Aspergopolis en 1955 : le pinard

–––– Années cinquante / soixante : une certaine France ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

rue Mouffetard à Paris, 1954 - Cartier-Bresson

rue Mouffetard à Paris, 1954 – Cartier-Bresson

Ce gamin aurait pu être moi quand j’avais 10/11 ans à Aspergopolis — c’est ainsi que Maupassant surnommait Argenteuil — et que l’on m’envoyait acheter du vin chez le grossiste des Vins du Postillon dont la boutique était située juste à côté du cinéma Le Majestic, dans l’ancienne Grande Rue que l’on persistait à nommer ainsi alors qu’elle avait été rebaptisée rue Paul Vaillant-Couturier par la municipalité communiste, du nom d’un militant très estimé directeur de l’Humanité et dirigeant du Front populaire, mort prématurément en 1937.

imagesLa boutique des Vins du Postillon était une boutique haute sous plafond dans lequel trônaient 3 ou 4 citernes en métal contenant des vins de qualité différente. A 10 ans, elles me semblaient gigantesques. A la base de chacune d’elle était fixé un robinet qu’on enfonçait dans le goulot de nos bouteilles pour les remplir. A la base des citernes, sous les robinets, une goulotte métallique permettait de recueillir le vin qui avait débordé des bouteilles pour éviter qu’il ne se répande sur le sol. Dans le fond de cette goulotte  s’étalait une mixture de couleur rouge carmin exhalant  forte odeur âcre de vinasse. Car ce n’était pas du Bourgogne ou du Bordeaux,  ces vins de rupins,  comme on qualifiait dans mon entourage les bourgeois à cette époque, qu’on allait chercher dans cette boutique, c’était le gros pinard, la picrate du peuple travailleur en bleu de travail et aux mains pleines de cambouis en arrivage direct du Languedoc où l’on faisait pisser la vigne et qu’on devait mélanger avec du vin d’Algérie… C’était ce vin que l’on buvait alors chez moi et que mon beau-père Lucien ajoutait à son reste de soupe sous le prétexte que c’était une tradition du pays de Somme d’où il était originaire (en fait, il semble que cette coutume est originaire d’Occitanie) et qu’il nous encourageait à pratiquer également . Il appelait cela « faire chabrot ». Je me souviens du goût étrange, pas désagréable, que prenait alors la soupe de légumes quand les poireaux, les carottes et les haricots avaient eux aussi « un coup dans l’aile ». Ma mère, elle, avait plutôt l’habitude de rajouter du lait à notre soupe. 

ancien vigneron faisant chabrot — source Wikipediaancien vigneron faisant chabrot — source Wikipedia

le vigneron de Cavignac en Gironde,  1945 - Willy Ronis

le vigneron de Cavignac en Gironde,  1945 – Willy Ronis

Mais revenons à la boutique du Postillon… La phase la plus délicate dans la mission si importante que l’on m’avait confiée était le moment où la montée du vin s’accélérait dans la bouteille à cause du rétrécissement du goulot. Il fallait alors bien calculer son coup, anticiper la montée du vin et tourner le robinet juste avant que le vin sous pression ne vous explose en plein visage. Le problème était que quelque chose en moi s’ingéniait à me faire retarder au maximum le moment où le robinet devait être fermé…

Ensuite, il fallait voir de quelle manière je déambulais dans les rues d’Argenteuil, les bras chargés de bouteilles emplies jusqu’à ras bord du précieux jaja. J’étais un grand à qui l’on avait confié une mission délicate entre toutes et j’étais pas peu fier d’exhiber mes bouteilles tel le gamin de Cartier-Bresson. Evidemment, il y avait parfois de la casse…

buvard publicitaires des Vins du Postillon

A l’époque, pas encore de stylos, on écrivait à la plume Sergent major avec évidemment un encrier. Le buvard était indispensable pour éviter les tâches. Les vins du Postillon distribuaient aux enfants des buvards publicitaires sur lesquels étaient écrits des histoires.

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Capture d’écran 2013-07-12 à 00.49.58

Savoureuse publicité de la marque Vins du postillon en 1950. Je n’ai pas réussi à coller cette vidéo, voici le lien : http://www.culturepub.fr/videos/vin-du-postillon-pique-nique
Etaient-ce les publicitaires seuls ou bien les français dans leur ensemble qui étaient idiots ?

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–––– variations sur le thème du pinard –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Le pinard est l’un des nombreux qualificatifs argotiques qui désignent en français le vin rouge : bleu, bluchet, brutal, gingin, ginglard, ginglet, gros qui tache, jaja, pichtegorne, picrate, picton, pive, pivois ou rouquin. L’origine du mot est controversée : il a existé en 1911 à Colmar un cépage nommé pinard résultant d’un croisement de deux variétés de raisin, en patois franc-comtois  le verbe piner signifie siffler mais l’explication la plus admise lie le nom à une altération du nom pinaud, l’un des cépages de Bourgogne.
C’est durant la Guerre 14-18 que le pinard conquit sa notoriété auprès des poilus qui surnommaient le vin qui leur était servis Saint Pinard ou Père Pinard.  Le maréchal Joffre, fils d’un tonnelier de Rivesaltes, glorifiait le général Pinard qui avait soutenu le moral de ses troupes. Dans la guerre contre l’ennemi allemand, le pinard devient un symbole prouvant la supériorité de la civilisation française contre la barbarie germanique. C’est ainsi que Jean Richepin célébrait le vin français :

Le barbare au corps lourd mû par un esprit lent
Le barbare en troupeau de larves pullulant
dans l’ombre froide, leur pâture coutumière
Tandis que nous buvons, Nous, un vin de lumière
A la fois frais et chaud, transparent et vermeil.

Le salut au pinard. Dessin de R. Serrey. 1917.Le salut au pinard. Dessin de R. Serrey. 1917.

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Noms des bouteilles de vin et leur contenance :

. Le piccolo :                                            20 cl (1/4 de bouteille)
. La chopine ou le quart :                     25 cl (1/3 de bouteille)
. Le demi ou la fillette :                         37,5 cl (1/2 bouteille)
. Le pot :                                                    46 cl (2/3 de bouteille)
. La bouteille :                                         75 cl
. Le magnum :                                         1,5 L (2 bouteilles)
. La Marie-Jeanne ou
  Le double magnum :                             3 L (4 bouteilles)
. Le réhoboam :                                        4,5 L (6 bouteilles)
. Le jéroboam :                                          5 L (presque 7 bouteilles)
. Le mathusalem ou impériale :            6 L (8 bouteilles)
. Le salmanazar :                                      9 L (12 bouteilles)
. Le balthazar :                                         12 L (16 bouteilles)
. Le Nabuchodonozor :                          15 L (20 bouteilles)
. Le melchior :                                          18 L (24 bouteilles)

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Vive le Pinard

La chanson créée par Bach au 40e de ligne durant la guerre de 14-18 « Vive le Pinard » est incontournable

Le pinard c’est de la vinasse
Ca réchauffe par ousse que ça passe,
Vas y marsouin, 1, 2, remplis mon quart, 3, 4,
Vive le pinard, vive le pinard.

2. Sur les chemins de France et de Navarre,
Le soldat chante en portant son barda,

Une chanson aux paroles bizarres
Dont le refrain est « Vive le pinard ! »

3. Dans la montagne culbute la bergère
De l’ennemi renverse le rempart,
Dans la tranchée fous-toi la gueule par terre
Mais nom de Dieu ne renverse pas le pinard.

4. Aime ton pays, aime ton étendard,
Aime ton sergent, aime ton capitaine,
Aime l’adjudant même s’il a une sale gueule
Mais qu’ça t’empêche pas d’aimer le pinard.

5. Dans le désert on dit que les dromadaires
Ne boivent pas, ça c’est des racontars.
S’ils ne boivent pas c’est qu’ils n’ont que de l’eau claire,
Ils boiraient bien s’ils avaient du pinard.

6. Petit bébé, tu bois le lait de ta mère
Tu trouves ça bon, mais tu verras plus tard, petit couillon
Cette boisson te semblera amère
Quand tu auras goutté au pinard.

7. Ne bois jamais d’eau, même la plus petite dose,
Ca c’est marqué dans tous les règlements!
Les soldats disent : « Danger l’eau bue explose »
Va donc chantant sur tous les continents.

8. Si dans la brousse, un jour tu rendais l’âme
Une dernière fois, pense donc au vieux pinard!
Si un giron a remplacé ta femme,
Jamais de l’eau n’a remplacé le pinard!

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Les Fleurs du mal : l'âme du_vin_schlussvignette

Carlos Schwabe, illustration du poème l’Âme du Vin de Baudelaire dans les Fleurs du mal. Ambigüe est cette allégorie du vin avec ses traits avinés et son sourire sarcastique.

Et, pour remonter le niveau, le poème de Baudelaire, l’Âme du vin (Les Fleurs du Mal, 1857.)

L’âme du vin

BaudelaireUn soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
 » Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumière et de fraternité !

Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme ;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

Car j’éprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
Tu me glorifieras et tu seras content ;

J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;
A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! « 

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Carlos Schwabe, les Fleurs du mâle,  l'âme du vin

Carlos Schwabe, les Fleurs du mâle,  l’âme du vin

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