« Les sujets de mes tableaux, a écrit sont rarement prémédités, ils émergent au hasard de mes pinceaux, au gré des plaisirs ou des désespoirs… Ce qui compte, c’est d’abord le dessin, bien sûr, et la peinture en tant que matériau, le travail des couleurs, les touches, les traits, les griffures, les mélanges hasardeux… Le plaisir, c’est aussi la variété des supports, la toile, et surtout le papier dont la matière plus sensuelle impose ses aléas. »
Marcel Nino Pajot est né le 24 février 1945 à Vergt, en Périgord. Autodidacte, il forgera ses qualités picturales au contact des artistes, professionnels ou amateurs, qu’il côtoie au sein de l’Atelier de la Société des Beaux-Arts du Périgord créé en 1978 par les peintres Jean-Daniel Ribeyrol et Paul-André Enard. C’est en 1981 qu’il participera à sa première exposition collective dans un petit village périgordin. Dès lors, durant 20 ans, il conduit parallèlement une carrière de géomètre et son activité de peintre. Ses œuvres sont accrochées aux cimaises de diverses expositions en France et à l’étranger : « Art Expo » à New York, « Europ’Art » à Genève et Bruxelles, et reçoivent de nombreux Prix.. Pajot a débuté, comme beaucoup, par le paysage peint à l’aquarelle mais il s’est vite rendu compte de l’intérêt que pouvaient susciter les dessins des tronches et des trognes qu’il observait autour de lui. C’est ainsi que le microcosme journalistico-politique périgourdin ou le festival Mimos deviendront source d’inspiration. Puis ce seront le Carnaval et les masques, les musiciens, Don Quichotte, les processions… Chez Pajot, le motif n’est que le prétexte à d’infinies recherches de nuances, à des interprétations mille fois répétées pour atteindre un noir plus profond, un or plus discret, une brillance plus délicate… C‘est du moins ce que prétend l’artiste. En vérité, il est constamment en quête de Don Quichotte, il guète le passage furtif des masques et s’émeut de la condition humaine. Ainsi s’explique son attachement à l’œuvre de Daumier, Lautrec, Schiele, Lucian Freud, Jansem…
Autres œuvres de l’artiste visibles sur ce blog : . pour les dessins sur le thème Don Quichotte, c’est ICI . pour les portraits de Don Quichotte, c’est ICI et pour le portaits de femmes, c’est ICI.
« Les sujets de mes tableaux, a écrit sont rarement prémédités, ils émergent au hasard de mes pinceaux, au gré des plaisirs ou des désespoirs… Ce qui compte, c’est d’abord le dessin, bien sûr, et la peinture en tant que matériau, le travail des couleurs, les touches, les traits, les griffures, les mélanges hasardeux… Le plaisir, c’est aussi la variété des supports, la toile, et surtout le papier dont la matière plus sensuelle impose ses aléas. »
Marcel Nino Pajot est né le 24 février 1945 à Vergt, en Périgord. Autodidacte, il forgera ses qualités picturales au contact des artistes, professionnels ou amateurs, qu’il côtoie au sein de l’Atelier de la Société des Beaux-Arts du Périgord créé en 1978 par les peintres Jean-Daniel Ribeyrol et Paul-André Enard. C’est en 1981 qu’il participera à sa première exposition collective dans un petit village périgordin. Dès lors, durant 20 ans, il conduit parallèlement une carrière de géomètre et son activité de peintre. Ses œuvres sont accrochées aux cimaises de diverses expositions en France et à l’étranger : « Art Expo » à New York, « Europ’Art » à Genève et Bruxelles, et reçoivent de nombreux Prix.. Pajot a débuté, comme beaucoup, par le paysage peint à l’aquarelle mais il s’est vite rendu compte de l’intérêt que pouvaient susciter les dessins des tronches et des trognes qu’il observait autour de lui. C’est ainsi que le microcosme journalistico-politique périgourdin ou le festival Mimos deviendront source d’inspiration. Puis ce seront le Carnaval et les masques, les musiciens, Don Quichotte, les processions… Chez Pajot, le motif n’est que le prétexte à d’infinies recherches de nuances, à des interprétations mille fois répétées pour atteindre un noir plus profond, un or plus discret, une brillance plus délicate… C‘est du moins ce que prétend l’artiste. En vérité, il est constamment en quête de Don Quichotte, il guète le passage furtif des masques et s’émeut de la condition humaine. Ainsi s’explique son attachement à l’œuvre de Daumier, Lautrec, Schiele, Lucian Freud, Jansem…
Autres œuvres de l’artiste visibles sur ce blog : . pour les dessins sur le thème de Carnaval et Mascarade, c’est ICI . pour le thème Don Quichotte, c’est ICI et pour le portaits de femmes, c’est ICI.
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–––– Portraits de Don Quichotte de la Mancha ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
––––– Le roi Renaud de Guerre revint, tenant ses tripes dans ses mains… ––––––––––––––––––––––––
Adolescent, j’écoutais souvent le disque enregistré par Yves Montand intitulé CHANSONS POPULAIRES DE FRANCE dans lequel se trouvait une chanson que j’appréciais beaucoup : « Le Roi Renaud de Guerre revint ». M’intéressant aux conditions dans lesquelles avait été écrit le poème de Gœthe « der Erkönig » (le roi des aulnes), j’ai découvert avec surprise que la chanson et le poème avaient des racines communes et puisaient tous les deux dans le vieux fond des contes et légendes nordiques. Il existe de nombreuses versions de cette chanson (60 auraient été répertoriées) et son origine est complexe, elle résulterait d’une greffe d’une chanson du XIIIe siècle qui contait le retour du comte Renaud sur une autre chanson apparue au XVIe siècle issue d’une légende scandinave. La première version connue de la chanson est partielle (elle ne citait que douze vers) et a été présentée par le philologue breton La Villemarqué en 1839 dans son recueil de chants breton le Barzaz-Breiz. Trois années plus tard, en 1842, c’est Gérard de Nerval qui en présentera une version complète dans la revue La Sylphide, mais dés 1837, cet auteur avait déjà donné, sous le titre « La Korik », une version de la chanson du « Sire Nann » équivalent breton du « Roi Renaud » français. la plupart des études réalisées sur cette chanson lui confèrent une origine en Bretagne armoricaine et ses marges celtique et française mais il existe également une très vieille version danoise de ce chant transcrite sur un manuscrit daté de 1550 mais cette version pourrait provenir d’un livre français qu’avait fait traduire en norois le roi de Norvège, Hakon Hakonarson (1217-1273).
Pour plus d’information sur l’origine de la chanson et ses versions, c’est ICI Et pour écouter la chanson interprétée par Yves Montand, c’est dessous
la Ballade du roi Renaud
Le roi Renaud de guerre revint Tenant ses tripes dans ses mains Sa mère est à la tour en hautQui voit venir son fils Renaud
Renaud, Renaud réjouit toi Ta femme est accouché d’un roi! Ni de femme ni de mon fils Mon coeur ne peut se réjouir.
Je sens la mort qui me poursuit Mais refaites dresser un lit Et faites le dresser ci-bas Que ma femme n’entendes pas.
Guère de temps y dormirai A minuit je trépasserai Et quand ce fut vers la minuit Le roi Renaud rendit l’esprit.
Il ne fut pas soleil levé Que les valets l’ont enterré Sa femme en entendant le bruit Se mit à gémir dans son lit.
Ah dites moi, ma mère m’amie Ce que j’entends cogner ici Ma fille c’est le charpentier Qui racommode l’escalier
Ah dites moi, ma mère, m’amie Ce que j’entends chanter ici Ma fille c’est la procession Qui fait le tour de la maison.
Ah dites moi, ma mère m’amie Ce que j’entends pleurer Ma fill’ c’est la femm’ du berger Qui a perdu son nouveau né.
Ah dites moi, ma mère m’amie Ce qui vous fait pleurer aussi Ma fille ne puis le caché Renaud est mort et enterré.
Ma mère dites aux fossoyeux Qui creusent la fosse pour deux Et que le trou soit assez grand Pour qu’on y mettent aussi l’enfant
Terre fend toi, terre ouvre toi Que j’aille rejoindre mon roi Terre fendit, terre s’ouvrit Et la belle rendit l’esprit.
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–––– Bretagne : ballade de Sire Nann (An Aotrou Nann hag ar Gorrigan) ––––––––––––––––––––––
La première publication de cette ballade d’origine bretonne a été effectuée en 1837 par Gérard de Nerval dans la « Revue de Paris » sous le titre « La Korik ». La seconde, en 1839, par La Villemarqué sous le titre « Le seigneur Nann et la Korrigan ».
Ballade de Sire Nann et la Fée
An Aotrou Nann hag ar Gorrigan
Sire Nann et sa femme étaient / De bien bonne heure fiancés. / Bientôt ils furent séparés.
La dame hier eut des bessons; / – Voyez quel teint de neige ils ont : / Une fillette et un garçon. »
– Que votre cœur désire-t-il, / Vous qui m’avez donné ce fils? / Dites! Vous l’aurez aujourd’hui:
Bécasse de l’étang ou chair / D’un de ces chevreuils du bois vert ? / – La chair de chevreuil me plairait, / Mais au bois il vous faut aller. –
Sire Nann, entendant cela / A saisi sa lance de bois, /Sur son cheval noir a sauté / Pour gagner la verte forêt.
En arrivant au bord du bois, / Une biche blanche aperçoit. / A sa poursuite il s’est lancé,
Si vite que le sol tremblait. / Lui, de la suivre avec passion // Et l’eau ruisselle de son frontEt des flancs de son cheval noir. / Jusqu’à ce que tombe le soir.
Il voit près d’une eau la cabane / Où vivait une korrigane./ Tout autour, de l’herbe fleurie. / Pour aller boire, il descendit.
Près de sa fontaine, la fée / Peignait ses longs cheveux dorés / Avec un beau peigne d’or fin / (Pauvres, ces dames ne sont point).
– Comment osez-vous, étourdi, / Venir troubler l’eau de mon puits? / Si vous ne m’épousez céans, / Vous languirez pendant sept ans / Ou dans trois jours serez mourant.
– Jamais ne vous épouserai : / Depuis un an je suis marié. /Ni ne languirai sept années, / Ni d’ici trois jours ne mourrai. / Dans trois jours je ne mourrai pas, / Mais le jour où Dieu le voudra. / J’aime mieux mourir à l’instant / Que m’allier aux korrigans.
– Bonne mère, si vous m’aimez, / Faites mon lit, s’il n’est point fait. / De moi le mal s’est emparé. / Pas un mot à ma chère femme, / Mais dans trois jours, je rendrai l’âme /Envoûté par la korrigane.
–Comme annoncé, trois jours après / La jeune femme demandait : / – Ma belle-mère, dites-moi / On entend les cloches. Pourquoi? / Et ces prêtres en surplis blanc / Pour qui font-ils monter leurs chants?
– Pour un pauvre qui cette nuit / Est mort. Nous l’avions accueilli. / – Ma belle-mère, dites-moi / Pourquoi Sire Nann n’est pas là!– / Il a fallu qu’il aille en ville. / Bientôt il sera là, ma fille.
– Pour l’église, que vaut-il mieux / La robe rouge ou bien la bleue? / – Mon enfant, la mode est venue / Qu’on aille tout de noir vêtue.
–Or, au cimetière elle vit / La tombe de son cher mari. / – Qui de notre famille est mort? / La terre est meuble et fraîche encor? / – C’est, ma fille, il me faut l’avouer: / Votre époux qu’on vient d’inhumer! –
Sur les genoux elle est tombée, / Pour ne jamais se relever. / Mais, merveilleux signe d’espoir, / Quand on l’eut enterrée, le soir, / Dans la même tombe, on put voir /Deux chênes surgis du tombeau / Dans le ciel unir leurs rameaux. / Ainsi que deux colombes blanches / Alertes et gaies sur leurs branches. / Saluer l’aurore et, toutes deux, /Prendre leur envol vers les cieux.
Traduction: Christian Souchon (c) 2008
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–––– Elves et Elfes dans les légendes nordiques et germaniques ––––––––––––––––––––––––––––––––––
En juin 1836, dans la REVUE BRITANNIQUE, dans la rubrique Littérature, « Poésie populaire des races teutoniques » paraissait un article sur la poésie traditionnelles de l’Islande, de la Scandinavie, du Danemark, de la Suède et de la Norvège.
« Les slaves, et toutes les nations sud-occidentales, ne s’occupent qu’accidentellement, dans leurs poésies populaires, du monde invisible et de ses habitants. L’action exercée par les êtres surnaturels les inquiète assez peu. Au contraire, au fond de toutes les traditions teutoniques, vous apercevez une population sylphidique, une armée d’êtres mystérieux, surhumains, communs à l’Angleterre, à l’Allemagne, aux trois royaumes scandinaves : pygmées malicieux, qui se mêlent à toutes les affaires humaines; génies singuliers, émanés de l’ancien paganisme qui leur prêtait des intentions bienfaisantes; mais sur lesquels le christianisme a jeté un reflet sombre et un voile démoniaque. Le vieux langage septentrional les appelle Alfr, au pluriel Alfar; en vieil allemand, ce sont les Elbes; en allemand moderne, les Elfe; en suédois, les Elfvar, Elfvor, au singulier Elf; en danois les Elve, au singulier Elv; en anglais, ce sont ces Elves si célèbres qui dansent aux rayons de la lune sur les bruyères odorantes; créatures chéries de la poésie shakespearienne, et qui ne laissent pas même sur le gazon l’empreinte de leurs pas légers. Les Irlandais et les Gallois les nommaient Cheffré et Dône-chi « le bon peuple », les Êtres bienfaisants. Les Cheffrô sont mères de nos fées. Une fée n’est ni bonne, ni méchante : c’est l’intrigante du monde poétique; une espèce de Figaro surnaturel et féminin; très variable dans ses goûts, ses actes, et ses désirs.
Niels Blommer. Angsälvor (Elfes des prairies) – 1850
A peine le christianisme est-il né, il essaie de repousser parmi les puissances de l’Erèbe, ces pauvres bonnes petites fées que le villageois et le mineur avaient regardées comme leurs amies. Le prêtre chrétien a soin de confondre dans la même malédiction les fées de lumières et les fées de ténèbres, jadis soigneusement distinguées de l’Edda. DE l’influence exercée par la religion nouvelle, naît la nouvelle position des fées : population jusqu’alors inconnue; êtres magiques; amusants, quinteux, capricieux, enfantins, aimables par boutades, bienveillants par accès, dangereux et méchants par saillie; substances impalpables, prenant mille formes; habitants les eaux et les montagnes, les rocs et les vallées; esprits élémentaires, suspendus entre la vie réelle et le monde des songes; valets et femmes de chambre de la fantaisie poétique; utiles à ceux qu’ils aiment; méchants pour ceux qu’ils détestent; d’autant plus amusants qu’ils sont plus irréguliers, et que jamais on n’a pu les soumettre à un système complet. Anges déchus, esprits immatériels, séduits par le mauvais génie, ils se trouvent enchaînés à la terre sans pouvoir ni remonter jusqu’aux domaines de l’éternelle lumière, ni descendre dans les profondeurs criminelles de l’abîme infernal; inquiets de leur avenir, incertains sur leur sort; ils tiennent de l’ange et du démon. Ils essaient de mêler leurs enfants aux enfants des hommes, et de leur faire partager ainsi les avantages dont jouit la race humaine, rachetée par le sang d’un Dieu. Ainsi s’expliquent leur fureur lorsqu’on les confond avec les génies de l’enfer, leur satisfaction lorsqu’on leur permet d’entrer dans l’église et d’y prononcer les paroles chrétiennes. C’est, il faut le dire, la moins raisonnable, mais la plus dramatique de toutes les races connues, imaginées ou rêvées.
Richard Dadd, Puck, 1840 – Harris Museum and Art Gallery
Je ferais volontiers l’histoire de ces petits êtres inconstants et charmants qui ont séduit l’intelligence de plus d’un écrivain. Te voici, bel Ariel de Shakespeare ! Et toi, malin Puck ! Voici le Diable amoureux, et enfin le charmant Trilby de l’ingénieux écrivain français. Heureuse et innocente superstition qui va bientôt s’éteindre au milieu des chemins de fer et des machines à vapeur, étouffée, par ce matérialisme incompatible avec les Sylphides et les Brownies, les Ondines et les Salamandres ?Les Saxons et les Danois importèrent dans la Grande-Bretagne leurs contes antiques, (…) qui s’amalgamèrent avec les mœurs de l’Ecosse pour les modifier, et dont les Sagas islandaises offrent encore les vestiges. Plus vous avancez dans cette étude et plus votre surprise redouble, tant est rapide et lointaine la transmission des idées ! Si l’on veut remonter à l’origine des traditions humaines, on parcourt tout le diamètre du globe terrestre, en suivant le sillon de la même idée : vous partez du pôle arctique et ne vous arrêtez que sous l’équateur. On s’étonne de retrouver dans les écrits du Pundit et du Javanais, la chanson du pâtre d’Ecosse et celle du fermier d’Islande. Ces exploits, confiés par le poète à l’Edda, à l’Heimskringla et aux traditions héroïques de la Germanie, ces actes brillants et terribles que célébraient à la fois dans leurs odes les pirates du nord et les conquérants teutons de l’Italie, les voici inscrits d’avance dans les Pourânas indiens. J’ai compté plus de seize ballades en dialectes différents, consacrés à l’histoire du frère qui parcourt l’univers à la recherche de sa sœur; qui descend, pour retrouver cette sœur perdue, dans les abîmes de la mer, est accueilli par elle dans les grottes éclatantes des gouffres sous-marins, s’y cache afin de se soustraire à la poursuite des monstres de l’abîme, s’y cache afin de se soustraire à la poursuite des monstres de l’abîme et la sauve à son tour. C’est une fiction sanskrite. Le Roi des Aulnes, délicieuse création, nous apparaît à la fois, dans la poésie primitive de l’Ecosse, de la Suède et du Danemark. Notre célèbre Petit Poucet, dont les français se sont emparés, peut se targuer d’une origine aussi noble. (…) La célèbre ballade de Burger : « Les Morts vont vite » n’est que la reproduction artistique d’une narration qui remonte à la dernière antiquité : les paysans la chantent dans le Pays de Galles. Ils savent par cœur la course nocturne de la jeune fiancée, emportée par le spectre de son fiancé, placée sur un cheval-fantôme et disparaissant avec lui. (…)La poésie populaire suédoise se rapproche beaucoup de la poésie populaire danoise. Ces deux zones traditionnelles se distingue par des nuances plutôt que par des diversités saisissables. Les trois quarts des ballades qui composent le trésor des deux nations, leur appartiennent en commun. Souvent la scène d’un chant dramatique suédois se trouve placé en Danemark; souvent le paysan de Danemark chante les héros de la Suède. (…) Peut-être y a-t-il quelque chose de plus complet encore dans les traditions de la Suède, que dans celles du Danemark; les paysans suédois, grands amateurs de musique, ont conservés non-deulemnt les paroles, mais les airs de leurs ballades et leurs vieux refrains, que les Danois ont laissés perdre. Pour ces derniers, le récit, le drame était plus important que la forme lyrique.
Nixen par Charles Edouard Boutibonne-1855
Les deux peuples attribuent les mêmes aventures à des génies d’espèces diverses, attachés à des localités différentes. Le paysage suédois, plus poétique et moins sévère que celui du Danemark, a fourni aux poètes un cadre plus gracieux. La Syrène des Danois et devenu le Troll ou génie séducteur des Suédois. Les anfractuosités des monts, les profondeurs scintillantes des eaux, les secrets des mines d’or et d’argent, le silence mystérieux des bois, ont inspirés aux deux nations les mêmes superstitions singulières. DE petits nains se glissent sous ces ombrages; des Ondines perfides nagent dans le cristal de ces eaux qui murmurent. Les Allemands appellent Nixen ces démons femelles qui habillent les eaux; les Suédois leur attribuent le sexe viril et les nomment Necken. Quand les petits Elves dansent sur le gazon, un beau vieillard à barbe d’argent, nommé Strœmkarle, joue de la harpe pour diriger leur pas. (…) Chaque bosquet possède sa Dryade et chaque ruisseau sa Syrène; le jeune guerrier qui va trouver sa fiancée s’endort sous un arbre qui verdoie, les Elves ne tardent pas à l’entourer; l’une caresse le jeune homme, de sa petite main de Sylphide; l’autre détache doucement la ceinture qui suspend son épée. Heureusement le coq chante; le dormeur s’éveille; toute la farandole des petits êtres, qui compose le bal magique, s’en va en formant des groupes lointains; le jeune homme est sauvé. Il aurait péri sous les perfides mains des petites fées, si le chant de l’oiseau matinal ne l’avait averti de son danger. La dernière mise en œuvre de cette tradition septentrionale se retrouve dans le Rêve d’une nuit d’été du grand Shakespeare. »
Pour lire le texte complet de cet ouvrage, c’est ICI.
Xavier Marmier (1808-1892) est un homme de lettres français, voyageur et traducteur des littératures européennes scandinaves et germaniques qu’il aura fait connaître en France. Grand voyageur en Europe du nord, aux Moyen-Orient et aux Amériques, il a écrit des récits de voyages, traduit des poèmes et des romans. En 1839, il est professeur de littérature étrangère à Rennes et publie son « Histoire de la littérature en Danemark et en Suède » juste avant de partir pour le pôle nord.
Dans son écrit la Colline des Elves (1842), c’est encore un coq qui sauve un jeune homme de la perfidie des Elves :
Je reposais ma tête sur la colline des elfes. Mes yeux commençaient à s’assoupir. Deux jeunes filles s’avancent pour causer avec moi. La première me frappe sur la joue. La seconde me murmure à l’oreille : Eveille -toi, beau jeune homme, si tu veux danser avec nous. Mes jeunes compagnes chanteront pour toi le plus doux chant qu’on puisse entendre. L’une d’elle, plus belle que toutes les femmes, commence son chant. L’eau du fleuve rapide s’arrêta pour l’écouter. Les petits poissons agitèrent leur queue dans les flots, et le oiseaux chantèrent dans les bois et dans la vallée. « Ecoute, beau jeune homme, veux-tu rester avec nous ? Je t’apprendrai à lire et à écrire les runes puissantes. Je t’apprendrai à dompter l’ours et le sanglier sauvage. Le dragon qui garde des monceaux d’or te cédera la place. » Et les jeunes filles dansaient d’un côté et de l’autre à la manière des elfes, et moi je les regardais appuyé sur mon épée. – Ecoute, beau jeune homme, si tu ne veux pas nous parler, l’épée et le poignard aigu traverseront ton cœur. Si, par bonheur pour moi, Dieu n’avait pas permis que le coq vînt à chanter, je serais resté parmi ces femmes sur la colline des elfes. Voilà pourquoi je vous le dis, vous qui chevauchez dans la forêt, n’allez pas vous endormir sur la colline des elfes ».
Galadriel, une gentille Elfe (le seigneur des anneaux)
Théodore Hersart, vicomte de La Villemarqué (1815-1895) est un philologue breton, collecteur de chants dans la partie bretonnante de la Bretagne qu’il publiera en 1839 avec leur traduction en français dans un recueil intitulé le Barzaz Breiz (Bardit, ensemble de poèmes de Bretagne).
Une hypothèse veut que La Villemarqué aurait été initié à la littérature scandinave par les ouvrages de Xavier Marmier en particulier le thème de la fée dédaignée, où les elfes et le sire Olaf intervient à la place de la Korrigane bretonne et du seigneur Nann (Francis Gourvil) bien que La Villemarqué ait indiqué comme sources de documentation les « Svenska Folk Visor fran Fortiden » (Airs populaires suédois d’autrefois) parus à Stockolm en 1816 et les ‘Udvalgte Danske Viser (Airs danois choisis) publiés à Copenhague en 1812-1814.
le seigneur des anneaux : le serment
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–––– à l’origine du conte du roi des aulnes : la ballade de Sire Olof ––––––––––––––––––––––––––
le seigneur des anneaux : la forêt des Elfes
On chantait en Suède et au Danemark une chanson intitulée : « Sire Olof dans la danse des Elves » dont il existe près de quinze variantes; voici celle que l’on chante dans le Gothland oriental :
« A l’aube naissante, sire Olof est moulé à cheval ; il a rencontre sur la route la danse brillante, le bal éclatant (des Elves).— Oh! la danse! la danse! Comme on danse bien sous le bosquet ! —« Le roi des Elves tendit la main à sire Olaf : — Sire Olof, dansez avec moi. — Oh ! la danse ! la danse ! Comme on danse bien sous le bosquet ! —— Non ! non ! C’est demain le jour de mes noces. Je ne danserai pas. — Oh! la danse ! Comme on danse bien sous le bosquet ! —« La reine des Elves tendit sa main blanche à sire Olof : — Viens, Olof, viens danser avec moi. — Oh ! la danse ! la danse! Comme on danse bien sous le bosquet ! —— Non ! non, je ne danserai pas. C’est demain le jour de mes noces. — Oh! la danse ! Comme on danse bien sous le bosquet ! —« La sœur des Elves lui tendit sa blanche main. — Viens, sire Olof, danser avec moi. — Oh ! la danse ! Comme on danse bien sous le bosquet ! —— Oh ! non, je ne danserai pas. C’est demain le jour de mes noces. — Oh ! la danse ! Comme on danse bien sous le bosquet ! — « Et la fiancée disait ce jour- là : — Dites-moi ; pourquoi les cloches sonnent-elles ainsi ? — C’est la coutume de notre île que chaque jeune amant sonne en l’honneur de sa fiancée. — Oh ! la danse ! Comme on danse bien sous le bosquet ! —Mais nous ne pouvons plus te le cacher, ton fiancé, sire Olof, est mort. Nous venons de ramener son cadavre. — Oh ! la danse ! la danse ! Comme on danse bien sous la feuillée !« Le lendemain, quand le jour parut, il y avait trois cadavres dans la maison de sire Olof. — Oh! la danse ! la danse ! Comme on danse bien sous le bosquet ! — « C’étaient sire Olof, sa fiancée, et sa mère, morte de douleur. »
Une variante de cette ballade a pour nom Frappé par les Elfes. La fille du roi des Elfes invite Sire Olof à danser. Son constant refus lui vaut de recevoir un terrible coupe entre les épaules. A son retour dans le monde des hommes, il meurt; sa fiancée « soulève le manteau d’écarlate, / Sire Olof gisait là, il était mort. / Elle baisa sa bouche rouge / Et tomba morte à l’instant même. / Le lendemain de bonheur, avant qu’il ne fit jour. / Il y avait trois cadavre chez Sire Olof. / L’un, Sire Olof, l’autre, sa fiancée. / La troisième, sa mère, morte de douleur./ – Mais légère la danse tourne au bois – » (Traduction de P. Verrier)
Cette ballade fait référence à une version publiée en 1812, dans les « Udvalgte Danske Viser far Middelalderen » (Florilège d’airs danois du moyen-âge) sous le titre « Elfeskud »(Le coup porté par l’Elfe). Elle avait été publiée précédemment dans le « Samling af danske Kæmperviser » (Recueil de chants héroïques danois) paru en 1695. publications allaient inspirer toute une génération d’écrivains romantiques européens, en particulier Johann Gottfried von Herder qui allait traduire la ballade d’Olaf en allemand en 1778 dans ses « Volkslieder nebst untermischten anderen Stücken » (Chants populaires et autres pièces diverses) et qui sera publié de nouveau en 1807 sous le titre « Stimmen der Völker in Lierdern » (Les chants, cette voix des peuples), et Gœthe qui écrira en 18 le poème Der Erköninger.
Sire Oluf chevauche en la plaine au loin A sa noce il veut inviter les siens. La danse tourne si légère au bois !
On danse à quatre, on danse à cinq. La fille du roi des elfes lui tend la main.
« Bienvenue, Sire Oluf. Réduis ton allure! Viens un peu par ici pour danser avec moi » « Je ne dois pas danser, et je ne le veux pas Demain c’est le jour de mon mariage. »
Ecoute, Sire Oluf, viens danser avec moi Je donnerai deux éperons d’or en échange. Je ne dois pas danser, et je ne le veux pas Demain c’est le jour de mon mariage. »
« Ecoute, Sire Oluf, viens danser avec moi, Je te donnerai une chemise de soie. Une chemise de soie si blanche et si fine. Ma mère l’a fait blanchir au clair de lune. » « Je ne dois pas danser, et je ne le veux pas Demain c’est le jour de mon mariage. »
« Ecoute, Sire Oluf, viens danser avec moi. Une tête d’or, c’est ce que je t’offrirai . » « J’accepterai volontiers cette tête d’or; Mais je ne dois ni ne veux danser avec toi. »
« Si tu ne veux pas, Sire Oluf, danser avec moi, Que la peste et la maladie te poursuivent! » Elle lui porta un coup au cœur. Comme il n’en avait jamais ressenti.
Elle mit Sire Oluf, tout blême, sur son cheval. « Retourne chez toi et vers ta demoiselle. »
Et lorsqu’il fut arrivé devant sa porte, Sa mère était là et elle tremblait fort. « Dis-moi, Sire Oluf, mon fils, Pourquoi as-tu tes joues si pâles? » « Comment ne seraient-elles point pâles Alors que j’ai pénétré au pays des elfes? »
« Ecoute, Sire Oluf, mon fils si cher, Que devons-nous répondre à ta fiancée? » « Vous devrez lui dire que je suis dans le bois Que j’entraîne mon cheval et mon chien. »
Le lendemain matin, quand il fit jour, Arrive la jeune mariée avec son cortège. On offre de l’hydromel, on offre du vin. « Où est Sire Oluf, mon fiancé? » « Sire Oluf, Il chevauche en forêt tout seul Il entraîne son cheval et son chien. »
Alors, elle souleva la tenture d’écarlate Sire Oluf gisait là, et il était mort. Le lendemain matin, quand il fit jour, On porta trois corps au jardin de Sire Oluf: Sire Oluf, ainsi que sa fiancée Et la mère qui était aussi morte de chagrin. Et la danse tourne si légère au bois !
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J’ai cherché vainement des illustrations satisfaisantes pour évoquer les elfes. Je suis resté sur ma faim… Finalement la représentation la plus évocatrice est celle donnée par le clip publicitaire du parfum Lolita Lempicka, « Le premier parfum » réalisé par Yoann Lemoine et qui met en scène la jeune actrice américaine Elle Fanning dans un sous-bois… Trois minutes d’envoûtement elfique…
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Si les elfes existaient encore de nos jours, elles ressembleraient peut-être aux créatures « fofolles » du clip tourné par la photographe Ellen von Unwerth avec l’actrice Kirsten Dunst.
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On est tous attaché à un mât qui nous empêche d’aller rejoindre les Sirènes? Certains s’en sont délivrés mais en ont perdu la vie. Mais dans leur mort, ils conservaient sur leur visage la marque d’un émerveillement et d’une extase… Pirates des Caraïbes : le chant des Sirènes.
C’est de cette version de la ballade écrit par Heine que Leconte de Lisle s’est inspiré pour écrire son poème : il transforme le jeune seigneur en héros romantique chevauchant un cheval noir aux éperons d’or brillant dans la nuit et au casque d’argent resplendir sous la lune… A un tel héros déjà comblé de richesses, ce n’est pas des bottes en peau de bélier, une chemise de soie, ni même de l’or que les Elfes, couronnées de marjolaine, offrent en présent mais l’opale magique, l’anneau doré.
Couronnés de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
Du sentier des bois aux daims familier, Sur un noir cheval, sort un chevalier. Son éperon d’or brille en la nuit brune ; Et, quand il traverse un ravon de lune, On voit resplendir, d’un reflet changeant, Sur sa chevelure un casque d’argent.
Couronnés de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
Ils l’entourent tous d’un essaim léger Qui dans l’air muet semble voltiger. – Hardi chevalier, par la nuit sereine, Où vas-tu si tard ? dit la jeune Reine. De mauvais esprits hantent les forêts Viens danser plutôt sur les gazons frais
Couronnés de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
– Non ! ma fiancée aux yeux clairs et doux M’attend, et demain nous serons époux. Laissez-moi passer, Elfes des prairies, Qui foulez en rond les mousses fleuries ; Ne m’attardez pas loin de mon amour, Car voici déjà les lueurs du jour.
Couronnés de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
Reste, chevalier. Je te donnerai L’opale magique et l’anneau doré Et, ce qui vaut mieux que gloire et fortune Ma robe filée au clair de lune – Non, dit-il. – Va donc ! – Et de son doigt blanc Elle touche au cœur le guerrier tremblant.
Couronnés de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
Et sous l’éperon le noir cheval part. Il court, il bondit et va sans retard; Mais le chevalier frissonne et se penche; Il voit sur la route une forme blanche Qui marche sans bruit et lui tend les bars : – Elfe, esprit, démon, ne m’arrête pas !
Couronnés de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
Ne m’arrête pas, fantôme odieux ! Je vais épouser ma belle aux doux yeux. – Ô mon cher époux, la tombe éternelle sera notre lit de noce, dit-elle. Je suis morte ! Et lui, la voyant ainsi, D’angoisse et d’amour tombe mort aussi.
Couronnés de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.
la danse des Elfes par Moritz von Schwind
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–––– Serbie : La ballade de Marko Kraljevic et de la fée ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Marko et Saratz par Olive Carleton-Smyth
Marko et la fée gardienne du gué
C’est, par les monts, Marko, fils de roi qui chevauche,Et, tout en chevauchant, ces monts il les maudit:« Montagne ensorcelée, pourquoi n’as-tu d’ombragesSi tu n’as pas d’eaux où l’on peut se rafraîchir!Pas d’eau fraîche en ces lieux. Ni de pansues bouteillesEt dans mon outre, hélas, il n’y a plus de vin.Si cette soif sur moi encore un peu s’acharne.Il me faudra bientôt abattre mon chevalEt m’abreuver du sang de ce pauvre animal! »La fée lui dit alors, du haut de sa montagne :« N’abats point ton cheval, Marko le fils de roi! N’abats point ton cheval, et fais taire ta hargne,Ne bois point de ce sang, ne souille point ce corps,Car tu n’as qu’à poursuivre encore un peu ta route,Tu trouveras un lac avec de fraîches eaux,Et sur ses eaux la fée, la gardienne du gué,Laquelle alors sera sur ces eaux, endormie.Toi, tu prendras bien soin que la fée ne s’éveille:Le péage qu’elle réclame est effrayant. »Marko poursuivit donc son chemin, patiemmentEt parvint, en effet, au lac aux eaux si fraîchesIl y trouva la fée qui dormait sur les eaux.Marko but tout son saoul, abreuva sa monturePuis reprit son chemin par le mont verdoyant.Mais voilà que la fée du sommeil est tiréeElle voit que l’on s’est abreuvé sur les rivesEt se hâte à son tour vers les monts ombragés.Elle harnache son cerf, animal de trois ans :C’est un serpent qui va lui tenir lieu de rênes,Puis un second serpent servira de montant,Elle le sangle enfin au moyen d’un troisième.Elle a bientôt rejoint le fils de roi, Marko.Ainsi parla la fée gardienne des rivières:« Arrête-toi, Marko: tu dois payer les droits! »Marko le fils de roi s’enquiert avec patience:« Que te faut-il, dis-moi, des liards ou des ducats? »La fée des eaux alors lui fit cette réponse:« Tes liards ou tes ducats, Marko, je n’en veux pas.Ce qu’il me faut ce sont tes yeux qui me ravissent,Et de Sarac les pattes jusqu’aux paturons.« En entendant cela, il prit sa masse d’armesAux six pointes. Bien vite il la fit tournoyerEt il en a frappé la cupide gardienne.L’atteindre fut chose bien facile, ma foi:Et sur la terre noire, il l’avait renversée.En chantant, il reprend le chemin des montagnes,Et laisse là la fée qui reste à trépigner.
Chants populaires serbes tirés des manuscrits non publiés de Vuk Stéfanovic Karadžic. Traduction de Christian Souchon (c) 2008
L’être humain finit par se lasser de tout mais, pour fuir l’ennui naissant et rebondir vers de nouveaux centres d’intérêt, dispose heureusement d’atouts merveilleux : ses facultés de curiosité et d’imagination. A la différence de l’animal qui se trouve dans l’incapacité de se projeter dans l’avenir et reproduit de manière récurrente des comportements innés, l’être humain est capable de faire preuve d’imagination créatrice. Mettez lui n’importe quel objet ou outil dans les mains, il jouera avec, détournera l’outil de sa fonction initiale. Certes, l’animal joue aussi avec des objets et les utilise même parfois comme outils, c’est ainsi que certains singes utilisent des pierres pour briser des noix mais on en a jamais vu lancer une pierre plate sur la surface de l’eau pour faire des ricochets… C’est sans doute ainsi que nos lointains ancêtres ont maîtrisé le feu en frottant deux morceaux de bois par jeu ou en voulant les façonner, créé des instruments tranchants en heurtant deux silex l’un contre l’autre, inventé l’arc en jouant ou manipulant des branches flexibles et des lianes. Certains ethnologues pensent d’ailleurs que l’homme s’est construit plus par ses facultés d’imagination que par son intelligence…
Si vous êtes lassé de multiplier les vues panoramiques de paysages avec votre IPhone en respectant le mode d’utilisation qui vous est conseillé, amusez vous à détourner la procédure pour créer des images nouvelles et originales. Vous pouvez commencer par créer un panoramique vertical plutôt qu’horizontal en déplaçant l’IPhone de bas en haut (photo en haut à gauche) mais l’action la plus iconoclaste consiste à tordre le paysage et instaurer le chaos…
Comment ? Eh bien pour cela, il suffit de déplacer son IPhone, non plus de manière horizontale et régulière, mais en lui faisant décrire des circonvolutions aléatoires. Cela ne va pas plaire du tout à votre IPhone et il va manifester aussitôt son mécontentement en faisant apparaître sur l’écran l’ordre de redresser l’appareil… Ne l’écoutez pas et poursuivez vos ondulations mais n’exagérez pas l’amplitude de vos mouvements car vous risquez alors de provoquer la rupture de la continuité de la prise de vue et par conséquent interrompre le processus.
Le résultat de cette prise de vue débridée dépassera vos espérances : vous avez « sculpté » le paysage, créé une scène de chaos, prémisse de la genèse ou de la fin du monde… Pour ma part, j’ai expérimenté pour la première fois cette méthode sur la grande plage de la baie d’Audierne et sur la côte rocheuse de la baie de Douarnenez.
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chaos en baie d’Audierne : un tsunami dévastateur
les mamelles de Terra Magna
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chaos en baie de Douarnenez ou comment avoir le mal de mer…
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Je n’allais pas en rester là, de retour en Haute-Savoie, je décidais de « chaotiser » le lac d’Annecy que je trouvais trop calme et trop sage à mon goût…
Et voilà le résultat ! Des vagues monstrueuses qui ravagent la rive soulevant les bateaux comme des fétus de paille…
chaos sur le lac d’Annecy
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Et pourquoi pas créer quelques tremblements de terre et glissement de terrains en forêt…
En forêt, les arbres se dressent de manière oblique perpendiculairement à la ligne de plus grande pente du sol tourmenté sur lequel ils poussent à moins qu’ils ne s’inclinent sur votre passage pour vous saluer ou manifester leur respect…
La forêt permet également expérimenter un autre procédé de prise de vue original, celui de photographier la cime des arbres et déplaçant horizontalement votre IPhone de manière circulaire, en pivotant de manière régulière sur votre axe et revenir en fin de course à la prise de vue initiale. Le résultat est une vue panoramique où se déroule de manière linéaire la cime des arbres qui vous surplombent.
Dans certains cas se produit un effet de bégaiement de l’image qui donne alors l’impression d’un reflet des cimes des arbres sur un plan d’eau.
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Enfin, rien ne vous interdit de placer des personnages au cœur du Chaos…
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–––– Le Chaos dans la Nature ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
En fait, le « Chaos » existe bel et bien dans nos paysages, on le trouve dans certaines structures géologiques crées par le plissement des couches supérieures du sol et dans le mouvement ondulatoire des vagues sur l’océan.
Et pour les mouvements de l’eau …
la grande vague de Kanagawa, Hokusaï, version de 1930
Bateaux luttant contre les vagues, Hokusaï, vers 1805
–––– Erlkönig ou Ellerkonge ? –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Le terme allemand de Erlkönig« le roi des aulnes » serait une erreur de traduction remontant au XVIIIe siècle du danois Ellerkonge ou Elverkonge« le roi des Elfes ». Dans les légendes et les littératures scandinaves et germaniques, il existe une créature féminine séduisante mais maléfique, la Ellerkongens datter« la fille du roi des Elfes » ou ellerkone« femelle elfe » dotée d’une beauté remarquable mais qui entraîne les humains vers le mal et la mort. Cette créature n’est en fait qu’une variante de l’archétype européen commun de la Sirène ou de la fée. Certains rattachent cette créature à l’ancienne déesse grecque de la mort Alphito (la déesse blanche) et même à Lilith , la divinité d’origine assyro-babylonienne sortie des eaux, qui aurait été la première femme d’Adam et serait devenue par la suite un démon.
Le premier à avoir introduit le personnage de la Ellerkongens datter dans la littérature allemande est l’écrivain Johann Gottfried von Herder dans Erlkönigs Tochter, une ballade publiée en 1778 et qui conte l’histoire d’un cavalier, Sir Oluf, chevauchant vers sa bien-aimée pour l »épouser mais qui est détourné de son but par la musique des Elfes. Une Elfe vierge, la fille du roi, l’invite à danser et lui offre ne nombreuses richesses. Fidèle à sa promise, il refuse ses avances et sera frappé par la jeune elfe et s’effondre à terre. Sa bien-aimée le trouveras le lendemain, jour prévu pour le mariage, mort, enveloppé dans son manteau écarlate. On ne sait pas si le changement, par von Herder, du nom Ellerkonge « le roi des Elfes » en Erlkönig « le roi des aulnes » est le résultat d’une erreur ou d’un choix délibéré pour privilégier la forme « démon des bois » du père de la jeune démone. Il n’est pas étonnant que les Scandinaves, peuples de la mer, aient choisi la sirène comme personnage emblématique; l’Allemagne, pays à l’imaginaire marqué par la mythologie des forêts profondes trouvait dans le personnage de la fille du roi des bois une figure plus adaptée à sa spécificité.
Herr Oluf reitet spät und weit, Zu bieten auf seine Hochzeitsleut;
Da tanzen die Elfen auf grünem Land, Erlkönigs Tochter reicht ihm die Hand.
« Willkommen, Herr Oluf! Was eilst von hier? Tritt her in den Reihen und tanz mit mir. »
« Ich darf nicht tanzen, nicht tanzen ich mag, Frühmorgen ist mein Hochzeittag. »
« Hör an, Herr Oluf, tritt tanzen mit mir, Zwei güldne Sporne schenk ich dir.
Ein Hemd von Seide so weiß und fein, Meine Mutter bleicht’s mit Mondenschein. »
« Ich darf nicht tanzen, nicht tanzen ich mag, Frühmorgen ist mein Hochzeitstag. »
« Hör an, Herr Oluf, tritt tanzen mit mir, Einen Haufen Goldes schenk ich dir. »
« Einen Haufen Goldes nähm ich wohl; Doch tanzen ich nicht darf noch soll. »
« Und willt, Herr Oluf, nicht tanzen mit mir, Soll Seuch und Krankheit folgen dir. »
Sie tät einen Schalg ihm auf sein Herz, Noch nimmer fühlt er solchen Schmerz.
Sie hob ihn bleichend auf sein Pferd. « Reit heim nun zu deine’m Fräulein wert. »
Und als er kam vor Hauses Tür, Seine Mutter zitternd stand dafür.
« Hör an, mein Sohn, sag an mir gleich, Wie ist dein’ Farbe blaß und bleich? »
« Und sollt sie nicht sein blaß und bleich, Ich traf in Erlenkönigs Reich. »
« Hör an, mein Sohn, so lieb und traut, Was soll ich nun sagen deiner Braut? »
« Sagt ihr, ich sei im Wald zur Stund, Zu proben da mein Pferd und Hund. »
Frühmorgen und als es Tag kaum war, Da kam die Braut mit der Hochzeitschar.
« Sie schenkten Met, sie schenkten Wein; Wo ist Herr Oluf, der Bräutigam mein? »
« Herr Oluf, er ritt in Wald zur Stund, Er probt allda sein Pferd und Hund. »
Die Braut hob auf den Scharlach rot, Da lag Herr Oluf, und er war tot.
–––– le Erlkönig de Gœthe ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––————––––––––––––––
Dans son poème écrit en 1782 quatre années après la parution du poème de Von Herder, Gœthe prend de grandes libertés avec le fond traditionnel de la légende : il conserve l’appellation Erlkönig ou Erlenköning « roi des aulnes » choisi par Von Herder plutôt que celle d’origine de « roi des elfes » mais le personnage principal n’est plus la fille du roi mais le roi lui-même, ses filles ne jouant plus qu’un rôle secondaire. Enfin, la victime n’est plus un adulte du sexe opposé mais un enfant, ce faisant, Gœthe a privilégié la représentation des forces de mort de la tradition germanique.
C’est dans la forêt mystérieuse là où, la nuit, les arbres s’anthropomorphisent parfois en formes étranges et menaçantes, que se déroule l’histoire décrite par le poème.
Pour Thérèse Delpech (L’homme sans passé : Freud et la tragédie historique) le maintien de l’appellation de Erlkönig par Goethe ne résulterait pas d’une méprise mais aurait été effectuée de manière consciente. Lilith , la divinité primitive d’origine assyro-babylonienne sortie des eaux qui pourrait être le modèle des Elfes maléfiques car dans la Bible elle dévore les enfants par jalousie car elle perdu les siens. lui était familière puisque il l’avait évoqué dans Faust lorsque Méphisto « dans un texte qui rappelle le Roi des Aulnes, recommande à Faust de se méfier de Lilith car elle enlève les jeunes gens avec sa longue chevelure ».
‘Wer reitet so spät durch Nacht und Wind Mit Noten’. Eckart-Verlag, Wien, VIII., Fuhrmannsgasse 18
Der Erlkonig, Julius Sergius von Klever, autour de 1887.
Friedrich Bodenstedt, 1877
Der Erlkoenig, illustrations de Moritz Ludwig von Schwind, 1917 – Osterreichische Galerie Belvedere, Vienne
Der Erkönig, Ludwig Ferdinand Schnorr von Carosfeld, vers 1833
Bernhard Neher [1806-1886]: Erlkönig, 1846
Der Erlkoenig, illustration de Albert Sterner, vers 1910
Edmund Brüning (1865-?), postcard, n.d.
Erlkönig, Gustav Heinrich Naeke, 1827-1834
Georg Wigand 1876. Erlkönig illustration de Hermann Plüddemann [1809-1868]
Erkönig Le roi des aulnes
Wer reitet so spät Quel est ce chevalier qui file si tard durch Nacht und Wind ? dans la nuit et le vent ? Es ist der Vater mit seinem Kind. C’est le père avec son enfant ; Er hat den Knaben wohl in dem Arm, Il serre le petit garçon dans son bras, Er fasst ihn sicher, er hält ihn warm. Il le serre bien , il lui tient chaud.
Mein Sohn, was birgst du so bang « Mon fils, pourquoi caches-tu avec dein Gesicht ? tant d’effroi ton visage ? — Siehst Vater, du den Erlkönig nicht ! — Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ? Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif ? Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ? — Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif. — Mon fils, c’est un banc de brouillard.
— Du liebes Kind, komm geh’ mit mir ! — Cher enfant, viens, pars avec moi ! Gar schöne Spiele, spiel ich mit dir,Je jouerai à de très beaux jeux avec toi, Manch bunte Blumen sind an dem Strand,Il y a de nombreuses fleurs de toutes les couleurs sur le rivage, Meine Mutter hat manch gülden Gewand.“ Et ma mère possède de nombreux habits d’or.
— Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht, — Mon père, mon père, et n’entends-tu pas Was Erlenkönig mir leise verspricht ? Ce que le Roi des Aulnes me promet à voix basse ? — Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind,— Sois calme, reste calme, mon enfant ! In dürren Blättern säuselt der Wind.C’est le vent qui murmure dans les feuilles mortes.
— Willst feiner Knabe du mit mir geh’n ? — Veux-tu, gentil garçon, venir avec moi ? Meine Töchter sollen dich warten schön, Mes filles s’occuperont bien de toi Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn, Mes filles mèneront la ronde toute la nuit, Und wiegen und tanzen und singen dich ein.“ Elles te berceront de leurs chants et leurs danses
— Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort — Mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas Erlkönigs Töchter am düsteren Ort ? Les filles du Roi des Aulnes dans ce lieu sombre ? — Mein Sohn, mein Sohn, ich seh’ es genau, — Mon fils, mon fils, je vois bien : Es scheinen die alten Weiden so grau. – Ce sont les vieux saules qui paraissent si gris.
— Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt, — Je t’aime, ton joli visage me charme, Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt ! Et si tu ne veux pas, j’utiliserai la force. —Mein Vater, mein Vater, jetzt fasst er mich an, — Mon père, mon père, maintenant il m’empoigne ! Erlkönig hat mir ein Leids getan. Le Roi des Aulnes m’a fait mal ! »
Dem Vater grauset’s, er reitet geschwind, Le père frissonne d’horreur, il galope à vive allure, Er hält in Armen das ächzende Kind, Il tient dans ses bras l’enfant gémissant, Erreicht den Hof mit Mühe und Not, Il arrive à grand-peine à son port ; In seinen Armen das Kind war tot. Dans ses bras l’enfant était mort.
Texte original adaptation par Charles Nodier
Erlkoenig, détail d’une fresque de Carl Gottlieb Peschel, 1840
Erlkönig, illustration du lieder de Schuber par Ernst Kutzer, 1914
Carl Gustav Carus (1789-1869): ‘Der Erlkönig’
Erlkönig, Brüder Kohn, Vienne
Die Gartenlaube, illustration du livre édité par Ernst Keil en 1872
‘Wer reitet so spät durch Nacht und Wind Mit Noten’. Eckart-Verlag, Wien, VIII., Fuhrmannsgasse 18
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–––– Der Erlkönig, lied de Schubert –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Le lied Der Erlkönig fut composé un après-midi d’automne de 1813 par Schubert âgé à peine de 16 ans. Il ne sera toutefois édité que huit années plus tard, en 1821, après avoir été remanié. C’est le baryton Johann Michael Vogl qui l’interprètera de manière triomphale pour la première fois le 7 mars 1821.
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Transcription pour piano seul
Der Erlkönig interprété par Jessye Norman
Der Erlkönig interprété par Thomas Quasthoff
Et en français par Georges Thill. Dommage ! J’aimais beaucoup cette version de ce ténor français né en 1897 à Paris qui avait été l’élève du célèbre De Lucia à Naples, spécialiste du Bel canto avant de rejoindre en 1924 l’Opéra de Paris et devenir pour un temps le maître incontesté de l’opéra français. Pour l’écouter vous reporter directement sur le site YouTube par ce lien : Erlkonig (Schubert ) – George Thill et al – YouTube
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–––– autres versions françaises du poème de Goethe ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Adaptation du poème par Jacques Porchat (1861)
Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent ? C’est le père avec son enfant. Il porte l’enfant dans ses bras, Il le tient ferme, il le réchauffe.
« Mon fils, pourquoi cette peur, pourquoi te cacher ainsi le visage ? Père, ne vois-tu pas le roi des Aulnes, Le roi des Aulnes, avec sa couronne et ses longs cheveux ? — Mon fils, c’est un brouillard qui traîne.
— Viens, cher enfant, viens avec moi ! Nous jouerons ensemble à de si jolis jeux ! Maintes fleurs émaillées brillent sur la rive ; Ma mère a maintes robes d’or.
— Mon père, mon père, et tu n’entends pas Ce que le roi des Aulnes doucement me promet ? — Sois tranquille, reste tranquille, mon enfant : C’est le vent qui murmure dans les feuilles sèches.
— Gentil enfant, veux-tu me suivre ? Mes filles auront grand soin de toi ; Mes filles mènent la danse nocturne. Elles te berceront, elles t’endormiront, à leur danse, à leur chant.
— Mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas Les filles du roi des aulnes à cette place sombre ? — Mon fils, mon fils, je le vois bien : Ce sont les vieux saules qui paraissent grisâtres.
— Je t’aime, ta beauté me charme, Et, si tu ne veux pas céder, j’userai de violence. — Mon père, mon père, voilà qu’il me saisit ! Le roi des aulnes m’a fait mal ! »
Le père frémit, il presse son cheval, Il tient dans ses bras l’enfant qui gémit ; Il arrive à sa maison avec peine, avec angoisse : L’enfant dans ses bras était mort.
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Et de Jean Malaplate tirée du livre Ballades et autres poèmes aux Editions Aubier, Domaine Allemand billingue.
Qui passe à cheval, dans la nuit, le vent,
Si tard? C’est le père avec son enfant.
Il serre son fils dans son grand manteau,
Pour le protéger, pour lui tenir chaud.
-As-tu peur mon fils? Pourquoi te cacher?
-Le Roi des Aulnes, là, le vois-tu s’approcher?
Le Roi, sa couronne, et sa traîne aussi!
-C’est la brume, enfant, qui se tord ainsi.
-Viens, mon bel enfant, suis-moi, si tu veux,
Je sais tant de jeux, de jeux merveilleux!
Mille belles fleurs croissent sur nos bords,
Ma mère a pour toi des vêtements d’or!
-Mon père, oh, mon père, tu n’entends donc pas
Tout ce que le roi me promet tout bas?
-Calme-toi, mon fils, sois tranquille, enfant :
Dans les feuilles mortes murmure le vent.
-Viens, mon beau garçon, suis-moi loin, bien loin,
Mes filles de toi sauront prendre soin,
Mes filles, la nuit, qui dansent en rond,
Pour toi chanteront et t’endormiront.
-Mon père, mon père, là tu dois les voir,
Les filles du roi, dans ce coin tout noir!
Je vois bien, ce sont seulement, mon fils
Les ombres que font les vieux saules gris.
-Je t’aime, ta beauté me donne envie de toi,
Viens, où je te prends de force avec moi!
-Mon père, il m’a saisi, oh! mon père, il me prend!
Philippe Martineau a réalisé une version très libre du poème de Gœthe
Alors que la nuit tombe et que l’ombre s’étend un cavalier s’arrête au milieu de l’aulnaie. De près, on voit que c’est un père et son enfant et qu’au fond de leurs yeux une inquiétude naît.
Pourquoi, mon fils, te masques-tu soudain la face ? ― Père, ne vois-tu pas qu’une forme s’exhume et que c’est le Roi des Aulnes prêt à la chasse ? ― Allons, mon fils, il n’y a là que de la brume.
― Bel enfant, dit le maître des lieux, rejoins-moi ; sous mon règne on ne fait que des jeux et des rêves… ― Père, n’entends-tu pas ce que souffle le roi ? ― Allons, mon fils, ce n’est que le vent qui se lève.
― Bel enfant, mes deux filles sont tristes sans toi et de leurs longs cheveux sans attendre t’effleurent… ― Père, je sens déjà les deux filles du roi ! ― Allons, mon fils, tu ne sens là qu’un saule en pleur.
Alors que le vent souffle de plus en plus fort et que l’enfant sanglote au milieu de la nuit, le cavalier repart sans attendre l’aurore, sans se soucier de voir où cela le conduit.
Bel enfant, rejoins-nous ! il est temps de conclure. ― Père ! on s’agrippe à moi ; vite, cravache encore ! Mais le père, alarmé, a beau presser l’allure et s’enfuir au galop, le bel enfant est mort.
Le cavalier s’en veut d’être le survivant, tout en creusant l’écart entre l’aulnaie et lui. De loin, on ne voit plus qu’il ‘treint son enfant et qu’au fond de ses yeux plus grand-chose ne luit.
Le Roi des Aulnes (Traduction de M. Boens)
Qui galope si tard au vent du soir? Un père et son fils au désespoir, Il tient le petit bien dans ses bras, Serré contre lui, pour qu’il n’ait froid.
Mon fils, d’où vient cette peur qui te glace? Père, as-tu vu, surgir juste en face, Le Roi des Aulnes, en grand costume? Mon fils, ce n’est qu’un trait de brume.
Ô doux enfant, viens avec moi! Jouons à des jeux, moi seul avec toi, Viens cueillir ces lys près de l’eau qui dort, Pour ces fleurs ma mère offrira des habits d’or.
Mon père, mon père, n’entends-tu donc pas, Ce que ce seigneur me promet tout bas? Mon garçon, reste sage, bien sage, Ce n’est que le vent dans le feuillage.
Veux-tu, bel enfant, me suivre là-bas? Mes filles devraient t’attendre déjà, Mes filles sauront grâce à leur chant divin, Te bercer et danser la ronde sans fin.
Mon père, mon père, ne peux-tu donc voir Les princesses du roi dans le noir? Mon fils, mon fils, je crois voir aussi, Là se balancer de vieux saules gris.
Je t’aime tant, séduit par ta douce innocence, Mais si tu ne me suis, je ferai violence. Mon père, mon père, voilà qu’il m’étreint! Ce méchant roi m’a fait mal pour rien!
Au triple galop, le cœur frémissant, Tenant du petiot le corps gémissant, Le père arrive à bout d’effort, Mais entre ses bras l’enfant est mort.
Le Roi des Aulnes (Traduction de M. Edouard Bouscatel )
Sinistre est la nuit, furieux le vent,
et le coursier vole et fuit haletant,
tel qu’un fantôme du noir royaume;
il passe emportant le père et l’enfant.
Mon fils, mon fils, tu frissonnes; le froid te glace!
Mon père, mon père, je le vois face à face!
Le roi des Aulnes, ce sombre vieillard.
Mon fils, ce n’est qu’un jeu du brouillard.
Viens, mon enfant, reprends courage,
viens, viens, j’ai semé des fleurs sur le rivage.
A toi jouets, perles, beaux habits d’or.
Viens, viens, enfant, à toi mon trésor!
Mon père, mon père, hélas! N’entends tu pas?
C’est lui, c’est lui qui me parle tout bas?
Non mon fils, je n’entends d’autre voix
que celle du vent soufflant dans le bois.
Veux-tu, bel enfant, veux-tu suivre mes pas?
Mes filles resplendissantes, éblouissantes et caressantes,
viendront te bercer, t’enlacer de leurs bras,
tu partageras leurs joyeux ébats.
Mon père, mon père, vois tu de leurs yeux
jaillir ces éclairs et ces sombres feux?
Mon fils, je vois sur les pins tremblants
la lune qui sort des nuages blancs.
Je t’aime! Et pour toi j’ai franchi l’espace.
Oh! Viens, à tout prix tu seras à moi!
Mon père, mon père, son souffle est de glace!
Son baiser tue, et je meurs d’effroi!
Et l’enfant haletant râle avec effort…
le père frémit, lui parle, le caresse…
il arrive. Affreuse détresse!
Entre ses bras l’enfant est mort.
Cette version est chantée par Gilles-Claude Thériault
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–––– Le roi des aulnes vu par André Tournier –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Michel Tournier, né à paris en 1924, a obtenu le Grand Prix du Roman de l’Académie française pour Vendredi ou les limbes du pacifique et le prix Goncourt pour le roi des Aulnes. Il a été élu membre de l’Académie Goncourt en 1972.
Le seul titre du Roi des Aulnes est un appel à la mythologie germanique, à ses symboles profonds. Mais le roman rejoint aussi un mythe plus universel, celui de l’ogre. Une enfance frustrée de tendresse, une adolescence humiliée, un métier qu’il juge au-dessous de lui-même ont contribué à faire d’Abel Tiffauges l’ennemi de la société et des hommes qui l’incarnent. Mais un épisode de sa vie d’écolier lui a donné la conviction qu’il existe une secrète complicité entre le cours des choses et son destin personnel : parce qu’il devait ce matin-là comparaître devant le conseil de discipline, il a fait des vœux pour que le collège soit détruit par un incendie. Or tandis que dans les cas ordinaires ce genre de prière demeure sans effet, cette fois l’incendie libérateur a eu lieu. Il y a en Tiffauges du mage et de l’ogre, le premier guidant et secourant le second. C’est ainsi qu’une affaire de viol menaçant de l’envoyer au bagne, la mobilisation de 1939 lui vaut un non-lieu : l’école a encore brûlé ! Fait prisonnier en 1940, il est acheminé en Prusse-Orientale. Mais alors que ses compagnons sont accablés par cette plaine infinie et désolée, Tiffauges y voit la terre magique qu’il attendait, et il trouve une étrange libération dans sa captivité. Deux ogres majeurs règnent déjà sur ces forêts et sur ses marécages : Göring, l’Ogre de Rominten, grand tueur de cerfs et mangeur de venaison, et Hitler, l’Ogre de Rastenburg, qui pétrit sa chair à canon avec les enfants allemands. Tiffauges devient l’Ogre de Kaltenborn, une ancienne forteresse teutonique où sont sélectionnés et dressés les jeunes garçons appelés à devenir la fine fleur du IIIe Reich. (…) (Philippe de Monès : postface de l’édition de 1975, Edition Gallimard – collection Follio du Roi des Aulnes.)
Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent? C’est le père et son enfant . Il serre le jeune garçon dans ses bras, Il le tient au chaud, il le protège . – Mon fils, pourquoi caches-tu peureusement ton visage? – Mon père, ne vois-tu pas le roi des aulnes? Le roi des aulnes avec sa couronne et sa traîne? – Mon fils, c’est un traînée de brume. – Cher enfant, viens, partons ensemble ! Je jouerai tant de jolis jeux avec toi ! Tant de fleurs émaillent le rivage ! Ma mère a de beaux vêtements d’or. – Mon père, mon père, mais n’entends-tu pas, Ce que le roi des aulnes me promet tout bas? – Du calme, rassure-toi, mon enfant, C’est le bruit du vent dans les feuilles sèches. – Veux, fin jeune garçon, -tu venir avec moi? Mes filles s’occuperont de toi gentiment. Ce sont elles qui mènent la ronde nocturne, Elles te berceront par leurs danses et leurs chants. – Mon père, mon père, ne vois-tu pas là-bas, Danser dans l’ombre les filles du roi des aulnes? – Mon fils, mon fils, je vois bien en effet, Ces ombres grises ce sont de vieux saules. – Je t’aime, ton beau corps me tente, Si tu n’es pas consentant, je te fais violence ! – Père, père, voilà qu’il me prend ! Le roi des aulnes m’a fait mal ! Le père frissonne, il presse son cheval, Il serre sur la poitrine l’enfant qui gémit. À grand-peine, il arrive à la ferme. Dans ses bras, l’enfant était mort.
(Dans : “Le roi des Aulnes”, roman de Michel Tournier, Folio pages 583-4)
Michel Tournier a donné quelques précisions sur cette version du Roi des Aulnes :
«La passion pédophile du roi des aulnes est certes amoureuse, charnelle même. Il s’en faut qu’elle soit pédérastique, bien qu’il s’agisse en l’occurrence d’un jeune garçon (mais c’était également à des jeunes garçons qu’en avait l’ogre de Perrault, et, s’il égorge finalement des filles, ce sont les siennes, et c’est par l’effet d’une terrible méprise). Le vers de la ballade le plus ambigu et le plus difficile à traduire est évidemment le fameux : “Ich liebe dich. Mich reizt deine schöne Gestalt.” que l’on affadit traditionnellement en traduisant : “Je t’aime. Ton doux visage me charme.” Alors qu’un mot à mot autoriserait : “Je t’aime. Ton beau corps m’excite.” Car en effet “exciter” est proposé dans tous les dictionnaires comme le premier équivalent français de “reizen”. Mais ce serait à coup sûr outrer l’intention de Goethe. C’est pourquoi dans ma traduction, je propose pour ce vers : “Je t’aime. Ton beau corps me tente.” dont la gourmandise permet toutes les interprétations sans en imposer aucune.» (“Le vent Paraclet”, chapitre sur le roman “Le roi des aulnes”, p.119-120).
André Durand, dans sa présentation de l’œuvre de Gœthe (Le Comptoir littéraire, voir ICI) ajoute que Michel Tournier a également mieux rendu, dans sa traduction, par «traîne» et «traînée» (à comparer avec «banc de brume»), l’effet obtenu par Goethe par la présence à la rime des deux mots «Schweif» et «Nebelstreif».
–––– La légende du Golem de Prague –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
la création du Golem par le Haut Rabbi Loew de Prague par Mikuláš Aleš
De nombreuses légendes dans le monde racontent l’histoire d’idoles ou de figurines auxquelles des divinités, des sorciers ou des mages transmettent les facultés de se mouvoir et de parler. Le Talmud lui-même indique qu’Adam aurait été un Golem durant les premières heures de sa vie. L’une des légendes concerne la communauté juive de Prague et un personnage mythique de cette communauté, le Haut Rabbi Loew (dit le Maharal), philosophe défenseur de Copernic, familier de Rodolphe II de Habsbourg, qui aurait créé avec de bonnes intentions une créature qui l’aurait dépassé.
Le Golem vu par Peter von Matt (Fils dévoyés, filles fourvoyées : les désastres familiaux dans la littérature). Cette légende vient du judaïsme oriental et la conscience collective la relie à Prague et au mythique Rabbi Löw à l’époque de Rodolphe II. Cette histoire exprime à vrai dire le fantasme du salut, de la délivrance des juifs éternellement persécutés; c’est un récit de leur détresse sans fin au milieu de la haine chrétienne du prochain. Lorsque s’annonce la persécution, dit la vieille légende, un grand rabbin peut façonner avec une motte de glaise une forme humaine, une figure grossière plus grande que nature, et, quand elle est ainsi couchée sur le sol dans un grenier tenus secret, il lui grave en caractères hébraïques le nom de Dieu sur le front. Alors la chose se lève et devient vivante; elle doit servir le rabbin et s’appelle « le golem ». Il obéit au doigt et à l’œil à son maître, est fort comme un taureau, absolument selon l’appréciation et les ordres du rabbin. La suite, on l’invente et la transforme selon l’humeur et l’envie. Le golem peut devenir dangereux et se retourner contre son maître, ou bien tomber amoureux et se changer en un être humain sensible. La légende entre bientôt dans le champ narratif varié qui entoure des figures comme Ariel et Caliban de Prospero, l’apprenti sorcier, le monstre de Frankenstein, ou même King Kong. Dans la littérature allemande, Achim von Arnim en a donné la représentation la plus exhaustive dans son récit Isabelle d’Egypte, et à notre époque Isaac Bashevis Singer en a écrit une belle adaptation, le golem. Une légende. Le sommet dramatique est en général le moment où la créature en rupture de ban est réduite à merci par le rabbin, qui d’un coup de pouce lui efface du front le nom de Dieu. Le golem alors s’effondre et il n’en reste plus qu’une motte de glaise sur le sol.
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traces du Golem dans la ville de Prague (synagogue, sculpture et faïence)
Il paraît que certains soirs, dans les rues du quartier juif de Prague, le fantôme du Golem se promène encore, devenu inoffensif. On dit aussi que la glaise dont il était fait se trouve dans les greniers d’une des synagogues qui existent encore.
Ce thème de la créature qui échappe à son maître et devient incontrôlable a connu un grand succès au XIXe siècle avec l’accélération du développement rapide des sciences et des techniques et les bouleversements sociaux, culturels et environnementaux qu’ils ont occasionnés. Le Golem inspire les romantiques allemands comme Jacob Grimm, Achim von Amim, Hoffman et Adelbert de Chamisso.
Plus tard, en 1920, il inspirera aux réalisateurs P. Wegener et H. Galeen un chef d’œuvre du cinéma expressionniste allemand : « Der Golem, wie er in die Welt kam ».
Pour lire la critique du film par Michael Kœnig (en anglais), c’est ICI ou en français par le Ciné-Club de Caen, c’est ICI
film « Der Golem, wie er in die Welt kam », 1920
affiches du film « Der Golem, wie er in die Welt kam », 1920
–––– Métaphores ? Non, métamorphoses ! L’imaginaire comme droit au mensonge –––––––––––––
Nous lisons Les Vrilles de la vigne comme une parabole, une évocation chiffrée et elliptique de la mutation stylistique en cours, le rossignol et la vigne étant les deux métaphores polymorphes et croisées de l’écrivain lui-même, de ses désirs et de leur dépassement sublimatoire. Pourtant, la justesse et la concision onirique de l’écriture de Colette en font plus que de simples images rhétoriques : elles sont la réalisation même du changement en cours. Mieux que des métaphores, ce sont des métamorphoses : les trilles imaginés du rossignol sont ceux de Colette elle-même. Ces métamorphoses révèlent des postures imaginaires, provisoires — et en ce sens forcément des impostures —, mais elles forment aussi sa seule réalité aujourd’hui en cours de changement : corps-âme-et-musique sont confondus dans l’écriture d’une réalité si réelle qu’elle ne peut être ni vécue ni simplement lue comme une littérature. Grâce à l’intensité serrée de ses mouvements physiques et psychiques inséparables de leur formulation, le « moi » ne secompare pas au rossignol ni ne se prend pour lui : « moi » est le rossignol, « moi » est la nuit sonore ……….
La révolte intime : Colette – Séminaire doctoral de Julia Kristeva.
pour lire la suite du texte de Julia Kristeva c’est ICI
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Le Rossignol de France
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–––– Colette :Les vrilles de la vigne (extrait) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Autrefois, le rossignol ne chantait pas la nuit. Il avait un gentil filet de voix et s’en servait avec adresse du matin au soir, le printemps venu. Il se levait avec des camarades, dans l’aube grise et bleue, et leur éveil effarouché secouait les hannetons endormis à l’envers des feuilles de lilas. Il se couchait sur le coup de sept heures, sept heures et demie, n’importe où, souvent dans les vignes en fleur qui sentent le réséda, et ne faisait qu’un somme jusqu’au lendemain. Une nuit de printemps, le rossignol dormait debout sur un jeune sarment, le jabot en boule et la tête inclinée, comme avec un gracieux torticolis. Pendant son sommeil, les cornes de la vigne, ces vrilles cassantes et tenaces, dont l’acidité d’oseille fraîche irrite et désaltère, les vrilles de la vigne poussèrent si drues, cette nuit là, que le rossignol s’éveilla ligoté, les pattes empêtrées de liens fourchus, les ailes impuissantes. Il crut mourir, se débattit, ne s’évada qu’au prix de mille peines, et de tout le printemps se jura de ne plus dormir, tant que les vrilles de la vigne pousseraient. Dès la nuit suivante, il chanta, pour se tenir éveillé :
Tant que la vigne pousse, pousse, pousse, Je ne dormirai plus ! Tant que la vigne pousse, pousse, pousse…
Il varia son thème, l’enguirlanda de vocalises, s’éprit de sa voix, devint ce chanteur éperdu, enivré et haletant, qu’on écoute avec le désir insupportable de le voir chanter. J’ai vu chanter un rossignol sous la lune, un rossignol libre et qui ne se savait pas épié. Il s’interrompt parfois, le col penché, comme pour écouter en lui le prolongement d’une note éteinte… Puis il reprend de toute sa force, gonflé, la gorge renversée, avec un air d’amoureux désespoir. Il chante pour chanter, il chante de si belles choses qu’il ne sait plus ce qu’elles veulent dire, Mais moi, j’entends encore à travers les notes d’or, les sons de flûte grave, les trilles tremblés et cristallins, les cris purs et vigoureux, j’entends encore le premier chant naïf et effrayé du rossignol pris aux vrilles de la vigne :
Tant que la vigne pousse, pousse, pousse…
Cassantes, tenaces, les vrilles d’une vigne amère m’avaient liée, tandis que dans mon printemps je dormais d’un somme heureux et sans défiance. Mais j’ai rompu, d’un sursaut effrayé, tous ces fils tors qui déjà tenaient à ma chair, et j’ai fui… Quand la torpeur d’une nouvelle nuit de miel a pesé sur mes paupières, j’ai craint les vrilles de la vigne et j’ai jeté tout haut une plainte qui m’a révélé ma voix… Toute seule éveillée dans la nuit, je regarde à présent monter devant moi l’astre voluptueux et morose… Pour me défendre de retomber dans l’heureux sommeil, dans le printemps où fleurit la vigne crochue, j’écoute le son de ma voix… Parfois, je crie fiévreusement ce qu’on a coutume de taire, ce qui se chuchote très bas, puis ma voix languit jusqu’au murmure parce que je n’ose poursuivre… Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne; mais il y a toujours, vers l’aube de cette nuit sonore, une sage main fraîche qui se pose sur ma bouche… Et mon cri, qui s’exaltait, redescend au verbiage modéré, à la volubilité de l’enfant qui parle haut pour se rassurer et s’étourdir… Je ne connais plus le somme heureux, mais je ne crains plus les vrilles de la vigne…
Colette, Les Vrilles de la vigne, Œuvres I, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard
–––– Les oliviers sacrés d’Acragas ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
L’un de mes grands regrets est de n’avoir pu, lors mes séjours en Sicile, visiter Agrigente, l’ancienne cité grecque d’Acragas crée au VIIIe siècle avant J.C., celle que le poète Pindare qualifiait de« la plus belle des cités mortelles ».. La seule connaissance que j’avais du site prestigieux de la Vallée des Temples provenait d’ouvrages sur l’histoire de l’art et d’articles avec photos puisés sur Internet. Quelques unes de ces photos attirèrent mon attention par une similitude de composition : elles représentaient les monuments mais plaçaient toutes en premier plan de la prise de vue un de ces oliviers centenaires aux troncs tourmentés qui sont nombreux sur le site. Manifestement, les photographes avaient tous été séduits par le tête-à-tête contrasté voire incongru qui s’était instauré entre les ordonnancements réguliers des élégantes colonnades de pierre et l’aspect tortueux et tourmenté du tronc des oliviers. D’un côté, la pierre sculptée à la géométrie épurée et abstraite qui produisait une impression d’ordre, de sérénité et d’immanence; de l’autre côté la Vie dans son énergie, son mouvement, son évolution, ses convulsions, sa précarité.
Agrigente, olivier devant le Temple d’Héra
Deux des photos représentaient le Temple d’Hera et un olivier au tronc massif qui escamotait presque, par sa présence, l’élégante colonnade. L’arbre n’avait rien d’un végétal passif et inerte. Tout au contraire, il donnait l’impression saisissante d’être une forme vivante et vigoureuse qui tentait désespérément de s’arracher à la Terre qui l’avait enfanté et la retenait prisonnière. On pressentait que cet enfantement, ce dégagement ne s’était pas fait sans crise ni douleur : de puissantes racines semblaient jaillir de la Terre parfois loin de l’arbre, serpentaient sur le sol et fusionnaient à la base du tronc en formant un socle monstrueux. A partir de là, des membres noueux à l’aspect noduleux et verruqueux semblaient s‘agripper au tronc tortueux ; au sommet, ils donnaient naissance à une noria de branches supportant le halo vaporeux d’un feuillage gris acier. L’arbre tout entier n’était que torsions et convulsions… Ce n’était pas l’arbre qui avait envoyé ses racines dans le sol mais la Terre qui semblait avoir enfanté une créature, une créature vivante pour laquelle l’unité de temps n’était pas la minute ou l’heure, ni même le jour, mais l’année, voire le siècle. Pousser dans un sol souvent ingrat sous un soleil implacable qui brûle, assèche et assoiffe est pour l’olivier une torture. Sous l’action des rayons brûlants, son tronc, ses branches, ses racines se dessèchent, se tordent et éclatent, l’écorce durcit, se fend, se creuse de cavités ou se boursoufle. Parfois, l’arbre ne peut résister à ces tensions puissantes : son tronc se fend en deux ou même trois parties… Dés que la pluie salvatrice tombe enfin, la sève abonde et se répand, l’arbre renaît et répare ses plaies… Contempler un olivier, c’est visualiser les stigmates et les cicatrices de blessures mille fois infligées, c’est lire l’histoire d’un drame qui s’est joué, qui se perpétue, c’est être le témoin d’une souffrance. L’Homme s’était mis également de la partie en élaguant certaines de ses branches ou en en supprimant d’autres. La créature avait ainsi évoluée avec lenteur dans sa taille et sa forme de manière imperceptible pour les hommes et les bêtes et ses membres tordus et noduleux n’étaient que les stigmates et les cicatrices de ses souffrances passées.
Agrigente, le Temple de la Concorde et son olivier
D’autres photos montraient un autre monument confronté à un autre olivier remarquable : il s’agissait du temple de style dorique le mieux conservé jusqu’à nos jours : le Temple de la Concorde ainsi qualifié parce que l’on découvrit à proximité une pierre gravée de ce nom. L’olivier qui figurait au premier plan de la photo était également tourmenté mais meparlait d’une toute autre manière que celui du temple d’Hera mais ce langage était pour moi inaudible, je sentais que cette image exprimait quelque chose qui éveillait un écho dans ma pensée, faisait référence à quelque chose que je connaissais, mais quoi ?
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–––– La lutte de Jacob avec l’ange –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
C’est par hasard que je tombais quelque temps plus tard, en librairie, sur l’ouvrage de Jean-Paul Kaufmann : la Lutte avec l’Ange dont la couverture en livre de poche représente un détail de la fresque que Delacroix a peint dans l’une des chapelles de l’église Saint-Sulpice à Paris : la Lutte de Jacob avec l’Ange. Je connaissais bien cette fresque pour l’avoir maintes fois admirée lorsque le poursuivais mes études aux Beaux-Arts. Dans ce livre, Jean-Paul Kauffmann se livre à une investigation biographique du travail éprouvant de 12 années (qui s’apparente à un véritable combat contre les difficultés, le découragement) entrepris par Delacroix de 1849 à 1861 pour la réalisation de cette fresque qu’il croise avec ses préoccupations personnelles sur les thèmes de l’art, de la beauté et de la métaphysique.
Lutte de Jacob avec l’Ange, fresque d’Eugène Delacroix
Le thème biblique de la lutte de Jacob avec l’Ange peut être interprètée comme la lutte de Jacob avec lui-même, avec le mal, avec Dieu.
« Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait. Et Jacob resta seul. Quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. Il dit : Lâche-moi, car l’aurore est levée, mais Jacob répondit : Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni. Il lui demanda : Quel est ton nom ? – Jacob, répondit-il. Il reprit : On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre tous les hommes et tu l’as emporté. Jacob fit cette demande : Révèle-moi ton nom, je te prie, mais il répondit : Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? et, là même, il le bénit. Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve. Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. » (Livre de la Genèse, chapitre 32, 23-32 (traduction Bible de Jérusalem)