« Pour moi, photographier la Sicile, c’est comme une redondance verbale. J’ai commencé à prendre des photographies vers l’âge de 17 ans et la Sicile était là. J’ai commencé à prendre des photos parce que la Sicile était là. Pour la comprendre, pour essayer de comprendre, à travers les photographies, ce que signifiait être Sicilien. C’est la question obsessionnelle que se posent les Siciliens sur eux-mêmes et sur la terre à laquelle ils appartiennent. Question qui perdure, peut-être de façon encore plus obsessionnelle, quand on quitte la Sicile. Et pendant longtemps, partir et être Sicilien c’était, et c’est encore souvent le cas, quasiment la même chose. Quand on part, naît l’obsession de la nostalgie, de la transfiguration des souvenirs, des retours d’autant plus rêvés qu’ils sont impossibles. Jusqu’à transformer tout cela en une rancœur, presque une autre fugue. On tente de l’oublier cette Sicile, on interroge et on explore sans cesse le monde pour finalement découvrir que le regard que nous posons sur lui est, sans équivoque aucune, celui de nos yeux de Siciliens. Pour moi, et aussi peut-être pour toute la génération à laquelle j’appartiens, je pense que le thème du souvenir était, quoique de façon tout à fait inconsciente, très présent même quand je vivais en Sicile. » Ferdinando Scianna, 2004°°°
Né en 1943 à Bagheria en Sicile, Ferdinando Scianna garde un souvenir ébloui de son enfance « solaire et libre ». Il effectue des études de philosophie et d’histoire de l’art à l’université de Palerme mais est trés tôt été intéressé par la photographie depuis que son père lui a offert un appareil photographique. En 1965, il publie un premier recueil de photographies, Feste Religiose in Sicilia, en collaboration avec son ami l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia qui s’est chargé des textes de l’ouvrage. Ce recueil recevra une mention au Prix Nadar 1966. L’année suivante, Ferdinando Scianna s’installe à Milan puis travaille comme photographe et journaliste pour l’hebdomadaire L’Europeo.
Dans les années 1970, il collabore à des journaux français en écrivant des articles dans Le Monde diplomatique et La Quinzaine littéraire sur divers sujets : la photographie, mais aussi la politique et la culture. En 1977 il publie les Siciliens en France et La Villa dei Mostri en Italie, ouvrage consacré à la Villa Palagonia, une villa légendaire située dans sa ville natale de Bagheria en Sicile. Ami de Cartier-Bresson, il entre en 1982 à l’agence Magnum Photos, dont il deviendra membre en 1989. Il travaille également dans le domaine de la mode et réalise un recueil de portraits de Jorge Luis Borges, des albums sur les enfants du monde, sur les dormeurs (avec un titre inspiré du monologue de Hamlet) et sur sa ville de Bagheria.
En 1987, il retourne en Sicile pour réaliser des photographies de mode pour la marque Dolce & Gabanna « qui cherchaient un photographe qui ne connaisse rien à la mode mais qui soit Sicilien ». De cette équipée sortiront ces fameuses images où l’on voit, contrairement aux photos de mode habituelles qui placent les mannequins dans des décors naturels ou bâtis idylliques, le mannequin néerlandais Marpessa photographiée dans les rues des villages de son enfance parmi les enfants ou les vieilles femmes toutes de noir vêtues.
Ferdinando Scianna, le modèle Marpessa, 1987
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Marpessa photographiée à Caltagirone dans la province de Catane – 1987
Deux siciliennes : Aci Trezza en Sicile en 1987, le mannequin néerlandais Marpessa est photographiée par Ferdinando Scianna pour Dolce et Gabanna.
Décryptage de la photo par Francesca Serra (2009)
« Découvrir une photographie implique moins de voir ce que montre le photographe, que de regarder ce qu’il cache. Pour reconstituer l’image invisible derrière l’image visible, on mène l’enquête. »
La photographie de Ferdinando Scianna exploite une dualité : 2 femmes, 2 ombres, 2 âges de la vie. Un chiasme de noir et blanc accentue le contraste entre jeunesse et vieillesse : cheveux noirs/cheveux blancs ; châle noir/chemisier blanc ; jupe noire/sac en plastique blanc.
l s’agit d’un traitement symbolique du temps : la femme âgée précède la jeune femme dans la marche, comme dans la vieillesse. La marche imite le passage du temps.
L’éclairage du mur gris en toile de fond évoque une projection cinématographique. A l’écran se déroule une scène de rue. L’attitude de la vieille dame est triviale ; elle rentre du marché. Cette séquence quotidienne est un clin d’œil du photographe à l’esthétique néoréaliste (mouvement né en Italie dans les années 40).
L’ombre fantasmatique de Marpessa occupe le centre de la photographie. Étrange, car cet ombre démesurée semble appartenir à un autre univers, plus onirique, plus proche de l’expressionnisme allemand que du néoréalisme italien.
Si le comportement de la vieille femme est banal, en revanche, celui de Marpessa est solennel. Elle ne rentre pas dans le projet réaliste de la photographie. Il semble soudain anormal qu’elle regarde fixement devant elle, comme si elle ne voyait pas celle qui la précède.
Et si la jeune femme n’existait pas dans la réalité ? Si elle n’était qu’une émanation des souvenirs de la femme âgée ?
Cachez la silhouette de Marpessa et ne conservez que son ombre : on dirait que la vieille dame est rattrapée par son passé, par l’image de celle qu’elle a un jour été. Tandis que sa propre ombre est en train de se fondre dans l’angle obscur de la photographie et de disparaître.
La mémoire est le véritable sujet mis en scène par Ferdinando Scianna, dans cette photographie.
Deux siciliennes, détail
Marpessa en Dolce & Gabbana, Villa Palagonia à Bagheria, Italie 1987 – Scianna/Magnum.
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Province de Ragusa, Modica – 1987
« Je ne me souviens avec précision que de très peu de choses quand à ce qui s’est passé ces jours-là entre Caltagirone, Bagheria, Porticello, Palerme, lieux par ailleurs significatifs de mon enfance et de ma prime jeunesse en Sicile. En revanche, j’ai une mémoire tout à fait précise du sentiment qui me hantait pendant que je faisais ces photographies. Ce sentiment, c’était la surprise. J’éprouvais une très forte surprise à l’égard de moi-même, car j’étais en tarin d’accomplir avec passion, avec bonheur, une chose que je n’avais jamais faite auparavant, et que je considérais avec suspicion. Un bonheur trouble, toutefois, mêlé d’inquiétude, un sens de culpabilité, comme si je violais, et qui plus est avec joie, une règle, et même la règle, le grand tabou de ce qu’avait été jusque là ma pratique photographique. Car dans mon éthique comme dans mon esthétique de photographe dominait la loi du refus de la mise en scène, de la fiction, de toute intervention dans le déroulement de la vie là, devant moi. Seul changeait le point de vue à travers une danse dans l’espace silencieuse, presque invisible, interrompue aléatoirement par le choix éclair de l’instant, du déclic, fixant un fragment de temps, de vie peut-être, simultanément tuée et sauvée dans les formes qui l’expriment. Et maintenant au contraire, j’étais là, dirigeant Marpessa, lui demandant de se déplacer dans un certain espace, cherchant les rapports aux personnes et aux situations, mais aussi à certains objets et certaines lumières…«
Témoignage intéressant et comment ne pas s’en déclarer persuadé, quitte à le relire. La Sicile de l’enfance et de la jeunesse c’est cela qui est violé avec jouissance dans l’accouplement professionnel du photographe et de la modèle du Nord, d’où découlent cette inquiétude, ce sens de culpabilité, tandis que la transgression permet dans le registre technique une découverte bouleversante : la mise en scène photographique. la sortie hors du réalisme a été déconcertante. Marpessa semblait destinée à entrer dans la réalité du jeune Scianna et elle se sicilianise effectivement, alors que le photographe est comme vampirisé par la réalité sicilienne – sa réalité à lui. Il avait, jusqu’à ce moment, cru la tenir à distance, ne faisant varier que le point de vue qui l’ont accompagné sur le terrain…Marpessa signifie implicitement à Scianna mais que celle-ci
L’entre-deux de la mode, Franca Franchi et Frédéric Monneyron – édition L’Harmattan.
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Marpessa et sa sœur à Amsterdam, Hollande – Scianna/Magnum
Femmes gitanes sur la plage, Saintes-Marie-de-la-mer 1968
Décryptage par Claude Tuduri (2010)
Implorer un songe, vénérer des Tziganes d’opérette pour oublier tous ceux qui frappent à la porte des villes et des villages ? Pour tout accueil, une ravine interlope, la terre desséchée de quelque Styx communal et un carnet de circulation criblé de salamalecs et d’horions.
En amont de l’image, quatre Gitanes résistent à l’écrasement d’un cadrage en très légère plongée. Face à la mer irrésolue, elles font, d’un pas décidé, irruption dans le paysage pour mieux le dissiper : une explosion de boucles, de nervures et de vrilles froissant et fronçant la grève de leur inadaptation fatale. Elles y forment un cortège uni autant que solitaire, montrant de l’objectif du photographe une docte ignorance.
L’intransigeance des formes est un luxe qui résiste aux commérages, leur assurant la gloire avec la misère : il n’y a pas jusqu’aux boules de coton nichées sur leurs lainages qui ne viennent parachever la splendeur somptuaire de leur mise et de leur mine.
Rien de moins troupier que ces apparitions à la beauté disparate, aussi retirée que la barque au loin sur le rivage : l’une au chandail pelucheux, porte, la main sur le ventre, un ruban chiffonné sur un visage en berne ; l’autre, au chignon serré, moque le gris du ciel par sa coquetterie propre à braver tous les crédits sur gage. La dernière, à droite, affiche une face à la finesse inaperçue là où la tyrannie des mesures et des modes la somme déjà de disparaître. Au centre, les mains jointes sur une cigarette, flamme sombre aux lèvres braisillantes, la plus fluette établit une entente muette entre ses compagnes avec elles libres de tout destin. Fumer, marcher, recueillir enfin l’aura du soleil et de la brise : leur visage incliné, tout entier à leur antique noblesse devant l’immensité, boit en secret l’hysope infaillible de l’errance et de l’éternité.
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Défilé de mode, Paris, 1989 – photo Scianna/Magnum
Avanto Architects : maison à Virrat en Finlande – photo : Kuvio
Maison noire… On disait de certains verts pour critiquer leur militantisme qu’ils étaient comme les pastèques, vert à l’extérieur et rouge à l’intérieur; selon le même procédé métaphorique cette maison une noix de coco, noire à l’extérieur et blanche à l’intérieur… La première impression que nous ressentons, nous Français, à la vision de cette architecture est liée à la couleur sombre, presque noire du bardage bois extérieur qui dans un premier temps nous interpelle, peu habitués que nous sommes à voir utiliser cette teinte dans la construction de maisons individuelles. Dans les pays scandinaves, cette teinte est banale et personne n’est choqué de voir apparaître une de ses constructions dans une clairière ou en lisière de forêt. Et l’on est bien obligé de constater, l’émotion liée aux préjugés retombée, que les constructions de couleurs sombre s’intègrent admirablement à un environnement boisé ou même rocheux. Les arbres et en particulier les résineux sont souvent de teintes sombres et une construction dont les façades sont de même tonalité se fond admirablement dans son décor.
Les teintes de façades foncées ne sont pourtant pas totalement absentes du territoire français dans les paysages des Alpes du nord, les chalets en madriers de bois massifs prennent naturellement dans le temps une teinte brun foncé qui aboutit au même résultat.
Dans certains secteurs du bord de mer, certaines constructions légères sont bâties et traitées à la manière scandinave. C’est le cas notamment à l’Île d’Oléron où l’on trouve des baraques de pêcheurs construites en bois dont les façades sont souvent peintes en noir et sur lesquelles contrastent les fenêtres et les portes traitées en couleurs vives.
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Appellation du projet : Four-cornered villa à Virrat, Finlande Surface totale : 78 m2 + sauna 24 m2 Budget : 150.000 €
Analyse du projet par Enki :
Le plan est organisé en forme de croix dont les ailes sont décentrées par rapport au centre. Les différents volumes : salon, cuisine, salle à manger et chambre sont logés dans chacune des quatre ailes et se raccordent sur le grand volume central de l’espace séjour. Le plan est libre sans cloisonnement à l’exception de la chambre. Les parois latérales des ailes sont la plupart du temps pleines sans ouvertures à l’exception d’une ouverture permettant d’éclairer l’espace central. Elles assurent la fonction porteuse de la toiture. Les autres ouvertures sont placées à l’extrémité de chacune des ailes et occupent toute la largeur de celles-ci. Les ouvertures des ailes abritant la cuisine et la salle à manger ont été placées en retrait des façades de manière à ménager des espaces terrasses protégés.
Le traitement uniformisé en blanc de l’ensemble des parois intérieures : murs, plafonds et sol ainsi que du mobilier à l’exception du poêle central en fonte noire induit un effet de dématérialisation et de neutralisation de l’espace; cet effet est encore accentué par le minimalisme de l’aménagement intérieur réduit à l’extrême nécessaire. En hiver, l’espace extérieur enneigé semble se prolonger jusque dans l’espace intérieur. Vivre dans un tel espace où l’abstraction est de règle sans les repères habituels de vie : mobilier, objets divers, photos, illustrations qui structurent habituellement notre espace de vie et nous permettent de nous l’approprier doit être une expérience intéressante.
Le concept peut se justifier intellectuellement si cette maison est une maison de vacance et si l’on considère que les vacances constituent une rupture avec la vie habituelle et une opportunité de ressourcement, d’évolution et de changement. Dans ce cas, la caractère neutre et transparent de l’espace peut paraître nécessaire pour accompagner ce changement.
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le 29 juillet 2013
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espace séjour central et salle à manger
espace séjour central et poêle : seule élément décoratif sur un mur : le crâne d’élan avec ses bois qui réintroduit le monde naturel dans la demeure des hommes.
Interpénétration des volumes qui permet d’augmenter la sensation d’espace
Critique subjective « Pourquoi utiliser le pinceau : mes doigts sont le chemin le plus court, le plus direct entre mon cœur et l’image que je crée. » Alexandre Petrov
Alexandre Petrov aurait pu dire en parlant de son travail que c’est 24 fois la vérité en peinture / seconde. Il utilise sa technique qui consiste à peindre du bout des doigts depuis 15 ans après avoir délaissé les pinceaux, seulement utilisés pour déposer la peinture sur des plaques de verre rétro-éclairées ou tracer quelques traits.
Le dessinateur et animateur, secondé par son jeune fils Dimitri, a peint du bout des doigts, dans des dégradés de couleurs et camaïeux de bleu, les 29 000 tableaux peints sur verre qui ont été utilisés pour finaliser le film Le vieil homme et la mer, adaption du roman éponyme publié en 1952 par l’écrivain Américain Ernest Hemingway (1899-1961).
Leonard Baskin, Illustration de l’édition Yiddish du Vieil homme et la mer – 1958.
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Massimo Tricano, illustration du « Domenica del Corriere » qui relate l’éperonnage en septembre 1952 du pêcheur Antonino Arico par un espadon au large de Milazzo dans le Détroit de Messine.
Game Fish, 1988 – Larry Fuente – vu et photographié au Smithsonian American Art Museum à Washington.
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Larry Fuente Né à Chicago en 1947, réside à Mendocino, Californie
Larry Fuente est un artiste californien qui utilise des produits ordinaires en objets extraordinaires et mystérieux. Il décore les surfaces des automobiles, mannequins, et objets d’ornement des jardins avec un assortiment apparemment illimité de modules de plastique coloré et brillant, boutons, perles, pierres et joyaux décoratifs de vêtements et autres artifices de la production de masse. Ces œuvres flamboyantes fonctionnent comme des calembours visuels. Dans une réplique de « game fish », un poisson chassé par les adeptes de la pêche sportive, Fuente a utilisé des éléments tels que des dés à jouer, des soldats de plomb, des jetons de poker, des balles de ping-pong, des yoyos, des dominos, des pièces de scrable et de badminton. Une seconde réplique est plus subtile : le poisson est muni de mains qui tiennent une pointe, sorte de harpon porteur de sorts. Ce poisson est « armé » pour se retourner contre son prédateur.
Né à Bad Lauterburg en 1880, Walter Schnackenberg a trouvé sa vocation de dessinateur et de peintre alors qu’il était encore très jeune. A 19 ans, il se rend à Munich pour prendre des cours de peinture à l’école de Heinrich Knirr avant d’étudier à la célèbre Académie Franz Von Stuck. Le dessin était son point fort et il excellait dans la caricature. Il a dessiné pour les magazines célèbres tels que « Jugend » et « Simplizissimus ». Ses thèmes favoris étaient le théâtre et la muse comique. Voyageant beaucoup, Walter Schnackenberg s’est souvent rendu à Paris, où il s’intérressait tout particulièrement aux travaux de Henri de Toulouse-Lautrec.
On distingue deux périodes dans l’œuvre de Schnackenberg. Avant la seconde guerre mondiale, ses travaux sont d’un graphisme brillant au style sinueux et décoratif. Une grande part de son œuvre est alors consacrée à l’art de l’affiche et à la conception de costumes et de décor de théâtre.Affiches, costumes et décors de théâtre. Il dessine également pour les magazines célèbres tels que « Jugend » et « Simplizissimus » où il rencontrera certainement George Grosz et Alfred Kubin, sans que leur forte personnalité sombre et sarcastique ne le détournent alors de ses dispositions à la frivolité.
Après la guerre, Schnackenberg a 65 ans. La Belle Époque est loin et le souvenir de la guerre et de ses horreurs encore trop présent. Les dessins à l’encre et à l’aquarelle de Schnackenberg ne traduisent plus la joie de vivre et la frivolité : elles montrent de manière surréaliste des créatures molles et déformées, vaguement humaines, qui se meuvent dans des décors instables. On y reconnait l’influence fantastique et macabre d’Alfred Kubin.
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–––– Œuvres de la première époque : le Toulouse-Lautrec allemand –––––––––––––––––––
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Fasching – 1912, revue Simplicissimus
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Faschingskavaliere – 1912, revue Simplicissimus
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Miverstndnis – 1912, revue Simplicissimus
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Zeichnung zum Gedicht -Ballade – 1912, revue Simplicissimus
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Walter Schnackenberg, Ballett und Pantomime – 1920
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Pour visualiser la période II d’après-guerre, c’est ICI.
Discours prononcé à Léopoldville (actuellement Kinshasa) le 30 juin 1960 par Patrice Emery Lumumba, Premier Ministre de la République du Congo, devant Axel Marie Gustave Baudoin, roi des Belges.
Congolais et Congolaises, Combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux, Je vous salue au nom du gouvernement congolais.
A vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos côtés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffaçablement gravée dans vos cœurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et leurs petits-fils l’histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté. Car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force. Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant, exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions nègres. Qui oubliera qu’à un noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls Blancs ? Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort. Nous avons connu que la loi n’était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort elle-même. Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les blancs et des paillottes croulantes pour les Noirs, qu’un Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens ; qu’un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du blanc dans sa cabine de luxe. Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation ?
Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert. Mais tout cela aussi, nous que le vote de vos représentants élus a agréé pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini. La République du Congo a été proclamée et notre pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique toute entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la Déclaration des droits de l’Homme. Nous allons supprimer efficacement toute discrimination quelle qu’elle soit et donner à chacun la juste place que lui vaudront sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays. Nous allons faire régner nos pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des cœurs et des bonnes volontés.
Et pour cela, chers compatriotes, soyez sûrs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces énormes et nos richesses immenses, mais sur l’assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu’elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu’elle soit. Dans ce domaine, la Belgique qui, comprenant enfin le sens de l’histoire, n’a pas essayé de s’opposer à notre indépendance, est prête à nous accorder son aide et son amitié, et un traité vient d’être signé dans ce sens entre nos deux pays égaux et indépendants. Cette coopération, j’en suis sûr, sera profitable aux deux pays. De notre côté, tout en restant vigilants, nous saurons respecter les engagements librement consentis . Ainsi, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, le Congo nouveau, notre chère République, que mon gouvernement va créer, sera un pays riche, libre et prospère. Mais pour que nous arrivions sans retard à ce but, vous tous, législateurs et citoyens congolais, je vous demande de m’aider de toutes vos forces. Je vous demande à tous d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l’étranger.
Je demande à la minorité parlementaire d’aider mon gouvernement par une opposition constructive et de rester strictement dans les voies légales et démocratiques. Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise. Je vous demande enfin de respecter inconditionnellement la vie et les biens de vos concitoyens et des étrangers établis dans notre pays. Si la conduite de ces étrangers laisse à désirer, notre justice sera prompte à les expulser du territoire de la République ; si par contre leur conduite est bonne, il faut les laisser en paix, car eux aussi travaillent à la prospérité de notre pays. L’indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain.
Voilà, Sire, Excellences, Mesdames, Messieurs, mes chers compatriotes, mes frères de race, mes frères de lutte, ce que j’ai voulu vous dire au nom du gouvernement en ce jour magnifique de notre indépendance complète et souveraine. Notre gouvernement fort, national, populaire, sera le salut de ce pays.
J’invite tous les citoyens congolais, hommes, femmes et enfants, à se mettre résolument au travail en vue de créer une économie nationale prospère qui consacrera notre indépendance économique.
Hommage aux combattants de la liberté nationale ! Vive l’indépendance et l’Unité africaine ! Vive le Congo indépendant et souverain
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Natelemiproduction : Retransmision du discours de Patrice Lumumba lors de l’indépendance le 30 juin 1960 (video YouTube)
Discours de dignité, discours de vérité, discours improvisé jailli du fond du cœur, écrit sur les genoux en écoutant les propos lénifiants et convenus du roi Baudoin et du président fantoche Kasavubu … C’en était trop pour le roi Baudouin qui venait de dresser le panégyrique de 75 années de colonisation belge alors que cette colonisation avait été l’une des plus injustes et les plus brutales de la planète. C’en était trop pour les grandes compagnies multinationales qui pillaient les richesses fabuleuses de ce pays et qui comptaient installer un gouvernement « aux ordres » qui aurait préservé leurs intérêts. C’en était trop pour les colons et les militaires belges qui tenaient encore, malgré l’indépendance, les rênes du pays. C’en était trop pour les pays occidentaux, Etats-Unis en tête qui voyaient dans le Congo une pièce majeure grâce à ses richesses et sa position stratégique en Afrique sur l’échiquier de la guerre froide. Il fallait éliminer ce gêneur, ce moins-que-rien qui osait vouloir jouer dans la cour des grands, qui avait l’outrecuidance de dire ce qui ne devait pas être dit, que le roi était nu et que cela se voyait…
Le sort de Patrice Lumumba s’est sans doute joué durant ce discours, quand les représentants mis en cause s’étouffaient d’indignation, rougissaient ou blêmissaient de colère et de haine. Pauvre Patrice Lumumba, petit employé des postes autodidacte et grand idéaliste qui pensait qu’il suffisait de crier la vérité pour qu’elle triomphe de tous les obstacles, pour que le peuple adhère, se lève et remporte la victoire. Il n’avait pas compté sur la duplicité, la vanité, les intérêts personnels et claniques, le pouvoir de l’argent qui corrompt tout et le cynisme et la brutalité de ses adversaires. Après sa mort, le Congo devenu Zaïre est resté un pays martyr, saigné à blanc par 55 années de guerres civiles ou alimentées par ses voisins et par le pillage de ses ressources sous la conduite de dirigeants fantoches à la solde des grandes compagnies internationales. Donc, pour le moment, comme pour beaucoup d’états africains, l’histoire n’est pas vraiment morale…
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–––– 1925 à 1960 : de la naissance d’un leader à la prise du pouvoir ––––––––––––––––––––––––––––––
2 juillet 1925 : naissance de Patrice Emery Lumumba à Onalua ( (territoire de Katako-Kombe au Sankuru au Congo Belge)
écoles de la mission catholique et protestante tenue par les suédois. Jusqu’en 1954, l’éducation est exercée par les missions religieuses, la Belgique n’ayant pas développé de système d’éducation.
Lumumba, autodidacte, s’intéresse à l’histoire.
premiers emplois comme employé de bureau dans une société minière du Sud-Kivu puis comme journaliste à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa) et Stanleyville (actuellement Kisangani). Il découvre à cette occasion la puissance commerciale des sociétés minières multinationales et l’absence totale de promotion des indigènes.
septembre 1954 : il reçoit de l’administration belge la carte d’immatriculé réservée à l’élite indigène (200 immatriculés sur 13 millions d’habitants).
Il milite pour un Congo uni affranchi des limites territoriales fixées arbitrairement par les puissances coloniales et créé en 1955 une association APIC (Association du personnel indigène de la colonie). Il rencontre le roi Baudoin à l’occasion d’une visite du souverain au Congo et s’entretient avec lui de la situation des travailleurs congolais.
Suite à l’ouverture de l’administration belge qui veut faire évoluer le Congo et développer l’enseignement sous l’action du ministre belge des colonies, Auguste Buisseret, Lumumba adhère au parti libéral belge entraînant avec lui des notables congolais.
En 1956, il joue à fond la carte de la libéralisation de la politique belge à l’égard de sa colonie allant jusqu’à déclarer » Tous les Belges qui s’attachent à nos intérêts ont droit à notre reconnaissance … Nous n’avons pas le droit de saper le travail des continuateurs de l’œuvre géniale de Léopold II. » Il est alors invité en Belgique par le Premier Ministre. C’est durant cette période qu’il écrit un livre intitulé le Congo,terre d’avenir, est-il menacé ? dans lequel il défend une évolution pacifique du système colonial belge dont il reste partisan. Ce livre ne sera pas édité. Toujours en 1956 il est condamné à un an de prison pour détournement de fond mais sera libéré par anticipation. Il reprend alors ses activités politiques et devient le directeur d’une brasserie.
En 1957, les partis politiques et les syndicats sont autorisés au Congo à se présenter aux élections municipales s’ils sont parrainés par des partis belges. Lumumba fait partie de l’Amicale libérale.
En 1958, l’Exposition Universelle de Bruxelles a un retentissement international énorme. Des congolais y sont invités dont Patrice Lumumba mais celui-ci est mécontent du traitement paternaliste réservé au Congo par l’exposition, se détache des libéraux belges et noue des contacts avec les milieux indépendantistes en Belgique. De retour au Congo, il crée le Mouvement national congolais (MNC), à Léopoldville le 5 octobre 1958 et participe à la conférence panafricaine des Peuples d’Accra, réunissant l’Afrique subsaharienne ainsi que le Maghreb et l’Égypte pour soutenir les mouvements d’indépendance en Afrique. De retour au Congo, il organise une réunion pour rendre compte de cette conférence et il y revendique l’indépendance devant plus de 10 000 personnes.
janvier 1959 : le roi Baudoin prononce un discours dans lequel il déclare vouloir mener le Congo à l’indépendance « sans vaine précipitation et sans atermoiement funeste ».
octobre 1959 : le MNC et d’autres partis indépendantistes organisent une réunion à Stanleyville mais les autorités belges tentent d’arrêter Lumumba, ce qui provoque une émeute qui fait une trentaine de morts. Lumumba est arrêté quelques jours plus tard, jugé en janvier 1960 et condamné à 6 mois de prison.
mai 1960 : Après une révolte populaire en janvier 1959, les autorités coloniales belges avaient promis une indépendance rapide. L’alliance des partis nationalistes autour de Lumumba obtient malgré tous les efforts des autorités coloniales la majorité à la Chambre (71 sièges sur les 137). Au Sénat, par contre, l’alliance lumumbiste manque la majorité de 2 sièges. En effet, 23 des 84 sièges sont, selon la loi électorale fabriquée par les Belges, destinés aux chefs coutumiers, dont la majorité collabore depuis toujours avec le colonisateur. Lumumba est donc obligé d’accepter un gouvernement de coalition. Son rival Kasavubu, sous influence des Belges, devient président et nomme, conformément à la constitution, comme Premier Ministre, Patrice Lumumba, leader du parti ayant récolté le plus de voix, le Mouvement National Congolais (MNC).
30 juin 1960 : Cérémonie d’accession à l’indépendance. Le roi Baudouin prononce un discours paternaliste et le président Kasavubu un discours convenu. Lumumba qui s’est radicalisé et s’est entouré de conseillers de gauche prononce un discours anti-colonialiste et idéaliste évoquant les injustices de la colonisations et présentant l’indépendance comme le début d’une ère nouvelle de paix, de justice sociale et de liberté. Le roi Baudouin, se sentant offensé pense à rentrer à Bruxelles, mais lors d’un banquet, Lumumba atténue ses critiques et prône la coopération belge-congolaise. Si un incident diplomatique majeur a pu être évité, le discours de Lumumba a eu un effet majeur sur la population congolaise qui l’a ressenti comme une critique de l’action de la Belgique.
juillet 1960 : des casernes se révoltent contre leurs officiers belges, des cadres de l’administration sont chassés, malmenés, certains sont tués, des émeutes ont lieu et les entreprises des européens sont attaquées et pillées, des femmes sont violées. La population européenne du Congo prend alors la fuite. C’est le moment que choisi Moïse Tschombé soutenu par les grandes sociétés belges pour proclamer la sécession du Katanga. Il sera suivi quelque temps plus tard par Albert Kalondji qui proclame la sécession de l’État minier du Sud-Kasaï. Face à cette situation, Lumumba décrète l’africanisation de l’armée en destituant les officiers belges et double la solde des soldats.
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–––– la réaction de la puissance coloniale et de l’occident : la fin… ––––––––––––––––––––––––––––
le discours de Lumumba chargé de ressentiment vis à vis de la politique coloniale et de menaces voilées pour les intérêts des sociétés multinationales, ses prises de position tiers-mondistes et panafricanistes sont ressentis par les états occidentaux comme une déclaration de guerre : leurs intérêts économiques sont menacés et l’équilibre stratégique de l’Afrique compromis. Le monde est alors en pleine guerre froide. Quelques années plus tôt, l’Egypte est devenue l’alliée de l’Union soviétique et quelques états africains lors de l’indépendance ont opté pour des relations étroites cet état; il faut absolument éviter que le Congo, ce colosse situé au cœur de l’Afrique, tombe avec toutes ses richesses dans les mains de l’Union Soviétique. Il fallait un prétexte pour intervenir, les exactions commises contre les européens le fourniront.
La Belgique répond en envoyant des troupes à Léopoldville mais aussi dans d’autres régions comme le Katanga où sont exploitées l’essentiel des richesses minières du Congo. 11.000 soldats belges précédés par des largages de para-commandos sont acheminés sur place en 10 jours, en utilisant les forces belges de l’Otan stationnées en Allemagne avec les moyens matériels fournis par les américains. Le conflit s’internationalise avec l’opposition de l’Union Soviétique et des pays non-alignés qui crient à l’agression néo-colonialiste.
4 septembre 1960 : Un imbroglio s’installe à Léopoldville : au mépris de la constitution qui imposait comme premier ministre un représentant du parti ayant remporté les élections, le président Kasavubu destitue Lumumba et les ministres nationalistes et nomme à sa place un nouveau Premier Ministre, Joseph Lléo. Mais le Conseil des Ministres et le Parlement désavouent Kasavubu et renouvellent leur confiance à Lumumba. Celui-ci destitue alors à son tour Kasavabu et appelle à Léopoldville une partie de l’ANC, l’Armée Nationale Congolaise stationnée dans le reste du territoire. Face au chaos, l’ONU décide de mettre en place une force d’interposition entre les diverses forces en présence, ce sera les fameux casques bleus. face à une fin de non-recevoir de la part des américains, Lumumba accepte
une aide matérielle de l’URSS pour réprimer les séparatistes.
14 septembre 1960 : Kasavubu réagit en désignant comme commandant en chef de l’armée un ex-militaire et ancien journaliste de la presse pro-belge, Joseph Désiré Mobutu, qui avait réintégré l’armée congolaise avec le titre de colonel. À peine quelques heures plus tard, Mobutu exécute son premier coup d’État. Il déclare la « neutralisation » des politiciens. on sait aujourd’hui que ce coup d’état a été soutenu par la CIA (voir archives de la Commission Church , Documentaire télévisé, CIA guerres secrètes, 2003, Arte, Andrew Tully, CIA, The Inside Story, New-York, M. Morrow et William Blum, Killing hope: US military and CIA interventions since World War II). Lumumba et Lléo sont assignés à résidence mais Lumumba parvient à s’enfuir avec sa famille pour gagner Stanleyville. Au lieu de profiter de son avance de trois jours sur ses poursuivants, Lumumba perd du temps en s’attardant sur son parcours multipliant les discours. Il est alors rejoint et capturé embarqué dans un avion pour Léopoldville et remis dans les mains d’un certain Louis Bobozo, un militaire congolais, ancien de l’offensive belge de 1941 contre les Italiens d’Abyssinie. Il sera est finalement livré par des « barbouzes » à la solde des Américains et des Belges à son grand ennemi Moïse Tshombé, au Katanga sécessionniste.
17 janvier 1961: Lumumba est assassiné en brousse par ses geoliers. Son corps sera dissous dans l’acide par des mercenaires belges à la solde de Tschombé. Commencé dès juillet 1960, l’exode de la population blanche – de l’ordre de 100.000 personnes – se poursuit en 1961. Désordres et violences se succèdent durant cinq années, jusqu’à la stabilisation opérée par le coup d’État militaire de novembre 1965 qui fait accéder le général Mobutu au pouvoir, ouvrant la voie à une longue dictature personnelle.
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En janvier 1961, j’avais presque quatorze ans et je commençais à peine à m’intéresser à la politique. Je me souviens parfaitement de ces images en noir et blanc vues à la télévision naissante où l’on voyait Patrice Lumumba humilié par ses geoliers sous les yeux de son rival putschiste Mobutu installé par les américains et les belges. Quelques jours plus tard, on apprenait sa livraison à son ennemi juré Moïse Tschombé suivie de son assassinat. Mobutu n’avait pas voulu se charger du sale travail et l’avait délégué à Tschombé. Je me souviens avoir pleuré à l’annonce de sa mort…
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A voir absolument le reportage de la chaîne ARTE du 11 mars 2008 : le cynisme et la bêtise crasse de certains des acteurs belges et américains du drame est confondante. http://www.youtube.com/watch?v=CqMNBpIOAFY
–––– Dernière lettre testament de Patrice Lumumba à sa femme Pauline ––––––––––––––––––––––––
Fin novembre 1960 : Lumumba vient d’être capturé en essayant de gagner la province du Kasaï. Cette dernière lettre est écrite de sa prison à sa femme Pauline. (Jeune Afrique, 17-01-2011).
Ma compagne chérie,
Je t’écris ces mots sans savoir s’ils te parviendront, quand ils te parviendront et si je serai en vie lorsque tu les liras. Tout au long de ma lutte pour l’indépendance de mon pays, je n’ai jamais douté un seul instant du triomphe final de la cause sacrée à laquelle mes compagnons et moi avons consacré toute notre vie. Mais ce que nous voulions pour notre pays, son droit à une vie honorable, à une dignité sans tache, à une indépendance sans restrictions, le colonialisme belge et ses alliés occidentaux – qui ont trouvé des soutiens directs et indirects, délibérés et non délibérés, parmi certains hauts fonctionnaires des Nations-Unies, cet organisme en qui nous avons placé toute notre confiance lorsque nous avons fait appel à son assistance – ne l’ont jamais voulu. Ils ont corrompu certains de nos compatriotes, ils ont contribué à déformer la vérité et à souiller notre indépendance. Que pourrai je dire d’autre ? Que mort, vivant, libre ou en prison sur ordre des colonialistes, ce n’est pas ma personne qui compte. C’est le Congo, c’est notre pauvre peuple dont on a transformé l’indépendance en une cage d’où l’on nous regarde du dehors, tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir. Mais ma foi restera inébranlable. Je sais et je sens au fond de moi même que tôt ou tard mon peuple se débarrassera de tous ses ennemis intérieurs et extérieurs, qu’il se lèvera comme un seul homme pour dire non au capitalisme dégradant et honteux, et pour reprendre sa dignité sous un soleil pur. Nous ne sommes pas seuls. L’Afrique, l’Asie et les peuples libres et libérés de tous les coins du monde se trouveront toujours aux côtés de millions de congolais qui n’abandonneront la lutte que le jour où il n’y aura plus de colonisateurs et leurs mercenaires dans notre pays. A mes enfants que je laisse, et que peut-être je ne reverrai plus, je veux qu’on dise que l’avenir du Congo est beau et qu’il attend d’eux, comme il attend de chaque Congolais, d’accomplir la tâche sacrée de la reconstruction de notre indépendance et de notre souveraineté, car sans dignité il n’y a pas de liberté, sans justice il n’y a pas de dignité, et sans indépendance il n’y a pas d’hommes libres. Ni brutalités, ni sévices, ni tortures ne m’ont jamais amené à demander la grâce, car je préfère mourir la tête haute, la foi inébranlable et la confiance profonde dans la destinée de mon pays, plutôt que vivre dans la soumission et le mépris des principes sacrés. L’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches. L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité. Ne me pleure pas, ma compagne. Moi je sais que mon pays, qui souffre tant, saura défendre son indépendance et sa liberté.
Les constructions annexes extérieures qui accompagnent les maisons d’habitations tels que garages, abris de jardin, sauna ou même poulaillers sont en général d’une banalité affligeante. Il semble que ces constructions ne soient pas considérées dignes d’une recherche d’expression architecturale. Pourtant, les exemples montrés ci après montrent que ces constructions peuvent faire l’objet d’une recherche et exprimer une réelle qualité architecturale.
sauna traditionnel en madriers en Suède
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––––– prototypes de saunas extérieurs par l’Atelier Forte ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Duilio Forte (né le 5 novembre 1967 (45 ans) à Milan) est un artiste et architecte italien d’origine italo-suédoise. Il reçoit en 1994 son diplôme en architecture de l’École polytechnique de Milan. En 1998, il fonde l‘Atelier Forte, un laboratoire de recherche en architecture et en sculpture qui traite de la conception et de la production d’œuvres artistiques et architecturales Depuis 2003, il organise un atelier annuel sur l’art et l’architecture en Suède appelé Projet Stuga, près de la ville de Grythyttan. Il participe à la 11e Exposition internationale d’architecture de Venise (2008) avec l’œuvre de Sleipnir Venexia et à la 12e Exposition internationale d’architecture de Venise (2010) avec l’œuvre Sleipnir Convivalis. Le 12 février 2009, pour le 200e anniversaire de la naissance de Darwin, que Duilio Forte écrit le Manifeste Arkizoic, le style architectural caractérisé par la combinaison de l’architecture et Anemos, le souffle de vie.
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–––– Ekeberg : Prototype de sauna pour l’extérieur par l’atelier Forte ––––––––––––––––––––––––––––
C’est avec ce prototype de sauna fabriqué en Suède que Duilio Forte a remporté en 1994, l’année même de l’obtention de son diplôme d’architecture à Milan, le premier prix de San Carlo Borromeo à La Permanente de Milan.
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–––– Prototype de sauna « Huggin & Muninn » dans la campagne italienne par l’atelier Forte –––––
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Huggin & Munnin Sauna par l’Atelier Forte
Dans la mythologie nordique, Hugin (du vieux norroishuginn signifiant « pensée » ou « esprit » et Munin (du vieux norrois muninn signifiant « mémoire ») sont deux corbeaux messagers qui accompagnent le dieu Odin. Ils s’envolent chaque matin à l’aube, parcourent les neuf mondes qui constituent l’univers et reviennent le lendemain matin se poser sur les épaules du dieu pour lui rapporter ce qu’ils ont vu et entendu, en le lui murmurant à l’oreille.
C’est cette légende de la mythologie nordique qui a inspirée Duilio Forte pour construire ce sauna en forme d’oiseau. Entièrement réalisé en bois et construit à la main, il peut accueillir deux personnes le temps d’un moment de relaxation. Il respecte dans sa conception la tradition scandinave et est alimenté par un poêle à bois. Les hublots sur les parois encadrent les couchers de soleil sur les collines et inondent d’une lumière chaude le petit espace intérieur. Chaque sauna est unique, conçu et créé selon l’environnement où il va être placé. Dans le cas présenté ici, il a été surélevé pour permettre de profiter de la vue bucolique sur le paysage bucolique formé par les collines des environs de Piacenza à ses occupants et leur offrir un moment de détente et de plaisir en pleine nature.
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––––– sauna sur une île finlandaise conçu par le cabinet Denizen Works + Friends de Londres ––––
Le cabinet d’architecture londonien Denizen Works + Friends a conçu ce sauna mobile et l’a construit sur place en 9 jours en utilisant des éléments de bois produits localement et des fenêtres recyclées. Le revêtement en bois de doublage intérieur avait été entreposé 1é années dans un hangar à bateau désaffecté dans l’attente de l’autorisation jamais accordée de le convertir en sauna. L’autorisation a finalement été accordée sous la condition que le sauna devait être mobile.
Here’s some more text from architect Murray Kerr :
« In the freezing winter months this wooden sauna on a Finnish island can be towed like a sledge over a frozen lake to find the right spot for a plunge pool. The commission for the sauna came from a trip to Åland, in the archipelago between Sweden and Finland, during the summer of 2010. In Åland, like most of Scandinavia, the sauna is one of the main social functions of the home. Our client had tried, unsuccessfully for 12 years, to obtain planning permission for a sauna within her disused boat-shed. On leaving the island we set about coming up with a solution that could circumnavigate the planning issues. We decided on two possible solutions; one that put the sauna on a boat and the boat in the boat-shed and the other, a winter option, which put the sauna on a large-scale sledge and allowed the sauna to be towed onto the frozen waters surrounding the house during the winter months. During the deliberations, our client’s son told the story of his grandfather building a winter sauna on runners for winter fun, so we erred on the side of family history. The sauna was designed on site, using only sketches from a small notepad, and built by Denizen Works and friends during 9 hard days of toil in the summer of 2011. »
Entre 1904-1905, l’une des plus luxueuses publications de photographies par plaques en France et en Europe était L’Épreuve Photographique. Publié à Paris, il ne se satisfaisait pas d’être identifié comme un simple journal photographique et se présentait comme un « portefeuille périodique de grand luxe ». Durant deux années, de nombreuses photographies primées dans les cercles pictorialistes français et européens ont été sélectionnées et présentées en format surdimensionné (44 x 32 cm), imprimées à la main à la plaque de cuivre (taille-douce ) et héliogravures par l’atelier parisien de Charles Wittmann.
Between 1904-1905, one of the most luxurious subscription photographic plate publications in France or Europe was L’Épreuve Photographique. (The Photographic Print) Published in Paris, and not satisfied with identifying itself as a mere photographic journal, it billed itself as a “monthly portfolio of luxury” instead. (Portfolio périodique de grand luxe) Over the course of two years, prize-winning salon photographs from French and European pictorialist circles were selected for inclusion in this oversized publication (44 x 32 cm) as hand-pulled, copper plate (taille-douce) screen photogravures (héliogravures) from the Paris atelier of Charles Wittmann.
Émile Dacier (1876-1052) était bibliothécaire et historien de l’art français. Il a été secrétaire de rédaction du Bulletin de l’art ancien et moderne (1899-1914) et de la Revue de l’art ancien et moderne (1919-1927) dans laquelle il a publié un grand nombre de chroniques, notes et articles relevant aussi bien de l’art ancien que contemporain, notamment sur la gravure et la photographie. Le texte qui suit est un extrait d’une préface d’un ouvrage consacré à la photographie.
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p style= »text-align:justify;padding-left:90px; »> « Où es-tu, pauvre petit carré de carton d’autrefois? Tu as perdu cette «finesse» dont tu te montrais si vain, mais tu as gagné cette qualité essentielle de ne pas tout dire et de laisser le spectateur donner libre essor à son imagination. Où est la gamme invariable de tes tonalités brunes? — Une palette polychrome l’a remplacée : les photographies d’aujourd’hui ne sont plus uniquement des sépias, mais des pastels, des eaux-fortes, des fusains, des sanguines… Où est ta désolante et monotone impersonnalité ? — Les photographes d’aujourd’hui ont tous leur manière caractérisée : ils sont symbolistes, impressionnistes, luministes, intimistes, photographes de moeurs ou de paysage, de genre ou de portrait… Où est enfin ta précision sèche, qui n’était pas même de la fidélité parfaite? — Tu méconnaissais l’harmonieux accord des valeurs, et ce sont justement les valeurs qu’on arrive à te faire exprimer… Voilà ce que tu es devenu, pauvre petit carré de carton d’autrefois!
Lentement, patiemment, avec une inlassable ténacité, avec un désintéressement des plus louables, des amateurs ont travaillé à dégager l’art photographique des routines machinales, comme un précieux minerai de sa gangue. Ce que cette consécration, aujourd’hui définitivement admise, leur a coûté d’efforts, nul ne le saura jamais; et qu’importe, après tout, les centaines d’épreuves gâchées, s’il en reste une seule pour témoigner, chez son auteur, d’un idéal de beauté enfin réalisé? S’il en reste une seule?… Il en reste plus d’une, heureusement; et je n’en veux pour preuve que les images dont se compose cette publication.
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p style= »text-align:justify;padding-left:90px; »> Aimez-vous les paysages véridiques et pourtant poétisés? Voici la brume verte des premières feuillées, voici la splendeur des soleils qui dorent les champs; voici la rousse toison des forêts automnales, et la neige, et la glace, parures gemmées de l’hiver; voici les plaines, les monts, les mers, le ruban gris des routes, le ruban moiré des fleuves; voici le mystère des nocturnes et l’étrangeté des contre-jour… Préférez-vous la chaste nudité des belles formes que caresse la lumière, ou l’innombrable diversité du visage humain? Voici des gestes jolis, des attitudes heureuses, des chevelures qui tombent en nappes ou se replient en coques; voici des yeux qui luisent, des lèvres qui s’entr’ouvrent pour un sourire, qui se pincent pour une moue, qui se tendent pour un baiser… Est-ce enfin la vie, le mouvement, l’impression brève et fugitive qu’il vous plaît d’évoquer? Voici les souvenirs des contrées lointaines; voici les drames et les comédies de la rue dont le hasard est le grand metteur en scène; voici la poussée des foules, la galopade des escadrons, le choc des flots sur les brisants; voici…
Voici des images ! »
Émile DACIER.
Au Bord du Lac, 1905 – photographe Dr Edward Arning
Dans la montagne, 1905 – photographe Frederick Boissonnas
Avant le salut , 1904 – photographe Léon Bovier
Scène d’Hiver, 1905 – Frederick Boissonnas
Crépuscule, 1904 – photographe Hermann Linck
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–––– Autres sources –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Bords de l’Isère, le soir – photographe Paul de Montal
–––– un illustrateur en prise directe avec le monde de l’enfance ––––––––––––––––––––––––––––––––––
Aucune information en français pour Rokuro Taniuchi pourtant célèbre au Japon pour avoir composé près de 1300 couvertures d’un hebdomadaire littéraire et d’information très connu au Japon, Shukan Shincho.
Rokuro Taniuchi voit le monde qui l’entoure avec le regard de l’enfance. Sous son pinceau, les fils télégraphiques et électriques le long des routes deviennent les cordes d’un violon, les ampoules électriques enferment des méchants petits diables rouges grimaçants qui s’agitent et fabriquent ainsi de la lumière. De la même manière les flammes de la gazinière laissent échapper des petits diables bleus et les flocons de neige sur le pare-brise de la voiture sont de petites créatures blanches balayées par les essuie-glace. La nuit, les installations électriques au sommet des poteaux en bois et les cheminées d’usine deviennent des silhouettes de créatures démoniaques. Pour une petite fille, les traînées vaporeuses laissées par les avions cisaillent l’étoffe du ciel en morceaux reliés par des fermetures éclair et pour un petit garçon, des fumées dans le caniveau deviennent des rejets de vapeur d’un train. En contemplant ses dessins nous retournons dans l’univers onirique de notre petite enfance où le monde qui nous entourait ne comptait pas pour sa réalité mais n’était que le prétexte à l’épanouissement de notre imagination.
–––– Ce que m’ont chuchoté les pierres –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Histoire de fou…
Dans la ville endormie le sonneur est fou à lier… C’est pour cela qu’on l’a attaché aux cordes de ses cloches. Toutes les nuits, il les fait sonner. Elles sonnent, elle sonnent… Mais cela ne dérange personne car ce sont des cloches de bois. Mais lui les entend sonner toutes. Elles résonnent dans sa tête, Elles résonnent à tue-tête, Elles lui ont tué la tête, C’est pour çà qu’il est fou…
le tableau semble accrochésur la façade de l’immeuble. Le cadre grossier qui l’entoureimite les encadrements de granit des vraies fenêtres voisines. C’est une peinture en trompe-l’oeil qui représente une jeune fille accoudée sur le rebord d’une fenêtre. Elle regarde, pensive, le paysage. Le tableau est criant de vérité. Pour faire encore plus vrai l’artiste a fait déborder un voile sur le cadre de granit. En arrière plan de la composition on distingue un intérieur bourgeois : lustre, buffet, horloge … et, accroché à un mur, le calendrier des postes. C’est un tableau animé, au bout d’un moment le voile s’agite au vent, la jeune fille se redresse et s’évanouit dans le décor
A Pont-Croix, dans la rue de Rosmadec, vivait une très vieille dame aux habits aussi noirs que le geai, aux cheveux gris comme la cendre. On l’appellait la Jeannette. Elle avait un gros chat, A la pelure aussi noire que le geai Mais quand, dans la vitrine, il dormait Il était aussi gris que la cendre. La Jeannette avait un neveu aux cheveux noirs comme le geai. Mais quand il passait la tête à travers l’ouverture béante du grenier, ils étaient devenus tout gris, aussi gris que la cendre. Le neveu de la Jeannette était aussi son mitron. .
Dans le grenier, il cuisait le pain : farine de sarrazin pour le pain noir, farine de froment pour le pain blanc. Dans la rue de Rosmadec, On ne voit plus la Jeannette Son neveu aussi a disparu… le gros chat est toujours là mais sa pelure est toujours noire, aussi noire que les plumes du geai Fini le pain noir au sarrazin, Fini le pain blanc au froment.
Enki, Pont-Croix, 13 août 2011,
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–––– Dans le hameau de K……. –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Havre de paix
Sommes arrivés hier à K…. Les images, les bruits, la fureur, Sont restés à l’entrée du village Bloqués par un cordon d’hortensias. Ils s’agitent et trépignent, tentent à tout prix de passer. Rares sont ceux qui y parviennent, ils sont vite rattrapés… On nous les emmène pour décider de leur sort. La plupart sont éconduits mais certains parfois restent… cela dépend de notre humeur. Pas de télévision, pas de téléphone, si nous voulons connaître les nouvelles du monde, il nous faut aller à la chasse : au-dessus de la maison passent de grands papillons aux ailes de papier journal, y sont imprimées les nouvelles du jour. Par la lucarne nous en capturons quelques-uns à l’aide du grand filet à crevettes. Après lecture, nous les relâchons, Pour qu’ils poursuivent leur mission…
Tendrement enlacés, nous lisions à l’unisson un roman captivant, mon fauteuil et moi. Le jardin s’agitait pour rien à travers la porte ouverte. Soudainement, le soleil, furibard, a fait irruption, dans la pièce obscure, dardant des rayons éblouissants. Ça suffit ! Dehors ! Cria-t’il, hors de lui…
Cette nuit, On a frappé à ma porte C’étaient une procession Composée de toutes les figurines Des églises et chapelles du cap Qui venaient me chercher. Certaines étaient faites de pierre D’autres de bois peint. J’ai reconnu les saints de Saint-Tügen Et ceux de Saint-
On a longtemps marché A travers les landes et les boisJusqu’à une fontaine de pierre sise au pied d’une très vieille chapelle Une belle dame y était assise Avec son enfant dans les bras.
A l’aube, je me suis réveillé Sur les dalles glacées De la fontaine de Treventec Dans le pays de Poullan.
Sous la grande prairie bleutée où l’herbe pousse à l’envers, des troupeaux de brebis paîssent la tête en bas. Quelqu’un a balayé la lande et rassemblé les maisons en un gros tas autour de l’église puis il a caché la poussière sous des brassées d’hortensias. Nous nous sommes enfuis du village, un chemin et moi, pour faire l’école buissonnière à travers les près et les bois,
Dans ma maison, j’entends chaque nuit la cave monter l’escalier. Elle s’arrête sur le palier. et attend là patiemment que le grenier descende. Il est toujours en retard… Quand le grenier est là, je les entends chuchoter derrière la porte close… Que peuvent-ils bien se dire ?
Son sort en est jetéIl sera abattu ! Pour le moment, Il ne le sait pas encore, Il continue à faire son travail d’arbre comme il l’a toujours fait… On ne lui a pas demandé son avis. Mais demande t’on leur avis aux condamnés à mort ? Mais lui, il n’a rien fait ! Me direz-vous, toujours prêts à défendre la cause de la veuve et de l’orphelin… Mais en cherchant bien, on trouvera quelque chose … C’est à cause de lui que la charpente a pourrie, que le toit s’est effondré. Il faisait de l’ombre et ses épines fixaient l’humidité sur les ardoises grises. Et puis ses racines déstabilisaient les murs. Et puis c’est un étranger venu d’on ne sait où… Il devrait nous remercier qu’on l’ait si longtemps toléré…
La route ? une fermeture-éclair qui transforme le paysage en vieux chandail. La voiture ? la glissière de la fermeture-éclair. Le matin, j’ai pris ma voiture pour aller à la ville. J’ai laissé derrière moi le paysage ouvert en deux moitiés séparées. Entre les deux, il y avait un gouffre profond dont on ne voyait pas le fond. Plus personne ne pouvait passer…. Tout rentrera dans l’ordre, le soir, lorsque je rentrerais…
Ma voiture ? c’est une goinfre. Elle avale les kilomètres. Elle n’est jamais rassasiée ! Je la vois avaler le ruban gris de la route et même le paysage tout entier. J’aime appuyer sur l’accélérateur, les maisons, les prairies, les forêts, les rivières et même les montagnes sont comme englouties : elles entrent par le pare-brise, voletent un moment dans tous les sens tels des oiseaux affolés, se heurtent aux parois et finissent enfin par s’échapper par la lunette arrière. Dans mon rétroviseur, je les vois s’éloigner et disparaître dans le lointain. Le tronc d’un gros arbre, aussi, est entré mais il y est resté…
l’écran de l’ordinateur ? Un trou creusé dans la glace de l’océan gelé des relations humaines. Dans ce trou, je pêche l’océan tout entier. parfois je rentre bredouille, parfois je suis comblé. M’étant endormi un jour je suis tombé dedans. L’océan ne m’a pas recraché.
Avant, quand je prenais une photo, l’œil dans le viseur, je cadrais : déplacer l’objectif vers la droite pour cacher les poubelles, le descendre un peu pour ne plus voir le fil électrique qui pandouille, attendre que la grosse dame disgracieuse ait traversé la rue. Je n’appuyais sur le déclencheur que quand plus rien ne clochait… Résultat de tout cela ? Mes photos étaient presque parfaites. Avec l’apparition de Photoshop Je prend la photo sans me soucier de rien et sur mon écran d’ordinateur je coupe, j’élague, j’effaçe, je gomme, je rajoute, je modifie, je transforme, bref, j’améliore… Résultat de tout cela ? Mes photos sont maintenant parfaites ! Il faut voir mon album de photos. Je l’ai mis en ligne sur facebook. Je n’ai que des compliments. Je trouve que c’est gratifiant de rendre les choses plus belles.
Il existe plusieurs manières pour rendre les gens sourds : Leur enfoncer à grands coups de marteaux deux grands clous de charpentier dans les tympans. Leur verser du plomb fondu dans les oreilles. C’est barbare, cruel et les sourds vous en veulent… mais il est une méthode plus douce et plus efficace : Leur verser lentement dans les oreilles du miel tiède. C’est doux et agréable et les sourds en redemandent…
Lors de mes premiers séjours à Messine en Sicile et à Reggio de Calabre, j’avais toujours été intrigué par l’allure étrange de ces navires qui croisaient à proximité des côtes et qui arboraient en leur centre et dans le prolongement de leur proue de longues et étroites structures métalliques sur lesquels s’agitaient des silhouettes humaines. On m’avait alors expliqué que c’était de cette manière que l’on pêchait l’espadon dans le détroit de Messine. Le pêcheur perché au sommet du mât sur une hune servait de guetteur pour repérer l’espadon et de guide pour diriger le navire tandis que celui posté à l’extrémité de la passerelle au-dessus des flots avait pour tâche de harponner le poisson. Dans les marchés de Sicile, l’espadon, poisson roi, était toujours présent sur les étals des poissonniers, le plus souvent découpé en quartiers ou déjà tranché et on ne manquait pas d’exposer sa tête étrange qui se prolongeait d’un rostre en forme d’épée aux regards des passants.
Détroit de Messine – Vue sur Messine (au premier plan) et Reggio de Calabre (sur l’autre rive). En italien on emploie pour désigner le détroit le nom de Stretto di Messina et en dialecte sicilien Stretti di Missina
L’espadon est un poisson pélagique qui doit son nom (gladius) à l’aspect de son rostre qui est semblable à une lame d’épée (espadon est un dérivé de l’italien « spadone », longue épée), et à sa capacité de fendre l’eau avec aisance et rapidité qui en fait l’un des poisson le plus rapide du monde capable de nager à 110 km/h. Le corps de ce marlin est allongé et rond. Certains spécimen peuvent atteindre 5 mètres de longueur. Sa tête est munie d’un bec ou rostre représentant le tiers de sa longueur qui lui sert à se stabiliser et à chasser et qui lui confère un air d’escrimeur. La peau est gris bleu sur le dos, les flancs argentés et la partie ventrale blanche. Il n’a pas d’écailles. Les nageoires pectorales sont triangulaires et placées symétriquement à la nageoire dorsale implantée en lame de faux. L’aileron caudal présente une forme de croissant de lune. Sa chair est blanche, ferme et striée. C’est un poisson mi-gras. Il vit dans toutes les mers tropicales et subtropicales. Il est classé dans la catégorie des poissons osseux.
L’espadon possède une particularité qui lui permet d’augmenter sa capacité visuelle car il possède sous son oeil un muscle chauffant qui lui permet d’augmenter la température de la zone de 10 à 15°C ce qui lui permettrait d’augmenter ses capacités optiques et de mieux repérer ses proies.
L’espadon, chasseur très actif de jour comme de nuit, est un animal solitaire mais qui peut nager en bandes dont les individus sont distants d’une dizaine de mètres. L’espadon trouve sa nourriture dans les bancs de poissons pélagiques (sardines, maquereaux, chinchards), de calmars et de crustacés. Son rostre lui sert à se défendre mais aussi à blesser ses proies pour les fragiliser et ainsi pouvoir mieux les capturer. Il est solitaire mais il lui arrive parfois de vivre en couple (composé parfois d’une femelle et de plusieurs mâles !) Il vit 9 ans environ. Les espadons se regroupent dans des zones de frai au printemps. Les femelles pondent leurs œufs en eau libre où ils sont fécondés par le sperme des mâles. Les œufs sont ensuite dispersés par les courants. L’espadon atteint sa maturité sexuelle entre 2 et 4 ans. L’espadon qui qui a inspiré « Le vieil homme et la mer » d’Ernest Hemingway est un poisson menacé : l’espadon apparaît sur la liste rouge de l’UICN. La CICTA, Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique, le protège depuis 1991 en imposant une prise minimale par pays ainsi que la mise en place de minima de taille et d’âge.
La pêche a l’espadon est très ancienne et était déjà pratiquée dans l’antiquité au temps où les colonies grecques étaient nombreuses sur les côtes de Calabre et de Sicile au point que le sud de la péninsule était surnommée la Grande Grèce. Plusieurs écrivains grecs ou latins ont décrits cette pêche, le texte le plus ancien que nous possédons sur ce sujet est celui de l’historien grec Polybe (- 203, – 126 av. JC). Pline a également fait référence à l’espadon qu’il nommait gladius(épée) dans son Histoire naturelle publiée en 77 de notre ère sous le règne de l’empereur Vespasien..
Description de la pêche à l’espadon par l’historien grec Polybe
A la description faite par Polybe, on constate que les techniques de pêche de ce poisson dans l’antiquité étaient très proches de celles qui avaient cours au XIXe siècle au moment où des voyageurs comme Auguste de Sayve et des écrivains comme Alexandre Dumas l’ont décrites.
« Dans des barques à deux rames, dit Polybe, il y a deux hommes, dont l’un conduit la nacelle et l’autre se tient sur la proue, armé d’une lance. Ces différentes barques ont une vedette commune, placée sur un lieu élevé qui indique l’approche de l’espadon; Car ce poisson porte le tiers de son corps au-dessus de l’eau. Lorsqu’il approche de l’esquif, le harponneur le perce de sa lance, dont la tête est barbelée et fixée si légèrement dans le bois, qu’elle l’abandonne très aisément quand le landier retire à lui le manche. Au fer de la lance est attachée une longue corde qu’on file au poisson blessé, jusqu’à ce qu’en se débattant ter en voulant s’échapper, il ait perdu ses forces. Alors ils le halent vers la terre ou le prennent dans leur barque, à moins qu’il ne soit trop gros. Lorsque le manche de la lance tombe dans la mer, il n’est pas perdu pour cela, car il est formé de chêne et de sapin, de manière à ce que le chêne s’enfonçant par son poids, et le sapin par sa légèreté restant debout, le pêcheur peut le reprendre aisément. Il arrive aussi quelquefois que le rameur se trouve blessé, l’espadon étant armé d’une épée et étant d’une fureur et d’une impétuosité semblable à celle du sanglier. On peut donc, dit Polybe, conclure de là qu’Ulysse et Homère avaient navigué autour de la Sicile, puisqu’ils attribue à Scylla une pêche qui est exclusivement appropriée aux environs de ce promontoire. »
L’espadon et sa pêche par Auguste de Sayve (« Voyage en Sicile fait en 1820 et 1821 »)
« L’espadon est un objet de commerce assez important dans le pays, et la pêche de ce poisson est très curieuse, j’étais fort empressé de la voir faire. Mon attente à cet égard s’est trouvée complètement remplie, et je dus m’en féliciter; car il arrive souvent que le jour où on espère en prendre beaucoup, il ne s’en présente presque pas. L’espadon, qui est connu sur nos côtes sous ce nom, sous celui d’épée de mer, de glaive-espadon, et d’empereur ou de poisson-empereur, s’appelle en Sicile peste-spada, c’est-à-dire, poisson a épée; c’est le xiphias-gladius de Linné, cité par Aristote, Athénée, Pline et d’autres anciens, sous le nom de xiphias et sous celui de gladius. Ce n’est nullement au genre de cri de l’espadon qu’est dû le nom qu’il porte, comme l’a dit un voyageur moderne, mais à l’arme redoutable qu’il possède, car le mot ξίφος, qui signifie épée en grec, et qu’Aristote avait donné à cet animal, a conservé à ce poisson en latin et en français un nom synonyme. L’espadon est un fort gros poisson, dont le corps et la queue sont très allongés, et qui a ordinairement le dos violet et le ventre blanc. Sa nageoire supérieure, prolongée en forme d’épée ou de lame, égale en longueur au moins le tiers du corps de cet animal. Cette lame, qui est extrêmement forte et large de 2 à 3 pouces, à sa naissance, est de couleur gris-foncé, et composée de quatre couches osseuses, séparées par de petits tubes. Il a la mâchoire inférieure, ainsi que le dessous de la supérieure, garnie de fortes aspérités qui tiennent lieu de dents. L’espadon est un des plus gros poissons d’Europe; il y parvient à une grandeur considérable, car on en a pêché plusieurs qui avaient quinze à vingt pieds de longueur, et dont le bec en avait six à huit: mais dans les mers du nord, leur longueur ne dépasse pas cinq à six pieds. Ceux que l’on prend aux environs de Messine, n’ont guère au-delà de cette dernière dimension, et la lame dont leur museau est armé, n’a que deux à trois pieds. Quand ces poissons atteignent la plus grande taille, ils pèsent de quatre à cinq cents livres; mais dans la Méditerranée, le poids ordinaire de l’espadon est de deux à trois quintaux.
La chasse à l’espadon se pratiquait sur des espaces resteints : une bande au large de la côte d’un peu plus de 300 m entre Bagnara et Scilla, sur la côte tyrrhénienne de la Calabre et une bande de dix kilomètres de la côte du Paradis à Punta Faro au large de la Sicile. Les périodes de pêche sont de mai à juin (la plus favorable) et entre juillet et août. Cette chasse a été pratiquée pendant plus de deux millénaires avec des techniques et des rituels déjà décrits par Pline en 220 av. JC.
Les espadons se rencontrent dans un grand nombre de mers. Dans la Méditerranée, ils suivent toujours le même itinéraire, et ne voyagent jamais seuls. Tous les ans, depuis la mi-avril jusqu’à la fin de juin, ils descendent en grandes troupes le long de Calabre, passent le détroit pour faire le tour de la Sicile, en commençant par la côte septentrionale, et retournent, à la fin de l’été ou au commencement de l’automne, sur les côtes d’Italie. A Messine, l’endroit où s’en fait la pêche, est entre la ville et le phare, dans le détroit. Quelquefois on prend aussi des requins dans ces parages, mais assez rarement. L’espadon est vigoureux et agile, parce qu’il a des muscles très puissants : aussi nage-t-il avec une vitesse étonnante. L’épée dont il est armé lui donne un avantage prépondérant sur les animaux qu’il combat. Il perce facilement les requins qu’il attaque, et on prétend même que, dans les mers où il y a des crocodiles, il passe sous leur ventre, et les entr’ouvre à l’endroit où leur peau est le moins dure. Malgré la puissance de ses armes, il a des habitudes douces, et se contente pour sa nourriture de plantes marines ou de petits poissons. La pêche de l’espadon est en usage depuis longtemps; car il en fait mention dans Strabon et Polybe. Autrefois elle se faisait avec des filets très forts, appelés Palimadora; mais le gouvernement en ayant défendu l’emploi, cette pêche n’a plus lieu qu’au harpon. On construit exprès pour la prise de l’espadon, des barques très longues que l’on nomme Luntri, et qui sont ordinairement montées par quatre rameurs. Quand la pêche est ouverte, ces barques se rendent à l’endroit où le passage des poissons s’effectue ordinairement ets e rangent en demi-cercle : une barque que l’on nomme la Ferriera, est envoyée à une certaine distance en avant, et c’est de cette barque qu’un matelot, grimpé en haut du mât, annonce l’arrivée des espadons.
Quand la vedette du bâtiment d’avant-garde a donné le signal, soit qu’elle ait vu les espadons, soit que l’agitation de l’eau lui ait fait soupçonner leur marche, ou soit qu’enfin elle les ait entendus, parce que ces animaux ont un sifflement aigu et très fort, alors les autres barques viennent à la rencontre de leur proie, et lancent les harpons.
Le harpon dont on se sert ordinairement pour cette pêche, a la forme d’une lance de cinq ou six pouces de long; il est fixé et contenu dans une perche de huit à dix pieds de longueur, chose nécessaire, pour que celui qui est chargé de le lancer, soit plus sûr de son coup. Quand le harponneur frappe le poisson, il fait tourner en même temps deux morceaux de fer courbé, qui tiennent au harpon, et qui se dirigent à volonté au moyen d’une petite corde; en sorte que lorsque le monstre marin est atteint, le harpon ne peut plus être arraché du corps; mais le manche auquel il tenait s’en détache. Dés que le harpon est lancé, on lâche en toute diligence le câble auquel il est attaché, et qui est extrêmement long : mais on ne hisse les poissons à bord, que lorsqu’ils sont morts ou du moins très affaiblis par la perte de leur sang; car ces animaux sont si vigoureux qu’il leur arrive quelquefois de casser les câbles auxquels tiennent les harpons, ou de renverser les barques qui se trouvent sur leur passage, sitôt qu’ils se sentent blessés. Sur les côtes de Calabre, selon Hamilton, les barques vont toujours au nombre de deux pour harponner les espadons, l’un pour la manœuvre et l’autre pour l’attaque; et des deux harponneurs l’un s’attache à l’espadon mâle, l’autre à l’espadon femelle, parce que ces poissons vont presque toujours en compagnie. Aristote et Pline rapportent que les espadons sont tourmentés par des insectes qui le sont entrer en fureur. La même remarque a été faite de nos jours, et on a trouvé la raison pour laquelle ce poisson devient furieux et s’agite d’une manière si violente; c’est qu’à certaines époques de l’année, des animaux parasites s’attachent à sa peau au-dessous des nageoires; comme il souffre beaucoup de leur présence, il fait tous ses efforts pour s’en débarrasser, s’élance sur le rivage ou hors de l’eau, et parait être dans une sorte de délire. De tous les animaux qui le mettent en fureur, il paraît qu’aucun autre ne lui fait plus de mal, qu’une espèce de sangsue que l’on trouve à Messine, fréquemment attachée à son corps, et qui a près de quatre pouces de longueur. Cette sangsue a la queue garnie de poils; et là où elle se joint au corps, se trouvent deux filaments un peu plus longs que lui; le ventre est en forme d’anneaux comme dans certains vers, et la tête est semblable à une trompe qui fait l’effet d’une tarière, et qu’elle enfonce en entier dans le corps du malheureux espadon. La chair de ce poisson n’est pas très délicate : elle ressemble un peu à celle du thon; mais elle est moins bonne. Le peuple de Sicile en fait une très grande consommation, à proximité des lieux où s’en fait la pêche, et où il se vend à très bon compte. »
Le Pesce Spado par Alexandre Dumas (1835)
Pêche à l’espadon dans le détroit de Messine (Milazzo), 1864 – (Le Journal illustré )
Alexandre Dumas père (1802-1870) familier des séjours en Italie (il aura notamment séjourné à Naples de 1861 à 1864 comme directeur des fouilles et des musées et pour des raisons sentimentales) décide de publier ses impressions de voyage dans le Royaume de Naples. Ce sera chose faite après la parution de trois récits de voyage romancés en Italie du sud au cours de l’année 1835 : Naples, Calabre et Sicile : le premier de ces ouvrages Le Speronare(du nom d’une petite embarcation utilisée pour la navigation côtière) parait en 1842 , le second, le capitaine Aréna (du nom du capitaine du navire affrété pour le voyage) sera publié de 1841 à 1843 et retrace l’itinéraire de Dumas, du peintre Jadin et de son chien Milord de Palerme à Naples, par les îles Eoliennes et la Calabre. Le troisième ouvrage, le Corricolo (du nom d’un véhicule tiré par un ou deux chevaux genre Tilbury) paru dans un premier temps en feuilleton dans le journal « Le siècle » à partir de 1842 sera finalement publié avec les deux autres œuvres dans une édition commune en 1843.
Le chapitre VI du Speronare intitulé Le Pesce Spado raconte une pêche à l’espadon au large de la Sicile réalisée de manière traditionnelle à laquelle Dumas aurait assisté lors de son séjour à Messine. Il a semblé intéressant de confronter ce récit à l’étude historique et ethnologique réalisée sur le même sujet par Serge Collet lorsqu’il était encore au CNRS et paru en 1987 dans la revue Anthropozoologica. On remarquera que certains éléments du récit de Dumas sont corroborés par l’étude de Collet, en particulier la coutume de consommer la moelle du rostre de l’espadon après que celui-ci ait été scié et partagé entre les membres de l’équipage et les passagers.
(…) » Arrivés en face de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et comme le courant était bon, nous commençâmes, sans grande fatigue pour ces braves gens, à descendre le détroit, tout en laissant à notre droite des bâtiments d’une forme si singulière qu’ils finirent par attirer mon attention. C’étaient des chaloupes à l’ancre, sans cordages et sans vergues, du milieu desquelles s’élevait un seul mât d’une hauteur extrême: au haut de ce mât, qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente pieds de long un homme, debout sur une traverse pareille à un bâton de perroquet, et lié par le milieu du corps à l’espèce d’arbre contre lequel il était appuyé, semblait monter la garde, les yeux invariablement fixés sur la mer; puis, à certains moments, il poussait des cris et agitait les bras: à ces clameurs et à ces signes, une autre barque plus petite, et comme la première d’une forme bizarre, ayant un mât plus court à l’extrémité duquel une seconde sentinelle était liée, montée par quatre rameurs qui la faisaient voler sur l’eau, dominée à la proue par un homme debout et tenant un harpon à la main, s’élançait rapide comme une flèche et faisait des évolutions étranges, jusqu’au moment où l’homme au harpon avait lancé son arme. Je demandai alors à Pietro l’explication de cette manoeuvre; Pietro me répondit que nous étions arrivés à Messine juste au moment de la pêche du pesce spado, et que c’était cette pêche à laquelle nous assistions. En même temps, Giovanni me montra un énorme poisson que l’on tirait à bord d’une de ces barques et m’assura que c’était un poisson tout pareil à celui que j’avais mangé à dîner et dont j’avais si bien apprécié la valeur. Restait à savoir comment il se faisait que des hommes si religieux, comme le sont les Siciliens, se livrassent à un travail si fatigant le saint jour du dimanche; mais ce dernier point fut éclairci à l’instant même par Giovanni, qui me dit que le pesce spado étant un poisson de passage, et ce passage n’ayant lieu que deux fois par an et étant très court, les pêcheurs avaient dispense de l’évêque pour pêcher les fêtes et dimanches. Cette pêche me parut si nouvelle, et par la manière dont elle s’exécutait et par la forme et par la force du poisson auquel on avait affaire, qu’outre mes sympathies naturelles pour tout amusement de ce genre, je fus pris d’un plus grand désir encore que d’ordinaire de me permettre celui-ci. Je demandai donc à Pietro s’il n’y aurait pas moyen de me mettre en relation avec quelques-uns de ces braves gens, afin d’assister à leur exercice. Pietro me répondit que rien n’était plus facile, mais qu’il y avait mieux que cela à faire: c’était d’exécuter cette pêche nous-mêmes, attendu que l’équipage était à notre service dans le port comme en mer, et que tous nos matelots étant nés dans le détroit, étaient familiers avec cet amusement. J’acceptai à l’instant même, et comme je comptais, en supposant que la santé de Jadin nous le permît, quitter Messine le surlendemain, je demandai s’il serait possible d’arranger la partie pour le jour suivant. Mes Siciliens étaient des hommes merveilleux qui ne voyaient jamais impossibilité à rien; aussi, après s’être regardés l’un l’autre et avoir échangé quelques paroles, me répondirent-ils que rien n’était plus facile, et que, si je voulais les autoriser à dépenser deux ou trois piastres pour la location ou l’achat des objets qui leur manquaient, tout serait prêt pour le lendemain à six heures; bien entendu que, moyennant cette avance faite par moi, le poisson pris deviendrait ma propriété. Je leur répondis que nous nous entendrions plus tard sur ce point. Je leur donnai quatre piastres, et leur recommandai la plus scrupuleuse exactitude. Quelques minutes après ce marché conclu, nous abordâmes au pied de la douane. (…) Le lendemain, à l’heure dite, nous fûmes réveillés par Pietro, qui avait quitté ses beaux habits de la veille pour reprendre son costume de marin. Tout était prêt pour la pêche, hommes et chaloupes nous attendaient. En un tour de main, nous fûmes habillés à notre tour; notre costume n’était guère plus élégant que celui de nos matelots; c’était, pour moi, un grand chapeau de paille, une veste de marin en toile à voiles, et un pantalon large. Quant à Jadin, il n’avait pas voulu renoncer au costume qu’il avait adopté pour tout le voyage, il avait la casquette de drap, la veste de panne taillée à l’anglaise, le pantalon demi-collant et les guêtres. Nous trouvâmes dans la chaloupe Vincenzo, Filippo, Antonio, Sieni et Giovanni. A peine y fûmes-nous descendus, que les quatre premiers prirent les rames : Giovanni se mit à l’avant avec son harpon, Pietro monta sur son perchoir, et nous allâmes, après dix minutes de marche, nous ranger au pied d’une de ces barques à l’ancre qui portaient au bout de leurs mâts un homme en guise de girouette. Pendant le trajet, je remarquai qu’au harpon de Giovanni était attachée une corde de la grosseur du pouce, qui venait s’enrouler dans un tonneau scié par le milieu, qu’elle remplissait presque entièrement. Je demandai quelle longueur pouvait avoir cette corde, on me répondit qu’elle avait cent vingt brasses. Tout autour de nous se passait une scène fort animée: c’étaient des cris et des gestes inintelligibles pour nous, des barques qui volaient sur l’eau comme des hirondelles; puis, de temps en temps, faisaient une halte pendant laquelle on tirait à bord un énorme poisson muni d’une magnifique épée. Nous seuls étions immobiles et silencieux; mais bientôt notre tour arriva. L’homme qui était au haut du mât de la barque à l’ancre poussa un cri d’appel, et en même temps montra de la main un point dans la mer qui était, à ce qu’il paraît, dans nos parages à nous. Pietro répondit en criant: Partez ! Aussitôt nos rameurs se levèrent pour avoir plus de force, et nous bondîmes plutôt que nous ne glissâmes sur la mer, décrivant, avec une vitesse dont on n’a point idée, les courbes, les zigzags et les angles les plus abrupts et les plus fantastiques, tandis que nos matelots, pour s’animer les uns les autres, criaient à tue-tête: Tutti do ! tutti do ! Pendant ce temps, Pietro et l’homme de la barque à l’ancre se démenaient comme deux possédés, se répondant l’un à l’autre comme des télégraphes, indiquant à Giovanni, qui se tenait raide, immobile, les yeux fixes et son harpon à la main, dans la pose du Romulus des Sabines, l’endroit où était le pesce spado que nous poursuivions. Enfin, les muscles de Giovanni se raidirent, il leva le bras; le harpon, qu’il lança de toutes ses forces, disparut dans la mer; la barque s’arrêta à l’instant même dans une immobilité et un silence complets. Mais bientôt le manche du harpon reparut. Soit que le poisson eût été trop profondément enfoncé dans l’eau, soit que Giovanni se fût trop pressé, il avait manqué son coup. Nous revînmes tout penauds prendre notre place auprès de la grande barque. Une demi-heure après, les mêmes cris et les mêmes gestes recommencèrent, et nous fûmes emportés de nouveau dans un labyrinthe de tours et de détours; chacun y mettait une ardeur d’autant plus grande, qu’ils avaient tous une revanche à prendre et une réhabilitation à poursuivre. Aussi, cette fois, Giovanni fit-il deux fois le geste de lancer son harpon, et deux fois se retint-il; à la troisième, le harpon s’enfonça en sifflant; la barque s’arrêta, et presqu’aussitôt nous vîmes se dérouler rapidement la corde qui était dans le tonneau; cette fois, l’espadon était frappé, et emportait le harpon du côté du Phare, en s’enfonçant rapidement dans l’eau. Nous nous mîmes sur sa trace, toujours indiquée par la direction de la corde ; Pietro et Giovanni avaient sauté dans la barque, et avaient saisi deux autres rames qui avaient été rangées de côté; tous s’animaient les uns les autres avec le fameux tutti do. Et cependant, la corde, en continuant de se dérouler, nous prouvait que l’espadon gagnait sur nous; bientôt, elle arriva à sa fin, mais elle était arrêtée au fond du tonneau; le tonneau fut jeté à la mer, et s’éloigna rapidement, surnageant comme une boule. Nous nous mîmes aussitôt à la poursuite du tonneau, qui bientôt, par ses mouvements bizarres et saccadés, annonça que l’espadon était à l’agonie. Nous profitâmes de ce moment pour le rejoindre. De temps en temps de violentes secousses le faisaient plonger, mais presqu’aussitôt il revenait sur l’eau. Peu à peu, les secousses devinrent plus rares, de simples frémissements leur succédèrent, puis ces frémissements même s’éteignirent. Nous attendîmes encore quelques minutes avant de toucher à la corde. Enfin Giovanni la prit et la tira à lui par petites secousses, comme fait un pêcheur à la ligne qui vient de prendre un poisson trop fort pour son hameçon et pour son crin. L’espadon ne répondit par aucun mouvement, il était mort. Nous nageâmes jusqu’à ce que nous fussions à pic au-dessus de lui. Il était au fond de la mer, et la mer, nous en pouvions juger par ce qu’il restait de corde en dehors, devait avoir, à l’endroit où nous nous trouvions, cinq cents pieds de profondeur. Trois de nos matelots commencèrent à tirer la corde doucement, sans secousses, tandis qu’un quatrième la roulait au fur et à mesure dans le tonneau pour qu’elle se trouvât toute prête au besoin. Quant à moi et Jadin, nous faisions, avec le reste de l’équipage, contrepoids à la barque, qui eût chaviré si nous étions restés tous du même côté. L’opération dura une bonne demi-heure; puis Pietro me fit signe d’aller prendre sa place, et vint s’asseoir à la mienne. Je me penchai sur le bord de la barque, et je commençai à voir, à trente ou quarante pieds sous l’eau, des espèces d’éclairs. Cela arrivait toutes les fois que l’espadon, qui remontait à nous, roulait sur lui-même, et nous montrait son ventre argenté. Il fut bientôt assez proche pour que nous pussions distinguer sa forme. Il nous paraissait monstrueux; enfin, il arriva à la surface de l’eau. Deux de nos matelots le saisirent, l’un par le pic, l’autre par la queue, et le déposèrent au fond de la barque. Il avait de longueur, le pic compris, près de dix pieds de France. Le harpon lui avait traversé tout le corps, de sorte qu’on dénoua la corde, et qu’au lieu de le retirer par le manche, on le retira par le fer, et qu’il passa tout entier au travers de la double blessure. Cette opération terminée, et le harpon lavé, essuyé, hissé, Giovanni prit une petite scie et scia l’épée de l’espadon au ras du nez; puis il scia de nouveau cette épée six pouces plus loin, et me présenta le morceau; il en fit autant pour Jadin; et aussitôt, lui et ses compagnons scièrent le reste en autant de parties qu’ils étaient de rameurs, et se les distribuèrent. J’ignorais encore dans quel but était faite cette distribution, quand je vis chacun porter vivement son morceau à sa bouche, et sucer avec délices l’espèce de moelle qui en formait le centre. J’avoue que ce régal me parut médiocre; en conséquence, j’offris le mien à Giovanni, qui fit beaucoup de façons pour le prendre, et qui enfin le prit et l’avala. Quant à Jadin, en sa qualité d’expérimentateur, il voulut savoir par lui-même ce qu’il en était; il porta donc le morceau à sa bouche, aspira le contenu, roula un instant des yeux, fit une grimace, jeta le morceau à la mer, et se retourna vers moi en me demandant un verre de muscat de Lipari, qu’il vida tout d’un trait. Je ne pouvais me lasser de regarder notre prise. Nous étions assurément tombés sur un des plus beaux espadons qui se pussent voir. Nous regagnâmes la grande barque avec notre prise, nous la fîmes passer d’un bord à l’autre, puis nous nous apprêtâmes à une nouvelle pêche. Après deux coups de harpon manqués, nous prîmes un second pesce spado, mais plus petit que le premier. Quant aux détails de la capture, ils furent exactement les mêmes que ceux que nous avons donnés, à une seule exception près: c’est que le harpon ayant frappé dans une portion plus vitale et plus rapprochée du coeur, l’agonie de notre seconde victime fut moins longue que celle de la première, et qu’au bout de soixante-dix ou quatre-vingts brasses de corde, le poisson était mort. Il était onze heures moins un quart, j’avais donné rendez-vous à onze heures au capitaine; il était donc temps de rentrer en ville. Nos matelots me demandèrent ce qu’ils devaient faire des deux poissons. Nous leur répondîmes qu’ils n’avaient qu’à nous en garder un morceau pour notre dîner, que nous reviendrions faire à bord sur les trois heures, après quoi, sauf le bon plaisir du vent, nous remettrions à la voile pour continuer notre voyage. Quant au reste du poisson, ils n’avaient qu’à le vendre, le saler ou en faire cadeau à leurs amis et connaissances. Cet abandon généreux de nos droits nous valut un redoublement d’égards, de joie et de bonne volonté qui, joint au plaisir que nous avions pris, nous dédommagea complètement des quatre piastres de première mise de fonds que nous avions données. »
À gauche : Pesca del Pesce Spada (artie de Pêche à l’Espadon) en Sicile vers 1900 à bord de l’ancienne embarcation rudimentaire appelée luntri – à droite évolution dans le temps de la luntri : mât plus élevé et avancée avec passerelle ajoutée à la proue pour le harponneur.
Été 1948 : « Entre Charybde et Scylla », documentaire de Francis Alliatas de Villafranca.
Francis Alliatas de Villafranca, descendant d’une vieille famille d’aristocrates palermitains est documentaliste et réalisateur. A l’été 1948, il réalise un documentaire sur la chasse à l’espadon dont le titre sera « Entre Charybde et Scylla ». le documentaire a été l’une des productions phares réalisées après la Seconde Guerre mondiale par ‘PANARIA Film « – le studio fondé par Alliatas, Pietro Moncada, Quintilius Di Napoli et Renzo Avanzo – avec d’autres documentaires tels que « thon », « Eoliennes Blanc » et « îles de cendres. »
1948 – Détroit de Messine : à gauche, poursuite de l’espadon à bord du Luntru. Les matelots rament ferme (photo Quintilius Di Napoli) – à droite, e ‘luntru’ est proche de la proie, le lanceur debout sur la pointe saisit la tige zaffinera pour préparer le lancement (photo Alliatas)
L’un des quatre rameurs habituellement embarqués à bord du luntru. Leur tâche ardue était de traquer les espadons et de soutenir l’action du lanzatore.
Echelle d’accès à la hune (scaletta). De son haut-lieu d’observation le antenniere apprécie la distance entre le navire et l’espadon et en rend compte à l’équipage.
La chasse à l’espadon se pratiquait sur des espaces resteints : une bande au large de la côte d’un peu plus de 300 m entre Bagnara et Scilla, sur la côte tyrrhénienne de la Calabre et une bande de dix kilomètres de la côte du Paradis à Punta Faro au large de la Sicile. Les périodes de pêche sont de mai à juin (la plus favorable) et entre juillet et août. Cette chasse a été pratiquée pendant plus de deux millénaires avec des techniques et des rituels déjà décrits par Pline en 220 av. JC.
photo Alliatas, 1948 – bateaux de soutien
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Bagnara, Donne al lavoro
A iazata ru piscispada (Calabria)
La pesa del pescespada (Pro Loco Bagnara Calabra ) – la pesée.
LA CROIX ET LA PART RITUEL DE MORT ET RITUEL DE PARTITION DANS LA CHASSE A L’ESPADON par Serge Collet .
–––– L’archétype d’une appropriation ichtyophage –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Scylla
« Enfoncée à mi-corps dans Ie creux de la roche, elle darde ses cous hors de l’antre terrible et pêche de la-haut, tout autour de l’écueil que fouille son regard, les dauphins et les chiens de mer et quelquefois, l’un de ces plus grands monstres que vomit par milliers la hurlante Amphitrite. » (Homère, Odyssée, XII, 92-98)
Monstre féminin et marin, Skylla est cette figure mythique de la sauvagerie de la chiennerie qui dévore et se nourrit de la chair animale et humaine et, plus encore, de la mort ichtyophage, celIe rencontrée dans Ie cours d’une pérégrination marine, la pire des morts, puisqu’elle prive irrémédiablement les hommes de l’inhumation, du chant épique qui prolonge leur existence dans la mémoire de la cité grecque.
«Va t’en donc là-bas chez les poissons. Ils lécheront Ie sang de ta blessure sans s’émouvoir. Ta mère ne te mettra pas sur un lit funèbre avant d’entonner sa lamentation.»
Plus encore que les keres terrestres, « terribles et effroyables », « abattant leurs ongles immenses» sur Ie corps des guerriers, que les Erinnyes, les gorgones, Skylla« la pierre », «terrible fléau», «monstre inattaquable» est par excellence, ce qui interroge, dans son atroce et irréductible altérité, l’humanité de la cité grecque. Lieux de malédiction, lieux du dangereux sans séduction, à la différence des prairies fleuries, mais jonchée d’os humains, ou les sirènes cherchent, de leurs chants érotiques, a attirer les hommes – dont Ulysse – en echange d’un savoir sur la mort, la ou git ce «mal éternel », se joignent en ce point fixe d’une geo-mythologie, la pierre rocheuse, la monstruosite halieutique et Ie sang. Passe de la mer, passe de la mort, pensée comme mise en pièces ichtyo-anthropophage, partition sauvage.
Comme venant donner consistance a cette forme mythique d’appropriation ichtyophage quelque peu sanguinaire, Ie fait troublant de l’existence d’une pêche-chasse, la chasse a l’espadon (Xiphias gladius) pratiquée depuis plus de 2000 ans au Cap Skylaïn, actuelle Scilla, selon une technique qui, décrite par Polybe, a perduré, intransformée, jusqu’en 1963.
Nous en exposerons tres brièvement ici Ie principe afin de porter l’attention sur les opérations à la fois matérielles et symboliques qui, de la mise à mort à la partition de ce gibier qui occupe Ie rang d’honneur dans Ie bestiaire halieutique de ces communautés de pêcheurs, révèle que la découpe à travers des gestes pluri-séculaires, voire pluri-millénaires, ne peut être comprise indépendamment de la culture dans laquelle elle s’inscrit et plus encore du rapport que cette culture instaure entre les hommes et Ie sang.
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Charybde et Scylla
Vue plongeante sur Scylla (Calabre), port de pêche de l’espadon
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–––– Esquisse d’une technique de chasse –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Le Détroit de Messine est, de par les conditions bio-écologiques, température, salinité et clarté des eaux, une zone de passage des espadons, espèce sténothermique provenant du bassin Tyrrhénien inferieur, qui, au cours de leur migration gamique, viennent se reproduire dans la zone de confluence des eaux tyrrheniennes et ioniennes. A la mi-avril, venant des Iles Eoliennes et nageant isolement, les premiers espadons font leur apparition Ie long de la cote calabraise où Ie réchauffement des eaux en superficie plus rapide que sur la côte sicilienne, commande l’accélération du processus de maturation sexuelle. De Palmi à Scilla, les pentes du massif de l’Aspromonte plongent quasiment à pic dans les eaux tyrrhéniennes dont la clarté est due avant tout à la force des courants. Au sommet des promontoires échelonnés Ie long de la côte, depuis que Polybe en a fait la description, étaient installés des postes de guet (aposta), ou les vigies (vaddi) signalaient, au moyen d’une bannière blanche et par ordre vocal, l’apparition des espadons aux petites embarcations donnant la chasse, appeléesluntri.
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Passarella : Navire moderne apparu dans les années soixante et ayant remplacé le luntri : moteur puissant, passerelle télescopique prolongeant la proue s’avançant de 40 m au-dessus de la mer, mas de 30 m de hauteur.
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Depuis Ie début des années 60, Ie guet s’exerce à partir de la hune d’embarcations puissamment motorisées, dotées d’un mât ou antenne pouvant dépasser les 30 mètres de hauteur, et prolongées à leur proue par une passerelle télescopique de près de 40 m à l’extrêmite de laquelle se poste Ie harponneur. Le harponnage abord de cette embarcation appelée passarella, est assimilé par les vieux harponneurs à un piquage, l’espadon se trouvant quasiment sous Ie poste de tir situé à moins de deux mètres au-dessus de l’eau. Le harponnage à bord du luntri, tir parabolique, exigeait un savoir faire beaucoup plus précis, une parfaite synchronisation de tous les gestes et manœuvres de l’équipage, de façon à permettre au harponneur se tenant sur la poupe de l’embarcation, de porter Ie coup mortel dans les meilleures conditions, dans la zone immédiatement en arrière de la tête ou dans la zone pectorale. Le harponneur devait anticiper Ie moment où l’espadon, apercevant Ie danger, s’apprêtait à plonger en virant de bord, présentant, durant une fraction de seconde, un de ses flancs.
«Avant de tirer, il faut regarder Ie solei!; il faut tirer l’espadon en dehors du soleil. L’espadon est un seigneur, a un comportement de seigneur; il veut plus seigneur que lui. C’est un poisson qui doit être tué civilement, pas avec la furie. Le harponneur doit être décidé, énergique, ne pas trembler. Quand il voit la barque, l’espadon devient un diable, vire dans tous les sens, se sauve. La furie, il la faut juste au moment ou vous Ie harponnez. »
« Comme il se présente, il faut Ie prendre, c’est comme une danse. C’était tout un art. Un, qui assistait, voyait l’émotion à bord de la barque. Aujourd’hui, on ne comprend plus rien. Bourn! Cela me déplait, profondement, la fin que fait l’espadon; il reste, comme cela, immobile, dans l’autre cas il s’enfuyait et on ne voyait rien, seulement Ie câble du harpon qui filait. La majeure partie des espadons restent maintenant tordu, massacrés salement.»
La chasse à l’espadon s’inscrit dans Ie rapport agonistique entre l’homme et Ie gibier halieutique, mettant en jeu un art, celui de la mise à mort d’un «seigneur»traité comme tel. C’est cet art que la modernisation de la technique de chasse a fait disparaitre, ceux des rameurs, comme du «Padruni ». Il reste que, si l’art s’est mué en un piquage au moyen de ce que ces grands pêcheurs appellent une «fourchette» – Ie harpon est aujourd’hui doté de deux fers –, les opérations se déroulant du harponnage à la partition du corps de celui qui est appelé par antonomase Ie poisson u pisci, se sont conservées.
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–––– Mise à mort et partition ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Sur Ie luntri comme sur lapassarella, durant ce moment ou Ie harponneur se tient prêt, chaque membre de l’équipage demeure silencieux. Les rameurs, comme Ie pilote de la passarella doivent anticiper par des manœuvres adéquates et synchronisées Ie moment ou Ie harponneur propulse la hampe porteuse du ou des fers. La moindre erreur est fatale, Ie fer (ferru) ne pouvant qu’érafler Ie corps de l’animal qui peut plonger subitement ou virer de bord quasiment à angle droit, tout aussi subitement.
Au moment où Ie harpon s’enfonce dans Ie corps de l’espadon, Ie guetteur (faliere-farirotu)du luntri criait: «macca benerittu» (sois beni), faisant éclater la joie de l’équipage. Le fer ou ferru qui vient de pénétrer dans la chair de l’espadon, en acier trempé fabriqué selon des procédés gardés secrets, porte la marque du forgeron, les initiales de son nom et de son prénom, et, pour les plus anciens, la croix chrétienne. De ce fer qui, la morte saison, est l’objet de toutes les attentions, protège dans l’huile et la sciure, dépend la vie de ces pêcheurs comme du forgeron qui en est Ie seul propriétaire. En échange de la fiabilité de ces fers qu’il répare ou fournit s’ils sont perdus, Ie forgeron reçoit une part en argent, fraction de l’équivalent monétaire du produit de la pêche, mais aussi une part en nature, en marque d’hommage.
Dés Ie harponnage accompli, les rameurs procédaient, comme aujourd’hui les marins, a un acte conjuratoire stringi occhiu qui ne signifie pas fermer l’oeil, mais la main droite en croisant Ie pouce entre l’index et Ie majeur, geste phallique, dans la crainte que l’espadon ne s’enfuie. L’opération de récupération maniare u pisci, accomplie par les seuls marins, consiste a fatiguer l’espadon soit en donnant du mou au ciible du harpon (prurisi) soit en tirant fortement. La remontée d’un espadon adulte, de 70 a 180 kg, poids qui est généralement celui de la femelIe toujours plus grosse que Ie mâle, n’excède guère 20 minutes. Exsangue, l’espadon est amené Ie long de l’embarcation puis crocheté près de la queue au moyen d’un fort crochet d’acier trempé. Une forte corde s’achevant en noeud coulant tocu ou chiacu est passée autour de la queue.
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harponnage
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Sitôt sorti de l’eau, sitôt hissé à bord, un marin trace sur l’ouïe droite, près de l’oeil proéminent, une quadruple croix appelée a cruci, de son nom carduta da cruci, au moyen des ongles, sans l’ongle du pouce. Cette griffure est d’autant facilitée que la peau de l’espadon est revêtue d’une substance visqueuse qui se durcit au solei!. L’espadon, en mourant, change de couleur; de bleu foncé sur Ie dos, il devient gris ardoise. Certains pêcheurs, apres avoir tracé cette quadruple croix mettent encore un morceau de pain dans la bouche, reste du frugal repas cumpanaggiu, pain et tomate, pain et morceau de poisson conserve dans l’huile, puis prononcent ces paroles: «Cunsini, cunsini» désignant l’ argent, tout se passant comme si l’agonie, la mort conjurées dans leur visibilité, l’espadon remercie, la métamorphose de la valeur d’usage en valeur d’échange pouvait alors s’opérer. Cette metamorphose s’accomplit par l’intermédiaire de deux opérations: Ie préIèvement de morceaux qui seront mangés crus et de partition proprement dite qui éveille comme en écho la cuisine sacrificielle grecque et vient marquer, autant qu’une topologie du corps à manger, un démembrement ou se joue une symbolique du pouvoir.
La zone où a pénétré Ie fer dont les quatre ailettes se sont ouvertes dans la chair, est appelée abbotta. Elle est découpée en cone ou, aujourd’hui, en rectangle au moyen d’un petit couteau et mise de coté par Ie patron harponneur et leur membres de l’équipage a qui ce morceau est affecte tour a tour.
Certains pêcheurs, dans Ie trou ainsi découpé, baignaient un morceau de pain dur ou bis- cotta. De même, à l’aide du petit couteau, sont prélevées, sur la nageoire dorsale pinna icozzu, de minces lanières de chair et de peau : filedda ou sringa mangees. Des pêcheurs du village voisin de Scilla, Bagnera, cassaient Ie rostre près de l’oeil, dans sa partie évasée pour en sucer la moelle muru. L’oeil lui-même pouvait être prélevé pour être conservé sous Ie sel, sans la pupille, et consommé lors des mangiata d’hiver ou de printemps, repas qui reunissaient les familles des membres de l’équipage ciurma, réaffirmant ainsi leur solidarité avant la nouvelle saison de pêche.
Le harponneur ne prend part a aucune de ces découpes. Ce n’est, en effet, qu’au moment de l’arrivée à terre, a l’issue d’une longue journée de quelques 12 heures, qu’il prélevera Ie ciuffu bosse post-frontale, ou scuzetta correspondant à la nuque. Cette part en nature est prélevée avant la pesée qui se déroule a bord de l’embarcation. Au moyen d’un coutelas cutadazu, marune ou marazu, Ie harponneur, à la base de la partie antérieure de la nageoire dorsale, entaille la chair de la zone post-frontale jusqu’à la partie supérieure de l’ouie, puis, de la base du front au-dessus de l’oeil, effectue une découpe horizontale rejoignant l’entaille précédemment effectuée schéma de découpe qui épouse la morphologie de la tête de l’espadon. Ce morceau, cette part, comme l’abbotta qui n’entre pas dans Ie circuit de la valeur marchande, possède une longue histoire. Le ciuffu est aujourd’hui partagé entre les membres de l’équipage ou affecté à chacun d’eux par rotation. Il peut être offert en signe de cadeau ou de remerciement contre un important service rendu. Le ciuffu ou scuzetta etait, jusqu’a la deuxième guerre mondiale, exigé des propriétaires des fonds ou étaient situés les postes de guet.
En 1775, il etait exigé du Prince de Scilla, comme il s’avère dans un décret de 1778 condamnant Ie prince a ne plus requérir de «ses vassaux ces parties du poisson appelées vulgairement calli et ciuffi».
Outre un tiers de tous les espadons pêches, Ie prince «obligeait les harponneurs et les pecheurs a lui donner les calli (durillons de la queue), les surra (parties de l’abdomen), les ciuffi (nuques), les palatai’(bouches), ainsi que d’autres parties du poisson qui, fraîches ou salées, constituent une nourriture précieuse.» Dans leur charge d’accusation contre Ie prince, les pêcheurs d’espadon ajoutaient que « Ie baron se fait donner ces parties pour un carlin par rotolo alors qu’à Messine, la même quantité se vend 4 ou 5 carlins» et que «les privations sont si dures que nombre de vieux pêcheurs n’avaient encore jamais de leur vie mangé de l’espadon.»
A travers l’histoire de l’appropriation de ce morceau d’honneur qu’est Ie ciuffu, émerge celIe de toute une topographie de la découpe comme lieu d’inscription de rapports sociaux qui, aujourd’hui, subsistent encore. Historiquement, la valorisation des parties du corps à manger semblent avoir connu comme une sorte de deplacement de la queue vers la tête.
« Quand tu seras a Byzance, fais-toi servir un tronçon d’espadon. Choisis-le de préférence près de la queue. Mais il n’est pas moins recommandable dans Ie détroit de Sicile, ni jusque dans la mer qui baigne Ie rocher du Cap Peloros.»
Ce morceau est sans nul doute Ie caddu, protubérance graisseuse, cartilagineuse dont la consistance est proche de celle du ciuffu. Durant la période de misère de l’époque fasciste, les cales étaient considérés par les pêcheurs comme des morceaux appréciés, sales et clandestinement mis en baril. L’espadon était alors vendu éventré sans tête ni queue. L’ensemble des parties de la tête, pitiddi ou musreddi, se compose du rostre spata, de la commissure de la bouche punta aulidda, de l’ceil occhiu, de la base frontale du rostre iaridda, de la bosse post-frontale ciuffu, des lambeaux de chair de la nageoire dorsale filedda ou sringa. Pour la partie de la queue, de la nageoire anale pinedda, de l’organe sexuel male buddicu, les protubérances cartilagineuses « caddi », de la queue curra à la base de laquelle est prélevée lapalita. La préparation culinaire de ces différentes parties, a l’exception du ciuffu, est une pratique résiduelle qui se conserve dans quelques familles de pêcheurs. S’agissant de ce morceau d’honneur qu’est Ie ciuffu, il est difficile d’établir si la valorisation pluri-séculaire dont ce morceau fait l’objet, procède d’une culture gustative ou du fait de rapports de pouvoir, particuliérement violents, a considérer qu’en 1950 encore, il n’était pas rare que Ie harponneur propriétaire des moyens de pêche se l’appropriât.
Reste Ie choix de cette partie et non d’une autre, c’est-a-dire d’une partie qui appartient a la tête monstrueuse par ses excroissances, celle de l’ceil, du front, du rostre, suggérant que les conditions fortement ritualisées de sa découpe qui évoque Ie sacrifice animal pratique dans la Grèce ancienne, peuvent contribuer a éclairer la valorisation culturelle dont témoigne l’histoire de cette part.
–––– Sang et partition –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Un pêcheur, questionnant un harponneur, ne lui demande pas s’il a pris un ou plusieurs espadons mais « s’il a fait du sang », donc si Ie sang a coulé sur l’embarcation, sang qui est immédiatement lavé lorsque l’espadon est hissé a bord, comme pour en effacer la trace. Il s’agit d’un écoulement quelque peu dangereux à prendre un juste compte de l’ensemble des actes proprement symboliques qui accompagnent cet écoulement.
La mort et Ie sang versé Ie sont au moyen d’un fer qui porte la croix chrétienne ; dés que l’espadon est hissé a bord , une quadruple croix est tracée sur l’ouïe droite, près de l’œil, un morceau de pain est mis dans la bouche de l’espadon, du sel peut être jeté sur l’œil. La signification qu’attribuent les pêcheurs à ces actes, non sans que Ie rire et Ie silence marquent en les conjurant les explications données avec réticence, est qu’il s’agit d’usages extremement anciens protégeant du « mauvais œil ». Le mauvais œil tient une telle place dans la culture méridionale qu’il ne peut rendre compte de la spécificité des gestes accomplis qui fonctionnent comme procédures réalistes-symboliques de contrôle des forces invisibles de la nature, de contrôle des conditions non matérielles de reproduction de l’ existence de ces pêcheurs-chasseurs. Il est vrai que Ie harponneur croit avoir Ie mauvais œil lorsqu’il voit, plusieurs jours de suite, l’espadon s’enfuir ou sauter hors de l’eau près de l’embarcation.
Parmi les procédures mises en ceuvre pour contrecarrer Ie mauvais œil qui a pu s’emparer de l’embarcation et de lui-même, Ie patron harponneur peut faire venir Ie prêtre afin qu’il bénisse l’embarcation et les instruments de chasse, mais il peut aussi faire venir une femme pour sumbugghiare la barque, rituel de fumigation. Toute une serie de moyens symboliques sont, outre les nombreuses amulettes placées à bord, a sa disposition, constituant comme un arsenal de moyens d’exorcisation. Parmi eux, il en est un, aujourd’hui très rarement mis en ceuvre et qui parait ne devoir être requis que lorsque tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. Il consiste a demander a une jeune fille pubère de venir uriner a la proue de l’embarcation avant que celle-ci ne prenne la mer.
Il s’agit là d’un acte de transgression éminent en regard de l’exclusion dont les femmes sont l’objet dans la chasse à l’espadon, comme dans de nombreuses autres sociétés de chasseurs qui prescrivent sous forme de tabous la séparation radicale des femmes de tout ce qui touche la chasse, ustensiles, armes, gibier, chasseur lui-même durant la période de chasse (TESTART1,986). Tout se passe comme si l’écoulement d’urine féminine, d’une substance moins dangereuse que Ie sang lui-même, en tant que transgression du tabou qui interdit a la femme d’être en contact avec les moyens de chasse – en l’occurence l’embarcation –, conditionnait Ie rétablissement d’un autre écoulement, Ie sang celui-la, Ie sang de l’espadon. Equivalence d’un sang contre un sang, c’est aussi de cette manière que l’on peut comprendre cet autre usage des pêcheurs de thons de Pizzo qui, il y a encore 20 ans, à la Saint Antoine, sacrifiaient un agneau, en répandaient Ie sang dans la madrague peu de temps avant que Ie raïs hisse une bannière rouge signalant l’entrée des thons. Il reste que, pour mettre en jeu Ie sang, cet acte propitiatoire s’ accomplit, dans la chasse a l’ espadon, comme transgression d’un interdit. Le fait qu’il s’agisse d’une jeune fille pubère dit toute l’ambivalence autour du sang, rappelle dans sa valence négative, Ie danger que provoque Ie contact du sang menstruel et de l’équipement de chasse dans les sociétés de chasseurs. Ainsi, chez les Esquimaux du Nord de l’Alaska ou, «si une jeune fille touchait une arme lors de ses première règles, l’arme devenait inutile car ne pouvait plus tuer Ie gibier », (SPENCER,1959). ou chez les Washo ou d’équipement de chasse était tabou aux femmes et plus encore lorsqu’elles avaient leurs règles. ».
Imbriquée dans un ensemble de signes et d’actes relevant d’un univers magico-religieux propre a la culture méridionale du sud de l’Italie, cette pratique de transgression atteste que, s’agissant de la pêche à l’espadon enracinée dans l’histoire très ancienne des sociétés de chasseurs, c’est avant tout de la représentation que se font les hommes de leur rapport au sang qu’il est question. Il est une autre opération qui nous parait attester a la fois l’archaïcité de cette chasse et Ie fait qu’elle mette en jeu un univers de valeurs centre sur Ie sang.
A l’intérieur même de la chaine des opérations qui separent Ie harponnage de la partition du ciuffu, Ie trace de cette croix qui, comme telle reste très obscure aux pêcheurs, si ce n’est pour la lier a conjuration du mauvais sort.
Celle-ci, tracée près de l’œil droit, telle une griffure, représente un motif géomètrique assimilable a une croisure. Elle se compose donc d’un ensemble de lignes qui définissent un espace, une partition d’une zone de chair en 16 carrés. Autre caractéristique spécifique : cette croix n’a jamais été tracée que sur l’espadon, selon les témoignages de la mémoire orale. Dans Ie déroulement des diverses opérations qui se succèdent du harponnage a la partition, elle clôt la phase du harponnage et de la récupération du gibier, et se trouve dans Ie temps plus proche de la mise a mort. Dans l’ancienne embarcation, Ie luntri, la proximité spatiale du harponneur et du gibier pouvant laisser à penser que Ie harponneur lanciaturi de par son rôle, Ie plus prestigieux, était Ie plus prédestiné à tracer cette croix. Tel n’était pas Ie cas, Ie harponneur devant demeurer comme séparé du gibier halieutique. Griffé par un rameur, aujourd’hui un marin, dés l’espadon hissé à bord, tout se passe comme si ce signe remplissait une triple fonction : éloigner une malédiction potentielle, manifester que la chasse a été fructueuse, rendre possible la partition en tant qu’écoulement de sang.
Sa place dans la chaîne opératoire Ie constitue objectivement comme opérateur d’éloigne- ment de séparation et simultanément de partition.
Le harponneur, comme tabou, et dés lors un moment éloigné, passe de la fonction de sacrificateur qui met à mort a celle de boucher sacré qui prélève une part. La croix désigne par avance, dans la zone qui voisine son trace, la tête, en la valorisant du même coup à la différence de toutes les autres parties du corps, Ie lieu ou s’effectuera la découpe. De cette tête, il ne restera rien. Il s’agit d’une véritable réduction qui supprime toute les excroissances : rostre, œil, bosse post-frontale.
Faut-il aller au-delà d’une tentative d’interprétation de la signification d’un tel signe dans Ie rapport que celui-ci entretient avec l’ensemble des opérations matérielles et symboliques dans lequel il s’insère? Notons que cet ensemble est une imbrication hétéroclite d’éléments magiques et d’éléments religieux, procédant d’une symbolique chrétienne. Comme telle, la carduta da cruci est inconnue du proche monde paysan, comme des pêcheurs qui ne pratiquent pas ou n’ont pas pratiqué la chasse a l’espadon. Elle ne figure pas dans Ie système des multiples signes qui ornent la proue des embarcations. Unique, elle l’est comme l’étaient les couleurs peintes revêtant Ie luntri(l’ancienne embarcation) : noir pour la coque, route pour Ie vaigrage, vert pour les banes de nage. Ce trait distinctif, comme la zone qu’il désigne, la tête, apparait comme coupe de son histoire, résidu symbolique déposé là dans un rapport millénaire entre les hommes et un gibier halieutique.
reconstitution d’une ancienne Luntri avec ses teintes traditionnelles
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Avec Athénée, nous ne savons même pas si elle était déjà tracée, quelle zone du corps a découper, à manger, elle pouvait valoriser.
Un concours de circonstances veut, ici, que l’archéologie, la paléontologie offrent l’apport d’informations qui peuvent constituer comme une piste de recherches.
C’est en effet sur un fragment de céramique peinte d’origine « Moziese » qu’elle se trouve reproduite, constituant l’un des onze motifs linéaires de la céramique phénicienne (BISI, 1967) a décoration métopale datant du VIlle siècle avant J.-C., céramique provenant quasi exclusivement des nécropoles archaïques à incinération. Présente sur des urnes cinéraires contenant des restes d’os brisés humains, cette croisure l’est encore sur les objets en os de sanglier de l’art mobilier du néolithique inférieur provenant de l’ abri de Gaban dans le Trentin, particulièrement une plaquette osseuse. Ces motifs géométriques, dont cette croisure, présentent de nombreuses affinités avec ceux decouverts dans la région des Portes de Fer du Danube. Pour Paolo Graziosi, qui a étudié ces objets de l’abri de Gaban, leurs traits, motifs rhombiques « rappellent l’influence artistique de la zone méditerranéenne et surtout la zone des Balkans, confirmés par le retour d’une décoration géométrique typique d’une communauté qui conserve encore les traditions des peuples chasseurs» (BERNARDINI,1983). Sans doute ne s’agit-il là que de premiers indices encore fragiles, mais qui attentent l’ archaïsme de cette « croix », de ce motif géométrique appartenant à l’art préhistorique « typique de communautés (… ) de chasseurs ». Ne serait-ce qu’au titre d’une coïncidence et de l’imagination nécessaire pour penser aux limites, cet opérateur symbolique n’appartient-il pas a un rituel extrêmement ancien, profondement lié à la mort et à la chasse? Enigmatique en son origine, comme en sa signification subjective, sa place dans une chaine opératoire révèle que, s’agissant de la découpe et de la partition de l’espadon, elle les inscrit dans un rituel mettant en jeu le rapport de l’homme au sang, permettant de décoder la logique inhérente a ces opérations.
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