Personnalisation du paysage

L’appellation de « paysage » est ambigüe; lorsque l’on parle de paysage, veux t’on parler du pays dans son ensemble et toutes ses composantes en « grandeur nature, un géosystème qui doit être étudié de manière objective et scientifique ou bien veux t’on plutôt parler de la perception qu’ont des individus de ce géosystème. Dans la première hypothèse, nous parlons de la réalité dans toute sa complexité, dans la seconde, nous parlons d’une image, d’une construction mentale élaborée par les observateurs. L’ambiguité vient du fait que cette image, cette interprétation subjective reflètent et expriment tout de même une part de la réalité. C’est ce qu’exprime Augustin Berque lorsqu’il écrit « Le paysage est en même temps la réalité et l’apparence de la réalité ». Mais il serait erroné de penser pouvoir se dégager de cette ambiguité en évacuant la perception subjective et en adoptant une analyse rationaliste de manière exclusive car la manière qu’ont les habitants ou les usagers de percevoir et interpréter un pays ou une région influe sur leur structure. C’est sur ce constat que Berque définit le paysage comme une médiation entre la subjectivité de l’Homme et la réalité de l’environnement.

Si la perception des paysages par un observateur ne peut s’effectuer de manière totalement objective et est influencée par la personnalité, la culture, les intérêts et les objectifs de cet observateur et que le paysage, en tant que concept, n’est qu’une apparence, une conception mentale et n’existe jamais autrement que dans l’esprit du sujet. A l’instar d’une œuvre d’art qui recueille des avis et des jugements différenciés, un paysage est interprété de manière variée. Chacun appréhende le paysage à sa façon et plus qu’une « exposition objective » du paysage au yeux de l’observateur, il faudrait parler d’un « regard subjectif » porté par celui-ci sur le paysage.

Cette subjectivité du paysage, certains chercheurs la nomme artialisation (Alain Roger) en référence au processus qui conduit l’artiste à interpréter une réalité par le biais d’une œuvre d’art, d’autres la nomme paysagification (Jean-Claude Moineau) pour la dégager de toute référence artistique.

L’érotisation du paysage par le biais d’une personnification le plus souvent de type féminin est l’une des formes de l’artialisation. Comme le souligne ……. cette érotisation  s’exprime rarement in situ même si certaines formes naturelles font référence à des formes sexuées (croupes, mamelons, lignes courbes, rochers érigés)  mais le plus souvent par le biais de la peinture, de la photographie et surtout de la littérature.

Certains éléments naturels du paysage s’apparentent de manière explicite à des formes humaines sexuées. On connait tous des exemples de cette singularité.

Sables emmêlées par Marc Buonomo – Relief en Arménie

Les Paps, les seins de Danna - Comté de Kerry en Irlande

The Paps, les seins de Danna – comté de Kerry, Irlande

En Irlande, dans le comté de Kerry, deux collines sont censées représenter les seins de la déesse Ana ou Dhanann, mère nourricière des dieux d’Irlande. (glossaire de Cormac)

La Géante endormie des Bauges

Lac d’Annecy – La géante endormie des Bauges

Rochers phalliques de Cappadoce en Turquie

Mais le paysage n’exprime que rarement de manière explicite le corps humain et c’est par la volonté et l’action de l’observateur, de l’artiste, de l’écrivain ou du poète qu’il se personnifie. Pour ce faire, ceux-ci interprètent certains éléments naturels constitutifs du paysage de manière humaine et sexuée.

Un bon exemple est donné par le tableau de Max Ernst Le Jardin de la France (surnom traditionnellement donné à la Touraine)  qui présente de manière cartographique et imagée la confluence de la Loire et de l’Indre. Cette confluence est représentée sous la forme d’une femme nue dont le corps se fond dans la presqu’île séparant les deux cours d’eau. Lorsque l’on étudie In Situ le site de la confluence, il faut reconnaître que le côté féminin de sa nature ou de son essence n’apparaît pas évident sauf à penser que toute étendue d’eau et toute rive de forme courbe sont de nature féminine.

confluence de la Loire et de l'Indre - photo Vanaspati

Confluence Loire-Indre – interprétation par Max Ernst dans Le Jardin de la France, 1962

Le Jardin de la France - Max Ernst, 1962

Il semble que l’artiste surréaliste ait été plus influencé par la cartographie et l’iconographie que par le site lui-même. Comme l’explique parfaitement le site (e)space & fiction, Max Ernst aurait été influencé par le tableau de Cabanel, la naissance de Vénus (1863) et par la topographie du site, l’une des îles de la confluence étant dénommée île de Bondésir.

La féminisation et même l’érotisation du paysage apparaît donc ici

–––– érotisation artistique du paysage ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Si l’on admet comme le pensait le peintre Willem De Kooning qui a peint des femmes toute sa vie «que la femme est dans le paysage et le paysage est dans la femme »

« Les douces courbes innombrables qui font d’un corps de femme, pour l’homme qui en est amoureux, un paysage qu’il n’en finit pas de découvrir et que chaque mouvement rend nouveau comme au jour de la création » (René Barjavel, Le Grand Secret ] 1973)

« Une femme est encore embellie par un paysage qui lui va bien » (Jules Renard, Journal, 3 octobre 1906)

« Il y a deux sortes de femmes. La femme-bibelot que l’on peut manier, manipuler, embrasser du regard, et qui est l’ornement d’une vie d’homme. Et la femme-paysage. Celle-là on la visite, on s’y engage, on risque de s’y perdre. » (Michel Tournier)

Au XIXe siècle, les mouvements littéraires et artistiques ont idéalisé la femme en lui conférant un rôle d’égérie et en la plaçant sur un piédestal, de ce fait la femme n’était plus un être de chair et de sang mais une idée, un concept, une construction fantasmagorique inaccessible.

En littérature, il est bien connu que les paysages sont souvent interprétés comme des représentations du corps féminin. Cette relation peut revêtir deux formes différentes. Certains auteurs chercheront à exprimer le principe secret d’unité qui unit le paysage à la femme, d’autres transposeront sur le paysage leurs fantasmes sexuels.

Les techniques utilisées pour ce faire sont l’usage de la métaphore, les lignes du paysage dans leur courbures, leur souplesse et leur douceur étant assimilées aux rotondité du corps féminin ou la personnification du paysage, celui-ci devenant lui-même femme jusqu’à l’allégorie. Lorsque les éléments constitutifs du paysage font référence à certaines partie du corps féminin décrites avec complaisance on peut aboutir alors à une véritable érotisation du paysage.

Balzac : le lys dans la vallée

Dans ce roman, le héros, Félix de Vandenesse, décrit dans une lettre à sa future femme, le souvenir de Madame de Mortsauf en Touraine

Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé.

— Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ?

A cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée.

Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes ! sous un hallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLEE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant.

Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ; au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine ? je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert ; je l’aime comme un artiste aime l’art ; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus.

Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme, au milieu des buissons verts, éclaterait la clochette d’un convolvulus, flétrie si l’on y touche. Je descendis, l’âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un village que la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil. Figurez-vous trois moulins posés parmi des îles gracieusement découpées, couronnées de quelques bouquets d’arbres au milieu d’une prairie d’eau ; […] Çà et là, s’élèvent des masses de gravier sur lesquelles l’eau se brise en y formant des franges où reluit le soleil. […] ; des barques usées, des filets de pécheurs, le chant monotone d’un berger, les canards qui voguaient entre les îles ou s’épluchaient sur le jard, nom du gros sable que charrie la Loire : des garçons meuniers, le bonnet sur l’oreille, occupés à charger leurs mulets ; chacun de ces détails rendait cette scène d’une naïveté surprenante. Imaginez au delà du pont deux ou trois fermes, un colombier, des tourterelles, une trentaine de masures séparées par des jardins, par des haies de chèvrefeuilles, de jasmins et de clématites ; puis du fumier fleuri devant toutes les portes, des poules et des coqs par les chemins ? voilà le village du Pont-de-Ruan, joli village surmonté d’une vieille église pleine de caractère, une église du temps des croisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux. Encadrez le tout de noyers antiques, de jeunes peupliers aux feuilles d’or pâle, mettez de gracieuses fabriques au milieu des longues prairies où l’oeil se perd sous un ciel chaud et vaporeux, vous aurez une idée d’un des mille points de vue de ce beau pays. Je suivis le chemin de Saché sur la gauche de la rivière, en observant les détails des collines qui meublent la rive opposée.

Félix, le héros du roman, a acquis la conviction que l’inconnue dont il est tombé amoureux habite dans la vallée qu’il découvre. Le thème de l’intuition du cœur, de la connaissance affective au-delà de la connaissance rationnelle est un thème romantique par excellence. un paysage n’est pas seulement un lieu perçu par un sujet mais peut être aussi une métaphore de la personne qui y réside.

Dans cet extrait, Balzac  personnifie le paysage de la vallée de l’Indre, en Touraine qui est son pays natal : l’arbre sous lequel il s’abrite est « le confident de ses pensées ».

Il existe une correspondance entre le paysage et l’être aimé, entre le corps féminin et le décor contemplé par Félix. L’assimilation femme-paysage  est la source d’un déploiement métaphorique qui irrigue l’ensemble de l’extrait

Les comparaisons et les métaphores concernent trois éléments distincts bien qu’étroitement solidaires : le paysage lui-même, la femme aimée et les sentiments éprouvés par le narrateur. Les références animales et humaines prévalent dans l’évocation de la vallée de l’Indre : la vallée  » semble bondir sous les châteaux  » et  » l’Indre se roule par des mouvements de serpent  » ; plus loin, on assiste à une véritable personnification du lieu :  » les moulins […] donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant  » ; cette personnification reprend en fait le deuxième terme d’une comparaison qui précède :  » la nature belle et vierge comme une fiancée « . Le narrateur parle du noyer sous lequel il se repose comme d’un être vivant :  » cet arbre confident de mes pensées « . La beauté de ce  » vaste jardin « , véritable paradis terrestre, est par ailleurs soulignée par l’expression  » une magnifique coupe d’émeraude « . Pour ce qui concerne la jeune fille,  » la fleur de son sexe « , ce sont les images florales qui prédominent. Le  » point blanc  » de la robe commande d’abord l’assimilation de l’être aimé à un lys. Soulignons que la couleur blanche de la fleur prend ici immédiatement une valeur symbolique de pureté, puisque le lys remplit la vallée  » du parfum de ses vertus « . Le  » point blanc  » est ensuite à l’origine d’une comparaison qui reprend l’idée de pureté et de virginité :  » la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme, au milieu des buissons verts, éclaterait la clochette d’un convolvulus « . La fin de la phrase apporte une nuance nouvelle, la fragilité de cette pureté :  » flétrie si l’on y touche « . On le voit, l’univers métaphorique de la vallée et celui de la femme sont souvent très proches, voire confondus. C’est par exemple le cas pour une expression comme :  » belle et vierge comme une fiancée « , qui pourrait aussi bien s’appliquer à la jeune fille qu’à la vallée. Il est vrai que l’une est en quelque sorte consubstantielle à l’autre puisque, dès le début du texte, la vision de la vallée fait deviner immédiatement la présence de la femme :  » Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici « . Il est également possible de découvrir dans de nombreux éléments du paysage une expression métaphorique du corps féminin : des rondeurs des collines et des coteaux au  » val d’amour « , en passant par la forme et les sonorités suggestives du lys et du convolvulus. D’une certaine façon la description peut apparaître comme un blason du corps de la femme aimée : le corps dissimulé par la robe de percale, et que la distance rend indiscernable, s’exhibe dans sa nudité en envahissant la totalité du paysage. On ne s’étonnera donc pas que la première émotion du personnage-narrateur en découvrant la vallée de l’Indre soit celle  » d’un étonnement voluptueux « . De la même façon, les sentiments qu’il éprouve ensuite réunissent et confondent le lieu et la personne : il parle de sa  » chère vallée « , et va jusqu’à déclarer :  » je l’aime [la Touraine] comme un artiste aime l’art « . Par ailleurs, les sentiments amoureux du narrateur trouvent leur expression dans le paysage lui-même :  » L’amour infini, […], je le trouvai exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil « . Le paysage n’est pas investi seulement comme objet du sentiment, mais aussi comme image du sentiment : la vallée de l’Indre apparaît comme une figure allégorique de  » l’amour infini « . Dans cette perspective, la beauté du paysage est bien entendu sollicitée : le narrateur évoque  » ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour « , mais c’est surtout la variété, le mouvement et l’absence de limite qui sont ici développés. Les différents éléments du paysage – rivière, bois, cultures – semblent animés d’une vie propre :  » le long ruban d’eau […] ruisselle au soleil « ,  » les bois de chênes […] s’avancent entre les vignobles « ,  » la rivière arrondit [les coteaux] toujours différemment « ,  » les horizons […] fuient en se contrariant « . Enfin, le paysage semble s’ouvrir sur des espaces sans fin :  » ces horizons estompés qui fuient en se contrariant « . Récit d’une rencontre et invitation au voyage La description de la vallée est associée à deux autres modalités narratives : le récit de la découverte de ce paysage et des réflexions contemporaines de l’écriture qui prennent souvent l’allure d’une invitation à faire le voyage en Touraine. Ces diverses strates du feuilleté (énonciatif) de cette page apparaissent notamment dans l’emploi des temps. Les verbes au passé simple (ou au passé antérieur) sont peu nombreux dans le texte ; il n’en constituent pas moins l’ossature du récit en renvoyant soit à la situation occupée par l’observateur, soit à la première de ses réactions :  » je fus saisi d’un étonnement voluptueux « ,  » je m’appuyai contre un noyer « ,  » le premier castel que je vis « ,  » Quand je m’assis sous mon noyer « ,  » que je remarquai dans ses vignes « . Ils expriment donc les conditions d’une rencontre dans laquelle, nous l’avons précisé, la vue joue un rôle de premier plan. L’objet de cette scène de première vue est, quant à lui, évoqué fort logiquement à l’imparfait : il s’agit, pour l’essentiel, de la description de la femme-paysage ; c’est le cas, par exemple, dans la phrase centrale du texte :  » Elle était, […], LE LYS DE CETTE VALLEE, où elle croissait pour le ciel en la remplissant du parfum de ses vertus « . L’emploi du présent introduit une rupture temporelle et énonciative intéressante à analyser. Trois valeurs du présent doivent être distinguées.

1) On rencontre, d’une part, un présent d’éternité qui exprime l’état constant du paysage, comme, par exemple, dans la première phrase du texte :  » Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon « , ou encore dans l’expression des bienfaits de la Touraine :  » Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur « . 2) D’autre part, le présent se rencontre dans la formulation d’actions habituelles :  » un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée « . Soulignons que, par cet emploi, la présence du narrateur-personnage devient en quelque sorte un élément du paysage ; l’utilisation d’adjectifs possessifs confirme et souligne l’appartenance du lieu au personnage et l’intégration du personnage dans le lieu :  » ma chère vallée « ,  » mon noyer « . 3) Enfin, l’emploi du présent exprime des actions ou des propos contemporains du moment de l’écriture. Toute une dimension du texte instaure un véritable dialogue entre le narrateur et sa lectrice. Certaines formules servent à mettre en valeur ce qui va être raconté en piquant la curiosité de celle qui lit :  » Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLEE « . La première partie de la formule confirme des attentes de lecture alors que la seconde laisse augurer des événements inattendus. Par ailleurs, la déclaration d’amour du personnage pour la Touraine :  » je l’aime comme un artiste aime l’art « , est présentée comme une réponse à une question répétée de la lectrice :  » Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine « . Mais surtout le dialogue est l’instrument d’une entreprise de séduction au service de la région décrite ; le narrateur, en effet, vante ses qualités auxquelles il confère des valeurs euphorisantes et thérapeutiques :  » Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs « .

En étant l’objet de tels investissements, les paysages décrits prennent une portée emblématique, métaphorique ou symbolique. La vallée de l’Indre exprime l’attrait sensuel d’un corps féminin, et Athènes symbolise la fragilité des entreprises humaines. Un paysage littéraire apparaît donc comme un lieu décrit comme réel, où l’image du monde, lorsqu’elle est investie par l’écriture, se met au service de l’expression du moi.

Bloc diagramme de l'unité paysagère de la vallée de l'Indre

Bloc diagramme de l’unité paysagère de la vallée de l’Indre

le paysage-femme chez Kleist : lettre du 11 octobre 1800 à Wilhelmine von Zenge :

  • « Et lorsque je me tiens sur le pont de pierre du Main jeté entre la citadelle et la ville, et que je considère le fleuve qui serpente à travers les montagnes et les vallées en décrivant mille méandres et qui s’écoule sous mes pieds, j’ai l’impression de me tenir au-dessus d’une vie. » (p.122)
  • « Juste après avoir dépassé le pont, le Main s’élance avec la rapidité d’une flèche comme s’il apercevait déjà son but, comme si rien ne devait plus l’en détourner, comme s’il était impatient de l’atteindre par le plus court chemin — mais une colline couverte de vignobles infléchit son cours tumultueux, avec douceur mais fermeté, comme une épouse s’oppose à la volonté bouillonnante de son mari, et lui montre avec constance le chemin de la mer — et lui respecte ce modeste avertissement, obéissant à l’aimable injonction, renonce à sa hâte prématurée, ne fait aucune trouée dans cette colline, mais la contourne, d’un cours apaisé, en embrassant son pied fleuri. » (p. 123)
  • « Même de la montagne, du haut de laquelle j’aperçus d’abord Würzburg, la ville me plaît maintenant, et je pourrais dire que c’est de ce côté qu’elle est la plus belle. Je l’ai vue tout récemment de cette montagne, au crépuscule, non sans un plaisir intime. La hauteur s’abaisse peu à peu et la ville est au fond. Des deux côtés, derrière elle, arrivent en demi-cercle des chaînes de montagne qui s’approchent amicalement comme si elles voulaient se donner la main, ainsi que de vieux amis après une offense déjà ancienne. Mais le Main se glisse entre elles, comme le souvenir amer, et elles hésitent, et aucune n’ose le franchir la première, et toutes deux suivent lentement le fleuve qui les sépare, échangeant, au-dessus de ce mur de séparation, des regards mélancoliques. »

L’année suivante, Kleist est à Dresde et décrit la ville depuis la Brühlsche Terrasse :

  • « J’ai plongé mes regards, du haut de la berge en surplomb, dans la magnifique vallée de l’Elbe, elle s’étalait sous mes pieds comme une peinture de Claude Lorrain — elle ressemblait à un paysage tissé dans un tapis , des campagnes vertes, des villages, un large fleuve qui se détourne brusquement pour embrasser Dresde et qui, après l’avoir embrassée, s’enfuit brusquement — et la splendide couronne des montagnes qui enserre le tapis comme un galon d’arabesques — et le ciel italien, d’un bleu pur, étendu sur toute la contrée. Il me semblait que l’air avait un goût agréable, les arbres fruitiers répandaient de douces senteurs, et partout des bourgeons et des fleurs, la nature entière avait l’air d’une jeune fille de quinze ans. »

Heinrich von Kleist (1777-1811) schilderte Dresden im Elbtal so:

  • « Es liegt, vieltürmig, von der Elbe geteilt, in einem weiten Kessel von Bergen. Der Kessel ist fast zu weit. Unzählige Mengen von Häusern liegen so weit umher wie vom Himmel herabgestreut. Die Stadt selbst sieht so aus, als wenn sie von den Bergen herab zusammengekollert wäre. »

Baudelaire

L’invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,                       Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Songe à la douceur                            Luxe, calme et volupté. D’aller là-bas vivre ensemble ! Aimer à loisir,                                      Vois sur ces canaux Aimer et mourir                                   Dormir ces vaisseaux Au pays qui te ressemble !                 Dont l’humeur est vagabonde ; Les soleils mouillés                             C’est pour assouvir De ces ciels brouillés                          Ton moindre désir Pour mon esprit ont les charmes        Qu’ils viennent du bout du monde. Si mystérieux                                       – Les soleils couchants De tes traîtres yeux,                             Revêtent les champs, Brillant à travers leurs larmes.             Les canaux, la ville entière, D’hyacinthe et d’or ; Là, tout n’est qu’ordre et beauté,        Le monde s’endort Luxe, calme et volupté.                        Dans une chaude lumière.

Des meubles luisants,                          Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Polis par les ans,                                  Luxe, calme et volupté. Décoreraient notre chambre ; Les plus rares fleurs Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l’ambre, Les riches plafonds, Les miroirs profonds, La splendeur orientale, Tout y parlerait À l’âme en secret Sa douce langue natale. Baudelaire, L’Invitation au voyage le désir selon Gilles Deleuze

Le désir c’était quoi C’était pas ce qu’on a cru… ça été un grand malentendu, un tout petit malentendu. On voulait dire une chose, vraiment très simple. On prétendait présenter un nouveau concept de désir. Les concepts renvoient à des choses extrêmement concrètes. Il n’y a pas de concepts philosophiques qui ne renvoient à des déterminations non philosophiques. On voulait dire la chose la plus simple du monde. On voulait dire jusqu’à maintenant, vous parlez abstraitement du désir, parce que vous extrayez un objet supposé être l’objet de votre désir. Vous pouvez dire, je désire une femme, je désire faire tel voyage, je désire ceci, cela. Et nous, on disait une chose très simple, vous ne désirez jamais quelqu’un ou quelque chose, vous désirez toujours un ensemble. Ce n’est pas compliqué. Et notre question, c’était, quelle est la nature des rapports entre des éléments, pour qu’il y ait désir, pour qu’ils deviennent désirables. Je vais dire, je ne désire pas une femme, j’ai honte de dire des choses comme ça, c’est Proust qui l’a dit, et c’est beau chez Proust, je ne désire pas une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé dans cette femme, un paysage qu’au besoin je ne connais pas et que je pressens et tant que je n’aurai pas déroulé le paysage qu’elle enveloppe, je ne serai pas content, c’est à dire que mon désir ne sera pas abouti, mon désir restera insatisfait. Là, je prends un ensemble à deux termes, femme-paysage. Mais c’est tout à fait autre chose, quand une femme désire une robe, tel chemisier, c’est évident qu’elle ne désire pas telle robe, telle chemisier dans l’abstrait, elle le désire dans tout un contexte de vie à elle qu’elle va organiser, elle le désire non seulement en rapport avec un paysage mais avec des gens qui sont ses amis, ou avec des gens qui ne sont pas ses amis, ou avec sa profession etc. Je ne désire jamais quelque chose de tout seul. Je ne désire pas un ensemble non plus, je désire dans un ensemble. Là, on pourrait revenir sur ce qu’on disait sur l’alcool, boire. Boire, ça ne veut jamais dire boire et puis voilà. ça va dire ou bien je désire boire tout seul en travaillant, ou bien boire tout seul en me reposant, ou bien aller retrouver les copains pour boire, aller dans tel petit café. En d’autres termes, il n’y a pas de désir qui ne coule dans un agencement. Si bien que le désir, pour moi, ça a toujours été, si je cherche le terme abstrait qui correspond à désir, je dirai c’est CONSTRUCTIVISME. DÉSIRER, c’est CONSTRUIRE UN AGENCEMENT, c’est CONSTRUIRE UN ENSEMBLE, l’ensemble d’une jupe, d’un rayon de soleil, [d’une femme dit Claire Parnet] d’une rue… l’agencement d’une femme, d’un paysage, d’une couleur, voilà ce que c’est un désir, c’est donc construire un agencement, une région, c’est vraiment agencer. Le désir, c’est du constructivisme, ….

Erotisation du paysage urbain : Aragon poème La Nuit de Moscou : ambiguïté d’une description urbaine où les lumières sont des bijoux, les immeubles des corps : Des sautoirs de clarté tracent les perspectives L’ombre fuit sur les toits à cette heure tardive Et multiple Babel à l’assaut du néant Au-dessus du lacis familier des venelles Des édifices blonds postés en sentinelle étoilent la ténèbres à leur front de géant.

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