journal photographique et se présentait comme un « portefeuille périodique de grand luxe ». Durant deux années, de nombreuses photographies primées dans les cercles pictorialistes français et européens ont été sélectionnées et présentées en format surdimensionné (44 x 32 cm), imprimées à la main à la plaque de cuivre (taille-douce ) et héliogravures par l’atelier parisien de Charles Wittmann.
Between 1904-1905, one of the most luxurious subscription photographic plate publications in France or Europe was L’Épreuve Photographique. (The Photographic Print) Published in Paris, and not satisfied with identifying itself as a mere photographic journal, it billed itself as a “monthly portfolio of luxury” instead. (Portfolio périodique de grand luxe) Over the course of two years, prize-winning salon photographs from French and European pictorialist circles were selected for inclusion in this oversized publication (44 x 32 cm) as hand-pulled, copper plate (taille-douce) screen photogravures (héliogravures) from the Paris atelier of Charles Wittmann.
Émile Dacier (1876-1052) était bibliothécaire et historien de l’art français. Il a été secrétaire de rédaction du Bulletin de l’art ancien et moderne (1899-1914) et de la Revue de l’art ancien et moderne (1919-1927) dans laquelle il a publié un grand nombre de chroniques, notes et articles relevant aussi bien de l’art ancien que contemporain, notamment sur la gravure et la photographie. Le texte qui suit est un extrait d’une préface d’un ouvrage consacré à la photographie.
« Où es-tu, pauvre petit carré de carton d’autrefois? Tu as perdu cette «finesse» dont tu te montrais si vain, mais tu as gagné cette qualité essentielle de ne pas tout dire et de laisser le spectateur donner libre essor à son imagination. Où est la gamme invariable de tes tonalités brunes? — Une palette polychrome l’a remplacée : les photographies d’aujourd’hui ne sont plus uniquement des sépias, mais des pastels, des eaux-fortes, des fusains, des sanguines… Où est ta désolante et monotone impersonnalité ? — Les photographes d’aujourd’hui ont tous leur manière caractérisée : ils sont symbolistes, impressionnistes, luministes, intimistes, photographes de moeurs ou de paysage, de genre ou de portrait… Où est enfin ta précision sèche, qui n’était pas même de la fidélité parfaite? — Tu méconnaissais l’harmonieux accord des valeurs, et ce sont justement les valeurs qu’on arrive à te faire exprimer… Voilà ce que tu es devenu, pauvre petit carré de carton d’autrefois!
Lentement, patiemment, avec une inlassable ténacité, avec un désintéressement des plus louables, des amateurs ont travaillé à dégager l’art photographique des routines machinales, comme un précieux minerai de sa gangue. Ce que cette consécration, aujourd’hui définitivement admise, leur a coûté d’efforts, nul ne le saura jamais; et qu’importe, après tout, les centaines d’épreuves gâchées, s’il en reste une seule pour témoigner, chez son auteur, d’un idéal de beauté enfin réalisé? S’il en reste une seule?… Il en reste plus d’une, heureusement; et je n’en veux pour preuve que les images dont se compose cette publication.
Aimez-vous les paysages véridiques et pourtant poétisés? Voici la brume verte des premières feuillées, voici la splendeur des soleils qui dorent les champs; voici la rousse toison des forêts automnales, et la neige, et la glace, parures gemmées de l’hiver; voici les plaines, les monts, les mers, le ruban gris des routes, le ruban moiré des fleuves; voici le mystère des nocturnes et l’étrangeté des contre-jour… Préférez-vous la chaste nudité des belles formes que caresse la lumière, ou l’innombrable diversité du visage humain? Voici des gestes jolis, des attitudes heureuses, des chevelures qui tombent en nappes ou se replient en coques; voici des yeux qui luisent, des lèvres qui s’entr’ouvrent pour un sourire, qui se pincent pour une moue, qui se tendent pour un baiser… Est-ce enfin la vie, le mouvement, l’impression brève et fugitive qu’il vous plaît d’évoquer? Voici les souvenirs des contrées lointaines; voici les drames et les comédies de la rue dont le hasard est le grand metteur en scène; voici la poussée des foules, la galopade des escadrons, le choc des flots sur les brisants; voici…
Voici des images ! »
Émile DACIER.
Paysage, 1904 – photographe Edouard Adelot
Retour du troupeau, 1905-Augustin Boutique
Bergère, 1905 – photographe Alex Keighley
Auprès du Moulin, 1905 – Léonard Misonne
La peur du photographe, 1905 – A. Nourrit
Sale Temps, 1904 – photographe Charles Misonne
Retour du Travail, 1904 – photographe Antonin Personnaz
la Meule, 1905 – photographe Antonin Personnaz
Bords du Loir, 1905 – photographe Albert Yvon
Brumes du Nord, 1905 – photographe Albert Malle
Crépuscule d’Automne, 1905 – Gustave Marissiaux
Lavandières à Cambo, 1904 – photographe Louis Labat
L’Abandonné, 1904 – photographe Charles Job
Bord de Loire, 1904 – photographe Albert Malle
Au Bord du Lac, 1905 – photographe Dr Edward Arning
Nuit Tranquille, 1905 – photographe inconnu
Marine, 1904 – photographe Albert Gilibert
les Pêcheuses, 1904 – photographe Pierre Dubreuil
Sur la Grève, 1905 – photographe Charles Job
Derniers Rayons, 1905 – photographe Albert Gilibert
Marine, 1905 – photographe inconnu
Dans la montagne, 1905 – photographe Frederick Boissonnas
Maker: Gresley, Sir Nigel; London & North Eastern Railway Place Made: Doncaster railway works, Doncaster, Doncaster, South Yorkshire, England, United Kingdom Date Made: 1938 Measurements: driving wheel diameter: 2032 mm; length over buffers: 21650 mm; weight: 104603kg; width: 2743 mm
Description: Steam locomotive and tender, No 4468 ‘Mallard’, Class A4 Pacific, 4-6-2, designed by Nigel Gresley for LNER, built at Doncaster in 1938; length over buffers: 71′ 3/8″; width: 9′; weight: 102 tons; 19 cwt; (total weight 165 tonnes 7 cwt); area 50.3m square. Driving wheel diameter 6 feet, 8 inches.
Maison Brun à Annecy-le-Vieux (haute-Savoie-France) architecte : Bernard Lemaire
Maison élégante, bien proportionnée, qui allie les références à l’architecture traditionnelle de sa région : toiture à deux pans, charpente en bois massif, proportion des volumes, avec une expression contemporaine au niveau du choix des matériaux (aluminium, verre), de l’importance des ouvertures et l’interpénétration des espaces intérieurs et extérieurs. C’est ainsi que la terrasse dallée d’angle qui assure la transition entre les volumes habitables et le jardin se situe en partie dans le volume de construction et est ainsi protégée par la vaste toiture. Le bow-window en façade principale, grâce à la projection qu’il assure du volume intérieur vers le jardin et la piscine, participe également à cette interpénétration des espaces.
Jean-Julien Lemordant est un peintre breton qui a vécu une vie tragique. Formé à L’Ecole régionale des Beaux-arts de Rennes, il complètera sa formation à Paris auprès des peintres Bonnat, Lafond et du sculpteur Lenoir. Sa peinture sera influencé par les peintres de l’Ecole de pont-Aven, par le fauvisme et par le peintre Charles Cottet. Il partage son travail entre Paris et la Bretagne. En 1904, le jeune peintre (il a 26 ans) est installé à Saint-Guénolé quand l’hôtel de l’Epée à Quimper lui commande une série de fresques murales pour décorer sa salle à manger. Le travail est colossal : 65 m2 de murs sont à peindre percés de 11 portes. Lemordant réalisera 23 peintures groupées en 5 séquences :
Dans le vent qui seront complétées ultérieurement à Penmarc »h par :
Contre le vent
Le Pardon le phare d’Ekmühl
Le Goémon la Chapelle Notre-Dame de la Joie
le port
Quatre de ces panneaux décoratifs seront exposés à paris en 1905 au Salon d’automne.
Contre Le Vent
Dans le Vent
Les ramasseurs de Varech
Les fresques de l’Hôtel de l’Epée à Quimper ont connu un succès considérable et apporté au jeune peintre une certaine notoriété. En 1913, l’Opéra de Rennes lui passe une commande prestigieuse : la peinture du plafond de l’Opéra qu’il peindra durant l’année 1914. Lemordant réalisera à cette occasion une ronde bretonne.
Plafond de l’Opéra de Rennes – 1913
La guerre interrompt tragiquement cette carrière prometteuse : envoyé sur le front, il est gravement blessé à la tête le 4 octobre 1914, est fait prisonnier par les allemands et devient aveugle. En 1918, devenu un héros il est envoyé aux Etats-Unis pour mener une campagne de propagande en faveur de la France. Il y restera plusieurs mois et sera accueilli avec ferveur, le spectacle d’un peintre de talent qui a fait par patriotisme le sacrifice de ses yeux émeut les américains et c’était là le but recherché des organisateurs de cette tournée.
Il recouvrera miraculeusement la vue cinquante plus tard, après une trentaine d’opérations, à l’occasion d’un accident qui aurait « déplacé » le morceau de métal placé dans son cerveau. Certains l’accusent d’avoir simulé la cécité, au moins durant une partie de cette période.
Il est mort le 11 juin 1968 à Paris à l’issue d’une manifestation de rue.
En 1923, Lemordant est interrogé par un journaliste de l’époque sur les idées qui l’avait inspiré dans la définition du programme des Fêtes de Saint-Guénolé dont il avait eu la responsabilité. Le texte ne manque pas de saveur :
LES IDÉES ET LE BUT du peintre JEAN-JULIEN LEMORDANT
par René Bastien – Les Belles Chansons de France
Dans le coin sauvage, et grandiose à la fois, de Bretagne qu’est Saint-Guénolé, j’eus le plaisir d’assister dernièrement à une fête populaire. Sachant que le programme de cette fête était dû à l’ardente inspiration du peintre, aveugle de guerre, Jean-Julien Lemordant, je demandai au célèbre artiste de vouloir bien m’en préciser le but et le caractère.
« Mon but, me dit M. Lemordant, est celui de la Fédération des Artistes, Intellectuels, Musiciens et Savants de la Bretagne que je préside : réagir de toutes nos forces contre le mauvais goût outrancier qui, après avoir envahi les grandes villes, menace aussi notre chère Bretagne. Nous menons, dans ce sens, la même lutte que vous avez entreprise en faveur de la Chanson avec Les Belles Chansons de France, que je suis heureux de connaître puisque nous sommes appelés à collaborer intimement ensemble. « Nos fêtes populaires doivent être essentiellement le reflet des traditions, des coutumes et de l’âme même de notre race, dans toute leur naïveté, leur candeur, leur rudesse et toute leur farouche poésie ; or, je vous le demande, les fêtes organisées depuis la guerre dans certaines de nos villes bretonnes, que j’aime mieux ne point nommer, méritent-elles le nom de « Fêtes bretonnes » avec leurs flonflons américains, leurs mascarades ridicules, leurs danses épileptiques, leurs grotesques chars en carton-pâte, et sont-elles vraiment dignes du goût et du génie français ? « Conserver – ou plutôt redonner – à nos fêtes leur caractère véritable, et laisser à notre Bretagne ses binious mélancoliques, ses coiffes fraîches et légères, ses costumes somptueux, ses danses celtiques, tel est notre but. « En composant le programme des réjouissances auxquelles vous assistez aujourd’hui, nous avons voulu prouver, non seulement aux touristes mais aussi aux Bretons eux-mêmes, qu’un peuple, une province, une ville, une bourgade peuvent et doivent trouver, dans les seules ressources nées des traditions, tous les éléments d’une fête qui soit pleinement en harmonie avec son âme. « Ici, vous ne relèverez aucune fausse note. C’est à dessein que nous avons exclu les forains, leurs tirs, leurs balançoires et leurs manèges aux musiques affolantes, pour ne laisser place qu’aux binious, aux danses qui ont dans cette région un si grand caractère, au concours de costumes et de chants bretons, et surtout aux luttes armoricaines, toujours en honneur. « Pour ces luttes, qui donnent lieu à un spectacle splendide au point de vue plastique, nous avons réuni les champions de Fouesnant, de Scaër et de tous les coins de Bretagne. Voyez-les en action. Ne sont-ils pas superbes ? « Voilà comment nous désirerions toutes nos fêtes. « Mais notre action, croyez-le, ne se limite point à notre petite patrie ; elle s’étend à toute la France. Nous voulons arriver à ce que toutes nos provinces, riches d’un patrimoine artistique incomparable, bannissent impitoyablement ceux que j’appellerai les « mercantis de l’art » et défendent leurs traditions et leur passé contre l’ignorance ou le mauvais goût de ces organisateurs néfastes ! »
Ainsi parla Jean-Julien Lemordant, et, en écoutant sa parole chaude et vibrante, je compris qu’à la réalisation de l’oeuvre d’assainissement qu’il a entreprise le grand artiste avait mis tout son coeur généreux et si magnifiquement français. Et j’eus l’impression que, si de ses pauvres yeux éteints Lemordant ne pouvait, hélas ! voir ce spectacle gracieux et pittoresque dont il était « l’animateur », il le contemplait, malgré tout, en apôtre satisfait de la tâche accomplie, avec les yeux de son âme, toujours flamboyants.
René Bastien – Les Belles Chansons de France, N° 9 – Septembre 1923
L’une de mes filles m’a envoyé la vidéo présentée sur YouTube sur le thème de la maison natale de Colette à Saint-Sauveur-en-Puisaye, vidéo réalisée à partir du court-métrage tourné par la réalisatrice Yannick Belon en 1950 sur Colette. Quel Bonheur d’écouter la voix de Colette avec son intonation rustique aux « R » rocailleux, vestige de l’immersion paysanne de son enfance dans ce petit village bourguignon du département de l’Yonne où son père Jules-Joseph Colette, ancien militaire, exerçait la fonction de percepteur et l’initiait au français et où sa mère Sidonie, « Sido », féministe et athée lui donnera une éducation laïque et lui communiquera l’art de l’observation de la nature et le goût de l’indépendance. Entendre Colette décrire la maison de Saint-Sauveur où elle a vécu une enfance chérie et heureuse en contre-point des images de Yannick Bellon est un ravissement et l’on se sent submergé par la nostalgie de ce monde perdu.
Saint-Sauveur-en-Puisaye, gravure
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–––– la maison de l’enfance à Saint-sauveur ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Adèle Eugénie Sidonie née Landoy, la maman de Colette, était née en 1835 à Paris dans une famille d’origine belge et fut élevée en Bourgogne dans la ferme de la Guillemette, près de Mézilles dans l’Yonne. Elle passera son adolescence en Belgique chez ses deux frères aînés dans un milieu artistique et intellectuel qui éveillera son esprit et sa sensibilité. En 1856, à l’âge de 21 ans elle épouse Jules Robineau, un riche propriétaire vulgaire et alcoolique de Saint-Sauveur-en-Puysage dont elle aura deux enfants mais qui décédera en 1865. Onze mois plus tard elle épousera Joseph-Jules Colette, percepteur de troisième classe dans le même village, ex capitaine de l’armée française qui avait du quitter l’armée suite à son amputation de la jambe gauche à la bataille de Melegnano durant la guerre contre l’Autriche pour soutenir l’indépendance italienne. Sidonie aura avec lui également deux enfants : Léopold né en 1866 et Sidonie Gabrielle Colette qui naîtra en 1873 à Saint-Sauveur. Gabrielle vivra une enfance heureuse dans ce village où elle se consacrera à la lecture, à l’observation de la nature et au jeux avec les animaux. « Minet-chéri », c’est ainsi que sa mère surnommait Gabrielle, était inscrite à l’école communale du village en compagnie des enfants de paysans et d’ouvriers. « Sido » était pour sa fille une mère aimante, à la fois attachée au monde paysan et amoureuse des arts et de la modernité qui a donnée à sa fille le goût de l’indépendance et de la liberté mais qui pouvait être aussi envahissante et faire preuve d’autorité.
La maison de Colette à Saint-Sauveur : « une maison qui ne sourit que d’un côté »
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–––– La maison de Claudine (1922) : extraits ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Malgré son titre, ce livre ne s’inscrit pas dans la série des « Claudine » écrite par Colette entre 1900 et 1903 . Il décrit, sous forme de scènettes, l’enfance heureuse qu’elle a vécu à Saint-Sauveur.
En lisant ces textes, comment ne pas penser à Gaston Bachelard qui, dans la Poétique de l’espace, décrit la maison de l’enfance comme une « coquille initiale », une « crypte » qui « abrite la rêverie, (…) protège le rêveur, (…) nous permet de rêver en paix ». Par la cave, espace mystérieux et irrationnel qui symbolise l’inconscient, la maison s’enracine profondément dans la terre, le monde chthonien et fait plonger les rêves, par sa porte et ses fenêtres qui l’ouvrent au monde, par la cheminée qui l’ouvre vers le ciel, elle fait « commerce d’immensité » et permet au rêve de se déployer.
Combien d’adultes peuvent aujourd’hui se réjouir d’avoir eu la chance, étant enfants, d’habiter une maison semblable à celle de Colette ? Une maison qui aura permis à leur imaginaire de naître, croître, embellir et se déployer… L’archétype de la maison projette l’image d’une maison-mère qui accueille l’enfant à son arrivée dans le monde, le rassure et le protège.
« la maison se serre contre moi, comme une louve, et par moments, je sentais son odeur descendre maternellement jusque dans mon cœur. Ce fut, cette nuit-là, vraiment ma mère. Je n’eus qu’elle pour me garder et me soutenir. Nous étions seuls.» (Henri Bosco)
«Je dis ma Mère. Et c’est à vous que je pense, ô Maison! Maison des beaux étés obscurs de mon enfance» (Milosz)
La maison devient alors un univers, un cosmos en miniature à l’échelle de l’enfant : « Car la maison est notre coin du monde. Elle est (…) notre premier univers. » Combien est éloigné de cette image archétypale la majorité des logements d’aujourd’hui, réduits à des « cellules » de surface réduite intégrés à des agglomérats d’habitations éloignés des centres-ville où on a paradoxalement à la fois peine à assurer son intimité et à cultiver les relations humaines.
Maison et jardin…
Maison et jardin vivent encore je le sais, mais qu’importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait, – lumière, odeurs, harmonie d’arbres et d’oiseaux, murmure de voix humaines qu’a déjà suspendu la mort, – un monde dont j’ai cessé d’être digne ?.
Il arrivait qu’un livre, ouvert sur le dallage de la terrasse ou sur l’herbe, une corde à sauter serpentant dans une allée, ou un minuscule jardin bordé de cailloux, planté de têtes de fleurs, révélassent autrefois, dans le temps où cette maison et ce jardin abritaient une famille, la présence des enfants, et leurs âges différents. Mais ces signes ne s’accompagnaient presque jamais du cri, du rire enfantin, et le logis, chaud et plein, ressemblait bizzarement à ces maisons qu’une fin de vacances vide, en un moment, de toute sa joie. Le silence, le vent contenu du jardin clos, les pages du livre rebroussées sous le pouce invisible d’un sylphe, tout semblait demander : – « Où sont les enfants ? » –. C’est alors que paraissait, sous l’arceau de fer ancien que la glycine versait à gauche, ma mère, ronde et petite en ce temps où l’âge ne l’avait pas encore décharnée. Elle scrutait la verdure massive, levait la tête et jetait par les airs son appel : – « Les enfants ! Où sont les enfants ? »–
Où ? nulle part. L’appel traversait le jardin, heurtait le grand mur de la remise à foin, et revenait, en écho très faible et comme épuisé : « Hou… enfants… »
Nulle part. Ma mère renversait la tête vers les nuées, comme si elle eût attendu qu’un vol d’enfants ailés s’abattît. Au bout d’un moment, elle jetait le même cri, puis se lassait d’interroger le ciel, cassait de l’ongle le grelot sec d’un pavot, grattait un rosier emperlé de pucerons verts, cachait dans sa poche les premières noix, hochait le front en songeant aux enfants disparus et rentrait. Cependant au-dessus d’elle, parmi le feuillage du noyer, brillait le visage triangulaire et penché d’un enfant allongé, comme un matou, sur une grosse branche et qui se taisait. Une mère moins myope eût deviné, dans les révérences précipitées qu’échangeaient les cimes jumelles des deux sapins, une impulsion étrangère à celle des vrusques bourrasques d’octobre… Et dans la lucarne carrée, au-dessous de la poulie à fourrage, n’eût-elle pas aperçu, en clignant des yeux, ces deux tâches pâles dans le foin : le visage d’une jeune garçon et son livre ? Mais elle avait renconcé à nous découvrir, et désespérée de nous atteindre. Notre turbulence étrange ne s’accompagnait d’aucun cri. Je ne crois pas qu’on ait vu enfants plus remuants et plus silencieux. C’est maintenant que je m’en étonne. Personne n’avait requis de nous ce mutisme allègre, ni cette sociabilité limitée. Celui de mes frères qui avait dix-neuf ans et construisait des appareils d’hydrothérapie en boudins de toile, fil de fer et chalumeaux de verre n’empêchait pas le cadet, à quatorze ans, de démonter une montre, ni de réduire au piano, sans faute, une mélodie, un morceau symphonique entendu au chef-lieu ; ni même de prendre un plaisir impénétrable à émailler le jardin de petites pierres tombales découpées dans du carton, chacun portant, sous sa croix, les noms, l’épitaphe et la généalogie d’un défunt supposé… (Colette, La maison de Claudine)
Que tout était féerique et simple, parmi cette faune de la maison natale… On vous a conté que l’araignée de Péllisson fut mélomane ? Ce n’est pas moi qui m’en ébahirais. Mais je verserai ma mince contribution au trésor des connaissances humaines, en mentionnant l’araignée que ma mère avait – comme disait papa – dans son plafond, cette même année qui fêta mon seizième printemps. Une belle araignée des jardins, ma foi, le ventre en gousse d’ail barré d’une croix historiée. Elle dormait ou chassait, le jour, sur sa toile tendue, au plafond de la chambre à coucher. La nuit, vers trois heures, au moment ou l’insomnie quotidienne rallumait la lampe, rouvrait le livre au chevet de ma mère, la grosse araignée s’éveillait aussi, prenait ses mesures d’arpenteur et quittait le plafond au bout d’un fil, droit au-dessus de la veilleuse à huile où tiédissait, toute la nuit, un bol de chocolat. Elle descendait mollement comme une grosse perle, empoignait de ses huit pattes le bord de la tasse, se penchait, la tête la première et buvait jusqu’à satiété. Puis elle remontait, lourde de chocolat crémeux, avec des haltes qu’impose un ventre trop chargé et reprenait sa place au centre de son gréement de soie.< Couverte d’un manteau de voyage, je rêvais, lasse, enchantée, reconquise au milieu de mon royaume. – Où est ton araignée, maman ? Les yeux gris de ma mère, agrandis par les lunettes, s’attristèrent : « Tu reviens de Paris pour me demander des nouvelles de l’araignée, ingrate fille ? » Je baissais le nez… (Colette, La maison de Claudine)
Saint-Sauveur-en-Puisaye, le village de Colette vers 1900/1910
La petite…
Une odeur de gazon écrasé traîne sur la pelouse, non fauchée, épaisse, que les jeux, comme une lourde grêle, ont versée en tous sens. Des petits talons furieux ont fouillé les allées, rejeté le gravier sur les plates-bandes ; une corde à sauter pend au bras de la pompe ; les assiettes d’un ménage de poupée, grandes comme des marguerites, étoilent l’herbe ; un long miaulement ennuyé annonce la fin du jour, l’éveil des chats, l’approche du dîner. Elles viennent de partir, les compagnes de jeu de la Petite. Dédaignant la porte, elles ont sauté la grille du jardin, jeté à la rue des Vignes, déserte, leurs derniers cris de possédées, leurs jurons enfantins proférés à tue-tête, avec des gestes grossiers des épaules, des jambes écartées, des grimaces de crapauds, des strabismes volontaires, des langues tirées tachées d’encre violette. Par-dessus le mur, la Petite – on dit aussi « Minet Chéri » – a versé sur leur fuite ce qui lui restait de gros rire, de moquerie lourde et de mots patois. Elles avaient le verbe rauque, des pommettes et des yeux de fillettes qu’on a saoulées. Elles partent harassées, comme avilies par un après-midi entier de jeux. Ni l’oisiveté ni l’ennui n’ont ennobli ce trop long et dégradant plaisir, dont la Petite demeure écoeurée et enlaidie. Les dimanches sont des jours parfois rêveurs et vides ; le soulier blanc, la robe empesée préservent de certaines frénésies. Mais le jeudi, chômage encanaillé, grève en tablier noir et bottines à clous, permet tout. Pendant près de cinq heures, ces enfants ont goûté les licences du jeudi. L’une fit la malade, l’autre vendit du café à une troisième, maquignonne, qui lui céda ensuite une vache : « Trente pistoles, bonté ! Cochon qui s’en dédit ! » Jeanne emprunta au père Gruel son âme de tripier et de préparateur de peaux de lapin. Yvonne incarna la fille de Gruel, une maigre créature torturée et dissolue. Scire et sa femme, les voisins de Gruel, parurent sous les traits . de Gabrielle et de Sandrine, et par six bouches enfantines s’épancha la boue d’une ruelle pauvre. D’affreux ragots de friponnerie et de basses amours tordirent mainte lèvre, teinte du sang de la cerise, où brillait encore le miel du goûter… Un jeu de cartes sortit d’une poche et les cris montèrent. Trois petites filles sur six ne savaient-elles pas déjà tricher, mouiller le pouce comme au cabaret, assener l’atout sur la table : « Et ratatout ! Et t’as biché le cul de 1a bouteille ; t’as pas marqué un point ! » Tout ce qui traîne dans les rues d’un village, elles l’ont crié, mimé avec passion. Ce jeudi fut un de ceux que fuit la mère de Minet-Chéri, retirée dans la maison et craintive comme devant l’envahisseur. A présent, tout est silence au jardin. Un chat, deux chats s’étirent; bâillent, tâtent le gravier sans confiance : ainsi font-ils après l’orage. Ils vont vers la maison, et la Petite, qui marchait à leur suite, s’arrête ; elle ne s’en sent pas digne. Elle attendra que se lève lentement, sur son visage chauffé, noir d’excitation cette pâleur, cette aube intérieure qui fête le départ des bas démons. Elle ouvre, pour un dernier cri, une grande bouche aux incisives neuves. Elle écarquille les yeux, remonte la peau de son front, souffle « pouh ! » de fatigue et s’essuie le nez d’un revers de main. Un tablier d’école l’ensache du col aux genoux, et elle est coiffée en enfant de pauvre, ge deux nattes cordées derrière les oreilles. Que seront les mains, où la ronce et le chat marquèrent leurs griffes, les pieds, lacés dans du veau jaune écorché ? I1 y a des jours où on dit que la Petite sera jolie. Aujourd’hui, elle est laide et sent sur son visage la laideur provisoire que lui composent sa sueur, des traces terreuses de doigts sur une joue, et surtout des ressemblances successives, mimétiques, qui l’apparentent à Jeanne, à Sandrine à Aline la couturière en journées à la dame du pharmacien et à la demoiselle de la poste. Car elles ont joué longuement, pour finir, les petites, au jeu de « qu’est-ce-qu’on-sera ». – Moi, quante je serai grande… Habiles a singer, elles manquent d’imagination. Une sorte de sagesse résignée, une terreur villageoise de l’aventure et de l’étranger retiennent d’avance la petite horlogère, la fille de l’épicier, du boucher et de la repasseuse, captives dans la boutique maternelle. Il y a bien Jeanne qui a déclaré : – Moi, je serai cocotte ! « A mais ça » pense dédaigneusement MinetChéri, « c’est de l’enfantillage… » A court de souhait, elle leur a jeté, son tour venu, sur un ton de mépris : – Moi, je serai marin ! parce qu’elle rêve parfois d’être garçon et de porter culotte et béret bleus. La mer qu’ignore Minet-Chéri, le vaisseau debout sur une crête de vague, l’île d’or et les fruits lumineux, tout cela n’a surgi, après, que pour servir de fond au blouson bleu, au béret à pompon. – Moi je serai marin et dans mes voyages… Assise dans l’herbe, elle se repose et pense peu. Le voyage ? L’aventure ?… Pour une enfant qui franchit deux fois l’an les limites de son canton, au moment des grandes provisions d’hiver et de printemps, et gagne le chef-lieu en victoria, ces mots-là sont sans force et sans vertu. Ils n’évoquent que des pages imprimées, des images en couleur. La Petite, fatiguée, se répète machinalement : « Quand je ferai le tour du monde… » comme elle dirait : « Quand j’irai gauler des châtaignes… » Un point rouge s’allume dans la maison, derrière es vitres du salon, et la Petite tressaille. Tout ce qui, l’instant d’avant, était verdure, devient bleu, autour de cette rouge flamme immobile. La main de l’enfant, traînante, perçoit dans l’herbe l’humidité du soir. C’est l’heure des lampes. Un clapotis d’eau courante mêle les feuilles, la porte pu fenil se met à battre le mur comme en hiver par la bourrasque. Le jardin, tout à coup ennemi, rebrousse, autour d’une petite fille dégrisée, ses feuilles froides de laurier, dresse ses sabres de yucca et ses chenilles d’araucaria barbelées. Une grande voix marine gémit du côté de Moutiers où le vent sans obstacle, court en risées sur la houle des bois. La Petite, dans l’herbe, tient ses yeux fixés sur la lampe, qu’une brève éclipse vient de voiler : une main a passé devant la flamme, une main qu’un dé brillant coiffait. C’est cette main dont le geste a suffi pour que la Petite à présent, soit debout, pâlie, adoucie, un peu tremblante comme l’est une enfant qui cesse, pour la première fois, d’être le gai petit vampire qui épuise, inconscient, le coeur maternel ; un peu tremblante de ressentir et d’avouer gué cette main et cette flamme, et la tête penchée, soucieuse, auprès de la lampe, sont le centre et le secret d’où naissent et se propagent, – en zones de moins en moins sensibles, en cercles qu’atteint de moins en moins la lumière et la vibration essentielles, – le salon tiède, sa flore de branches coupées et sa faune d’animaux paisibles ; la maison sonore sèche, craquante comme un pain chaud ; le jardin, le village… Au-delà, tout est danger, tout est solitude… Le « marin » à petits pas, éprouve la terre ferme, et gagne la maison en se détournant d’une lune jaune, énorme, qui monte. L’aventure ? Le voyage ? L’orgueil qui fait les émigrants ?… Les yeux attachés au dé brillant, à la main qui passe et repasse devant la lampe, Minet-Chéri goûte la condition délicieuse d’être – pareille à la petite horlogère, à la fillette de la lingère et du boulanger, – une enfant de son village, hostile au colon comme au barbare, une de celles qui limitent leur univers à la borne d’un champ, au portillon d’une boutique, au cirque de clarté épanoui sous une lampe et que traverse, tirant un fil, une main bien-aimée, coiffée d’un dé d’argent. (Colette, La maison de Claudine)
En 1890, Colette a 17 ans et la famille, ruinée par les dettes contractées par le capitaine qui s’était lancé en politique, devra quitter le village pour se réfugier à Châtillon-Coligny chez Achille Robineau, le fils né du premier mariage de Sidonie, médecin dans l’Orléanais.