–––– Culte de la Terre-Mère ou de la Grande déesse –––––––––––––––––––––––––––––
Pour l’historien des religions Frédéric Lenoir (Petit traité d’histoire des religions-Plon 2008) le passage pour l’homme de l’état de chasseur/cueilleur à l’état d’éleveur/agriculteur a pour effet symbolique de « sortir » l’homme de la nature. L’homme éprouve alors un sentiment nouveau, celui de pouvoir maîtriser le monde naturel ou pour le moins composer avec lui. L’homme n’était auparavant un élément de la Nature, avec la naissance et le développement des techniques agricoles la Nature devient une entité extérieure à lui même dont il occupe le centre. Sur le plan des croyances religieuses, les esprits de la Nature et le Dieu primordial créateur de l’univers, jugés sans doute trop « passifs » sans totalement disparaître, font place à de nouvelles divinités plus efficientes qui jouent un rôle dans les nouvelles activités humaines que sont l’élevage et l’agriculture; en même temps leurs représentations s’anthropomorphisent. Si ces divinités sont la plupart du temps féminines même si elles sont souvent accompagnées de taureaux ou de serpents représentant le principe mâle, c’est que les qualités de fécondité et de fertilité qui sont l’apanage de la féminité sont déterminantes pour la survie et la prospérité des premières communautés agricoles. Une analogie profonde lie la Terre au pouvoir de la féminité capable de donner la vie, de la nourrir, de la soigner et de l’entretenir.
De cette attitude mystique et de caractère sacré qu’ont de nombreux peuples ou civilisations est née le culte rendu à une Déesse-Mère ou Grande Déesse, « mère universelle », personnifiant la Nature ou la Terre, procréatrice de vie, personnification et garante de la fertilité et de la fécondité.
Vénus de Willendorf – Femme Menhir – Italia, Terre-Mère
Il n’est pas certains que les Vénus paléolithiques dont la Vénus de Willendorf ( 22.000-24.000 ans av. J.C.) est l’un des exemples les plus caractéristiques relèvent de ce culte mais il est certain que les premières civilisations agraires du Proche-Orient, de l’Indus et l’Inde (7.000-3.000 ans av. J.C.) vénéraient des déesses de la Terre, des Eaux et de la végétation. En Egypte, le culte de la déesse-Mère portant un enfant dans les bras se poursuivra jusqu’à l’avènement du christianisme; certaines théories relient d’ailleurs le culte de la Vierge Marie à ces anciennes croyances. Les Grecs de l’Antiquité pensaient qu’une divinité première, qu’ils avaient nommés Gaïa, avait créé l’Univers à partir du Chaos. Les anciens Basques adoraient Mari qui représentait la Nature.
Avec l’élevage et la domestication des animaux, le rôle du mâle dans le processus de procréation fut mis en évidence et le processus de procréation qui était jusqu’à présent l’apanage de la femme et un mystère ….la déesse-mère fut doublée d’un partenaire mâle qui était souvent l’un de ses parents et qui appara » L’origine de l’embryon qui se développe dans le ventre maternel est sans aucun doute un mystère aux yeux de l’homme primitif… étant donné le temps qui sépare la fécondation de la naissance, il est probable que ce dernier a accordé une signification et une valeur à la gestation et à la naissance bien avant de comprendre que ces phénomènes étaient le résultat de la conception lors du coït. » (S.G.F. Brandon)
Pour Marija Gimbutas, archéologue et anthropologue, la préhistoire aurait été le théâtre d’un Culte de la déesse depuis le paléolithique inférieur (aurignacien) jusque vers – 3.000 ans avant J.C. à l’Âge du Bronze où elle aurait été remplacée par la culture patriarcale. Pour qualifier les sociétés pratiquant ce culte Maria Gimbutas préfère le terme plus neutre de « matristique » à celui de matriarcat dont le suffixe -arcat implique un rapport de domination ( archein : commander). Ce matriarcat aurait été un type de société non sexiste dans lequel aucun sexe n’aurait entraîné de rapport de domination sur l’autre, pacifique et les homosexuels y auraient été révérés, l’organisation sociale aurait été de type communiste par la mise en commun de tous les biens. La théorie de Maria Gimbutas est fortement contestée (David Anthony, Andrex Fleming, Peter Ucko, Cynthia Eiler : the myth of Matriarchal Prehistoty). Une autre théorie présente au contraire le matriarcat comme une gynocratie dans lequel le pouvoir aurait été exercé par les femmes; son théoricien, le suisse Johann Jakob Bachofen parle alors de Mutterrecht, le « Droit maternel ». Selon ce chercheur, la promiscuité des temps préhistoriques aurait favorisé le matriarcat dans la mesure où seule la maternité pouvait être prouvée et où l’ignorance des secrets de la procréation pouvait laisser croire que les femmes se reproduisaient par parthénogenèse.
issait comme subordonné à elle. Au fur et à mesure du renforcement des collectivités agricoles et de la montée en puissance des cités-états qui avaient donné naissance au patriarcat, les partenaires masculins de la déesse primordiale prirent de plus en plus d’importance et la supplantèrent sans la faire disparaître totalement.
Le culte de la terre nourricière et son assimilation à une déesse-mère ne peut être séparé de la mort de la même manière que la vie est intrinsèquement liée à la mort. La terre donne la vie et accueille la mort dans son sein. Chez les anciens grecs, le cycle des saisons porte en lui la mort de la nature à la fin de l’été et en hiver et sa regénération au printemps avec le départ et le retour de Proserpine aux enfers de l’Hadès. Dans ce processus la mort n’est pas une fin mais une En même temps la mort et la naissance ne peuvent être séparés de l’organisation sociale des hommes avec le culte des ancêtres et le patriarcat. matrilinéarité et
« La femme est donc mystiquement solidarisée avec la Terre; l’enfantement se présente comme un variante, à l’échelle humaine, de la fertilité tellurique. Toute les expériences religieuses en relation avec la fécondité et la naissance ont une structure cosmique. La sacralité de la femme dépend de la sainteté de la Terre. La fécondité féminine a un modèle cosmique : celle de la Terra Mater, la Genitrix universelle.(…) ». « Dans certaines religions, la Terre-Mère est imaginée capable de concevoir toute seule, sans l’aide d’un parèdre. On retrouve encore les traces de telles idées archaïques dans les mythes de parthénogenèse des déesses méditerranéennes. C’est une expression mythique de l’autosuffisance et de la fécondité de la Terre-Mère. A de telles conceptions mythiques correspondent les croyances relatives à la fécondité spontanée de la femme et à ses pouvoirs magico-religieux occultes qui exercent une influence décisive sur la vie des plantes. Le phénomène social et culturel connu sous le nom de « matriarcat » se rattache à la découverte de la culture des plantes alimentaires par la femme. C’est la femme qui cultiva, la première, les plantes alimentaires. C’est elle qui naturellement devient le propriétaire du sol et des récoltes. Les prestiges magico-religieux et, et par voie de conséquence, la prédominance sociale de la femme ont un modèle cosmique : la figure de la Terre-Mère. »
Mircea elliade
–––– mythologie de la terre ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Pour la mentalité grecque, l’Ordre des choses ne peut être immuable car la force cosmique qui anime l’univers, est par essence destructrice et vise à défaire l’harmonie existante jusqu’à la création d’un ordre nouveau.
Dans la Théogonie d’Hésiode, Zeus, après sa victoire contre les Titans structure l’Univers et attribue aux autres divinités leurs attributs et leurs compétences. L’univers est réparti en trois zones dont deux sont assignées à l’un de ses frères : la Mer à Poséidon, le monde souterrain à Hadès. Lui-même se réserve la maîtrise du ciel. La terre où vivent les mortels est traitée comme un cas à part, elle reste en indivision entre les dieux et c’est sur elle que les hommes, grâce à la pratique du sacrifice, établissent leurs relations avec les dieux et avec les rites funéraires les relations entre les mondes de l’au-delà et des vivants.
Les divinités méditerranéennes liées à la terre
Chez les Sumériens, Nannu, la Mère, forme les eaux primordiales et donne naissance par parthénogenèse à la Montagne cosmique constituée de An (le principe masculin) et Ki, la Terre (principe féminin). Leur union donnera naissance à Enlil qui séparera ses parents, An formant le ciel et Ki et son fils Enlil formant la Terre et l’univers organisé.
Gaïa est dans la mythologie grecque une déesse primordiale ancêtre des autres dieux et de nombreuses autres créatures. Elle possède le statut de Déesse Mère et fait partie des divinités chthoniennes. Son nom est une traduction littérale du mot « Terre ».La Théogonie d’Hésiode la présente comme succédant au Chaos en compagnie d’Eros (l’Amour). Elle enfantera Ouranos (le ciel) sans intervention mâle, puis Pontos (le flot marin), puis Ouréa (les montagnes). Unie à son rejeton Ouranos, elle donnera naissance à des êtres monstrueux tels les Titans, les Cyclopes et les Hécatonchires qu’Ouranos l’obligera à garder dans son ventre. Le dernier de ses fils, le titan Cronos émasculera son père Ouranos et libérera ses frères. Elle donnera ensuite naissance à de nombreuses autres créatures de la mythologie grecque. Après la prise du pouvoir de son petit-fils Zeus, fils de Cronos et de Rhéa, elle fomentera un complot contre celui-ci avec l’aide des Géants et du serpent Typhon mais elle sera finalement vaincue.
Plus tardivement, la déesse se confondra avec des déesses fécondatrices telles la déesse-mère phrygienne Cybèle, à la déesse vierge du foyer Hestia, Thémis, l’une des trois Hespérides, déesse de la justice, et Chthon, la « terreuse ».
Il faut noter que Zeus, le roi des dieux qui règne sur le ciel, possèdent également des attributs relatifs à la prospérité et à la fertilité apanage d’autres divinités. C’est ainsi qu’il est également assimilé au dieu Chthonios, le dieu souterrain de la fertilité car c’est du ventre de la terre que sortent les cultures où il supplante son frère Hadès. A Athènes, on célébrait Zeus à l’occasion des moissons où il supplantait ainsi la déesse Demeter.
Tellus est l’équivalent chez les romains de la Gaïa de la mythologie grecque. Elle est également connue sous les dénominations de nom de Tellus mater (chez Tite-Live), Terra mater , Magna mater, Grande Mère, Alma Mater (mère nourricière), Bonne déesse, Mère des dieux. Elle est associée à Jupiter, le dieu-Père par excellence et à Cérès, la déesse des moissons. dans cette association Tellus représente le plus souvent la terre, le sol alors que Cérès représente la fécondation, la croissance et la moisson (Cicéron, Ovide).
« Tellus, déesse sainte,
Mère de la Nature vivante
Nourriture de la vie
Tu punis et récompenses en éternelle équité
Et, lorsque la vie nous a quittés,
c’est en Toi que nous trouvons refuge
Car tout ce que Tu distribues
En Ta Matrice retourne.
C’est justement que l’on Te nomme Mère des dieux
Puisque par Ton équité
Tu as conquis le pouvoir des dieux
Tu es vraiment mère des peuples et des dieux
Puisque sans Toi rien ne peut prospérer, rien ne peut exister
Tu es puissante – des dieux Tu es
La Reine et aussi la Déesse. »
Eulogie (IIe siècle après J.-C.)
Rhea, fille de Gaïa et d’Ouranos et mère de Zeus était une Titanide, déesse grecque des forces de la nature, des animaux et de la Terre. Elle épousa son frère Cronos.
Demeter (Cérès chez les romains), son nom signifie Terre Mère ou Mère du grain, fille de Rhea et de Chronos et sœur de Zeus est la déesse grecque du blé et de la terre fertile, liée à la vie agricole, au changement des saisons et à la résurrection. Elle représente la terre labourée, la semence enfouie dans le sol ainsi que le monde des ténèbres et de la mort. Plus tard elle sera identifiée à la déesse égyptienne Isis, déesse de la fertilité et de la résurrection consécutive aux saisons. Elle épousera son frère Zeus avec lequel elle aura une fille, Coré ou Perséphone qui sera enlevée par l’Hadès.
Cérès, fille de Saturne et de Ops est la déesse romaine de l’agriculture, de la fertilité et des moissons. C’est elle qui a apprit aux homme l’art de cultiver la terre, de semer, de récolter le blé et d’en faire le pain. Elle est la mère de Proserpine, déesse du monde souterrain et du retour de la végétation au printemps. Les romains l’ont assimilé à la Cybèle phrygienne.
Ops est la déesse romaine de la prospérité et de l’abondance. Elle est liée à Consus, le dieu qui fait germer les céréales en terre et les conservait les protège dans les greniers (condere) d’où ses autres noms de Consiva et Opeconsiva et associée également à Saturne. Comme Saturne était identifié au dieu grec Cronos, Ops fur également identifiée à la Rhéa grecque, la compagne de Cronos et la mère de Zeus et à la déesse Cybèle. Ops était une déesse italique très ancienne d’origine sabine, dont le nom en osque ancien signifiait « la terre » ou « les richesses de la terre ». Ce sens a été conservé dans le latin « opes » (les ressources) et a donné en français le mot opulent. Ellle est invoquée dans le culte et dans la langue populaire sous les vocables de Op Mater, Ops Opalenta et Ops opinera. A Rome, un autel double aurait été élevé en l’an 7 de notre ère en l’honneur des déesses Cérès Mater et Ops Augusta.
Cybèle, la déesse phrygienne dans la tradition lydienne a été adoptée par les romains qui en ont fait une déesse de la fertilité et de la nature sauvage et qui l’ont présenté comme une « Magna Mater », Grande Déesse, Déesse Mère ou Mère des dieux. Elle était souvent confondue avec Ops, Vesta, Tellus. Elle faisait l’objet d’une grande vénération en Gaule.
Ce bas-relief romain du IIe siècle après J.C. originaire de Carthage est une allégorie de Tellus, la Terre-Mère, et symbolise plusieurs déesses fécondes et nourricières : Cérès portant sur ses genoux une gerbe de blé, de fleurs et de fruits, Vénus génitrix tenant deux nourrissons dans ses bras. La déesse Tellus était également honorée sous le nom de Cybèle associée au roc et à la montagne ce qui explique l’assise de rochers dans le bas-relief.
Les peuples germaniques avaient développé le culte de la Terre, leur panthéon comportait un grand nombre de divinités agraires liées à la fécondité et à la fertilité : dieux Vanes, déesse-Mère Nerthus, l’épouse de Thor, Frigg, une déesse tellurique et ils se livraient à de nombreux rites de la fertilité : femme enceinte semant les graines, femme nue semant les petits pois, sacrifice d’animaux à même la terre, jeune fille traçant les premiers sillons ou liant la première gerbe. Les divinités de la fertilité étaient en même temps liées aux cultes funéraires, la mort étant considérée comme l’occasion d’une renaissance et une régénération.
On considère que les termes « Déesse-Mère » ou « Terre-Mère » s’appliquent à la Nature précédant l’avènement de l’agriculture en tant que « Mère » de l’univers physique et des formes vivantes, animaux et plantes, qui le peuplent alors que le terme « Grande déesse » s’applique plutôt à la divinité garante de la fécondité et de la fertilité, conditions nécessaires au bon fonctionnement de l’agriculture
–––– La Terre comme matrice universelle –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Les mythologies de plusieurs peuples amérindiens décrivent la Terre comme la Mère universelle, la matrice du genre humain : les ancêtres des êtres vivants et des hommes en particulier auraient vécus en l’état d’embryons au sein des entrailles de la Terre et auraient gagnés un jour sa surface. la gestation du foetus au sein de sa mère et son expulsion au moment de l’accouchement reproduit l’évènement primordial de création de l’espèce humaine.
Chez certains peuples mélanésiens (Îles Trobriand, Nouvelle-calédonie, Nouvelle-Zélande), le fruit de la terre produit par l’horticulture est procréé de manière analogue au petit de l’homme. On retrouve dans les techniques et les rituels agraires de ces peuples la distinction entre les principes mâle et femelle et les divers stades de la fécondation et de la gestation humaine. De ce fait les fondements des structures de la société des hommes et de la Nature apparaissent en correspondance et en analogie et se justifient mutuellement. Il ne s’agit aucunement de deux mondes parallèles qui fonctionneraient sur les mêmes schèmes, les deux mondes apparaissent apparentés : par les produits de la nature et de l’agriculture fournis par la Terre nourricière, les vivants peuvent se nourrir et survivre mais aussi les morts par les offrandes offertes par les vivants.
Chez les aborigènes d’Australie et dans les Îles Trobriand, le foetus est l’esprit d’un ancêtre réincarné dans le ventre de la mère. Aux Îles Trobriand, lorsque les esprits sont las de séjourner dans le royaume des morts, ils prennent la forme d’un esprit-enfant semblable à un fœtus et se laissent dériver sur les flots. Ce sont leurs pleurs que les pêcheurs entendent dans le bruit des vagues ou le gémissement des vents. Il est alors recueilli par un autre esprit du même clan que lui, apparenté à la future mère qui doit le porter et l’enfanter et qui le transporte jusqu’à proximité de celle-ci. L’incorporation dans le corps de la mère s’effectue alors par la tête (par un rêve ?) ou lors d’une baignade ou d’une ablution. Il s’ensuit de ce qui précède que dans la naissance d’un enfant, la perpétuation de la lignée maternelle et de son clan est essentielle et que le rôle du père est négligeable (Malinovski). En fait, il semble que la marque du père s’imprime sur l’enfant durant la gestation de celui-ci par la mère par l’activité sexuelle qu’il peut exercer jusqu’au cinquième mois de grossesse à partir duquel la femme retourne vivre jusqu’à son accouchement dans la maison paternelle sous la surveillance de sa mère. Par là, le père façonne et sculpte son enfant (Kuli : coaguler, façonner) et fait ainsi qu’il lui ressemblera physiquement. Dans cette interprétation, l’esprit de l’enfant apparaît « donné cérémonieusement par les ancêtres maternels, vivifié et nourri par le sang de la femme, et façonné dans sa forme corporelle par la force virile du père » (Jacques Vernand et Jean Margot-Duclos).
On retrouve curieusement cette idée chez Aristote quand il écrit (De la génération des animaux) : « C’est le mâle qui apporte la forme et le principe du mouvement; la femelle apporte le corps et la matière » et « Le mâle agit sur la femelle comme le potier sur la glaise qu’il emploie, l’ouvrier sur le bois qu’il travaille ».
Malinovski aux îles Trobriand, 1918 : la blancheur immaculée de l’anthropologue
Cette vision de la procréation trouverait dans les Îles Trobriand son pendant dans la reproduction et la croissance des plantes comestibles. C’est ainsi que la cérémonie rituelle qui ouvre le cycle du jardinage porte parfois le nom de « ouverture du ventre du jardin » et ne concerne que les hommes. Le maître de cérémonie commence par ouvrir une route en position centrale et à entourer l’espace du jardin par une clôture pour le séparer de la nature sauvage et le délimiter comme espace clos et domestique; les esprits malfaisants et les animaux néfastes de la brousse sont alors chassés de l’espace du jardin. L’allée centrale a également pour rôle de favoriser la venue d’esprits familiaux bienfaisants et fertilisants et les vents, en Nouvelle-Calédonie, on tarde un chemin tortueux jusqu’au cultures pour l’accès du serpent plature (serpent de mer) ou du lézard, animaux-totems. Les différentes parties du jardin sont organisées de manière complexe et hiérarchique suivant une échelle magico-religieuse en fonction de leur orientation et leur position par rapport à l’allée centrale. D’autres actions technico-religieuses ne concernent que les femmes ou bien des équipes mixtes. Les formules magiques récitées lors de la cérémonie d’inauguration assimile clairement le jardin à un être vivant féminin : « Montre la voie sous terre, dans la terre profonde. Montre la voie fermement jusqu’aux fermes amarres… Le ventre de mon jardin se gonfle, le ventre de mon jardin se soulève comme un enfant, etc. »
Un peu plus tard, assis à la manière d’une femme et invoquant des ancêtres féminins du groupe, le maître de cérémonie insérera dans le sol du jardin un rameau de fertilité et récitera un nouveau charme destiné à faire élever le ventre du jardin. Il frottera également la surface de celui-ci avec un mélange d’herbes parfois bouillies dans de l’huile de noix de coco afin de le rendre doux et fertile à la façon d’un onguent dont on s’enduit le corps. La clôture de la cérémonie voit le sorcier frapper le sol du jardin de plusieurs coups de son bâton magique en prononçant l’incantation suivante : « Je te frappe, sol, ouvre-toi et laisse les récoltes se développer à travers la terre. Agite-toi, sol. Gonfle-toi comme un enfant, etc. » Cette cérémonie est destinée à lever les tabous qui interdisent la pénétration fertilisante de la terre mais on peut y voir aussi une sorte de défloration rituelle du ventre de la terre comme organisme vivant. Les incantations de la cérémonie de l’ensemencement pratiquée par les hommes seuls sont du même registre : « Bogina’i (?) a été récemment déflorée… Mais votre vulve, Bomigawa (?), là au coin de la palissade qui clôt le jardin, a eu pendant longtemps une croissance énorme », et encore « L’igname grandira d’autant mieux que le sol aura été pénétré et brisé plus profondément lors de l’ensemencement et travaillé avec plus de soin ». Comme autres indices de l’identification de la fertilité agricole avec la procréation humaine, on citera le fait que l’igname est appelé « enfant du jardin », que le mot utilisé pour bercer l’enfant et porter l’igname est le même : kopo’i, que les semences de certaines plantes sont appelées les « mères », que les racines nouvellement apparues sont appelées les « enfants aînés ou cadets » selon l’ordre chronologique de leur venue, que les restes de la plante déterrés après la récolte sont appelés du même nom que le placenta.
Après ces cérémonies qui ont pour fonction de former à l’intérieur de la terre, à partir des semences, les nouveaux fruits et qui sont principalement exécutées par les hommes s’ouvre un nouveau cycle de cérémonies qui sont elles, l’apanage des femmes : il s’agit de faire croître les plantes ainsi formées. Le sarclage, réalisé exclusivement par les femmes, interdit la présence d’hommes dans les jardins. Ces deux phases qui rythment les travaux de jardinage et qui mettent en scène chronologiquement s’apparentent aux deux phases de la gestation humaine au cours desquelles, l’homme durant les cinq premiers fois « façonne » le fœtus et la femme pendant les quatre derniers mois le nourrira et le fera grandir. (Jacques Vernand et Jean Margot-Duclos).
matriarcat et matrilinéarité
la famille matrilinéaire est un système de filiation dans lequel les individus relève du lignage de la mère. Dans ces familles la transmission des biens (héritage), des noms de famille et des titres s’effectue par le lignage féminin, tout d’abord de mère à fille puis sous l’emprise de la filiation patriarcale de mère à fils, puis d’oncle à neveu. Dans le système matrilinéaire, la femme est détentrice du pouvoir de la régénération de la lignée ancestrale et à ce titre est respectée en tant que porteuse et représentative de la mémoire de la famille et de la société. Ce rang sera perdu à l’avènement de la société patriarcale.
Quelques sociétés matrilinéaires actuelles et anciennes :
les Minangkabau (Sumatra), les Burgondes où « la succession se faisait non point de père en fils mais sur désignation de la mère en faveur de tous ses fils, quels qu’en soit le père, légitimes ou non. Cette pratique aboutissait au partage du royaume en autant de parts que d’enfants, lesquels n’avaient de cesse de se massacrer afin de récupérer l’ensemble du territoire » (Michel Rouche), les anciens Celtes avec le système du forestage où l’éducation des garçons était confiée à l’oncle maternel et permettait ainsi le contrôle de l’héritage.
Mircea Eliade, dans son essai Mythes, rêves et mystères cite les anciennes légendes européennes qui attribuent l’origine des enfants aux grottes, cavernes, fentes, rochers, sources, rivières qui constituent autant de passerelles avec les entrailles de la Terre. C’est en approchant ou fréquentant ces éléments naturels que les femmes « recevaient l’enfant » et devenaient enceintes. Dans plusieurs langues, l’homme est nommé « né de la Terre », les anciens Romains désignaient le bâtard terrae filius .
culte de la fertilité : menhir de Kerloas à Plouarzel (Finistère)
Hymne homérique
« C’est la terre que je chanterai, mère universelle aux solides assises, aïeule vénérable qui nourrit sur son sol tout ce qui existe (…). C’est à toi qu’il appartient de donner la vie aux mortels comme de la leur reprendre (…). Heureux celui que tu honores de ta bienveillance! Pour lui la glèbe est lourde de récoltes, dans les champs ses troupeaux prospèrent et sa maison se remplit de richesses. »
Paroles amérindiennes
« Sais-tu ce qu’est l’attraction terrestre ? » — « La gravitation ? » « Non je parle de la vraie chose : de l’amour que la Terre a pour nous. La Terre nous aime tant qu’elle veut nous garder près d’elle. Elle nous maintient à la surface de cette planète, par la force du désir qu’elle a de nous nourrir, de nous voir grandir. Sans cela nous volerions dans l’atmosphère.»
« Vous me demandez de labourer la terre. Dois-je prendre un couteau et déchirer le sein de ma mère ? Alors, quand je mourrai, elle ne voudra pas me prendre dans son sein pour que j’y repose. Vous me demandez de creuser pour trouver de la pierre. Dois-je creuser sous sa peau pour m’emparer de ses os ? Alors, quand je mourrai, je ne pourrai plus entrer dans son corps pour renaître. Vous me demandez de couper l’herbe, d’en faire du foin, de le vendre pour être aussi riche que les hommes blancs. Mais comment oserai-je couper les cheveux de ma mère« . (paroles du prophète indien, Smohalla, de la tribu Umatilla).
« La nature est notre Terre Mère, et elle nous donne tout ce dont nous avons besoin. Mais l’Homme, dans sa cupidité et son ignorance, prend à la nature plus que ce dont il a besoin. Plutôt que de protéger Celle qui le fait vivre, il abuse de tout ses dons. La nature, jusqu’à présent, est restée patiente. Mais les esprits qui protèges les éléments de la nature ne peuvent pas rester ainsi sans se défendre. Voilà pourquoi aujourd’hui, lorsqu’un orage éclate, ce n’est pas juste une pluie rafraîchissante qui tombe sur la terre, mais un torrent d’eau qui prend tout sur son passage. Quand le vent souffle, ce n’est plus un simple brin d’air, mais une véritable tornade qui arrache tout sur son passage. Les esprits de la Nature sont maintenant fâchés, et tant que l’Homme ne fera pas ce qui est nécessaire pour rendre un peu à la nature ce qu’il lui a pris, en la protégeant et en priant pour devenir des êtres vivants plus responsables, alors les éléments se déchaîneront. Les indiens d’Amérique, dans leur traditions ancestrales, savaient qu’il ne fallait pas prendre plus à la nature que ce dont il avaient besoin. La chasse et la pêche étaient maîtrisées et raisonnable. Des prières et des chants étaient récités chaque jour pour remercier la Terre Mère et ses esprits pour tous leurs bienfaits et leur générosité. Mais aujourd’hui, l’Homme prend sans se soucier des conséquences de ses actes, ne réfléchissant qu’au bénéfice qu’il peut tirer de ce qu’il a prélevé. Il ne coupe pas un seul arbre pour se chauffer, mais 1000 arbres pour les revendre et faire du bénéfice. Lorsqu’il construit une usine, il ne se soucie pas de savoir si les déchets polluant de son industrie se retrouvent dans la rivière voisine, tuant les poissons et empoisonnant les indiens qui y pêchent. Il ne pense qu’a faire des économies pour gagner toujours plus. Les esprits de la rivière ne laisseront pas faire une telle chose encore très longtemps. La Terre Mère aujourd’hui doit se défendre. Puissions-nous retrouver la raison et faire ce qu’il faut pour calmer sa colère. Prions pour cela ».
Pour Platon, la femme « imite » la terre en accueillant en elle la semence du mâle comme la terre accueille la graine qui y germera et donnera naissance à la plante. L’assimilation de la femme à la terre se retrouve dans l’mage du mariage et du coït qui apparaissent aux yeux des Grecs comme un labour dont l’homme est le soc et la femme le sillon. Plutarque signale à ce sujet qu’il existait à Athènes trois cérémonies sacrées ou le labour était mis en scène : « le plus sacré de tous est l’ensemencement et le labour conjugal qui a en vue la procréation des enfants ». la femme est ainsi assimilée et identifiée à un champ cultivé qui soit dit en passant appartient au mari car c’est la condition nécessaire à la légitimation du nouveau-né. Jean-Pierre Vernand formule l’hypothèse que les cérémonies des labours sacrés chez les Grecs pourraient être les vestiges d’anciens rites dont la fonction auraient constituée à définir le calendrier agricole mais aussi de réaliser le mariage du roi et de sa terre. Il est à noter que pour Nicole Loraux, contrairement à ce qu’affirme Platon, c’est la terre qui « imite » la femme et non l’inverse.
–––– la terre-sœur maternelle –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Loué sois-tu, monseigneur,
pour notre maternelle sœur la terre
qui nous porte et nous mène,
et produit la variété des fruits et de l’herbe
François d’Assise
Loué sois-tu, mon Seigneur,
pour notre maternelle soeur la terre,
qui nous porte et nous mène,
et produit la variété des fruits et l’herbe.
François d’Assise
–––– « Né de la terre » – l’autochtonie ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
De ce lien premier de l’homme avec sa terre d’origine vient ce sentiment d’attachement à sa patrie, à son terroir que l’on nomme l’autochtonie. Pour Mircea Eliade, le souvenir obscur, pour les hommes, d’être nés de la Terre a engendré chez eux un sentiment de parenté biologique et cosmique avec leur environnement physique qui se traduit par une attitude mystique vis à vis du lieu où ils vivent.
Dans la mythologie grecque, un autochtone (du grec ancien autos, « le même » et Khthon, « la Terre », est un individu né spontanément de la Terre comme une plante. C’était le cas du fondateur d’Athènes, le roi-serpent Crécops que certaines sources présentent comme étant le fils de la déesse-Mère chthonienne Gaïa, Un autre roi-serpent d’Athènes, Erichtonios, fils du dieu Ephaïstos et de la Terre naîtra un peu plus tard de la même manière. Dans la mythologie grecque, le serpent apparait comme l’incarnation des puissances chtoniennes.
Jean-Pierre Vernand cite la pratique chez les anciens Grecs des cérémonies de labours sacrés et de rites religieux d’autochtonie dans lesquelles les hommes s’affirmaient comme « nés de la terre » et cite la relation d’ordre symbiotique entre la terre et le groupe humain qui la cultive. Dans les cités grecques, l’étranger était privé du droit d’acquérir des terres dites « de cité » qui étaient l’apanage des citoyens autochtones. Pour les athéniens, la citoyenneté découlait du fait d’être né sur le territoire de la cité.
Maternité de la terre : lecture par le genre et la rhétorique patriotique
Le concept de maternité de la terre renvoie à la fonction de la terre et non à sa déification en tant que Grande Déesse. L’analyse de l’analogie de la terre et de la mère en s’appuyant sur la notion de genre ouvre des perspectives nouvelles pour l’étude du concept (Violaine Sebillote Cuchet). Dans une thèse déjà ancienne, Françoise Héritier explique le phénomène de la domination masculine par le désir des hommes de dessaisir les femmes de leur rôle prépondérant dans le processus de reproduction sexuée. Les hommes auraient « peur » de la puissance féminine qui se manifeste dans la puissance maternelle et la capacité de faire « seule » les enfants (voir chapitre La Terre comme mère universelle sur les Îles Trobriand) et souhaiteraient la réduire. Pour l’helléniste Nicole Loraux la représentation mythique de la terre mère a des conséquences politiques importantes qui fonctionne sur trois niveaux :
- elle permet de « naturaliser » la démocratie : » « Nous et les nôtres, tous frères nés d’une même mère, nous ne nous croyons ni les esclaves ni les maîtres les uns des autres, mais l’égalité d’origine établie par la nature nous oblige à rechercher l’égalité politique établie par la loi » (Ménexène).
- elle permet l’anoblissement du genos athénien (familles de même lignage) : l’isogonia (l’égalité par la naissance) est eugeneia (bonne naissance) et permet d’ancrer le régime dans les représentations aristocratiques traditionnelles :« Cette bonne naissance a eu pour premier fondement l’origine de nos ancêtres qui, au lieu d’être des immigrés et de faire de leurs descendants des métèques dans le pays où ils seraient eux-mêmes venus du dehors, étaient des autochtones, habitant et vivant vraiment dans leur patrie, nourris non comme les autres par une marâtre mais par la terre, leur mère » (Ménexène).
- elle permet de déposséder les femmes de leur rôle dans la reproduction sexuée : « Il me suffira de constater que la ici que la Terre-Mère débarrasse à point nommé les Athéniens de l’autre sexe et de sa fonction reproductrice » (Françoise Héritier). La cité devient dans ce système celle des pères dont les femmes sont exclues.
Si la primauté du père dans la filiation s’impose pour permettre la transmission des statuts et des biens, l’importance de la mère s’affirme dans la reconnaissance par la société de son principe fécondant et son association à la terre. C’est ainsi que la terre fertile est qualifiée de mêtêr, de pammêtor et même matripolis (Colone en Attique) où le principe masculin est également présent dans l’évocation du fleuve fertilisateur dont le « flot vagabond (…) fidèlement chaque jour se hâte de venir, avec son onde pure , fertiliser les plaines de cette terre aux vastes flancs » (Sophocle) remplissant ainsi le rôle du fécondateur de la femme-champ ou la femme-sillon. Dans la mythologie grecque, les ancêtres des hommes et les villes sont souvent issus de deux éléments de la nature dont l’un est un fleuve (Nicole Loraux). L’association des principes féminin et masculin en Grèce pour permettre la procréation est générale; le cas d’Athènes où la terre seule aurait à la fois portée et engendrée est particulier.
La déclaration d’Oreste (Euripide)
« Si je suis un impie d’avoir tué ma mère, je porte un autre nom, celui d’homme pieux, car j’ai vengé mon père. Quel était mon devoir ? À deux raisons, opposes-en deux autres : mon père m’engendra, ta fille me mit au monde; elle fut le sillon qui reçut la semence d’autrui : or sans père, jamais il n’y aurait d’enfant. Je pense donc que l’auteur de mes jours avait droit à mon aide plutôt que celle dont j’ai reçu la nourriture. »
la déclaration d’Anaxagore (défendue par Aristote)
« la semence en effet est engendrée par le mâle, tandis que la femelle fournit le lieu. Désormais il faut donc penser, assure Aristote, que c’est « la femelle qui fournit la matière , et le mâle, le principe du mouvement, et que « toujours la femelle fournit la matière, et le mâle le principe créateur »
Ces exemples semblent indiquer que la vision grecque de la procréation assigne à la femme la cause matérielle mais
On promeut aujourd’hui la flexibilité comme une des conditions de l’excellence économique mais cette notion est une notion nouvelle née au XIXe siècle avec la révolution industrielle qui avait besoin de main d’œuvre. Auparavant, les hommes étaient rivés à leur terre sur laquelle ils se succédaient de générations en générations.
En 1903, on découvrit dans une grotte de la petite ville de Cheddar qui a donné son nom au fameux fromage local, le squelette d’un chasseur vieux de 9000 ans. On a récemment pu faire une analyse génétique du squelette et la comparer avec les données génétique de la population. On a alors pu constaté qu’un professeur d’histoire de la ville était le descendant direct du chasseur. Quelques centaines de mètres séparaient son habitation du lieu où son ancêtre avait été découvert… Le même constat a été fait en 1993 en Allemagne, à Göttingen, où les analyses génétiques ont prouvées les liens de parenté existant entre une famille vieille de 3000 ans et deux habitants de la ville qui habitaient à 1 kilomètre du lieu de la sépulture.
L’homme de Cheddar : le squelette et le site
–––– Les rites d’accueil du nouveau-né ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Le contact avec le sol induit une relation avec les puissances chthoniennes qui y résident mais ces puissances peuvent être bénéfiques ou maléfiques dans la mesure où elles sont aussi en relation avec la mort. A Bali, par exemple, une coutume veut que l’on ne doit pas déposer le nouveau-né sur le sol afin de le protéger de l’impureté et des démons avant la tenue de la cérémonie de sa présentation à la Terre et aux divinités ancestrales qui a lieu au bout de 105 jours après la naissance et au cours de laquelle il est accueilli dans la communauté des hommes et où il reçoit son nom.
Jean-Pierre Vernand cite à ce propose deux légendes de la mythologie grecque : la première, négative, met en scène une nourrice qui a désobéi en déposant à terre, malgré l’interdiction édictée par un oracle l’enfant royal dont elle avait la garde; celui-ci mourra alors, piqué par un serpent (légende d’Opheltès). A l’inverse, la seconde légende, positive, raconte l’histoire d’une femme qui lors de la guerre entre les Eléens (habitants d’une cité grecque de Campanie) et les Arcadiens a fait un rêve prémonitoire et offre son enfants aux Eléens, ceux-ci le déposent nu sur la terre du champ de bataille où il se transforme alors en serpent et met en déroute l’armée ennemie. A l’endroit où le serpent a disparu dans le sol, les Eléens éléveront un sanctuaire consacré au dieu-enfant que la déesse-mère Eileithyia d’origine crétoise, déesse de la fécondité, de la maternité et des accouchements, souvent assimilée à Artemis, avait fait surgir pour les sauver.
Le plus souvent, le dépôt du nouveau-né sur le sol est considéré comme bénéfique en particulier lorsque le sol est la « terre humanisée » de la maison paternelle. Dans la cérémonie grecque des Amphidromies qui consacrait la reconnaissance officielle du nouveau-né par son père, l’enfant était posé sur la terre près du foyer afin de marquer son appartenance au monde des hommes, à la lignée paternelle, à l’espace et à la propriété familiale cultivée et mise en valeur. Au cours de cette cérémonie était pratiqué un autre rite où l’on transportait au cours d’une ronde le nouveau-né autour du foyer afin de l’intégrer à l’espace domestique. Le foyer est par le feu qu’il perpétue est un symbole de purification et d’immortalité et en même temps représente le point d’ancrage de l’espace domestique sur l’étendue terrestre et l’axe vertical par lequel cet espace est en communication avec le monde d’en-bas et le ciel.
Le sens du dépôt sur le sol est différent dans le cas où le nouveau-né est déposé à l’extérieur du foyer, dans le monde sauvage et déshumanisé de la nature hostile. Dans de nombreuses mythologies, un nouveau-né est déposé en bordure d’un fleuve (Moïse) ou de ma mer, sur une terre inculte où il est trouvé et recueilli par un berger, dans une forêt ou une lande où il est nourrit par des animaux. Dans ce cas, le nouveau-né est exclu du monde des vivants, de la Cité des hommes. C’était le cas à Sparte, où le nouveau-né mal constitué était exclu de la cité par un conseil des anciens et déposé dans un lieu situé hors de la cité.
–––– Les rites mortuaires de retour à la terre ––––––––––––––––––––––––––––––––––––
De là, sans doute, sont issus les rites qui font retourner la dépouille mortuaire au sol qui l’a vu naître et les épitaphes qui les accompagnent : hic quo natus fuerat optants erat illi revers : « Là où il était né, là il a désiré revenir » (inscription romaine), « rampe vers la terre, ta mère » (Rig Veda), « Que la chair et les os retournent à nouveau à la Terre » (Chine). De la même manière que chez certains peuples, le nouveau-né était déposé symboliquement sur le sol (Grecs, Scandinaves, Allemands, Parsis, Japonais), en Chine, le mort était également déposé sur la terre ferme après que l’on ait recueilli son dernier souffle : l’enfant naît de la terre et le cadavre y retourne.
Les Grecs ont pratiqués deux formes de funérailles : l’incinération par laquelle le mort est « caché dans le feu » et l’inhumation dans lequel le mort est « caché dans la terre » (Jean-Pierre Vernand).
naissance d’Erichtonios
–––– l’archétype de la Terre-Mère –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Si l’on suit l’enseignement de Jung pour qui les archétypes véhiculent au niveau de l’inconscient les traces des expériences collectives passées et des mythes fondateurs de l’humanité et que l’archétype de la Grande Mère (Magna-Mater) rassemble toute les forces magiques et sacrées de la nature et du cosmos, comment ne pas considérer que l’archétype de la Terre-Mère joue toujours un rôle important dans l’inconscient collectif des Hommes et se traduit par des images et des constructions mentales projetées sur la Nature et le paysage ?
Pour certains psychologues spécialistes du fait religieux, le culte de la nature et de la vie correspond à une couche archaïque de la psyché faisant appel à la fonction maternelle et à la symbolique qui est attachée à l’image de la Mère, que cette symbolique soit positive (fécondité, totalité primordiale, harmonie) ou négative (toute-puissance, destruction, dévoration).
Le retour annoncé par certains mythes et religions vers un âge d’or s’apparente à un retour au Royaume des Mères; la Jérusalem céleste de l’Apocalypse est pour Jung une aspiration vers la Mère : « L’espérance de l’Apocalypse aboutit à la mère ».
L’histoire des religions montre que les déesses nourricières sont très souvent également des mères ogresses qui dévorent leurs enfants et sont dangereuses pour l’humanité. On peut expliquer cette ambivalence par le fait que la nature non maîtrisée et non apaisée par l’action humaine peut en effet être terrible et destructrice mais il serait tout aussi juste d’expliquer le phénomène par le fait que toute renaissance et régénération suit une disparition ou une mort; n ce sens elles constituent plus une réincarnation qu’une naissance.
Complémentarité avec la puissance paternelle
Par ailleurs, les «signes» de la féminité ou de la mère ne sont jamais isolés ou lisibles seuls, ils sont toujours liés et mis en connexion avec les cycles solaires considérés comme masculins
la « Naturphilosophie » allemande
la « Naturphilosophie » de Jules Michelet
En Allemagne, la mise en cause des excès de la pensée rationaliste avait débouché sur l’avènement du mouvement romantique et le développement du mouvement de la « Naturphilosophie » qui s’attachait à établir une synthèse entre la science et les autres composantes de la pensée, de la religion et de la nature.
La France, patrie de Descartes, berceau des « Lumières » ou l’esprit rationaliste et mécaniste régnait en maître était peu touchée par le mouvement venu d’Allemagne. Dans la première moitié du XIXe siècle, les scientifiques sont plutôt influencés par les mouvements rationalistes tels que le saint-simonisme ou le positivisme d’Arthur Comte. L’idéologie romantique n’est défendue en France que par les littéraires, certains philosophes et les artistes. Quelques esprits scientifiques brillants ont néanmoins inscrits leurs recherches scientifiques dans un cadre philosophique et même métaphysique plus général intégrant les préoccupations venues d’Allemagne. C’est le cas en particulier des scientifiques de talent Lamarck, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire mais aussi d’un historien aussi prestigieux que Jules Michelet qui, dans l’ensemble de son œuvre, aura à cœur de défendre une vision du monde qui englobe l’humanité et la nature. L’histoire des homme ne se réalise pas ex nihilo mais s’inscrit dans un cadre naturel, physique et géographique, qui l’influence. Cette vision s’exprimera pleinement dans le fameux Tableau Géographique en préambule à sa monumentale Histoire de France qui présente et décrit les paysages français.
« Je perdis ce qui me restait de subtilité littéraire, systématique ou sophistique. (…) Plus d’orgueil. (…) L »unité de l’âme des simples, de l’animal, de l’ignorant, du barbare, de l’illettré, tout cela se résuma pour moi dans le mot touchant : enfance. L’histoire naturelle et l’histoire se fondirent sous mon regard. L’enfantement progressif des espèces, des races et des classes humaines, des tribus plus ou moins barbares, des cités, des sociétés plus ou moins humanisées, se déroulait devant moi. »
Pour Michelet la terre est un organisme vivant
« La terre a-t-elle un cœur ? un tout-puissant organe, où ses énergies se révèlent, où elle aspire, respire, palpite de ses transformations ? Si cet organe existe, on doit moins le chercher aux foyers ténébreux de son noyau central , où elle est comprimée dans sa masse elle-même. Il doit être plutôt là où son effort intérieur arrive enfin à la surface, à la libre expansion, là ou son âme de désir rencontre la grande âme d’amour et de fécondation. Admirable mystère ! mais point du tout caché. La terre, par ses deux faces, dans ses deux océans, librement le met au grand jour, au plus brillant soleil et sur la mer étincelante, dans l’illumination sublime du grand cercle de ses volcans. Ce souverain organe de vie, d’amour, d’aspiration, se manifeste d’un côté, dans la mer des Indes, au brûlant soleil d’îles, où domine Java, — De l’autre, dans la brillante cuve d’Haïti, de Cuba. C’est un cœur en deux lobes. L’écartement n’est qu’apparent. Ils ont leur unité dans le grand courant galvanique de la Ligne qui relie la Terre. pour l’électricité, qu’est l’espace ou le temps ? Leur grand signe commun, c’est la superbe artère dont chacun est pourvu, le grand torrent d’eaux chaudes qui jaillissent vivantes de ce double foyer… »
Dans son Journal, Michelet évoque la « singulière sensualité de la solitude » qui le plonge dans un tête-à-tête troublant avec une nature personnifiée, à la fois mère et amante, d’essence divine. La terre, la nature est plus qu’un organisme vivant, elle est une créature femelle aux attributs multiples, à la fois mère et génitrice avec laquelle l’homme en tant que créature agissante transformant son milieu entretient une relation de type incestueux. Cette Mère-Nature, dispensatrice et régulatrice de la vie est aussi maîtresse de la mort qui est la condition nécessaire à la naissance et la régénération.
« C’est un tête-à-tête avec la toute aimable et toute féconde, la dangereuse aussi, la résistante, l’homicide…, la mère tout à la fois et l’amante, la mère incestueuse qui nous fait et nous propose la séduction, nous fait jouir d’elle, nous caresse, nous saoule et nous tue : la Nature (…) Je voudrais la voir pure et divine. Mais je la souille de mes désirs, ou elle moi de ses caresses. Divine, elle est certainement. Et quoi ! y a-t-il donc adultère et inceste avec Dieu ? Oui, mais si elle est divine, ce n’est pas dans son étoffe, dans la matière qui la compose, dans le particulier, l’individuel, dans le détail de son existence, mais dans sa généralité, dans sa relation harmonique, dans sa concordance rythmique ».
Vestige des croyances de la Terre-Mère
Marija: Oui, beaucoup. La Vierge Marie est toujours extrêmement importante. Elle est l’héritière de beaucoup de types de déesses, réellement. Elle représente celle qui donne la vie, elle est également la mère du régénérateur et de la terre ensemble. Cette mère de la terre que nous pouvons tracer tout à fait profondément dans la préhistoire; elle est le type de la femme enceinte et continue pendant peut-être 20.000 années et elle est très bien préservée dans pratiquement chaque secteur de l’Europe et d’autres régions du monde.
Modernité du concept de Terre-Mère
Aujourd’hui encore, certaines théories présentent la Terre comme un organisme vivant à qui certains v qui fait appel à ont même jusqu’à imputer une certaine forme de finalité sinon de conscience. L’hypothèse Gaïa de l’écologiste anglais James Lovelock présente la Terre comme « un système physiologique dynamique qui inclut la biosphère et maintient notre planète depuis plus de trois milliards d’années, en harmonie avec la vie » et dont la sauvegarde impliquerait la réémergence d’un sentiment mystique de la Terre-Mère s’opposant aux tendances matérialistes actuelles.
Marija: Je pense qu’il y a un certain rapprochement, peut-être dans un sens de Jungien. Cette culture a existé tellement profondément et pour tellement longtemps qu’elle ne peut pas être sans influence sur notre pensée.
Notes :
- Jean-Pierre Vernand, « Mythes et pensée chez les grecs » – La Découverte/Poche – chapitre « Hestia-Hermès – Sur l’expression religieuse de l’espace et mouvement chez les Grecs », page184.
- Jean-Pierre Vernand, Jean Margot-Duclos, « La terre et la catégorie du sexe en Mélanésie » – Journal de la Société des océanistes. année 1946