Mes Deux-Siciles : la Pesca del Pesce Spada dans le strittu di Missina


     Lors de mes premiers séjours à Messine en Sicile et à Reggio de Calabre, j’avais toujours été intrigué par l’allure étrange de ces navires qui croisaient à proximité des côtes et qui arboraient en leur centre et dans le prolongement de leur proue de longues et étroites structures métalliques sur lesquels s’agitaient des silhouettes humaines. On m’avait alors expliqué que c’était de cette manière que l’on pêchait l’espadon dans le détroit de Messine. Le pêcheur perché au sommet du mât sur une hune servait de guetteur pour repérer l’espadon et de guide pour diriger le navire tandis que celui posté à l’extrémité de la passerelle au-dessus des flots avait pour tâche de harponner le poisson.
     Dans les marchés de Sicile, l’espadon, poisson roi,  était toujours présent sur les étals des poissonniers, le plus souvent découpé en quartiers ou déjà tranché et on ne manquait pas d’exposer sa tête étrange qui se prolongeait d’un rostre en forme d’épée aux regards des passants.

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Détroit de Messine – Vue sur Messine (au premier plan) et Reggio de Calabre (sur l’autre rive). En italien on emploie pour désigner le détroit le nom de Stretto di Messina et en dialecte sicilien  Stretti di Missina


Présentation du « seigneur » :  L’Espadon (Linnaeus 1758) – Xiphias gladius.

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Espadon naturalisé. © National Oceanic and Atmosphéric Administration, domaine public

  • Ordre Perciformes
  • Sous-ordre : Scombroidei
  • Famille Xiphiidae
  • Genre Xiphias
  • Taille : 3,00 à 5,00 m
  • Poids : 350 à 500 kg
  • Longévité : 7 à 9 ans

    L’espadon est un poisson pélagique qui doit son nom (gladius) à l’aspect de son rostre qui est semblable à une lame d’épée (espadon est un dérivé de l’italien « spadone », longue épée), et à sa capacité de fendre l’eau avec aisance et rapidité qui en fait l’un des poisson le plus rapide du monde capable de nager à 110 km/h. Le corps de ce marlin est allongé et rond. Certains spécimen peuvent atteindre 5 mètres de longueur. Sa tête est munie d’un bec ou rostre représentant le tiers de sa longueur qui lui sert à se stabiliser et à chasser et qui lui confère un air d’escrimeur. La peau est gris bleu sur le dos, les flancs argentés et la partie ventrale blanche. Il n’a pas d’écailles. Les nageoires pectorales sont triangulaires et placées symétriquement à la nageoire dorsale implantée en lame de faux. L’aileron caudal présente une forme de croissant de lune. Sa chair est blanche, ferme et striée. C’est un poisson mi-gras. Il vit dans toutes les mers tropicales et subtropicales. Il est classé dans la catégorie des poissons osseux.

    L’espadon possède une particularité qui lui permet d’augmenter sa capacité visuelle car il possède sous son oeil un muscle chauffant qui lui permet d’augmenter la température de la zone de 10 à 15°C ce qui lui permettrait d’augmenter ses capacités optiques et de mieux repérer ses proies.

     L’espadon, chasseur très actif de jour comme de nuit, est un animal solitaire mais qui peut nager en bandes dont les individus sont distants d’une dizaine de mètres. L’espadon trouve sa nourriture dans les bancs de poissons pélagiques (sardines, maquereaux, chinchards), de calmars et de crustacés. Son rostre lui sert à se défendre mais aussi à blesser ses proies pour les fragiliser et ainsi pouvoir mieux les capturer. Il est solitaire mais il lui arrive parfois de vivre en couple (composé parfois d’une femelle et de plusieurs mâles !) Il vit 9 ans environ. Les espadons se regroupent dans des zones de frai au printemps. Les femelles pondent leurs œufs en eau libre où ils sont fécondés par le sperme des mâles. Les œufs sont ensuite dispersés par les courants. L’espadon atteint sa maturité sexuelle entre 2 et 4 ans. L’espadon qui qui a inspiré « Le vieil homme et la mer » d’Ernest Hemingway est un poisson menacé : l’espadon apparaît sur la liste rouge de l’UICN. La CICTA, Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique, le protège depuis 1991 en imposant une prise minimale par pays ainsi que la mise en place de minima de taille et d’âge.

Pêche d'espadons en Galice

Pêche d’espadons en Galice (Espagne). © José Antonio Gil Martinez, CCA 2.0 Generic license

     La pêche a l’espadon est très ancienne et était déjà pratiquée dans l’antiquité au temps où les colonies grecques étaient nombreuses sur les côtes de Calabre et de Sicile au point que le sud de la péninsule était surnommée la Grande Grèce. Plusieurs écrivains grecs ou latins ont décrits cette pêche, le texte le plus ancien que nous possédons sur ce sujet est celui de l’historien grec Polybe (- 203, – 126 av. JC). Pline a également fait référence à l’espadon qu’il nommait  gladius (épée) dans son Histoire naturelle publiée en 77 de notre ère sous le règne de l’empereur Vespasien..


Description de la pêche à l’espadon par l’historien grec Polybe 

    A la description faite par Polybe, on constate que les techniques de pêche de ce poisson dans l’antiquité étaient très proches de celles qui avaient cours au XIXe siècle au moment où des voyageurs comme Auguste de Sayve et des écrivains comme Alexandre Dumas l’ont décrites.

Représentation supposée de Polybe

     « Dans des barques à deux rames, dit Polybe, il y a deux hommes, dont l’un conduit la nacelle et l’autre se tient sur la proue, armé d’une lance. Ces différentes barques ont une vedette commune, placée sur un lieu élevé qui indique l’approche de l’espadon; Car ce poisson porte le tiers de son corps au-dessus de l’eau. Lorsqu’il approche de l’esquif, le harponneur le perce de sa lance, dont la tête est barbelée et fixée si légèrement dans le bois, qu’elle l’abandonne très aisément quand le landier retire à lui le manche. Au fer de la lance est attachée une longue corde qu’on file au poisson blessé, jusqu’à ce qu’en se débattant ter en voulant s’échapper, il ait perdu ses forces. Alors ils le halent vers la terre ou le prennent dans leur barque, à moins qu’il ne soit trop gros. Lorsque le manche de la lance tombe dans la mer, il n’est pas perdu pour cela, car il est formé de chêne et de sapin, de manière à ce que le chêne s’enfonçant par son poids, et le sapin par sa légèreté restant debout, le pêcheur peut le reprendre aisément. Il arrive aussi quelquefois que le rameur se trouve blessé, l’espadon étant armé d’une épée et étant d’une fureur et d’une impétuosité semblable à celle du sanglier. On peut donc, dit Polybe, conclure de là qu’Ulysse et Homère avaient navigué autour de la Sicile, puisqu’ils attribue à Scylla une pêche qui est exclusivement appropriée aux environs de ce promontoire. »


 

L’espadon et sa pêche par Auguste de Sayve (« Voyage en Sicile fait en 1820 et 1821 »)

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    «  L’espadon est un objet de commerce assez important dans le pays, et la pêche de ce poisson est très curieuse, j’étais fort empressé de la voir faire. Mon attente à cet égard s’est trouvée complètement remplie, et je dus m’en féliciter; car il arrive souvent que le jour où on espère en prendre beaucoup, il ne s’en présente presque pas.
     L’espadon, qui est connu sur nos côtes sous ce nom, sous celui d’épée de mer, de glaive-espadon, et d’empereur ou de poisson-empereur, s’appelle en Sicile peste-spada, c’est-à-dire, poisson a épée; c’est le xiphias-gladius de Linné, cité par Aristote, Athénée, Pline et d’autres anciens, sous le nom de xiphias et sous celui de gladius.
     Ce n’est nullement au genre de cri de l’espadon qu’est dû le nom qu’il porte, comme l’a dit un voyageur moderne, mais à l’arme redoutable qu’il possède, car le mot ξίφος, qui signifie épée en grec, et qu’Aristote avait donné à cet animal, a conservé à ce poisson en latin et en français un nom synonyme. L’espadon est un fort gros poisson, dont le corps et la queue sont très allongés, et qui a ordinairement le dos violet et le ventre blanc. Sa nageoire supérieure, prolongée en forme d’épée ou de lame, égale en longueur au moins le tiers du corps de cet animal. Cette lame, qui est extrêmement forte et large de 2 à 3 pouces, à sa naissance, est de couleur gris-foncé, et composée de quatre couches osseuses, séparées par de petits tubes. Il a la mâchoire inférieure, ainsi que le dessous de la supérieure, garnie de fortes aspérités qui tiennent lieu de dents. L’espadon est un des plus gros poissons d’Europe; il y parvient à une grandeur considérable, car on en a pêché plusieurs qui avaient quinze à vingt pieds de longueur, et dont le bec en avait six à huit: mais dans les mers du nord, leur longueur ne dépasse pas cinq à six pieds. Ceux  que l’on prend aux environs de Messine, n’ont guère au-delà de cette dernière dimension, et la lame dont leur museau est armé, n’a que deux à trois pieds. Quand ces poissons atteignent la plus grande taille, ils pèsent de quatre à cinq cents livres; mais dans la Méditerranée, le poids ordinaire de l’espadon est de deux à trois quintaux.

zone de chasse à l'espadon

La chasse à l’espadon se pratiquait sur des espaces resteints : une bande au large de la côte d’un peu plus de 300 m entre Bagnara et Scilla, sur la côte tyrrhénienne de la Calabre et une bande de dix kilomètres de la côte du Paradis à Punta Faro au large de la Sicile. Les périodes de pêche sont de mai à juin (la plus favorable) et entre juillet et août. Cette chasse a été pratiquée pendant plus de deux millénaires avec des techniques et des rituels déjà décrits par Pline en 220 av. JC.

     Les espadons se rencontrent dans un grand nombre de mers. Dans la Méditerranée, ils suivent toujours le même itinéraire, et ne voyagent jamais seuls. Tous les ans, depuis la mi-avril jusqu’à la fin de juin, ils descendent en grandes troupes le long de Calabre, passent le détroit pour faire le tour de la Sicile, en commençant par la côte septentrionale, et retournent, à la fin de l’été ou au commencement de l’automne, sur les côtes d’Italie. A Messine, l’endroit où s’en fait la pêche, est entre la ville et le phare, dans le détroit. Quelquefois on prend aussi des requins dans ces parages, mais assez rarement.
     L’espadon est vigoureux et agile, parce qu’il a des muscles très puissants : aussi nage-t-il avec une vitesse étonnante. L’épée dont il est armé lui donne un avantage prépondérant sur les animaux qu’il combat. Il perce facilement les requins qu’il attaque, et on prétend même que, dans les mers où il y a des crocodiles, il passe sous leur ventre, et les entr’ouvre à l’endroit où leur peau est le moins dure. Malgré la puissance de ses armes, il a des habitudes douces, et se contente pour sa nourriture de plantes marines ou de petits poissons. La pêche de l’espadon est en usage depuis longtemps; car il en fait mention dans Strabon et Polybe. Autrefois elle se faisait avec des filets très forts, appelés Palimadora; mais le gouvernement en ayant défendu l’emploi, cette pêche n’a plus lieu qu’au harpon. On construit exprès pour la prise de l’espadon, des barques très longues que l’on nomme Luntri, et qui sont ordinairement montées par quatre rameurs. Quand la pêche est ouverte, ces barques se rendent à l’endroit où le passage des poissons s’effectue ordinairement ets e rangent en demi-cercle : une barque que l’on nomme la Ferriera, est envoyée à une certaine distance en avant, et c’est de cette barque qu’un matelot, grimpé en haut du mât, annonce l’arrivée des espadons.
Quand la vedette du bâtiment d’avant-garde a donné le signal, soit qu’elle ait vu les espadons, soit que l’agitation de l’eau lui ait fait soupçonner leur marche, ou soit qu’enfin elle les ait entendus, parce que ces animaux ont un sifflement aigu et très fort, alors les autres barques viennent à la rencontre de leur proie, et lancent les harpons.
Le harpon dont on se sert ordinairement pour cette pêche, a la forme d’une lance de cinq ou six pouces de long; il est fixé et contenu dans une perche de huit à dix pieds de longueur, chose nécessaire, pour que celui qui est chargé de le lancer, soit plus sûr de son coup. Quand le harponneur frappe le poisson, il fait tourner en même temps deux morceaux de fer courbé, qui tiennent au harpon, et qui se dirigent à volonté au moyen d’une petite corde; en sorte que lorsque le monstre marin est atteint, le harpon ne peut plus être arraché du corps; mais le manche auquel il tenait s’en détache. Dés que le harpon est lancé, on lâche en toute diligence le câble auquel il est attaché, et qui est extrêmement long : mais on ne hisse les poissons à bord, que lorsqu’ils sont morts ou du moins très affaiblis par la perte de leur sang; car ces animaux sont si vigoureux qu’il leur arrive quelquefois de casser les câbles auxquels tiennent les harpons, ou de renverser les barques qui se trouvent sur leur passage, sitôt qu’ils se sentent blessés.

     Sur les côtes de Calabre, selon Hamilton, les barques vont toujours au nombre de deux pour harponner les espadons, l’un pour la manœuvre et l’autre pour l’attaque; et des deux harponneurs l’un s’attache à l’espadon  mâle, l’autre à l’espadon femelle, parce que ces poissons vont presque toujours en compagnie.
     Aristote et Pline rapportent que les espadons sont tourmentés par des insectes qui le sont entrer en fureur. La même remarque a été faite de nos jours, et on a trouvé la raison pour laquelle ce poisson devient furieux et s’agite d’une manière si violente; c’est qu’à certaines époques de l’année, des animaux parasites s’attachent à sa peau au-dessous des nageoires; comme il souffre beaucoup de leur présence, il fait tous ses efforts pour s’en débarrasser, s’élance sur le rivage ou hors de l’eau, et parait être dans une sorte de délire. De tous les animaux qui le mettent en fureur, il paraît qu’aucun autre ne lui fait plus de mal, qu’une espèce de sangsue que l’on trouve à Messine, fréquemment attachée à son corps, et qui a près de quatre pouces de longueur. Cette sangsue a la queue garnie de poils; et là où elle se joint au corps, se trouvent deux filaments un peu plus longs que lui; le ventre est en forme d’anneaux comme dans certains vers, et la tête est semblable à une trompe qui fait l’effet d’une tarière, et qu’elle enfonce en entier dans le corps du malheureux espadon.
     La chair de ce poisson n’est pas très délicate : elle ressemble un peu à celle du thon; mais elle est moins bonne. Le peuple de Sicile en fait une très grande consommation, à proximité des lieux où s’en fait la pêche, et où il se vend à très bon compte. »


Le Pesce Spado par Alexandre Dumas (1835) 

Pêche à l'espadon dans le détroit de Messine (Milazzo), 1864 - Le Journal illustré

Pêche à l’espadon dans le détroit de Messine (Milazzo), 1864 – (Le Journal illustré ) 

Alexandre Dumas père (1802-1870), ici avec Melle MerkenAlexandre Dumas père (1802-1870) familier des séjours en Italie (il aura notamment séjourné à Naples de 1861 à 1864 comme directeur des fouilles et des musées et pour des raisons sentimentales) décide de publier ses impressions de voyage dans le Royaume de Naples. Ce sera chose faite après la parution de trois récits de voyage romancés en Italie du sud au cours de l’année 1835 : Naples, Calabre et Sicile : le premier de ces ouvrages Le Speronare (du nom d’une petite embarcation utilisée pour la navigation côtière) parait en 1842 , le second, le capitaine Aréna (du nom du capitaine du navire affrété pour le voyage) sera publié de 1841 à 1843 et retrace l’itinéraire de Dumas, du peintre Jadin et de son chien Milord de Palerme à Naples, par les îles Eoliennes et la Calabre. Le troisième ouvrage, le Corricolo (du nom d’un véhicule tiré par un ou deux chevaux genre Tilbury) paru dans un premier temps en feuilleton dans le journal « Le siècle » à partir de 1842 sera finalement publié avec les deux autres œuvres dans une édition commune en 1843.

Le chapitre VI du Speronare intitulé Le Pesce Spado raconte une pêche à l’espadon au large de la Sicile réalisée de manière traditionnelle à laquelle Dumas aurait assisté lors de son séjour à Messine. Il a semblé intéressant de confronter ce récit à l’étude historique et ethnologique réalisée sur le même sujet par Serge Collet lorsqu’il était encore au CNRS et paru en 1987 dans la revue Anthropozoologica. On remarquera que certains éléments du récit de Dumas sont corroborés par l’étude de Collet, en particulier la coutume de consommer la moelle du rostre de l’espadon après que celui-ci ait été scié et partagé entre les membres de l’équipage et les passagers.

     (…)  » Arrivés en face de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et comme le courant était bon, nous commençâmes, sans grande fatigue pour ces braves gens, à descendre le détroit, tout en laissant à notre droite des bâtiments d’une forme si singulière qu’ils finirent par attirer mon attention.
     C’étaient des chaloupes à l’ancre, sans cordages et sans vergues, du milieu desquelles s’élevait un seul mât d’une hauteur extrême: au haut de ce mât, qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente pieds de long un homme, debout sur une traverse pareille à un bâton de perroquet, et lié par le milieu du corps à l’espèce d’arbre contre lequel il était appuyé, semblait monter la garde, les yeux invariablement fixés sur la mer; puis, à certains moments, il poussait des cris et agitait les bras: à ces clameurs et à ces signes, une autre barque plus petite, et comme la première d’une forme bizarre, ayant un mât plus court à l’extrémité duquel une seconde sentinelle était liée, montée par quatre rameurs qui la faisaient voler sur l’eau, dominée à la proue par un homme debout et tenant un harpon à la main, s’élançait rapide comme une flèche et faisait des évolutions étranges, jusqu’au moment où l’homme au harpon avait lancé son arme. Je demandai alors à Pietro l’explication de cette manoeuvre; Pietro me répondit que nous étions arrivés à Messine juste au moment de la pêche du pesce spado, et que c’était cette pêche à laquelle nous assistions. En même temps, Giovanni me montra un énorme poisson que l’on tirait à bord d’une de ces barques et m’assura que c’était un poisson tout pareil à celui que j’avais mangé à dîner et dont j’avais si bien apprécié la valeur. Restait à savoir comment il se faisait que des hommes si religieux, comme le sont les Siciliens, se livrassent à un travail si fatigant le saint jour du dimanche; mais ce dernier point fut éclairci à l’instant même par Giovanni, qui me dit que le pesce spado étant un poisson de passage, et ce passage n’ayant lieu que deux fois par an et étant très court, les pêcheurs avaient dispense de l’évêque pour pêcher les fêtes et dimanches.
     Cette pêche me parut si nouvelle, et par la manière dont elle s’exécutait et par la forme et par la force du poisson auquel on avait affaire, qu’outre mes sympathies naturelles pour tout amusement de ce genre, je fus pris d’un plus grand désir encore que d’ordinaire de me permettre celui-ci. Je demandai donc à Pietro s’il n’y aurait pas moyen de me mettre en relation avec quelques-uns de ces braves gens, afin d’assister à leur exercice. Pietro me répondit que rien n’était plus facile, mais qu’il y avait mieux que cela à faire: c’était d’exécuter cette pêche nous-mêmes, attendu que l’équipage était à notre service dans le port comme en mer, et que tous nos matelots étant nés dans le détroit, étaient familiers avec cet amusement. J’acceptai à l’instant même, et comme je comptais, en supposant que la santé de Jadin nous le permît, quitter Messine le surlendemain, je demandai s’il serait possible d’arranger la partie pour le jour suivant. Mes Siciliens étaient des hommes merveilleux qui ne voyaient jamais impossibilité à rien; aussi, après s’être regardés l’un l’autre et avoir échangé quelques paroles, me répondirent-ils que rien n’était plus facile, et que, si je voulais les autoriser à dépenser deux ou trois piastres pour la location ou l’achat des objets qui leur manquaient, tout serait prêt pour le lendemain à six heures; bien entendu que, moyennant cette avance faite par moi, le poisson pris deviendrait ma propriété. Je leur répondis que nous nous entendrions plus tard sur ce point. Je leur donnai quatre piastres, et leur recommandai la plus scrupuleuse exactitude. Quelques minutes après ce marché conclu, nous abordâmes au pied de la douane. (…)
    Le lendemain, à l’heure dite, nous fûmes réveillés par Pietro, qui avait quitté ses beaux habits de la veille pour reprendre son costume de marin. Tout était prêt pour la pêche, hommes et chaloupes nous attendaient. En un tour de main, nous fûmes habillés à notre tour; notre costume n’était guère plus élégant que celui de nos matelots; c’était, pour moi, un grand chapeau de paille, une veste de marin en toile à voiles, et un pantalon large. Quant à Jadin, il n’avait pas voulu renoncer au costume qu’il avait adopté pour tout le voyage, il avait la casquette de drap, la veste de panne taillée à l’anglaise, le pantalon demi-collant et les guêtres.
     Nous trouvâmes dans la chaloupe Vincenzo, Filippo, Antonio, Sieni et Giovanni. A peine y fûmes-nous descendus, que les quatre premiers prirent les rames : Giovanni se mit à l’avant avec son harpon, Pietro monta sur son perchoir, et nous allâmes, après dix minutes de marche, nous ranger au pied d’une de ces barques à l’ancre qui portaient au bout de leurs mâts un homme en guise de girouette. Pendant le trajet, je remarquai qu’au harpon de Giovanni était attachée une corde de la grosseur du pouce, qui venait s’enrouler dans un tonneau scié par le milieu, qu’elle remplissait presque entièrement. Je demandai quelle longueur pouvait avoir cette corde, on me répondit qu’elle avait cent vingt brasses.
    Tout autour de nous se passait une scène fort animée: c’étaient des cris et des gestes inintelligibles pour nous, des barques qui volaient sur l’eau comme des hirondelles; puis, de temps en temps, faisaient une halte pendant laquelle on tirait à bord un énorme poisson muni d’une magnifique épée. Nous seuls étions immobiles et silencieux; mais bientôt notre tour arriva.
     L’homme qui était au haut du mât de la barque à l’ancre poussa un cri d’appel, et en même temps montra de la main un point dans la mer qui était, à ce qu’il paraît, dans nos parages à nous. Pietro répondit en criant:
     Partez ! Aussitôt nos rameurs se levèrent pour avoir plus de force, et nous bondîmes plutôt que nous ne glissâmes sur la mer, décrivant, avec une vitesse dont on n’a point idée, les courbes, les zigzags et les angles les plus abrupts et les plus fantastiques, tandis que nos matelots, pour s’animer les uns les autres, criaient à tue-tête: Tutti do ! tutti do ! Pendant ce temps, Pietro et l’homme de la barque à l’ancre se démenaient comme deux possédés, se répondant l’un à l’autre comme des télégraphes, indiquant à Giovanni, qui se tenait raide, immobile, les yeux fixes et son harpon à la main, dans la pose du Romulus des Sabines, l’endroit où était le pesce spado que nous poursuivions. Enfin, les muscles de Giovanni se raidirent, il leva le bras; le harpon, qu’il lança de toutes ses forces, disparut dans la mer; la barque s’arrêta à l’instant même dans une immobilité et un silence complets. Mais bientôt le manche du harpon reparut. Soit que le poisson eût été trop profondément enfoncé dans l’eau, soit que Giovanni se fût trop pressé, il avait manqué son coup. Nous revînmes tout penauds prendre notre place auprès de la grande barque.
    Une demi-heure après, les mêmes cris et les mêmes gestes recommencèrent, et nous fûmes emportés de nouveau dans un labyrinthe de tours et de détours; chacun y mettait une ardeur d’autant plus grande, qu’ils avaient tous une revanche à prendre et une réhabilitation à poursuivre. Aussi, cette fois, Giovanni fit-il deux fois le geste de lancer son harpon, et deux fois se retint-il; à la troisième, le harpon s’enfonça en sifflant; la barque s’arrêta, et presqu’aussitôt nous vîmes se dérouler rapidement la corde qui était dans le tonneau; cette fois, l’espadon était frappé, et emportait le harpon du côté du Phare, en s’enfonçant rapidement dans l’eau. Nous nous mîmes sur sa trace, toujours indiquée par la direction de la corde ; Pietro et Giovanni avaient sauté dans la barque, et avaient saisi deux autres rames qui avaient été rangées de côté; tous s’animaient les uns les autres avec le fameux tutti do. Et cependant, la corde, en continuant de se dérouler, nous prouvait que l’espadon gagnait sur nous; bientôt, elle arriva à sa fin, mais elle était arrêtée au fond du tonneau; le tonneau fut jeté à la mer, et s’éloigna rapidement, surnageant comme une boule. Nous nous mîmes aussitôt à la poursuite du tonneau, qui bientôt, par ses mouvements bizarres et saccadés, annonça que l’espadon était à l’agonie. Nous profitâmes de ce moment pour le rejoindre. De temps en temps de violentes secousses le faisaient plonger, mais presqu’aussitôt il revenait sur l’eau. Peu à peu, les secousses devinrent plus rares, de simples frémissements leur succédèrent, puis ces frémissements même s’éteignirent. Nous attendîmes encore quelques minutes avant de toucher à la corde. Enfin Giovanni la prit et la tira à lui par petites secousses, comme fait un pêcheur à la ligne qui vient de prendre un poisson trop fort pour son hameçon et pour son crin. L’espadon ne répondit par aucun mouvement, il était mort.
     Nous nageâmes jusqu’à ce que nous fussions à pic au-dessus de lui. Il était au fond de la mer, et la mer, nous en pouvions juger par ce qu’il restait de corde en dehors, devait avoir, à l’endroit où nous nous trouvions, cinq cents pieds de profondeur. Trois de nos matelots commencèrent à tirer la corde doucement, sans secousses, tandis qu’un quatrième la roulait au fur et à mesure dans le tonneau pour qu’elle se trouvât toute prête au besoin. Quant à moi et Jadin, nous faisions, avec le reste de l’équipage, contrepoids à la barque, qui eût chaviré si nous étions restés tous du même côté.
     L’opération dura une bonne demi-heure; puis Pietro me fit signe d’aller prendre sa place, et vint s’asseoir à la mienne. Je me penchai sur le bord de la barque, et je commençai à voir, à trente ou quarante pieds sous l’eau, des espèces d’éclairs. Cela arrivait toutes les fois que l’espadon, qui remontait à nous, roulait sur lui-même, et nous montrait son ventre argenté. Il fut bientôt assez proche pour que nous pussions distinguer sa forme. Il nous paraissait monstrueux; enfin, il arriva à la surface de l’eau. Deux de nos matelots le saisirent, l’un par le pic, l’autre par la queue, et le déposèrent au fond de la barque. Il avait de longueur, le pic compris, près de dix pieds de France.
     Le harpon lui avait traversé tout le corps, de sorte qu’on dénoua la corde, et qu’au lieu de le retirer par le manche, on le retira par le fer, et qu’il passa tout entier au travers de la double blessure. Cette opération terminée, et le harpon lavé, essuyé, hissé, Giovanni prit une petite scie et scia l’épée de l’espadon au ras du nez; puis il scia de nouveau cette épée six pouces plus loin, et me présenta le morceau; il en fit autant pour Jadin; et aussitôt, lui et ses compagnons scièrent le reste en autant de parties qu’ils étaient de rameurs, et se les distribuèrent. J’ignorais encore dans quel but était faite cette distribution, quand je vis chacun porter vivement son morceau à sa bouche, et sucer avec délices l’espèce de moelle qui en formait le centre. J’avoue que ce régal me parut médiocre; en conséquence, j’offris le mien à Giovanni, qui fit beaucoup de façons pour le prendre, et qui enfin le prit et l’avala. Quant à Jadin, en sa qualité d’expérimentateur, il voulut savoir par lui-même ce qu’il en était; il porta donc le morceau à sa bouche, aspira le contenu, roula un instant des yeux, fit une grimace, jeta le morceau à la mer, et se retourna vers moi en me demandant un verre de muscat de Lipari, qu’il vida tout d’un trait.
     Je ne pouvais me lasser de regarder notre prise. Nous étions assurément tombés sur un des plus beaux espadons qui se pussent voir. Nous regagnâmes la grande barque avec notre prise, nous la fîmes passer d’un bord à l’autre, puis nous nous apprêtâmes à une nouvelle pêche. Après deux coups de harpon manqués, nous prîmes un second pesce spado, mais plus petit que le premier. Quant aux détails de la capture, ils furent exactement les mêmes que ceux que nous avons donnés, à une seule exception près: c’est que le harpon ayant frappé dans une portion plus vitale et plus rapprochée du coeur, l’agonie de notre seconde victime fut moins longue que celle de la première, et qu’au bout de soixante-dix ou quatre-vingts brasses de corde, le poisson était mort.
     Il était onze heures moins un quart, j’avais donné rendez-vous à onze heures au capitaine; il était donc temps de rentrer en ville. Nos matelots me demandèrent ce qu’ils devaient faire des deux poissons. Nous leur répondîmes qu’ils n’avaient qu’à nous en garder un morceau pour notre dîner, que nous reviendrions faire à bord sur les trois heures, après quoi, sauf le bon plaisir du vent, nous remettrions à la voile pour continuer notre voyage. Quant au reste du poisson, ils n’avaient qu’à le vendre, le saler ou en faire cadeau à leurs amis et connaissances. Cet abandon généreux de nos droits nous valut un redoublement d’égards, de joie et de bonne volonté qui, joint au plaisir que nous avions pris, nous dédommagea complètement des quatre piastres de première mise de fonds que nous avions données. »

À gauche : Pesca del Pesce Spada (artie de Pêche à l’Espadon) en Sicile vers 1900 à bord de l’ancienne embarcation rudimentaire appelée luntri – à droite évolution dans le temps de la luntri : mât plus élevé et avancée avec passerelle ajoutée à la proue pour le harponneur.


Été 1948 : « Entre Charybde et Scylla », documentaire de Francis Alliatas de Villafranca.

  Francis Alliatas de Villafranca, descendant d’une vieille famille d’aristocrates palermitains est documentaliste et réalisateur. A l’été 1948, il réalise un documentaire sur la chasse à l’espadon dont le titre sera « Entre Charybde et Scylla ».
le documentaire a été l’une des productions phares réalisées après la Seconde Guerre mondiale par ‘PANARIA Film « – le studio fondé par Alliatas, Pietro Moncada, Quintilius Di Napoli et Renzo Avanzo – avec d’autres documentaires tels que  « thon », « Eoliennes Blanc » et « îles de cendres. »

1948 – Détroit de Messine : à gauche, poursuite de l’espadon à bord du Luntru. Les matelots rament ferme (photo Quintilius Di Napoli) – à droite, e ‘luntru’ est proche de la proie, le lanceur debout sur ​​la pointe saisit la tige zaffinera pour préparer le lancement (photo Alliatas)

L’un des quatre rameurs habituellement embarqués à bord du luntru
Leur tâche ardue était de traquer les espadons et de soutenir l’action du lanzatore.

scaletta

Echelle d’accès à la hune (scaletta). De son haut-lieu d’observation le antenniere apprécie la distance entre le navire et l’espadon et en rend compte à l’équipage.

La chasse à l’espadon se pratiquait sur des espaces resteints : une bande au large de la côte d’un peu plus de 300 m entre Bagnara et Scilla, sur la côte tyrrhénienne de la Calabre et une bande de dix kilomètres de la côte du Paradis à Punta Faro au large de la Sicile. Les périodes de pêche sont de mai à juin (la plus favorable) et entre juillet et août. Cette chasse a été pratiquée pendant plus de deux millénaires avec des techniques et des rituels déjà décrits par Pline en 220 av. JC.

bateaux de soutienphoto Alliatas, 1948 – bateaux de soutien

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Bagnara, Donne al lavoro

Bagnara, Donne al lavoro

A iazata ru piscispada (Calabria)

A iazata ru piscispada (Calabria)

La pesa del pescespada (Pro Loco Bagnara Calabra )

La pesa del pescespada (Pro Loco Bagnara Calabra ) – la pesée.



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LA CROIX ET  LA PART
RITUEL DE MORT ET RITUEL DE PARTITION DANS LA CHASSE A L’ESPADON
par Serge Collet
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–––– L’archétype d’une appropriation ichtyophage –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Skylla

Scylla

Skylla

« Enfoncée à mi-corps dans Ie creux de la roche, elle darde ses cous hors de l’antre terrible et pêche de la-haut, tout autour de l’écueil que fouille son regard, les dauphins et les chiens de mer et quelquefois, l’un de ces plus grands monstres que vomit par milliers la hurlante Amphitrite. » (Homère, Odyssée, XII, 92-98)

Monstre féminin et marin, Skylla est cette figure mythique de la sauvagerie de la chiennerie qui dévore et se nourrit de la chair animale et humaine et, plus encore, de la mort ichtyophage, celIe rencontrée dans Ie cours d’une pérégrination marine, la pire des morts, puisqu’elle prive irrémédiablement les hommes de l’inhumation, du chant épique qui prolonge leur existence dans la mémoire de la cité grecque.

«Va t’en donc là-bas chez les poissons. Ils lécheront Ie sang de ta blessure sans s’émouvoir. Ta mère ne te mettra pas sur un lit funèbre avant d’entonner sa lamentation.»

Plus encore que les keres terrestres, « terribles et effroyables », « abattant leurs ongles immenses» sur Ie corps des guerriers, que les Erinnyes, les gorgones, Skylla « la pierre », «terrible fléau», «monstre inattaquable» est par excellence, ce qui interroge, dans son atroce et irréductible altérité, l’humanité de la cité grecque. Lieux de malédiction, lieux du dangereux sans séduction, à la différence des prairies fleuries, mais jonchée d’os humains, ou les sirènes cherchent, de leurs chants érotiques, a attirer les hommes – dont Ulysse – en echange d’un savoir sur la mort, la ou git ce «mal éternel », se joignent en ce point fixe d’une geo-mythologie, la pierre rocheuse, la monstruosite halieutique et Ie sang. Passe de la mer, passe de la mort, pensée comme mise en pièces ichtyo-anthropophage, partition sauvage.
Comme venant donner consistance a cette forme mythique d’appropriation ichtyophage quelque peu sanguinaire, Ie fait troublant de l’existence d’une pêche-chasse, la chasse a l’espadon (Xiphias gladius) pratiquée depuis plus de 2000 ans au Cap Skylaïn, actuelle Scilla, selon une technique qui, décrite par Polybe, a perduré, intransformée, jusqu’en 1963.
Nous en exposerons tres brièvement ici Ie principe afin de porter l’attention sur les opérations à la fois matérielles et symboliques qui, de la mise à mort à la partition de ce gibier qui occupe Ie rang d’honneur dans Ie bestiaire halieutique de ces communautés de pêcheurs, révèle que la découpe à travers des gestes pluri-séculaires, voire pluri-millénaires, ne peut être comprise indépendamment de la culture dans laquelle elle s’inscrit et plus encore du rapport que cette culture instaure entre les hommes et Ie sang

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Charybde et Scilla

Charybde et Scylla

Vue plongeant sur Scylla (Calabre)

Vue plongeante sur Scylla (Calabre), port de pêche de l’espadon

pesce spada

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––––  Esquisse d’une technique de chasse ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Le Détroit de Messine est, de par les conditions bio-écologiques, température, salinité et clarté des eaux, une zone de passage des espadons, espèce sténothermique provenant du bassin Tyrrhénien inferieur, qui, au cours de leur migration gamique, viennent se reproduire dans la zone de confluence des eaux tyrrheniennes et ioniennes. A la mi-avril, venant des Iles Eoliennes et nageant isolement, les premiers espadons font leur apparition Ie long de la cote calabraise où Ie réchauffement des eaux en superficie plus rapide que sur la côte sicilienne, commande l’accélération du processus de maturation sexuelle. De Palmi à Scilla, les pentes du massif de l’Aspromonte plongent quasiment à pic dans les eaux tyrrhéniennes dont la clarté est due avant tout à la force des courants. Au sommet des promontoires échelonnés Ie long de la côte, depuis que Polybe en a fait la description, étaient installés des postes de guet (aposta), ou les vigies (vaddi) signalaient, au moyen d’une bannière blanche et par ordre vocal, l’apparition des espadons aux petites embarcations donnant la chasse, appelées luntri.

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Passarella : Navire moderne apparu dans les années soixante et ayant remplacé le luntri : moteur puissant, passerelle télescopique prolongeant la proue s’avançant de 40 m au-dessus de la mer, mas de 30 m de hauteur.

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Depuis Ie début des années 60, Ie guet s’exerce à partir de la hune d’embarcations puissamment motorisées, dotées d’un mât ou antenne pouvant dépasser les 30 mètres de hauteur, et prolongées à leur proue par une passerelle télescopique de près de 40 m à l’extrêmite de laquelle se poste Ie harponneur. Le harponnage abord de cette embarcation appelée passarella, est assimilé par les vieux harponneurs à un piquage, l’espadon se trouvant quasiment sous Ie poste de tir situé à moins de deux mètres au-dessus de l’eau. Le harponnage à bord du luntri, tir parabolique, exigeait un savoir faire beaucoup plus précis, une parfaite synchronisation de tous les gestes et manœuvres de l’équipage, de façon à permettre au harponneur se tenant sur la poupe de l’embarcation, de porter Ie coup mortel dans les meilleures conditions, dans la zone immédiatement en arrière de la tête ou dans la zone pectorale. Le harponneur devait anticiper Ie moment où l’espadon, apercevant Ie danger, s’apprêtait à plonger en virant de bord, présentant, durant une fraction de seconde, un de ses flancs.

«Avant de tirer, il faut regarder Ie solei!; il faut tirer l’espadon en dehors du soleil. L’espadon est un seigneur, a un comportement de seigneur; il veut plus seigneur que lui. C’est un poisson qui doit être tué civilement, pas avec la furie. Le harponneur doit être décidé, énergique, ne pas trembler. Quand il voit la barque, l’espadon devient un diable, vire dans tous les sens, se sauve. La furie, il la faut juste au moment ou vous Ie harponnez. »

« Comme il se présente, il faut Ie prendre, c’est comme une danse. C’était tout un art. Un, qui assistait, voyait l’émotion à bord de la barque. Aujourd’hui, on ne comprend plus rien. Bourn! Cela me déplait, profondement, la fin que fait l’espadon; il reste, comme cela, immobile, dans l’autre cas il s’enfuyait et on ne voyait rien, seulement Ie câble du harpon qui filait. La majeure partie des espadons restent maintenant tordu, massacrés salement.» 

La chasse à l’espadon s’inscrit dans Ie rapport agonistique entre l’homme et Ie gibier halieutique, mettant en jeu un art, celui de la mise à mort d’un «seigneur» traité comme tel. C’est cet art que la modernisation de la technique de chasse a fait disparaitre, ceux des rameurs, comme du «Padruni ».
Il reste que, si l’art s’est mué en un piquage au moyen de ce que ces grands pêcheurs appellent une «fourchette»  – Ie harpon est aujourd’hui doté de deux fers –, les opérations se déroulant du harponnage à la partition du corps de celui qui est appelé par antonomase Ie poisson u pisci, se sont conservées.

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–––– Mise à mort et partition ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Sur Ie luntri comme sur la passarella, durant ce moment ou Ie harponneur se tient prêt, chaque membre de l’équipage demeure silencieux. Les rameurs, comme Ie pilote de la passarella doivent anticiper par des manœuvres adéquates et synchronisées Ie moment ou Ie harponneur propulse la hampe porteuse du ou des fers. La moindre erreur est fatale, Ie fer (ferru) ne pouvant qu’érafler Ie corps de l’animal qui peut plonger subitement ou virer de bord quasiment à angle droit, tout aussi subitement.

Au moment où Ie harpon s’enfonce dans Ie corps de l’espadon, Ie guetteur (faliere-farirotu) du luntri criait: «macca benerittu» (sois beni), faisant éclater la joie de l’équipage. Le fer ou ferru qui vient de pénétrer dans la chair de l’espadon, en acier trempé fabriqué selon des procédés gardés secrets, porte la marque du forgeron, les initiales de son nom et de son prénom, et, pour les plus anciens, la croix chrétienne. De ce fer qui, la morte saison, est l’objet de toutes les attentions, protège dans l’huile et la sciure, dépend la vie de ces pêcheurs comme du forgeron qui en est Ie seul propriétaire. En échange de la fiabilité de ces fers qu’il répare ou fournit s’ils sont perdus, Ie forgeron reçoit une part en argent, fraction de l’équivalent monétaire du produit de la pêche, mais aussi une part en nature, en marque d’hommage.
Dés Ie harponnage accompli, les rameurs procédaient, comme aujourd’hui les marins, a un acte conjuratoire stringi occhiu qui ne signifie pas fermer l’oeil, mais la main droite en croisant Ie pouce entre l’index et Ie majeur, geste phallique, dans la crainte que l’espadon ne s’enfuie. L’opération de récupération maniare u pisci, accomplie par les seuls marins, consiste a fatiguer l’espadon soit en donnant du mou au ciible du harpon (prurisi) soit en tirant fortement. La remontée d’un espadon adulte, de 70 a 180 kg, poids qui est généralement celui de la femelIe toujours plus grosse que Ie mâle, n’excède guère 20 minutes. Exsangue, l’espadon est amené Ie long de l’embarcation puis crocheté près de la queue au moyen d’un fort crochet d’acier trempé. Une forte corde s’achevant en noeud coulant tocu ou chiacu est passée autour de la queue.

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harponnageharponnage

Copia di PESCE05-1

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    Sitôt sorti de l’eau, sitôt hissé à bord, un marin trace sur l’ouïe droite, près de l’oeil proéminent, une quadruple croix appelée a cruci, de son nom carduta da cruci, au moyen des ongles, sans l’ongle du pouce. Cette griffure est d’autant facilitée que la peau de l’espadon est revêtue d’une substance visqueuse qui se durcit au solei!. L’espadon, en mourant, change de couleur; de bleu foncé sur Ie dos, il devient gris ardoise. Certains pêcheurs, apres avoir tracé cette quadruple croix mettent encore un morceau de pain dans la bouche, reste du frugal repas cumpanaggiu, pain et tomate, pain et morceau de poisson conserve dans l’huile, puis prononcent ces paroles: «Cunsini, cunsini» désignant l’ argent, tout se passant comme si l’agonie, la mort conjurées dans leur visibilité, l’espadon remercie, la métamorphose de la valeur d’usage en valeur d’échange pouvait alors s’opérer. Cette metamorphose s’accomplit par l’intermédiaire de deux opérations: Ie préIèvement de morceaux qui seront mangés crus et de partition proprement dite qui éveille comme en écho la cuisine sacrificielle grecque et vient marquer, autant qu’une topologie du corps à manger, un démembrement ou se joue une symbolique du pouvoir.
La zone où a pénétré Ie fer dont les quatre ailettes se sont ouvertes dans la chair, est appelée abbotta. Elle est découpée en cone ou, aujourd’hui, en rectangle au moyen d’un petit couteau et mise de coté par Ie patron harponneur et leur membres de l’équipage a qui ce morceau est affecte tour a tour.
Certains pêcheurs, dans Ie trou ainsi découpé, baignaient un morceau de pain dur ou bis- cotta. De même, à l’aide du petit couteau, sont prélevées, sur la nageoire dorsale pinna icozzu, de minces lanières de chair et de peau : filedda ou sringa mangees. Des pêcheurs du village voisin de Scilla, Bagnera, cassaient Ie rostre près de l’oeil, dans sa partie évasée pour en sucer la moelle muru. L’oeil lui-même pouvait être prélevé pour être conservé sous Ie sel, sans la pupille, et consommé lors des mangiata d’hiver ou de printemps, repas qui reunissaient les familles des membres de l’équipage ciurma, réaffirmant ainsi leur solidarité avant la nouvelle saison de pêche.
Le harponneur ne prend part a aucune de ces découpes. Ce n’est, en effet, qu’au moment de l’arrivée à terre, a l’issue d’une longue journée de quelques 12 heures, qu’il prélevera Ie ciuffu bosse post-frontale, ou scuzetta correspondant à la nuque. Cette part en nature est prélevée avant la pesée qui se déroule a bord de l’embarcation. Au moyen d’un coutelas cutadazu, marune ou marazu, Ie harponneur, à la base de la partie antérieure de la nageoire dorsale, entaille la chair de la zone post-frontale jusqu’à la partie supérieure de l’ouie, puis, de la base du front au-dessus de l’oeil, effectue une découpe horizontale rejoignant l’entaille précédemment effectuée schéma de découpe qui épouse la morphologie de la tête de l’espadon. Ce morceau, cette part, comme l’abbotta qui n’entre pas dans Ie circuit de la valeur marchande, possède une longue histoire. Le ciuffu est aujourd’hui partagé entre les membres de l’équipage ou affecté à chacun d’eux par rotation. Il peut être offert en signe de cadeau ou de remerciement contre un important service rendu. Le ciuffu ou scuzetta etait, jusqu’a la deuxième guerre mondiale, exigé des propriétaires des fonds ou étaient situés les postes de guet.
En 1775, il etait exigé du Prince de Scilla, comme il s’avère dans un décret de 1778 condamnant Ie prince a ne plus requérir de «ses vassaux ces parties du poisson appelées vulgairement calli et ciuffi».
Outre un tiers de tous les espadons pêches, Ie prince «obligeait les harponneurs et les pecheurs a lui donner les calli (durillons de la queue), les surra (parties de l’abdomen), les ciuffi (nuques), les palatai’ (bouches), ainsi que d’autres parties du poisson qui, fraîches ou salées, constituent une nourriture précieuse.» Dans leur charge d’accusation contre Ie prince, les pêcheurs d’espadon ajoutaient que « Ie baron se fait donner ces parties pour un carlin par rotolo alors qu’à Messine, la même quantité se vend 4 ou 5 carlins» et que «les privations sont si dures que nombre de vieux pêcheurs n’avaient encore jamais de leur vie mangé de l’espadon.»
A travers l’histoire de l’appropriation de ce morceau d’honneur qu’est Ie ciuffu, émerge celIe de toute une topographie de la découpe comme lieu d’inscription de rapports sociaux qui, aujourd’hui, subsistent encore. Historiquement, la valorisation des parties du corps à manger semblent avoir connu comme une sorte de deplacement de la queue vers la tête.

« Quand tu seras a Byzance, fais-toi servir un tronçon d’espadon. Choisis-le de préférence près de la queue. Mais il n’est pas moins recommandable dans Ie détroit de Sicile, ni jusque dans la mer qui baigne Ie rocher du Cap Peloros.»

    Ce morceau est sans nul doute Ie caddu, protubérance graisseuse, cartilagineuse dont la consistance est proche de celle du ciuffu. Durant la période de misère de l’époque fasciste, les cales étaient considérés par les pêcheurs comme des morceaux appréciés, sales et clandestinement mis en baril. L’espadon était alors vendu éventré sans tête ni queue. L’ensemble des parties de la tête, pitiddi ou musreddi, se compose du rostre spata, de la commissure de la bouche punta aulidda, de l’ceil occhiu, de la base frontale du rostre iaridda, de la bosse post-frontale ciuffu, des lambeaux de chair de la nageoire dorsale filedda ou sringa. Pour la partie de la queue, de la nageoire anale pinedda, de l’organe sexuel male buddicu, les protubérances cartilagineuses « caddi », de la queue curra à la base de laquelle est prélevée la palita. La préparation culinaire de ces différentes parties, a l’exception du ciuffu, est une pratique résiduelle qui se conserve dans quelques familles de pêcheurs. S’agissant de ce morceau d’honneur qu’est Ie ciuffu, il est difficile d’établir si la valorisation pluri-séculaire dont ce morceau fait l’objet, procède d’une culture gustative ou du fait de rapports de pouvoir, particuliérement violents, a considérer qu’en 1950 encore, il n’était pas rare que Ie harponneur propriétaire des moyens de pêche se l’appropriât.
Reste Ie choix de cette partie et non d’une autre, c’est-a-dire d’une partie qui appartient a la tête monstrueuse par ses excroissances, celle de l’ceil, du front, du rostre, suggérant que les conditions fortement ritualisées de sa découpe qui évoque Ie sacrifice animal pratique dans la Grèce ancienne, peuvent contribuer a éclairer la valorisation culturelle dont témoigne l’histoire de cette part. 

–––– Sang et partition –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Un pêcheur, questionnant un harponneur, ne lui demande pas s’il a pris un ou plusieurs espadons mais « s’il a fait du sang », donc si Ie sang a coulé sur l’embarcation, sang qui est immédiatement lavé lorsque l’espadon est hissé a bord, comme pour en effacer la trace. Il s’agit d’un écoulement quelque peu dangereux à prendre un juste compte de l’ensemble des actes proprement symboliques qui accompagnent cet écoulement.
La mort et Ie sang versé Ie sont au moyen d’un fer qui porte la croix chrétienne ; dés que l’espadon est hissé a bord , une quadruple croix est tracée sur l’ouïe droite, près de l’œil, un morceau de pain est mis dans la bouche de l’espadon, du sel peut être jeté sur l’œil. La signification qu’attribuent les pêcheurs à ces actes, non sans que Ie rire et Ie silence marquent en les conjurant les explications données avec réticence, est qu’il s’agit d’usages extremement anciens protégeant du « mauvais œil ». Le mauvais œil tient une telle place dans la culture méridionale qu’il ne peut rendre compte de la spécificité des gestes accomplis qui fonctionnent comme procédures réalistes-symboliques de contrôle des forces invisibles de la nature, de contrôle des conditions non matérielles de reproduction de l’ existence de ces pêcheurs-chasseurs. Il est vrai que Ie harponneur croit avoir Ie mauvais œil lorsqu’il voit, plusieurs jours de suite, l’espadon s’enfuir ou sauter hors de l’eau près de l’embarcation.
Parmi les procédures mises en ceuvre pour contrecarrer Ie mauvais œil qui a pu s’emparer de l’embarcation et de lui-même, Ie patron harponneur peut faire venir Ie prêtre afin qu’il bénisse l’embarcation et les instruments de chasse, mais il peut aussi faire venir une femme pour sumbugghiare la barque, rituel de fumigation. Toute une serie de moyens symboliques sont, outre les nombreuses amulettes placées à bord, a sa disposition, constituant comme un arsenal de moyens d’exorcisation. Parmi eux, il en est un, aujourd’hui très rarement mis en ceuvre et qui parait ne devoir être requis que lorsque tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. Il consiste a demander a une jeune fille pubère de venir uriner a la proue de l’embarcation avant que celle-ci ne prenne la mer.
Il s’agit là d’un acte de transgression éminent en regard de l’exclusion dont les femmes sont l’objet dans la chasse à l’espadon, comme dans de nombreuses autres sociétés de chasseurs qui prescrivent sous forme de tabous la séparation radicale des femmes de tout ce qui touche la chasse, ustensiles, armes, gibier, chasseur lui-même durant la période de chasse (TESTART1,986). Tout se passe comme si l’écoulement d’urine féminine, d’une substance moins dangereuse que Ie sang lui-même, en tant que transgression du tabou qui interdit a la femme d’être en contact
avec les moyens de chasse – en l’occurence l’embarcation –, conditionnait Ie rétablissement d’un autre écoulement, Ie sang celui-la, Ie sang de l’espadon. Equivalence d’un sang contre un sang, c’est aussi de cette manière que l’on peut comprendre cet autre usage des pêcheurs de thons de Pizzo qui, il y a encore 20 ans, à la Saint Antoine, sacrifiaient un agneau, en répandaient Ie sang dans la madrague peu de temps avant que Ie raïs hisse une bannière rouge signalant l’entrée des thons. Il reste que, pour mettre en jeu Ie sang, cet acte propitiatoire s’ accomplit, dans la chasse a l’ espadon, comme transgression d’un interdit. Le fait qu’il s’agisse d’une jeune fille pubère dit toute l’ambivalence autour du sang, rappelle dans sa valence négative, Ie danger que provoque Ie contact du sang menstruel et de l’équipement de chasse dans les sociétés de chasseurs. Ainsi, chez les Esquimaux du Nord de l’Alaska ou, «si une jeune fille touchait une arme lors de ses première règles, l’arme devenait inutile car ne pouvait plus tuer Ie gibier », (SPENCER,1959). ou chez les Washo ou d’équipement de chasse était tabou aux femmes et plus encore lorsqu’elles avaient leurs règles. ».
Imbriquée dans un ensemble de signes et d’actes relevant d’un univers magico-religieux propre a la culture méridionale du sud de l’Italie, cette pratique de transgression atteste que, s’agissant de la pêche à l’espadon enracinée dans l’histoire très ancienne des sociétés de chasseurs, c’est avant tout de la représentation que se font les hommes de leur rapport au sang qu’il est question. Il est une autre opération qui nous parait attester a la fois l’archaïcité de cette chasse et Ie fait qu’elle mette en jeu un univers de valeurs centre sur Ie sang.
A l’intérieur même de la chaine des opérations qui separent Ie harponnage de la partition du ciuffu, Ie trace de cette croix qui, comme telle reste très obscure aux pêcheurs, si ce n’est pour la lier a conjuration du mauvais sort.
Celle-ci, tracée près de l’œil droit, telle une griffure, représente un motif géomètrique assimilable a une croisure. Elle se compose donc d’un ensemble de lignes qui définissent un espace, une partition d’une zone de chair en 16 carrés. Autre caractéristique spécifique : cette croix n’a jamais été tracée que sur l’espadon, selon les témoignages de la mémoire orale. Dans Ie déroulement des diverses opérations qui se succèdent du harponnage a la partition, elle clôt la phase du harponnage et de la récupération du gibier, et se trouve dans Ie temps plus proche de la mise a mort. Dans l’ancienne embarcation, Ie luntri, la proximité spatiale du harponneur et du gibier pouvant laisser à penser que Ie harponneur lanciaturi de par son rôle, Ie plus prestigieux, était Ie plus prédestiné à tracer cette croix. Tel n’était pas Ie cas, Ie harponneur devant demeurer comme séparé du gibier halieutique. Griffé par un rameur, aujourd’hui un marin, dés l’espadon hissé à bord, tout se passe comme si ce signe remplissait une triple fonction : éloigner une malédiction potentielle, manifester que la chasse a été fructueuse, rendre possible la partition en tant qu’écoulement de sang.
Sa place dans la chaîne opératoire Ie constitue objectivement comme opérateur d’éloigne- ment de séparation et simultanément de partition.
Le harponneur, comme tabou, et dés lors un moment éloigné, passe de la fonction de sacrificateur qui met à mort a celle de boucher sacré qui prélève une part. La croix désigne par avance, dans la zone qui voisine son trace, la tête, en la valorisant du même coup à la différence de toutes les autres parties du corps, Ie lieu ou s’effectuera la découpe. De cette tête, il ne restera rien. Il s’agit d’une véritable réduction qui supprime toute les excroissances : rostre, œil, bosse post-frontale.
Faut-il aller au-delà d’une tentative d’interprétation de la signification d’un tel signe dans Ie rapport que celui-ci entretient avec l’ensemble des opérations matérielles et symboliques dans lequel il s’insère? Notons que cet ensemble est une imbrication hétéroclite d’éléments magiques et d’éléments religieux, procédant d’une symbolique chrétienne. Comme telle, la carduta da cruci est inconnue du proche monde paysan, comme des pêcheurs qui ne pratiquent pas ou n’ont pas pratiqué la chasse a l’espadon. Elle ne figure pas dans Ie système des multiples signes qui ornent la proue des embarcations. Unique, elle l’est comme l’étaient les couleurs peintes revêtant Ie luntri (l’ancienne embarcation) : noir pour la coque, route pour Ie vaigrage, vert pour les banes de nage. Ce trait distinctif, comme la zone qu’il désigne, la tête, apparait comme coupe de son histoire, résidu symbolique déposé là dans un rapport millénaire entre les hommes et un gibier halieutique.

reconstitution d'une ancienne Luntri avec ses teintes traditionnelles

reconstitution d’une ancienne Luntri avec ses teintes traditionnelles

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Avec Athénée, nous ne savons même pas si elle était déjà tracée, quelle zone du corps a découper, à manger, elle pouvait valoriser.
Un concours de circonstances veut, ici, que l’archéologie, la paléontologie offrent l’apport d’informations qui peuvent constituer comme une piste de recherches.
C’est en effet sur un fragment de céramique peinte d’origine « Moziese » qu’elle se trouve reproduite, constituant l’un des onze motifs linéaires de la céramique phénicienne (BISI, 1967) a décoration métopale datant du VIlle siècle avant J.-C., céramique provenant quasi exclusivement des nécropoles archaïques à incinération. Présente sur des urnes cinéraires contenant des restes d’os brisés humains, cette croisure l’est encore sur les objets en os de sanglier de l’art mobilier du néolithique inférieur provenant de l’ abri de Gaban dans le Trentin, particulièrement une plaquette osseuse. Ces motifs géométriques, dont cette croisure, présentent de nombreuses affinités avec ceux decouverts dans la région des Portes de Fer du Danube. Pour Paolo Graziosi, qui a étudié ces objets de l’abri de Gaban, leurs traits, motifs rhombiques « rappellent l’influence artistique de la zone méditerranéenne et surtout la zone des Balkans, confirmés par le retour d’une décoration géométrique typique d’une communauté qui conserve encore les traditions des peuples chasseurs» (BERNARDINI,1983). Sans doute ne s’agit-il là que de premiers indices encore fragiles, mais qui attentent l’ archaïsme de cette « croix », de ce motif géométrique appartenant à l’art préhistorique « typique de communautés (… ) de chasseurs ». Ne serait-ce qu’au titre d’une coïncidence et de l’imagination nécessaire pour penser aux limites, cet opérateur symbolique n’appartient-il pas a un rituel extrêmement ancien, profondement lié à la mort et à la chasse? Enigmatique en son origine, comme en sa signification subjective, sa place dans une chaine opératoire révèle que, s’agissant de la découpe et de la partition de l’espadon, elle les inscrit dans un rituel mettant en jeu le rapport de l’homme au sang, permettant de décoder la logique inhérente a ces opérations.

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