la terre glaise, matériau matriciel de création de l’humanité


Did I request thee, Maker, from my clay
To mould me man, did I solicit thee
From darkness to promote me ?
                   Milton, Le Paradis Perdu

T’avais-je requis dans mon argile, ô Créateur,
de me mouler en homme ?
T’ais-je sollicité de me tirer des ténèbres ?
                   Traduction de Chateaubriand

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–––– Dis, maman, d’où viennent les bébés ? –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

     Tout le monde sait que les bébés naissent dans les choux pour les garçons et dans les roses pour les filles où bien qu’ils sont apportés par une cigogne…. Dans le folklore les choux et les cigognes sont synonymes de fécondité, de plus le choux et la rose ont la particularité d’être constitués de feuilles ou de pétales que l’on peut déplier presque à l’infini, jusqu’à l’infiniment petit, ce qui symbolise le mystère de la naissance. Quand à la cigogne, son habitude migratoire est très pratique pour justifier que le bébé vient « d’ailleurs », ce qui permet d’escamoter l’explication concrète de la naissance.
     Plus proche de la vérité est « la petite graine » que papa a placé dans maman, petite graine qui, à l’instar d’une plante, a poussé dans le corps de maman pour produire un bébé… A l’heure de l’informatique conquérant, certains parlent aujourd’hui de compatibilité entre papa et maman, du désir de partager des fichiers et du téléchargement du disque dur de papa dans le port USB de maman…
     Aux questions que je posais à ce sujet, ma maman d’origine sicilienne parlait aussi de choux et de cigognes mais plus souvent de modelage en pâte à gâteaux ou en glaise. Je me souviens, je devais avoir 5, 6 ans et cela se passait dans la petite ville de Sannois, au nord de paris, dans l’unique pièce du rez-de- chaussée qui servait à la fois de séjour et de cuisine et où trônait contre l’un des murs un gros poèle à charbon qui servait au chauffage de la pièce et à la cuisine.
     Donc, selon ma maman, pour faire un bébé on faisait (qui ? on…) une petite poupée en pâte à gâteaux ou en glaise selon les cas, qui représentait le bébé et on le mettait dans un four pour le faire cuire….. et au bout de quelque temps de cuisson, il se transformait en bébé… Je regardais, sceptique, le four de la pièce et m’imaginais cuire à l’intérieur… Tout cela sonnait faux et était en contradiction, même si cela était plus plausible, avec d’autres réponses qui faisaient référence à la cigogne et au choux…Ce manque de clarté, ces contradictions était le signe d’« un problème », de « quelque chose qui ne devait pas être dévoilé à un enfant », d’un tabou, donc quelque chose qui devait être, par essence, «mal».

–––– Sicile : les paritàs –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Maria Pia Bella : Dire ou se taire en Sicile

     J’ai compris plus tard, en lisant le beau livre de Maria Pia di Bella « Dire ou se taire en Sicile », que cette explication était celle que ma mère née en Sicile avait certainement reçu de ma grand-mère Rosaria qui avait du la recevoir elle-même de sa propre mère.
Dans son livre, Maria Pia di Bella cite plusieurs paritàs, ces histoires métaphoriques édifiantes sur la conception et l’organisation du monde que les paysans siciliens aiment à raconter et qui dévoilent leurs structures de pensée. L’une d’entre elle, intitulée les « bérets » et les « chapeaux » raconte la création de l’humanité par Dieu à partir de la glaise.

    « Ils disent que quand Dieu créa le monde, il avait fabriqué deux formes mais il ne savait pas à laquelle donner le souffle. Une de ces forme était de glaise très fine, de celle avec laquelle on fabrique les tasses, l’autre de glaise de Camiso, de celle dont on se sert pour fabriquer des marmites. Dans la forme de glaise fine, le seigneur mit un diamant à la place du cerveau et des scories de fer à la place du cœur, tandis que dans la forme de glaise à marmite, à la place du cerveau il y avait un liège et à celle du cœur une balle d’or pur.
Puis, le seigneur réfléchit et se dut se dire : « Quelle bêtise j’allais faire là ! » et donna l’âme à la forme moche tandis qu’il laissa l’autre au paradis terrestre . Mais un jour Lucifer l’Infernal passe par là et pour embêter Dieu, qu’est-ce qu’il fait ? Il se penche et donne le souffle au pupo de glaise fine. Or les anciens disent que nous autres, «bérets» descendons du pupo de Dieu tandis que les «chapeaux» descendent du pupo du diable ; pour cette raison ils sont savants mais n’ont ni charité ni peur de Dieu.»

    Maria Pia Bella voit dans cette parità un révélateur de l’opposition fondamentale qui existait entre paysannerie et bourgeoisie rurale, identifiés par leurs couvre-chefs respectifs. Pour les paysans siciliens, cette opposition apparaît comme une fatalité car les forces du bien n’ont pas été capable de bâtir un monde juste et humain. Lucifer a toujours su contrecarrer les desseins de Dieu. Ces conditions de « création » de deux types d’hommes font doublement violence aux paysans car, de par leur nature (la pupo de glaise à marmite avec du liège à la place du cerveau) ils sont laids et stupides, et par conséquent inférieurs aux « chapeaux » qui sont eux, beaux et intelligents. Cette infériorité et cette injustice sont fondamentales et non modifiables car les règles du jeu ont été biaisées au départ.

paysan de Taormina (Sicile) photo Bruno Giuseppe (1836-1904) La Confraternita del SS Crocefisso sfila a piazza Pretoria, Palermà - photo Franco Zecchin, 1988

Bérets de la paysannerie de Taormina et et chapeaux de la bourgeoisie de Catane
photos de Bruno Giuseppe (1836-1904) et de Franco Zecchin, 1988.

      Cette parita est à rapprocher de la légende de la création des hommes par la déesse chinoise Nuwa qui aurait créé les nobles à la main et aurait « bâclé » la création des hommes du peuple (voir chapitre suivant).

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–––– Récits mythologiques et religieux –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

La Genèse :  “Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant.” (Genèse II,7)


La naissance d’AdamDieu n’utilisa pas n’importe quelle terre pour façonner l’homme, mais choisit une poussière pure, de façon que l’homme pût devenir le couronnement de la création. Il agit véritablement comme une “femme qui mélange de la farine à de l’eau” ; car il laissa une brume humidifier la terre : “Toutefois un flot montait de terre et arrosait toute la surface du sol” (Genèse, II, 6). Puis il se servit d’une poignée de cette terre devenue glaise pour créer l’homme. Etant fils de “adamah” (terre), l’homme s’appela Adam, manière de reconnaître son origine ; ou peut-être la terre fut-elle appelée “adamah” en l’honneur de son fils. Cependant, quelques-uns font dériver son nom de “adom” qui signifie “rouge”, en précisant qu’il fut formé à partir d’argile rouge trouvée à Hébron dans le champ de Damas (près de la grotte de Makpélah). Sa dépendance à l’égard d’Adonaï est encore plus grande et forte, puisque c’est d’une de ses créations que Dieu le fait naître et qu’il l’anime par son souffle, comme tout vivant. En hébreu, “Adam” désigne l’espèce humaine et non un seul homme. Son étymologie peut être discutée, mais on l’aurait rapproché, dans le récit de la Genèse, de “adamah”, la “terre”. Ce nom est, peu à peu, passé du général au particulier, d’un nom commun (avec l’article “ha”) à un nom propre désignant le premier homme créé par Dieu. Adam est le père de l’humanité dans le judaïsme ainsi que dans les traditions chrétienne et musulmane.

     La racine «DaM» = sang, se rattache à la couleur rouge, et aussi à la terre arable «HaDaMaH» Ce qui illustre bien qu’il fut façonné par Dieu à partir de l’argile, dont les potiers se servaient couramment. Saint Irénée parle souvent de « l’ouvrage modelé », pour désigner l’homme. En écrivant que Dieu a « façonné » ou « modelé » l’homme à partir de la glaise du sol, l’Ecriture enseigne que le corps humain contient effectivement tous les atomes de la matière, ce que nous savons pertinemment par la physiologie. Par exemple l’atome de fer, qui joue un si grand rôle en astrophysique et en chimie moléculaire, joue aussi un très grand rôle dans l’hémoglobine sur laquelle se fixe l’oxygène qui assure la vie des cellules. Les quatre atomes les plus abondants dans l’Univers (hydrogène, azote, oxygène, carbone) sont la base des cellules vivantes dites « organiques »... Ces considérations montrent ce qu’enseignait déjà le pape Saint Grégoire que « tous les êtres ont leur point commun en l’homme. » (Homélie 29 sur les Evangiles)

     L’évêque de Palestine Theoteknos de Livias qui a vécu entre 550 et 650 qualifie la Vierge Marie comme « sainte et toute-belle », « pure et sans tâche » et présente sa naissance en ces  termes : « Elle naît comme les chérubins, celle qui est d’une argile pure et immaculée » (Panégyrique pour la fête de l’Assomption, 5-6). Cette dernière expression, qui rappelle la création du premier homme formé à partir d’une glaise non marquée par le péché, attribue les mêmes caractéristiques à la naissance de Marie : l’origine de Marie a été elle aussi « pure et immaculée », c’est-à-dire sans aucun péché.


le CoranDans le Coran, il est fait mention de l’argile. C’est la rencontre d’une réalité préhumaine (la glaise) et d’une insufflation divine. «C’est Lui le Connaisseur [des mondes] inconnus et visibles, le Puissant, le Miséricordieux, qui a bien fait tout ce qu’Il a créé. Et Il a commencé la création de l’homme à partir de l’argile».(Sourate 32 La prosternation – Versets 6, 7)


SumerL’une des version sumérienne de l’anthropogonie décrit que les dieux ont besoin de nourriture . Sur la demande de sa mère, Enki, le dieu de l’eau et de la sagesse mais qui s’occupe également de la terre avec le dieu Enlil, pétrit les hommes à l’image des dieux dans de l’argile. plus tard, les dieux étant ivres, la déesse Ninmah ou Ninhursag, mère de beaucoup de dieux et des créatures vivantes façonnera en argile des individus anormaux (comme la femme stérile et l’être asexué).

Dans le poème de Gilgamesh (suméro-akkadien), la déesse Aruru créa l’homme de boue sans autre aide que ses mains humides : Anu fit remonter la réclamation jusqu’à Aruru et dit ces paroles : « Oh, Aruru, toi qui créas l’humanité, crée maintenant un homme qui ressemble à Gilgamesh, crée une copie de Gilgamesh pour que tous deux s’affrontent lors de leur rencontre et que personne ne dérange notre ville. » La déesse Aruru se concentra sur elle- même, humidifia ses mains et prenant un bloc d’argile, le modela et donna forme au vaillant Enkidu. Le héros naquit avec un corps velu, au poil épais comme l’orge des champs. Dans le poème de Gilgamesh (suméro-akkadien), la déesse Aruru créa l’homme de boue sans autre aide que ses mains humides. Dans le poème sumérien, il est fait allusion à la création du héros Enkidu comme « double », comme copie de Gilgamesh, après que « la déesse Aruru se soit concentrée sur elle-même ». Il est possible que cela fasse référence à la technique de fabrication de figures humaines en céramique, en faisant des copies du moule (« à l’intérieur de soi ») à partir d’un original confectionné au préalable. Le fait qu’Enkidu naisse velu peut faire référence à la présence visible de structurants (écorces de céréales, paille, etc.) que l’on ajoutait à l’argile pour éviter qu’elle se lézarde, comme cela se fait en certains endroits avec la boue pour préparer les briques. Le texte correspond à une étape antérieure à celle de la poterie et de l’utilisation de la roue du potier. (Mythes Racines Universels, Mythes suméro-akkadiens, Silo)

    La création de l’être humain se trouve dans trois textes différents, mais qui reflètent une même tradition :

  • le premier est celui d’Enki et Ninmah ; le dieu Enki est incité par sa mère Ninmah à créer avec de l’argile des hommes pour aider les Anunnaki, surchargés de travail ;
  • celui d’Atra-Hasîs donne une version différente : ce sont des divinités mineures, les Igigi, qui, réduites à l’état d’esclavage, se révoltent contre le dieu Enlil. Celui-ci veut d’abord les tuer, mais il se ravise, sous la pression des autres dieux, et décide de créer de nouveaux êtres chargés de remplacer les Igigi. Après avoir immolé le dieu Wê, il mélange son sang et sa chair à de l’argile pour donner vie à de nouveaux êtres. Dans ce mythe composé au début du IIe millénaire, on retrouve aussi l’histoire du Déluge : un roi, le « Très sage » ou « Celui dont la vie est prolongée », fidèle d’Enki, est averti en rêve et sauve les humains en construisant un bateau ;
  • le troisième texte est celui d’Enûma Elish mettant en avant le dieu Marduk qui décide de créer l’homme, mais c’est le dieu Enki (ou Ea) qui fabrique le prototype de l’être humain avec le même objectif de décharger les dieux de leurs multiples corvées et ainsi de faire plaisir à des dieux qui l’honorent.

Mythologie grecque : création de l’homme selon Apollodore (1,7,1) : « Et Prométhée, ayant façonné les hommes à partir d’eau et de terre, leur donna aussi le feu, après l’avoir caché à l’insu de Zeus dans une tige creuse. »

    la création de PandoraProméthée se rendit (…) chez Athéna et la pria de le faire entrer secrètement dans l’Olympe, ce qu’elle lui accorda. Aussitôt qu’il y fut parvenu, il alluma une torche au char de feu du Soleil et il en détacha un morceau de braise incandescente qu’il glissa dans la tige creuse d’un fenouil géant. Puis, éteignant sa torche, il s’enfuit sans être aperçu et donna le feu aux hommes. Zeus jura de se venger. Il donna l’ordre à Héphaïstos de fabriquer une femme en argile, aux quatre Vents d’insuffler la vie en elle, à toutes les déesses de l’Olympe de la parer. Cette femme, Pandore, la plus belle qui fût jamais créée, Zeus l’envoya en présent à Epiméthée, sous la conduite d’Hermès (…) :  » et il commande à l’illustre Héphaïstos de tremper d’eau un peu de terre sans tarder, d’y mettre la voix et les forces d’un être humain et d’en former, à l’image des déesses immortelles, un beau corps aimable de vierge; Athéné lui apprendra ses travaux, le métier qui tisse mille couleurs; Aphrodite d’or sur son front répandra la grâce, le douloureux désir, les soucis qui brisent les membres, tandis qu’un esprit impudent, un coeur artificieux seront, sur l’ordre de Zeus, mis en elle par Hermès, le Messager, tueur d’Argos. Il dit, et tous obéissent au seigneur Zeus, fils de Cronos. En hâte, l’illustre Boiteux modèle dans la terre la forme d’une chaste vierge, selon le vouloir du Cronide. La déesse aux yeux pers, Athéné, la pare et lui noue sa ceinture. Autour de son cou les Grâces divines, l’auguste Persuasion mettent des colliers d’or; tout autour d’elle les Heures aux beaux cheveux disposent en guirlandes des fleurs printanières. Pallas Athéné ajuste sur son corps toute sa parure (Tra. v. 60-76). »


Mythologie romaine

    Robert Harrison, dans son essai sur les jardins « Jardins, réflexions » (édtitions Le Pommier, 2010)  nous raconte le mythe romain de la création de l’homme avec de l’argile :

     Une parabole ancienne nous est parvenue à travers les âges, qui raconte brillamment pourquoi la déesse Cura, déesse de l’inquiétude, a acquis tant d’emprise sur la nature humaine :

    « En traversant un fleuve, Cura vit de la boue crayeuse, s’arrêta, pensive, et se mit à façonner  un homme. Pendant qu’elle se demandait ce qu’elle avait fabriqué survint Jupiter; Cura lui demanda de lui donner l’esprit, ce qu’elle obtint facilement de Jupiter. Comme Cura voulait lui imposer son nom, Jupiter l’interdit, et dit que c’était le sien qu’il fallait lui donner. Pendant que Cura et Jupiter se disputaient au sujet du nom, surgit la Terre en personne, pour dire qu’il fallait lui imposer son nom puisqu’aussi bien c’était son corps qu’elle avait offert. Ils prirent Saturne pour juge; Saturne paraît leur avoir rendu un jugement différent : « toi, Jupiter, puisque tu as donné l’esprit , tu dois à la mort recevoir son esprit; toi, Terre, qui lui a offert le corps, reçoit le corps; puisque c’est Cura qui a, la première, façonné le corps, tout le temps de sa vie c’est Cura qui en aura la possession, mais puisqu’il y a controverse sur son nom, il s’appellera homme, parce qu’il apparaît que c’est de l’humus qu’il a été fait. »

    En attendant que Jupiter récupère son esprit et la terre sa dépouille mortelle, « homme » appartient corps et âme à Cura, qui le « possède » tant qu’il vit (Cura teneat, quamdiu vexerait). Si le personnage d’Ulysse figure poétiquement l’emprise de Cura sur les hommes, on comprend qu’il lui soit difficile de s’abandonner aux bras de Calypso. Une autre déesse, moins joyeuse que la Nymphe, a déjà la mainmise sur lui et le rappelle sur ses terres, labourées, cultivées et entretenues avant lui par ses aïeux qui s’en sont occupés. Puisque Cura a pétri « homme » avec l’humus, il est bien « naturel » que sa créature se soucie avant tout de la terre dont elle tient sa substance vitale. Pour cette raison, c’est avant tout « la terre de ses ancêtres »Homère le répète à plusieurs occasions – qui rappelle Ulysse à Ithaque. Cette terre n’est pas seulement pour lui un repère géographique, c’est aussi une réaliste matérielle : le sol cultivé par ses ancêtres, et où leurs corps sont inhumés.
    Si Ulysse avait été contraint de rester sur l’île de Calypso pour le restant de ses jours éternels, tout en gardant son humanité, il se serait très certainement mis au jardinage, aussi redondante que soit une telle activité dans un tel environnement. c’est que les hommes de son espèce, tenaillés par Cura, ressentent le besoin irrépressible de se soucier de quelque chose et de s’y dévouer. Rien de comparable entre un jardin sorti de terre grâce au travail et aux efforts personnels et des jardins fantastiques où les choses existent toujours déjà, spontanément, s’offrant gratuitement au plaisir. Et si l’on avait pu observer depuis le ciel le lopin de terre cultivé par Ulysse sur l’île, on aurait vu une sorte d’oasis – l’oasis de Cura – trouer le paysage familier de Calypso. Car, contrairement aux paradis terrestres, les jardins nés de la main de l’homme, élaborés et entretenus par la culture, conservent la trace et la signature de l’industrie humaine  à laquelle ils doivent leur existence. C’est la marque de Cura. (…)

Jan Brueghel l'Ancien - caverne fantastique avec Ulysse et Calypso, vers 1616

Jan Brueghel l’Ancien – caverne fantastique avec Ulysse et Calypso, vers 1616

Newell Convers Wyeth - Ulysse et Calypso, 1929

Newell Convers Wyeth – Ulysse et Calypso, 1929

      A cet égard, n’oublions pas qu’Adam, tel « homme » dans la fable de Cura, était fait d’argile, de terre, d’humus. Comment une créature faite d’un tel matériau pourrait-elle jamais, en sa nature profonde, se sentir chez elle dans un jardin où tout est fourni ? Un homme fait comme Adam ne peut pas ne pas entendre l’appel de la terre à se réaliser dans l’action. Le besoin de se consacrer à la terre, d’en faire son lieu de vie, ne serait-ce qu’en se soumettant à ses lois, suffirait à expliquer pourquoi le séjour d’Adam au jardin d’Eden était au fond une forme d’exil et en quoi son expulsion était une forme de rapatriement.
   Q  uand Jupiter eut insufflé dans la matière dont il était fait « homme », ce dernier se mua en une substance humaine d’essence à la fois spirituelle et matérielle. Issu de l’humus, il s’adonna à la culture, ou plus précisément à la culture de soi. C’est pourquoi, l’esprit humain, comme la terre qui donne son corps à « homme », est une sorte de jardin – non pas un jardin édénique offert à notre jouissance, mais un jardin  dont les fruits proviennent de notre activité et de notre sollicitude. C’est aussi pourquoi la culture humaine, dans ses expressions tout à la fois domestiques, institutionnelles et poétiques, doit son efflorescence à la semence d’un Adam déchu. La vie éternelle avec Calypso, aux Champs Elysées ou dans le « jardin du soleil », a sans doute son charme propre, mais les hommes aiment par-dessus tout ce qu’ils créent ou entretiennent et cultivent avec ardeur.


Incas : Chez les Incas, les origines de la création remontent aux abords du lac Titicaca. De celui-ci surgit un jour le dieu barbu Viracocha. Debout sur l’île au milieu du lac, il fit d’abord apparaître le Soleil, son fils, puis les étoiles et la lune. Ensuite, avec de l’argile, il créa les premiers humains, hommes et femmes, qu’il mit en couple. Chacun de ces couples reçut du dieu les particularités qui font une tribu, c’est-à-dire un langage, des traditions, un mode de vie, et tout ce qui devait en faire des humains à part entière… Enfin, il donna la vie à ce qui n’était jusqu’alors que des silhouettes de terre glaise.


Sibérie : Zoli Toroum Tchan envoya Kalym l’ailée auprès de Noumi-Toroum (l’Esprit du ciel), pour lui annoncer que la Terre s’était déjà consolidée et qu’elle était devenue stable. Il fallait créer un homme pour qu’il habite sur la Terre. La Kalym l’ailée alla donc voir son père, le dieu du ciel, et transmit la commission : « Tu as consolidé la Terre, à présent, tu dois créer un homme. »
Le dieu du ciel regarda sa fille d’un air pensif : « je vais créer l’homme et le faire descendre sur Terre, mais vous devez lui donner les forces vitales »...
Le dieu du ciel ordonna à son fils cadet Tapal-oïka de créer l’homme. Tapal-Oïka tailla des mélèzes, sept corps ayant une ressemblance humaine. Pendant ce temps-là, le frère cadet de Noumi-Toroum (le dieu du ciel), l’Esprit du bas monde, créa en terre glaise, sept corps à apparence humaine. Ensuite, il proposa un échange, Tapal-Oïka s’y opposa : « Je ne suis pas d’accord, tes hommes en terre glaise ont l’air très maigre. Je ne peux pas te donner les miens, j’ai beaucoup travaillé pour les créer. »
« Comment fera-tu pour leur donner une âme ? » répliqua Houl-Otyr, le frère cadet du dieu du ciel. Tapal-Oïka resta un moment perplexe tout en se grattant la nuque.
C’est vrai, je n’ai pas d’âmes, mais toi tu pourras leur en donner, à mes hommes en bois », observa sagement Tapa-O¨ka. « Bon, je vais leur donner des âmes, et ceux qui sont en terre glaise deviendront des Menkws » (les esprits de la forêt), déclara Houl-Otyr.


Chine : la déesse Nuwa a façonné les premiers hommes avec de la glaise, leur a donné le pouvoir de procréer, a réparé le ciel brisé. Elle forme un couple avec son frère Fuxi et patronne les rites du mariage. Le Traité des coutumes de Ying Shao (Han) inclus dans l’Encyclopédie impériale Taiping yulan des Song enrichit le mythe de la création : ayant fabriqué la première centaine d’humains, Nuwa, fatiguée, réfléchit à une solution plus efficace. Elle prit une corde, la trempa dans la boue et fouetta l’air ; les gouttes de boue se transformèrent en autant de personnes. Les premières, façonnées à la main, constituèrent la noblesse, et les autres le peuple.


étymologie du mot homme : Le mot grec humus désignant la « terre » est cité par Curtius (ier siècle ap. J.-C.) comme provenant d’un mot grec signifiant « à terre », locatif d’un substantif hors d’usage.
En réalité, le mot  latin humus, comme d’ailleurs le mot homo « homme », provient de la racine indo-européenne *ghyom- qui signifiait terre (cf. J. Picoche 1994, p. 287).

–––– Hypothèses scientifiques ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Alexandre Oparine (1894-1980), a développé ses idées sur l’évolution de la matière inanimée vers la matière vivante. Pour lui, il faut sortir du cercle vicieux qui dit que seule la vie peut produire la vie. Et il faut aller chercher l’origine de la vie à partir de la formation de la Terre et des éléments chimiques C, H, O, N dans un environnement donné. On constate de plus que les molécules organiques de départ (ARN et ADN) ne peuvent avoir lieu sans support. L’assemblage de petites molécules (comme les acides aminés) en macromolécules (comme les protéines) nécessite l’élimination de molécules d’eau. Il est possible de faire appel à des surfaces minérales, comme les micas, les argiles qui se trouvent très abondamment sur Terre et sont constituées d’un empilement de couches fines. Entre les différentes couches de l’argile peuvent se glisser certaines petites molécules organiques, ce qui permet une adsorption importante. L’argile est aussi un catalyseur très efficace et aurait donc pu permettre la polymérisation des acides aminés et/ou des acides nucléiques. C’est l’avis de Cairns-Smith.(1) La vie sur la planète Terre aurait commencé dans la glaise, grâce à ses propriétés, l’argile a joué le rôle d’usine chimique de transformation des matières premières inorganiques en des molécules plus complexes. d’où ont émergé les premières formes de vie. (…) La Vie a jailli partout dès que les conditions le permettent… Elle essaie, transforme, mute, s’adapte, ou disparaît au profit d’autres formes de vies. Il a fallu attendre le milieu des années 1950 pour que Stanley Miller, à l’Université de Chicago, reconstitue en laboratoire les conditions postulées par Oparine et Haldane pour l’apparition de la vie, tout au moins de la fabrication des molécules de la vie. En soumettant ces éléments (atmosphère primitive) et en les bombardant de décharges électriques, il trouve des molécules organiques: les premières briques de la vie. On constate de plus que les molécules organiques de départ (ARN et ADN) ne peuvent avoir lieu sans support. Il est possible de faire appel à des surfaces minérales, comme les micas, les argiles qui se trouvent très abondamment sur Terre et sont constituées d’un empilement de couches fines. Entre les différentes couches de l’argile peuvent se glisser certaines petites molécules organiques, ce qui permet une adsorption importante. En 2007, Helen Hansma, de l’Université de Santa Barbara, proposait que l’apparition des premières cellules vivantes avait eu lieu entre des feuilles de mica. Elle publie un article de fond sur le sujet dans le numéro de septembre 2010 du Journal of Theoretical Biology. Elle observe un détail intrigant dans plusieurs échantillons qu’elle avait collectés dans une mine du Connecticut. La surface de certaines des feuillets de mica était couverte de molécules organiques. Cependant, les formes de vie sont complexes. Pendant longtemps on ne pensait pas que la vie ne peut émerger que de molécules organiques, or dans les sources hydrothermales découvertes en 1977 à 2600 mètres de profondeur, on y a trouvé la vie où on la croyait impossible. A des pH très acides, sans oxygène, voire dans des fumerolles de soufre! Voilà pour l’état de l’apparition de la vie.(3) La Nasa a publié de nombreux rapports sur les propriétés essentielles que l’argile possède pour générer la vie! (article du Pr Chems Eddine Chitour, L’Expression, le quotidien).

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–––– préhistoire : l’invention du modelage ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Vénus de Dolní VěstoniceVénus de Dolní Věstonice

     La figurine réalisée en argile la plus ancienne date de 28.000 ans av. JC, elle a été trouvée à Dolní Věstonice, en Moravie (République tchèque) et représente une Vénus. Elle mesure 43 cm de haut et a été cuite à une température assez basse. Dans la grotte du Tuc d’Audoubert, au Magdalénien ( – 17.000 à – 10.000) les hommes préhistoriques ont modelés deux bisons en glaise crue.

two-bison

       Des premières traces de poteries utilitaires ont été retrouvées en Chine et dataient de 20.000 ans av. JC (grotte de Xianrendong). La poterie a ensuite gagnée le Japon, et la Sibérie mais il faudra attendre le Xe siècle avant J.C. pour que son utilisation se généralisent dans le vieux continent et l’Afrique. Pour les briques, les premières traces datent de 7.000 ans avant J.C. et ont été relevées en Irak dans la région comprise entre le Tigre et l’Euphrate. L’utilisation de briques pour la construction s’y généralisera vers 3.000 ans avant J.C. mais il faudra attendre encore quelques siècles (2.500 ans avant J.C.) pour que la brique soit cuite (Mésopotamie et Indus) permettant ainsi la réalisation de constructions plus pérennes et plus importantes. En 3.300 ans avant J.C, les sumériens utilisaient des tablettes d’argile comme support de leurs écrits.

      la découverte, sur le site de Jéricho, de crânes surmodelés vers 8 000 av. J.-C. témoigne d’une évolution dans la perception de soi-même. « L’intérieur du crâne était rempli, solidement bourré d’argile, les orbites également remplies d’une argile qui servait de support pour des coquillages figurant les yeux […]. Les traits du visage, le nez, la bouche, les oreilles, les sourcils, ont été modelés avec une finesse extraordinaire […]. Chaque tête possède un caractère individuel fortement marqué, bien que la méthode de modelage soit la même pour tous. » Etaient-ce des portraits ? Si la ressemblance pose question, la différenciation, la personnalisation des traits montrent à l’évidence qu’il s’agit bien de portraits. Leur destination n’est pas clairement établie. Une démarche lucidement artistique est contestable, en l’absence de tout contexte figuratif permettant de les apparenter à un style. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de visages, et de visages pourvus de traits distinctifs. Ces sculptures modelées autour de restes humains tiennent à la fois de la relique et du portrait. Le modèle, le mort autrefois porteur de ce visage, est présent à l’intérieur de son effigie.
      Les possibilités de représentation de l’humain se situent d’emblée dans cette oscillation entre le signe et son contact au référent, la recherche de la ressemblance et l’élaboration d’un vocabulaire pictural. Les retournements à venir sont présents dans le passage d’une absence de représentation à une présence représentée.

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Effigie en plâtre sur fibres tressées, site de Aïn Ghazal en Jordanie

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–––– des eaux composées à l’argile (L’eau et les Rêves de Gaston Bachelard)  –––––––––––––––––

Gaston Bachelard

     Dans son ouvrage « L’eau et les Rèves », au chapitre « Les eaux composées », Gaston Bachelard présente le mélange de l’eau et de la terre qui donne la pâte. L’eau a la propriété de « tempérer » les éléments avec lesquels on la mélange : elle efface la sécheresse, œuvre du feu, elle attendrit les terres allant jusqu’à les anéantir lorsqu’on l’unit à elles. L’attendrissement des terres permet leur pétrissage, leur mise en forme induisant chez l’Homme une pensée et une rêverie propre au travail des pâtes. L’instrument de ce travail, c’est la main que Bachelard qualifie dans ce cas de dynamique pour l’opposer dans une perspective bergsonnienne à la main géométrique de l’homo faber.

   « Cette rêverie qui naît du travail des pâtes se met aussi forcément d’accord avec une volonté de puissance spéciale, avec la joie mâle de pénétrer dans la substance, de palper l’intérieur des substances, de connaître l’intérieur des grains, de vaincre la terre intimement, comme l’eau vainc la terre, de retrouver une force élémentaire, de prendre part au combat des éléments, de participer à une force dissolvante sans recours. Puis l’action liante commence et le pétrissage avec son lent mais régulier progrès procure une joie spéciale, moins satanique que la joie de dissoudre; la main directement prend conscience du succès progressif de l’union de la terre et de l’eau.Une autre durée s’inscrit alors dans la matière, une durée sans à-coupq, sans élan, sans fin précise. Cette durée n’est donc pas formée. Elle n’a pas les divers reposoirs des ébauches successives  que la contemplation trouve dans le travail des solides. Cette durée est un devenir substantiel , un devenir par le dedans. Elle aussi, elle peut donner un exemple objectif d’une durée intime. Durée pauvre, simple, rude, qu’il faut du labeur pour suivre. Durée anagénétique, quand même, durée qui monte, qui produit. C’est vraiment la durée laborieuse. Les vrais travailleurs sont ceux qui ont mis « la main à la pâte ». Ils ont la volonté opérante, la volonté manuelle. Cette volonté très spéciale est visible aux ligatures de la main. Celui qui a écrasé le cassis et le raisin comprendra seul l’hymne au soja : « les dix doigts étrillent le coursier dans la cuve » (Hymnes et Prières du Véda, tard. Louis Renou). Si Bouddha a cent bras, c’est qu’il est pétrisseur.»

painEgypte ancienne : pétrissage de la pâtepain : Egypte ancienne, pétrissage de la pâte

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pétrissage de l’argile

   « La pâte produit la main dynamique qui donne presque l’antithèse de la main géométrique de l’homo faber bergsonnien. Elle est un organe d’énergie et non plus un organe de formes. La main dynamique symbolise l’imagination de la force.
    En méditant les divers métiers qui pétrissent, on comprendrait mieux la cause matérielle, on en verrait les variétés. L’action modelante n’est pas suffisamment analysée par l’attribution des formes. L’effet de la matière n’est pas non plus suffisamment désigné par la résistance à l’action modelante. Tout travail des pâtes conduit à la conception d’une cause matérielle vraiment positive, vraiment agissante. C’est là une projection naturelle. C’est là un cas particulier de la pensée projetante qui transporte toutes les pensées, toutes les actions, toutes les rêveries de l’homme aux choses, de l’ouvrier à l’ouvrage. La théorie de l’homo faber bergsonien n’envisage que la projection des pensées claires. Cette théorie a négligé la projection des rêves. Les métiers qui taillent, qui coupent, ne donnent pas sur la matière une instruction assez intime. La projection y reste externe, géométrique. La matière ne peut même pas y jouer le rôle de support des actes. Elle n’est que le résidu des actes, ce que la taille n’a pas retranché. Le sculpteur devant son bloc de marbre est un servant scrupuleux de la cause formelle. Il trouve la forme par élimination de l’informe. Le modeleur devant son bloc d’argile trouve la forme par la déformation, par une végétation rêveuse de l’amorphe. C’est le modeleur qui est le plus près du rêve intime, du rêve végétant. (…)
   Faut-il s’étonner maintenant de l’enthousiasme des enfants pour l’expérience des pâtes ? Madame Bonaparte a rappelé le sens psychanalytique d’une semblable expérience. A la suite des psychanalystes qui ont isolé les déterminations anales, elle rappelle l’intérêt du jeune enfant et de certaines névroses pour leurs excréments. Comme nous l’analysons, dans cet ouvrage, que des états psychiques plus évolués, plus directement adaptés aux expériences objectives et aux œuvres poétiques, nous devons caractériser le travail de pétrissage dans ses éléments purement actifs, en les dégageant de leur tare psychanalytique. Le travail des pâtes a une enfance régulière. Au bord de la mer, il semble que l’enfant, comme un jeune castor, suive les impulsions d’un instinct très général. (…)
    Le limon est la poussière de l’eau, comme la cendre est la poussière du feu. Cendre, limon, poussière, fumée donner des images qui échangeront sans fin leur matière. par ces formes amoindries, les matières élémentaires communiquent. Ce sont en quelque sorte les quatre poussières des quatre éléments. Le limon est une des matières les plus fortement valorisées. L’eau, semble-t-il, a, sous cette forme, apporté à la terre le principe même de la fécondité calme, lente, assurée. »

tellurisme

« Aux bains de limon, à Acqui, Michelet dit, en ces termes, toute sa ferveur, toute sa foi en la régénération :   « dans un lac resserré où l’on concentre le limon, j’admirai le puissant effort des eaux qui, l’ayant préparé, tamisé dans la montagne, puis l’ayant coagulé, luttant contre leur œuvre même, à travers son opacité, voulant percer, le soulèvent de petits tremblements de terre, le percent de petits jets, des volcans microscopiques. Tel jet  n’est que bulles d’air, mais tel autre permanent indique la constante présence d’un filet qui, gêné ailleurs, après mille et mille frottements, finit par vaincre, obtenir ce qui paraît le désir, l’effort de ces petites âmes, charmées de voir le soleil. » A lire de telles pages, on sent en action une imagination matérielle irrésistible, qui, en dépit de toutes les dimensions, au mépris de toutes les images formelles, projettera des images uniquement dynamiques du volcan microscopique. Une telle imagination matérielle participe à la vie toutes les substances, elle se prend à aimer le bouillonnement de la vase travaillée par les bulles. Alors toute chaleur, tout enveloppement  est maternité. Et Michelet, devant ce limon noir, « limon nullement sale », se plongeant dans cette pâte vivante s’écrit : « Chère mère commune ! Nous sommes un. Je viens de vous. J’y retourne. Mais dites-moi donc franchement votre secret. Que faites-vous dans vos profonds ténèbres, d’où vous m’envoyez cette âme chaude, puissante, rajeunissante, qui veut me faire vivre encore ? Qu’y faites-vous ? – Ce que tu vois, ce que je fais sous tes yeux. Elle parlait distinctement, un peu bas, mais d’une voix douce, sensiblement maternelle. » Cette voix maternelle ne sort-elle pas vraiment de la substance ? de la matière elle-même ? La matière parle à Michelet par son intimité. Michelet saisit la vie matérielle de l’eau dans son essence, dans sa contradiction. L’eau « lutte contre son œuvre même ». C’est la seule manière de tout faire, de dissoudre et de coaguler. »

la source la source « la bollente » (la bouillante) à Acqui Terme (Piémont)

   «  Cette puissance bivalente(…) restera toujours la base des convictions de la fécondité continue. Pour continuer, il faut réunir des contraires. Dans son livre sur la Déesse nature et la déesse vie, M. Ernest Seillère note justement au passage que la végétation profuse du marécage est le symbole du tellurisme (P.66). C’est le mariage substantiel de la terre et de l’eau, réalisé dans le marais, qui détermine la puissance végétale anonyme, grasse, courte et abondante. Une âme comme celle de Michelet a compris que le limon nous aidait à participer aux forces végétantes, aux forces régénératrices de la terre. Qu’on lise ces pages extraordinaires sur sa vie enterrée, quand il est plongé entièrement dans le limon onctueux. Cette terre, « je la sentais très bien caressante et compatissante, réchauffant son enfant blessé. Du dehors ? Au-dedans aussi. Car elle pénétrait de ses esprits vivifiants, m’entrait et se mêlait à moi, m’insinuait son âme. L’identification devenait complète entre nous. Je ne me distinguais plus d’elle. A ce point qu’au dernier quart d’heure, ce qu’elle ne couvrait pas, ce qui me restait libre, le visage, m’était importun. Le corps enseveli était heureux, et c’était moi. Non enterrée, la tête se plaignait, n’était plus moi; du moins je l’aurais cru. Si fort était le mariage ! et plus qu’un mariage entre moi et la Terre ! On aurait dit plutôt échange de nature. J’étais Terre, et elle était homme. Elle avait pris pour elle mon infirmité, mon péché. Moi, en devenant Terre, j’en avais pris la vie, la chaleur, la jeunesse » (p.114). L’échange de nature du limon à la chair est ici un exemple complet de rêverie matérielle. »

Bain de boue dans un volcan

   « On aura la même impression de l’union organique de la terre et de l’eau en méditant sur cette page de Paul Claudel : « En avril, précédé par la floraison prophétique de la branche de prunier, commence sur toute la terre le travail de l’Eau, âcre servante du Soleil. Elle dissout, elle échauffe, elle ramollit, elle pénètre et le sel devient salive, persuade, mâche, mélange, et dés que la base est ainsi préparée, la vie part, le monde végétal par toutes ses racines recommence à tirer sur le fonds universel. L’eau acide des premiers mois peu à peu devient un épais sirop, un coup de liqueur, un miel amer tout chargé de puissance sexuelle… »

    L’argile aussi sera, pour bien des âmes, un thème de rêveries sans fin. L’homme se demandera sans fin de quel limon, de quelle argile il est fait. Car pour créer il faut toujours une argile, une matière plastique, une matière ambiguë où viennent s’unir la terre et l’eau. Ce n’est pas en vain que les grammairiens discutent pour savoir si argile est masculin ou féminin. Notre douceur et notre solidité sont contraire, elle demande des participations androgynes. La juste argile devrait avoir assez de terre et assez d’eau . Qu’elle est belle cette page où O.V. de L.-Milosz nous dit que nous sommes faits uniquement d’argile et de larmes. Un déficit de peines et de larmes, l’homme est sec, pauvre, maudit. Un peu trop de larmes, un manque de courage et de raidissement dans l’argile, c’est une autre misère : « Homme d’argile, les larmes ont noyé ta misérable cervelle. Les paroles sans sel coulent sur ta bouche comme l’eau tiède. »

Gaston Bachelard, L’eau et les rêves.

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Regards croisés : le phare et le récif sous l’assaut de la vague

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les cygnes sauvages d'Andersen - illustration de Anna & Elena Balbusso

les cygnes sauvages d’Andersen – illustration de Anna & Elena Balbusso

Lighthouse 1759- fait$

phare d’Eddystone (Grande-Bretagne) sous l’assaut des vagues – Lafage

phare du Four en Bretagne à partir d'une photo de Jean

Phare du Four en Bretagne (à partir d’une photo de Jean Guichard)

La première illustration réalisée par Lafage représente le phare d’Eddystone en Grande-Bretagne qui se dresse sur les redoutables Eddystone Roks au large de Plymouth dans la Manche. L’actuel phare est le quatrième construit sur le site :

  • Le premier, en pierre, commencé en 1696 et terminé en 1698. Son constructeur, Henry Winstanley fut fait prisonnier pendant la construction par un corsaire français mais libéré par Louis XIV qui aurait prononcé à cette occasion les paroles célèbres suivantes : « La France est en guerre contre l’Angleterre, non contre l’humanité ! ». Il aurait mieux valu que Winstanley resta prisonnier en France car malheureusement pour lui, il périt avec tout le personnel de son phare dans l’effondrement de celui-ci au cours d’une tempête en 1703.
  • Le second dénommé phare de Rudyard fut bâti par le capitaine Lovett qui avaita cuis auprès du Parlement le droit de taxer les navires de passage, la construction, en bois, fut confiée à John Rudyard. Achevé en 1709, il brûla en 1755.
  • Le troisième fut conçu par l’ingénieur John Smeaton, pionnier de l’usage de la chaux hydraulique qui sous l’action de l’eau se transforme en une sorte de béton. Smeaton donna à son ouvrage pour des questions de stabilité la forme d’un tronc de chêne choisit de le construire en 1756 avec des pierres de granite reliées par des queues d’arondes et des chevilles de marbre. Malheureusement le phare dut être démonté en 1877, après que l’on se fut aperçu que l’assise rocheuse qui le supportait se délitait. Il fut rebâtit à titre de mémorial à Plymouth Hoe, sur les hauteurs de Plymouth.
  • l’actuel phare d’Eddystone fut bâti en 1882 en pierres de taille de gneiss sous la direction de l’ingénieur James Douglas.

Anciens phares d'Eddystone- 1698 ET 1699anciens phares  d’Eddystone, 1698 et 1699

phare d'Eddystone dit de Winstanley - gravure de H. Roberts, 1761 phare d'Eddystone dit de Rudyard - gravure de Isaac Salimaker

phares d’Eddystone dits de Winstanley en 1698 et de Rudyard en 1709.

phare d'Eddystone dit de Smeaton, gravure de 1759 Phare actuel d'Eddystone

phares d’Eddystone dit de Smeaton de 1756 à 1877 et phare actuel

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Home, sweet home… la maison sur la cascade (1936-1939), architecte Frank Lloyd Wright

Frank Lloyd Wright (1867-1959)

Frank Lloyd Wright (1867-1959)

Maison sur la cascade, 1836-39, Pensylvanie - architecte Frank Lloyd Wtight

Maison sur la cascade, 1936-39, Pensylvanie – architecte Frank Lloyd Wright

Maison sur la cascade, 1836-39, Pensylvanie - architecte Frank Lloyd Wtight

La maison sur la cascade a été construite pour un homme d’affaires sur une cascade de la rivière Bear Run dans les Allegheny Mountains d’où son appellation de Fallingwater ou Edgar J. Kaufmann Sr. Residence du nom de son propriétaire.

Frank Lloyd Wright était déjà âgé lorsqu’il a commencé a travailler sur cette résidence puisqu’il entamait sa soixante huitième année mais la virtuosité dont il a fait preuve dans l’élaboration de ce projet difficile a montré qu’il n’avait, à cette époque, rien perdu de sa créativité.

La difficulté pour la définition du parti architectural venait de la beauté du site. Les Kaufmann avaient été séduits par la beauté de la cascade et c’est la raison pour laquelle ils venaient souvent y pique-niquer, or la construction d’une bâtisse de taille importante sur trois étages risquait de détruire irrémédiablement l’harmonie du site. L’idée géniale de Wright a été d’effacer la masse et la lourdeur des volumes construits en les camouflants derrière les garde-corps et les acrotères en béton des terrasses et des toitures terrasses. De ce fait, les observateurs ne perçoivent de la construction que des bandeaux horizontaux superposés, décollés du sol. L’impression de légèreté que l’on ressent à la vision de cette architecture provient du fait qu’aucun poteau n’est visible et que les bandeaux horizontaux  apparaissent comme projetés et suspendus au-dessus du vide. Pour parvenir à cet effet, Wright a utilisé une technique novatrice pour l’époque, celle du porte-à-faux en béton armé sur de grandes largeurs. L’impression de légèreté est encore rehaussée par le traitement des parois entre bandeaux en vitrages et par un choix judicieux de couleurs, les bandeaux étant traités en couleur claire et les surfaces intermédiaires en teintes foncées (vitrage et murs en pierres naturelles). Les volumes construits et les terrasses s’organisent autour d’une tour centrale en pierres naturelles qui fait office de pivot et structure ainsi l’ensemble. L’axe vertical ainsi créé accompagne et prolonge l’axe vertical de la cascade et renforce l’impression de légèreté des terrasses, celles-ci semblant suspendu à cette tour de pierre. L’intérieur de la maison reprend les principes d’organisation fonctionnelles défendues par Wright qui lui avaient été inspirés par l’architecture japonaise : peu de cloisons et absence de portes qui induisent une grande fluidité des espaces. Les parois extérieures étant pour l’essentiel transparentes, la vision sur le site est préservée et les habitants ressentent l’impression de vivre dans la verdure. La plupart des sols sont traités en dalles de pierres s’apparentant ainsi au sol naturel des bords de la cascade. En dehors de la zone d’assise de la construction, le reste du site a été totalement préservé et laissé dans son état naturel.

la maison sur la cascade, 1936-39 - Frank Lloyd Wrightla terrasse et la toiture terrasse du niveau 1 en porte-à-faux, et les baies vitrées intermédiaires

la maison sur la cascade, 1936-39 - Frank Lloyd Wright

la maison sur la cascade, salon - Frank Lloyd Wright

la maison sur la cascade : le salon

la maison sur la cascade, salon - Frank Lloyd Wright

la maison sur la cascade, séjour - Frank Lloyd Wright

la maison sur la cascade, 1936-39 - Frank Lloyd Wright

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la conception de la maison que prônait Wright

Siegfried Giedon, dans son étude monumentale « Espace, temps, architecture », après avoir expliqué que Wright  était l’architecte américain qui avait le mieux interprété les éléments traditionnels de la maison américaine pour les utiliser dans le cadre de l’architecture moderne explique les principes sur lesquels s’appuyait Wright pour organiser l’espace intérieur :

« Avant d’avoir vu l’une des maisons de Wright je fis halte, un jour, dans un pavillon de chasse des collines du Vermont. Il y avait là une énorme cheminée en pierres qui occupait d’une façon massive le centre et montait tout droit en traversant le toit. L’intérieur de la maison était d’un seul tenant, mises à part les cloisons qui séparaient la cuisine et la chambre à coucher. Le plafond était formé de chevrons d’où pendaient des peaux de renard et d’ours. C’est à ce moment que je commençais à comprendre la conception que Wright se faisait de l’intérieur d’une maison. Il traitait la maison, fondamentalement, comme une seule pièce. L’intérieur n’était différencié qu’en fonction de nécessités particulières. Comme il le soulignait lui-même « ... il traita toute la surface… comme une seule pièce, séparant la cuisine comme un laboratoire, disposant à côté d’elle les chambres et, au rez-de-chaussée dans un semi-isolement

la maison sur la cascade, plan 1 - Frank Lloyd Wright

Plan du niveau 1

la maison sur la cascade, plan 2 - Frank Lloyd Wright

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L’influence de l’architecture japonaise

« Le Japon était perçu depuis l’Europe ou les États-Unis, comme un copieur sachant copier en innovant. En fait, cette image caricaturale est bien idéologique, car la plupart des sociétés confortent leur culture en imitant celle des autres, en s’en inspirant. Cela me semble banal, car en fait il ne s’agit que de s’informer du monde… Le mouvement d’influence étant réciproque, il est délicat de faire les comptes. Qui apporte le plus? Prenez l’architecte Frank Lloyd Wright, qui vint au Japon au cours des années dix et vingt, qui y construisit; bon, il a découvert les techniques de construction locales et s’est initié aux règles de l’art des « bâtisseurs » japonais. Et l’on déclare qu’il a été influencé par elles. Mais, en réalité, il a trouvé au Japon ce qu’il cherchait! Des éléments standardisés, simples, nus, pratiques, des cloisons coulissantes, des structures porteuses, bref, toute une manière de concevoir et d’édifier une maison telle qu’il la souhaitait. Le « détour » japonais a peut-être accéléré le processus de maturation de l’architecte, mais l’a-t-il davantage marqué? « .  Augustin Berque – janvier 1997 (interview de Thierry Paquot)

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