Quel idiot d’avoir oublié la laisse de Gracie ! La voilà maintenant qui court de manière folle en tout sens; Soudainement, je la vois s’arrêter net, tel un chien de chasse à l’arrêt, fixer droit devant elle un point lointain sur le chemin et démarrer brusquement en trombe. Sa cible semble être, à une centaine de mètres de là, un homme en anorak jaune et son chien qu’à l’inverse de moi, en maître consciencieux, il semble tenir en laisse.. Je hèle Gracie, lui intimant l’ordre de revenir, inquiet des effets que pouraient provoquer ses exubérantes manifestations d’enthousiasme vis à vis d’un partenaire canin dont j’ignore le caractère et les réactions…
Certains possesseurs de chiens (je déteste cette dernière expression mais qu’écrire d’autre ? propriétaires, maîtres ? termes aussi peu satisfaisants), certains possesseurs de chien n’apprécient pas du tout d’être importunés par les chiens des autres. Mes appels sont sans effet, Gracie m’ignore superbement… La promesse d’une partie de jeux avec un copain ou une copine semble irrésistible et mon autorité ne pèse dans ce cas aucun poids dans la balance. Gracie vient de rejoindre le couple et je la vois faire des bonds endiablés autour de l’homme et son chien qui, pour le coup, ont stoppés leur progression. Craignant quelque débordement fâcheux je hâte le pas pour rejoindre la scène. Arrivé enfin à leur hauteur je constate que l’homme s’avère être un monsieur assez âgé et son chien, un labrador ou plutôt un bâtard de labrador, semble, si j’en juge par son aspect rabougri et le manque d’enthousiasme qu’il manifeste face aux sollicitations de Gracie, presque aussi âgé que lui. Le monsieur ne semble pas contrarié par l’attitude de Gracie, il a même l’air de s’en amuser… Je lui présente tout de même mes excuses et donne péremptoirement l’ordre à Gracie de s’asseoir, ce qu’elle finit par exécuter. Le vieux monsieur fait de même avec son chien en l’appelant par son nom, « Ulysse ».
Ulysse…, quel drôle de nom pour un chien…pensais-je en moi-même et à mon habitude, essayant d’être drôle et ne parvenant finalement qu’à être pédant, je lui lance :
— « Vous avez appelé votre chien Ulysse… Vous ne vous appelleriez pas Argos, par hasard ? »
Le vieux monsieur me regarde alors d’un air interrogateur… Visiblement, il n’avait pas saisi ma plaisanterie.
— « Veuillez m’excuser, c’est une mauvaise blague, je vous disais cela parce que dans l’Odyssée d’Homère, le seul être qui reconnait Ulysse à son retour à Ithaque après vingt années d’absence et malgré son déguisement fut son chien Argos et comme vous avez appelé votre chien Ulysse, en toute logique, vous auriez du vous prénommer Argos… «
— « Ah, vous parliez du Ulysse d’Homère« .
Me répond le vieux monsieur et soudainement comme si il était mu tout à coup par un réflexe pavlovien, il se mit à réciter, à la manière monocorde et sans tonalité que les enfants ont de déclamer les poèmes appris par cœur les vers suivants :
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Il s’arrêta alors, la mémoire apparemment prise à défaut, semblant chercher au fond de sa mémoire la suite du poème…
— « Oh c’est les seuls vers dont je me souviens, poursuit le vieux monsieur, vous savez, je les ai appris à l’école il y a plus de 60 ans ! »
Je pris alors le relais en récitant les vers suivants :
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Il me regarde, comblé, un grand sourire inondant son visage.
Ce poème était en effet l’un des poèmes que l’ancienne école de la République faisait apprendre par cœur aux petits français considérant sans doute que la référence à la nostalgie de la terre natale était hautement instructive susceptible d’insuffler dans les jeunes cœur un élan patriotique. Je songe que ce poème de Du Bellay a accompagné ce monsieur durant plus de 60 années. Au fur et à mesure que les ans s’écoulaient, des mots, des morceaux de phrases, des vers entiers s’envolaient de sa mémoire comme emportés par le vent du temps et il ne lui restait plus désormais, comme souvenir, que les vers du premier quatrain…
Nous avions fréquenté, lui et moi, à une bonne quinzaine d’années de distance la même école, celle des récitations et des apprentissages « par cœur » et nos références étaient semblables. J’eu alors une pensée émue pour les six tomes du Lagarde et Michard édités chez Bordas où figuraient tous ces poèmes et ces textes appris par cœur qui m’avaient accompagnés durant toutes mes études secondaires dont il me reste encore quatre exemplaires conservés pieusement dans ma bibliothèque comme de précieuses reliques.
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Poésie – Joachim Du Bellay (1522-1560) : Heureux qui comme Ulysse…
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.
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Traduttore, tradittore…
Happy he, who, Happy he, who,
like Ulysse comes to his journey’s end, like Ulysse, comes to his journey’s end
Or, as he who won the Golden Fleece, Or as he who conquered the Golden Fleece
Returning home, well-traveled, wise, to Greece : Returning home, well-traveled, wise,
To live life out, among his own again ! To live life out amongst his own, again
Alas, when will i see the soft smoke rise Alas, when will I see the soft smoke rise
From my own village, in what far season From my own village, In what distant season
Shall I gaze on my poor house and garden, Shall I gaze once more on my poor house and garden,
Which are my province, and the greater prize ? Which are my province, and yet far more?
My love’s deeper for what my father’s built My love is deeper for what my fore –fathers built
Than Roman palace-fronts of marbre, gilt; Than for those noble fronted Roman palaces,
My love’s deeper for good slate; more rare For me, not hardened marble , but fine slate
My love for my French Loire than Latin Tiber No latin Tiber but my French Loir valley
My Liré than the Palatine Hill; and more More for me, my own sweet Liré than Mont Palatine,
than the sea breezes, the sweet Angevin air. And beyond sea breezes, the sweet Angevine air
traduction de A.S. Kline – 2009 modifiée par Schouch en janvier 2013
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Argos, le chien d’Ulysse
La scène décrite par Homère dans l’Odyssée se situe dans l’un des derniers chants, le chant XVII. Ulysse, déguisé en mendiant, est en chemin de son palais d’Ithaque où les prétendants festoient. Arrivé à destination accompagné de son porcher Eumée (Eumaios dans le texte) qui ignore sa vraie identité. Au palais, personne ne le reconnait à l’exception de son vieux chien Argos, mourant.
Traduction de Leconte de Lisle
Et ils se parlaient ainsi, et un chien, qui était couché là, leva la tête et dressa les oreilles. C’était Argos, le chien du malheureux Odysseus qui l’avait nourri lui-même autrefois, et qui n’en jouit pas, étant parti pour la sainte Ilios. Les jeunes hommes l’avaient autrefois conduit à la chasse des chèvres sauvages, des cerfs et des lièvres ; et, maintenant, en l’absence de son maître, il gisait, délaissé, sur l’amas de fumier de mulets et de boeufs qui était devant les portes, et y restait jusqu’à ce que les serviteurs d’Odysseus l’eussent emporté pour engraisser son grand verger. Et le chien Argos gisait là, rongé de vermine. Et, aussitôt, il reconnut Odysseus qui approchait, et il remua la queue et dressa les oreilles ; mais il ne put pas aller au-devant de son maître, qui, l’ayant vu, essuya une larme, en se cachant aisément d’Eumaios. Et, aussitôt, il demanda à celui-ci :
« Eumaios, voici une chose prodigieuse. Ce chien gisant sur ce fumier a un beau corps. Je ne sais si, avec cette beauté, il a été rapide à la course, ou si c’est un de ces chiens que les hommes nourrissent à leur table et que les Rois élèvent à cause de leur beauté. »
Et le porcher Eumaios lui répondit :
« C’est le chien d’un homme mort au loin. S’il était encore, par les formes et les qualités, tel qu’Odysseus le laissa en allant à Troiè, tu admirerais sa rapidité et sa force. Aucune bête fauve qu’il avait aperçue ne lui échappait dans les profondeurs des bois, et il était doué d’un flair excellent. Maintenant les maux l’accablent. Son maître est mort loin de sa patrie, et les servantes négligentes ne le soignent point. Les serviteurs, auxquels leurs maîtres ne commandent plus, ne veulent plus agir avec justice, car le retentissant Zeus ôte à l’homme la moitié de sa vertu, quand il le soumet à la servitude. »
Ayant ainsi parlé, il entra dans la riche demeure, qu’il traversa pour se rendre au milieu des illustres Prétendants. Et, aussitôt, la Kèr* de la noire mort saisit Argos comme il venait de revoir Odysseus après la vingtième année.
* Kèr : génie femelle de la mort qui apporte le malheur et la destruction, souille tous ceux qu’elle touche, engendrant la cécité, la vieillesse et la mort. Comme les Erinyes, elles agissent groupées. Dans l’Iliade, Homère les présente comme des instruments du Destin qui offrent au héros une alternative entre deux destinées. Le héros Achille a ainsi le choix entre une vie longue mais sans gloire et une vie glorieuse mais courte. Chez Hésiode, la Kére était une fille de Nyx, la Nuit, et avait pour frères, Moros, le Destin, Hypnos, le Sommeil et Thanatos, la Mort.
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