Gottfried August Bürger est le prototype du poète romantique allemand maudit ; sa vie aura été marquée par une longue suite de drames et de tourments. Fils de pasteur, il commence par étudier la théologie à Halle, puis le droit à Göttingen où il découvre la jeune poésie allemande alors influencée par Klopstock et Wieland.
Marié avec Dorothea Mariann Leonart, il tombe amoureux de sa belle-sœur, Augusta Maria Wilhelmine Eva (« Molly ») qu’il finira par épouser après la mort de sa femme. Mais après un an de mariage, celle-ci meurt en couche. Titulaire d’un emploi médiocre, il sombre alors dans la dépression et la misère. Son troisième mariage avec une jeune fille de Stuttgart, Elise Hahn, qui s’était offerte à lui dans dans une épitre en vers, se termine par un divorce.
Miné par les problèmes matériels, les critiques de ses pairs, notamment Schiller, et pour finir la tuberculose, il se pend à Göttingen à l’âge de 47 ans.
Ses écrits les plus connus sont la ballade de Lenore (1773), (l’Elégie (1776), une traduction de Macbeth (1783), la version allemande des Aventures du baron de Münchhausen (1786), la petite fleur enchantée (1789),
En 1773, année de la parution de sa ballade la plus célèbre, Lenore, Bürger fréquente à Göttingen le cercle littéraire du….composé des poètes Voss, Cramer, Leisewitz. Bürger se passionne à l’époque comme beaucoup de poètes de sa génération pour les contes populaires de l’Europe du nord; il a pour livre de chevet à cette époque un recueil de ballades écossaises, Relicts of ancient poetry publié en 1765 en Angleterre par un ecclésiastique, B. Percy et recueille les légendes et récits populaires. La légende veut que ce serait au cours d’un voyage dans sa patrie qu’il aurait eu l’idée de cette ballade en entendant une jeune paysanne chanter les vers suivants :
La lune est claire Les morts vont si vite à cheval Dis, chère amie, ne frissonnes-tu pas?
Mais il existe dans le recueil édité par Percy une ballade au thème semblable « l’esprit de Sweet William » et l’homme de lettres William Taylor qui devait éditer plus tard la première version anglaise de Lenore rapproche pour sa part cette ballade d’une « obscure ballade anglaise » appelée « The Suffolk Miracle « .
La forme littéraire choisie par Bürger sera la ballade, dont il créera le genre en Allemagne et qui sera repris ensuite par de nombreux poètes comme Gœthe, Schiller, Uhland, Wielnad.
A la fin de 1803, Madame de Staël se rend en Allemagne avec son compagnon d’alors Benjamin Constant où elle est reçue avec tous les honneurs, elle découvre ainsi la littérature de ce pays alors totalement inconnue en France et en particulier la ballade de Bürger alors très en vogue. De ce voyage naîtra quelques années plus tard son essai « De l’Allemagne » publié pour la première fois à Londres en 1813 et en France en 1814 (après la destruction des épreuves de la première édition de 1810 par Napoléon) qui décrit une Allemagne sentimentale et candide qui aura une grande influence sur le regard que les Français porteront sur ce pays au XIXe siècle.
Voici ce qu’écrivait Madame de Staël au sujet de l’œuvre de Bürger :
« en Allemagne, la terreur, les revenants et les sorciers plaisent au peuple comme aux hommes éclairés; c’est un reste de la mythologie du Nord; c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux. Bürger est celui qui a le mieux saisi cette veine de superstition qui conduit si loin dans le fond du cœur. Celui qui n’a pas lu Lenore dans le texte ne peut se faire une idée du mérite étonnant de cette romance : toutes les images, tous les bruits en rapports avec la situation de l’âme, sont merveilleusement exprimés par la poésie : les syllabes, les rythmes, tout l’art des paroles et de leur sens est employé pour exciter la terreur. La rapidité des pas du cheval semble plus solennelle et plus lugubre que la lenteur même d’une marche funèbre. L’énergie avec laquelle le cheval hâte sa course, cette pétulance de la mort cause un trouble inexprimable; et l’on se croit emporté par le fantôme, comme la malheureuse qu’il entraîne avec lui dans l’abîme ».
La ballade de Lenore a eu une influence profonde sur le développement de la littérature romantique en Europe en particulier en Angleterre où elle favorise le renouveau du mode littéraire de la ballade à la fin du XVIIIe siècle. Selon le germaniste John George Robertson :
« [Lenore] a exercé dans la littérature mondiale une influence plus étendue que peut-être tout autre poème. […] Comme une traînée de poudre, cette ballade remarquable a balayé l’Europe, de l’Ecosse à la Pologne et à la Russie , de la Scandinavie à l’Italie . L’image fantastique de l’étrange cavalier au cheval fantomatique qui porte Lenore à sa perte a retenti dans toutes les littératures et a constitué pour beaucoup de jeunes âmes sensibles la révélation d’une nouvelle forme poétique. Aucune autre production du mouvement artistique du » Sturm und Drang « – pas même le Werther de Goethe, paru quelques mois plus tard – n’a eu des effets aussi profonds sur les autres littératures que le Lenore de Bürger, il a puissamment participé à la naissance du mouvement romantique en Europe».
De la même manière,le spécialiste de la littérature britannique Marti Lee écrit que Bürger, grâce à son œuvre, est l’un des pères fondateurs de la production artistique du XIXe et XXe siècle basée sur l’exploitation du fantastique morbide et du sentiment de l’horreur et notamment les œuvres mettant en scène des revenants et des vampires.
La première traduction anglaise de la ballade de Bürger a été réalisée en 1790 par l’homme de lettres William Taylor et été éditée en mars 1796. Elle sera suivie de nombreuses autres traductions, celles de Walter Scott en 1794, celles de William Robert Spencer , Henry James Pye et John Thomas Stanley en 1796 et enfin des traductions de James Beresford et Dante Gabriel Rossetti publiées respectivement en 1800 et 1844, et qui sont considérées comme les traductions les plus fidèles de l’œuvre de Bürger.
Il faudra attendre 1827 pour connaître la première traduction de la ballade en français réalisée parle journaliste et homme politique français Ferdinand Flocon. Gérard de Nerval qui était obsédé par le texte a publié cinq traductions successives : deux en prose et trois en vers.
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–––– La ballade de Lénore, 1ère traduction en prose de Gérard de Nerval en 1829 ––––––––––––––––
Lénore se lève au point du jour, elle échappe à de tristes rêves : « Wilhelm, mon époux ! es-tu mort ? es-tu parjure ? Tarderas-tu longtemps encore ? » Le soir même de ses noces il était parti pour la bataille de Prague, à la suite du roi Frédéric, et n’avait depuis donné aucune nouvelle de sa santé.
Mais le roi et l’impératrice, las de leurs querelles sanglantes, s’apaisant peu à peu, conclurent enfin la paix ; et cling ! et clang ! au son des fanfares et des timbales, chaque armée, se couronnant de joyeux feuillages, retourna dans ses foyers.
Lenore – William Blake – 1796
Et partout et sans cesse, sur les chemins, sur les ponts, jeunes et vieux, fourmillaient à leur rencontre. « Dieu soit loué ! » s’écriaient maint enfant, mainte épouse. « Sois le bien venu ! » s’écriait mainte fiancée. Mais, hélas ! Lénore seule attendait en vain le baiser du retour.
Elle parcourt les rangs dans tous les sens ; partout elle interroge. De tous ceux qui sont revenus, aucun ne peut lui donner de nouvelles de son époux bien aimé. Les voilà déjà loin : alors, arrachant ses cheveux , elle se jette à terre et s’y roule avec délire.
Lénore – illustration de Franz Kolbrand – 1920
Sa mère accourt : « Ah ! Dieu t’assiste ! Qu’est-ce donc, ma pauvre enfant ? » et elle la serre dans ses bras. « Oh ! ma mère, ma mère, il est mort ! mort ! que périsse le monde et tout ! Dieu n’a point de pitié ! Malheur ! malheur à moi !
— » Dieu nous aide et nous fasse grâce ! Ma fille, implore notre père : ce qu’il fait est bien fait, et jamais il ne nous refuse son secours. — Oh ! ma mère, ma mère ! vous vous trompez Dieu m’a abandonnée : à quoi m’ont servi mes prières ? à quoi me serviront-elles ?
— » Mon Dieu ! ayez pitié de nous ! Celui qui connait le père sait bien qu’il n’abandonne pas ses enfants : le Très-Saint-Sacrement calmera toutes tes peines! — Oh ! ma mère, ma mère !…. Aucun sacrement ne peut rendre la vie aux morts !…..
— » Mon Dieu ! ayez pitié de nous. N’entrez point en jugement avec ma pauvre enfant ; elle ne sait pas la valeur de ses paroles….. ne les lui comptez pas pour des péchés ! Ma fille, oublie les chagrins de la terre ; pense à Dieu et au bonheur céleste ; car il te reste un époux dans le ciel !
Le Blasphème ou Lénore – Octave Penguilly gravure Louis – 1842
— » Oh ! ma mère , qu’est-ce que le bonheur ? Ma mère, qu’est-ce que l’enfer ?….. Le bonheur est avec Wilhelm, et l’enfer sans lui ! Éteins-toi, flambeau de ma vie, éteins-toi dans l’horreur des ténèbres ! Dieu n’a point de pitié…. Oh ! malheureuse que je suis ! »
Ainsi le fougueux désespoir déchirait son cœur et son âme, et lui faisait insulter à la providence de Dieu. Elle se meurtrit le sein, elle se tordit les bras jusqu’au coucher du soleil, jusqu’à l’heure où les étoiles dorées glissent sur la voûte des cieux.
Mais au dehors quel bruit se fait entendre ? Trap ! trap ! trap !….. C’est comme le pas d’un cheval. Et puis il semble qu’un cavalier en descende avec un cliquetis d’armures ; il monte les degrés…. Écoutez ! écoutez !… La sonnette a tinté doucement… Klinglingling ! et, à travers la porte, une douce voix parle ainsi :
— » Holà ! holà ! ouvre-moi, mon enfant ! Veilles-tu ? ou dors-tu ? Es-tu dans la joie ou dans les pleurs ? — Ah ! Wilhelm ! c’est donc toi ! si tard dans la nuit !… Je veillais et je pleurais….. Hélas ! j’ai cruellement souffert…. D’où viens-tu donc sur ton cheval ?
— » Nous ne montons à cheval qu’à minuit; et j’arrive du fond de la Bohême : c’est pourquoi je suis venu tard, pour te remmener avec moi. — Ah! Wilhelm, entre ici d’abord ; car j’entends le vent siffler dans la forêt…..
— » Laisse le vent siffler dans la forêt, enfant ; qu’importe que le vent siffle. Le cheval gratte la terre, les éperons résonnent ; je ne puis pas rester ici. Viens, Lénore, chausse-toi, saute en croupe sur mon cheval ; car nous avons cent lieues à faire pour atteindre à notre demeure.
Lénore – illustration 1796
— » Hélas ! comment veux-tu que nous fassions aujourd’hui cent lieues, pour atteindre à notre demeure ? Écoute ! la cloche de minuit vibre encore. — Tiens ! tiens ! comme la lune brille !…. Nous et les morts, nous allons vite ; je gage que je t’y conduirai aujourd’hui même.
— Dis-moi donc où est ta demeure ?
Y a-t-il place pour moi ? — Pour nous deux. Viens, Lénore, saute en croupe : le banquet de noces est préparé, et les conviés nous attendent. »
La jeune fille se chausse, s’élance, saute en croupe sur le cheval ; et puis en avant ; hop ! hop ! hop ! Ainsi retentit le galop…. Cheval et cavalier respiraient à peine ; et, sous leurs pas, les cailloux étincelaient.
Oh ! comme à droite, à gauche, s’envolaient à leur passage, les prés, les bois et les campagnes ; comme sous eux les ponts retentissaient ! « — A-t-elle peur, ma mie ? La lune brille….. Hurra ! les morts vont vite. A-t-elle peur des morts ? — Non….. Mais laisse les morts en paix !
Lénore. Les morts vont vite – Ary Scheffer – début XIXe siècle
» Qu’est-ce donc là-bas que ce bruit et ces chants ? Où volent ces nuées de corbeaux ? Écoute….. c’est le bruit d’une cloche ; ce sont les chants des funérailles : « Nous avons un mort à ensevelir. » Et le convoi s’approche accompagné de chants qui semblent les rauques accents des hôtes des marécages.
― » Après minuit vous ensevelirez ce corps avec tout votre concert de plaintes et de chants sinistres : moi, je conduis mon épousée, et je vous invite au banquet de mes noces. Viens, chantre, avance avec le chœur, et nous entonne l’hymne du mariage. Viens, prêtre, tu nous béniras.
Lénore – illustration tirée du Deutsches Balladenbuch, 1852 réalisé par Adolph Ehrard, Theobald con Oer, Hermann Plüddermann, Ludwig Richter et Carl Schurig
Plaintes et chants , tout a cessé….. la bière a disparu….. Sensible à son invitation , voilà le convoi qui les suit….. Hurra ! hurra ! Il serre le cheval de près, et puis en avant ! Hop ! hop ! hop ! ainsi retentit le galop….. Cheval et cavalier respiraient à peine, et sous leurs pas les cailloux étincelaient.
Léonore – Horace Vernet – 1839
Oh! comme à droite, à gauche s’envolaient à leur passage les prés, les bois et les campagnes. Et comme à gauche, à droite, s’envolaient les villages, les bourgs et les villes. — « A-t-elle peur, ma mie ? La lune brille Hurra! les morts vont vite….. A-t-elle peur des morts ? — Ah ! laisse donc les morts en paix.
― » Tiens ! tiens ! vois-tu s’agiter, auprès de ces potences, des fantômes aériens, que la lune argente et rend visibles ? Ils dansent autour de la roue. Çà ! coquins, approchez ; qu’on me suive et qu’on danse le bal des noces….. Nous allons au banquet joyeux. »
Leonora – William Blake – 1796
Husch ! husch ! husch ! toute la bande s’élance après eux, avec le bruit du vent, parmi les feuilles desséchées : et puis en avant ! Hop ! hop ! hop ! ainsi retentit le galop. Cheval et cavalier respiraient à peine, et sous leurs pas les cailloux étincelaient.
Oh ! comme s’envolait, comme s’envolait au loin tout ce que la lune éclairait autour d’eux !…. Comme le ciel et les étoiles fuyaient au-dessus de leurs têtes! » — A-t-elle peur, ma mie ? La lune brille…. Hurra ! les morts vont vite….. — Oh mon Dieu ! laisse en paix les morts.
Lénore – illustration de Uwe Pfeiffer
— » Courage, mon cheval noir. Je crois que le coq chante : le sablier bientôt sera tout écoulé….. Je sens l’air du matin Mon cheval , hâte-toi….. Finie , finie est notre course ! J’aperçois notre demeure…. Les morts vont vite….. Nous voici ! »
Il s’élance à bride abattue contre une grille en fer, la frappe légèrement d’un coup de cravache….. Les verroux se brisent, les deux battants se retirent en gémissant. L’élan du cheval l’emporte parmi des tombes qui, à l’éclat de la lune, apparaissent de tous côtés.
Lenore – illustration de Frank Kirchbach – 1896
Ah ! voyez !… au même instant s’opère un effrayant prodige : hou ! hou ! le manteau du cavalier tombe pièce à pièce comme de l’amadou brûlée ; sa tête n’est plus qu’une tête de mort décharnée, et son corps devient un squelette qui tient une faux et un sablier.
Le cheval noir se cabre furieux, vomit des étincelles, et soudain….. hui ! s’abîme et disparaît dans les profondeurs de la terre : des hurlements , des hurlements descendent des espaces de l’air, des gémissements s’élèvent des tombes souterraines….. Et le cœur de Lénore palpitait de la vie à la mort.
Lénore – illustration 1796
Et les esprits, à la clarté de la lune, se formèrent en rond autour d’elle, et dansèrent chantant ainsi : « Patience ! patience ! quand la peine brise ton cœur, ne blasphème[1] jamais le Dieu du ciel ! Voici ton corps délivré….. que Dieu fasse grâce à ton âme ! »
Le cimetière ou Lénore – Octave Penguilly gravure Louis – 1842
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Pour connaître la version originale allemande de Bürger, la version anglaise et de nombreuses illustrations réalisées sur le thème, c’est ICI.
Pour connaître les différentes versions françaises et le texte original (Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits »), c’est ICI.
Statue de Hans Christian Andersen (1805-1875) à Central Park, New-York.
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Le conte Les Cygnes sauvages est paru en 1838 est inspiré d’un conte traditionnel danois publié en 1823 par un autre danois, Matthias Winther. Il raconte l’histoire d’une jeune princesse nommée Elisa et des ses onze frères qui, après la mort de leur mère et le remariage du Roi leur père, sont victimes de la méchanceté de leur belle-mère à demi sorcière. Elisa sera placée à la campagne chez des paysans et ses onze frères transformés en cygnes qui s’envolent et disparaissent. A l’âge de quinze ans, la jeune princesse qui n’a pas oublié ses frères décide de partir à leur recherche. Elle les retrouve enfin mais ceux-ci lui explique qu’ils ne sont humains que la nuit, l’orée du jour les voit se transformer de nouveaux en oiseaux. Mais une fée vient la nuit à son secours en lui expliquant dans l’un de ses rêves comment rompre le sortilège : elle doit leur confectionner onze cottes de mailles à manches longues et les jeter sur eux à midi mais pour que le remède réussisse, elle doit garder absolument le silence tant que son travail n’est pas achevé. Elle entreprend aussitôt son travail. En ramassant des orties dans la forêt, elle rencontre une chasse conduite par le roi du pays voisin qui tombe immédiatement amoureux d’elle et l’emmène sur son cheval dans son royaume pour l’épouser. En attendant le jour du mariage, elle continue à tisser et coudre les cotes de mailles pour ses frères mais une nuit qu’elle ramassait des orties dans un cimetière parce qu’elle n’avait plus de lin, elle est surprise par l’archevêque qui la traite de sorcière et est condamnée à être brûlée vive. Obligée de se taire pour sauver ses frères, elle ne pu se défendre. Dans l’attente de son supplice, la brave jeune fille continue de confectionner ses cottes de mailles en espérant parvenir à les achever avant son supplice. C’est heureusement ce qui se produira… Le jour où elle est conduite au bûcher, onze cygnes se posent près d’elle et se transforment en beaux jeunes hommes. Tout le monde s’explique, la princesse épousera son roi et ils vivront heureux et auront beaucoup d’enfants…
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illustration Anna et Elena Balbusso
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
» Bien loin d’ici, là où s’envolent les hirondelles quand nous sommes en hiver, habitait un roi qui avait onze fils et une fille, Elisa. Les onze fils, quoique princes, allaient à l’école avec décorations sur la poitrine et sabre au côté ; ils écrivaient sur des tableaux en or avec des crayons de diamant et apprenaient tout très facilement, soit par cœur soit par leur raison ; on voyait tout de suite que c’étaient des princes. »
Illustrations de Anton Lomaev.
« Leur sœur Elisa était assise sur un petit tabouret de cristal et avait un livre d’images qui avait coûté la moitié du royaume. Ah ! ces enfants étaient très heureux, mais ça ne devait pas durer toujours. »
les Cygnes sauvages – illustration Anton Lomaev
» La semaine suivante, elle envoya Elisa à la campagne chez quelque paysan et elle ne tarda guère à faire croire au roi tant de mal sur les pauvres princes que Sa Majesté ne se souciait plus d’eux le moins du monde. »
Leur père, roi du pays, se remaria avec une méchante reine, très mal disposée à leur égard. Ils s’en rendirent compte dès le premier jour : tout le château était en fête ; comme les enfants jouaient « à la visite », au lieu de leur donner, comme d’habitude, une abondance de gâteaux et de pommes au four, elle ne leur donna que du sable dans une tasse à thé en leur disant « de faire semblant ». La semaine suivante, elle envoya Elisa à la campagne chez quelque paysan et elle ne tarda guère à faire croire au roi tant de mal sur les pauvres princes que Sa Majesté ne se souciait plus d’eux le moins du monde. – Envolez-vous dans le monde et prenez soin de vous-même ! dit la méchante reine, volez comme de grands oiseaux, mais muets. Elle ne put cependant leur jeter un sort aussi affreux qu’elle l’aurait voulu : ils se transformèrent en onze superbes cygnes sauvages et, poussant un étrange cri, ils s’envolèrent par les fenêtres du château vers le parc et la forêt.
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
Illustration par N. Goltz – 2006
« – Envolez-vous dans le monde et prenez soin de vous-même ! dit la méchante reine, volez comme de grands oiseaux, mais muets. Elle ne put cependant leur jeter un sort aussi affreux qu’elle l’aurait voulu : ils se transformèrent en onze superbes cygnes sauvages et, poussant un étrange cri, ils s’envolèrent par les fenêtres du château vers le parc et la forêt. »
les cygnes sauvages – illustration Yvonne Gilbert
les Cygnes sauvages – illustration Jennie Harbour
les Cygnes sauvages – illustration Anton Lomaev
Ce fut le matin, de très bonne heure qu’ils passèrent au-dessus de l’endroit où leur sœur Elisa dormait dans la maison du paysan ; ils planèrent au-dessus du toit, tournant leurs longs cous de tous côtés, battant des ailes, mais personne ne les vit ni ne les entendit, alors il leur fallut poursuivre très haut, près des nuages, loin dans le vaste monde. Ils atteignirent enfin une sombre forêt descendant jusqu’à la grève. La pauvre petite Elisa restait dans la salle du paysan à jouer avec une feuille verte – elle n’avait pas d’autre jouet –, elle s’amusait à piquer un trou dans la feuille et à regarder le soleil au travers, il lui semblait voir les yeux clairs de ses frères. Lorsqu’elle eut quinze ans, elle rentra au château de son père et quand la méchante reine vit combien elle était belle, elle entra en grande colère et se prit à la haïr, elle l’aurait volontiers changée en cygne sauvage comme ses frères, mais elle n’osa pas tout d’abord, le roi voulant voir sa fille. De bonne heure, le lendemain, la reine alla au bain, fait de marbre et garni de tentures de toute beauté. Elle prit trois crapauds. Au premier, elle dit : – Pose-toi sur la tête d’Elisa quand elle entrera dans le bain, afin qu’elle devienne engourdie comme toi. – Pose-toi sur son front, dit-elle au second, afin qu’elle devienne aussi laide que toi et que son père ne la reconnaisse pas. – Pose-toi sur son cœur, dit-elle au troisième, afin qu’elle devienne méchante et qu’elle en souffre.
Illustration par N. Goltz – 2006
« De bonne heure, le lendemain, la reine alla au bain, fait de marbre et garni de tentures de toute beauté. Elle prit trois crapauds. Au premier, elle dit : – Pose-toi sur la tête d’Elisa quand elle entrera dans le bain, afin qu’elle devienne engourdie comme toi. – Pose-toi sur son front, dit-elle au second, afin qu’elle devienne aussi laide que toi et que son père ne la reconnaisse pas. – Pose-toi sur son cœur, dit-elle au troisième, afin qu’elle devienne méchante et qu’elle en souffre. »Elle lâcha les crapauds dans l’eau claire qui prit aussitôt une teinte verdâtre, appela Elisa, la dévêtit et la fit descendre dans l’eau ».
les cygnes sauvages – illustration Yvonne Gilbert : la méchante Reine
illustration Anna et Elena Balbusso
« A l’instant le premier crapaud se posa dans ses cheveux, le second sur son front, le troisième sur sa poitrine, sans qu’Elisa eût l’air seulement de s’en apercevoir. Dès que la jeune fille fut sortie du bain, trois coquelicots flottèrent à la surface »
les cygnes sauvages – illustration Yvonne Gilbert
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
les Cygnes sauvages – illustration Anton Lomaev
Elle lâcha les crapauds dans l’eau claire qui prit aussitôt une teinte verdâtre, appela Elisa, la dévêtit et la fit descendre dans l’eau. A l’instant le premier crapaud se posa dans ses cheveux, le second sur son front, le troisième sur sa poitrine, sans qu’Elisa eût l’air seulement de s’en apercevoir. Dès que la jeune fille fut sortie du bain, trois coquelicots flottèrent à la surface ; si les bêtes n’avaient pas été venimeuses, elles se seraient changées en roses pourpres, mais fleurs elles devaient tout de même devenir d’avoir reposé sur la tête et le cœur d’Elisa, trop innocente pour que la magie pût avoir quelque pouvoir sur elle.
Voyant cela, la méchante reine se mit à la frotter avec du brou de noix, enduisit son joli visage d’une pommade nauséabonde et emmêla si bien ses superbes cheveux qu’il était impossible de reconnaître la belle Elisa.Son père en la voyant en fut tout épouvanté et ne voulut croire que c’était là sa fille, personne ne la reconnut, sauf le chien de garde et les hirondelles, mais ce sont d’humbles bêtes dont le témoignage n’importe pas.
illustration Anna et Elena Balbusso
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
» Alors la pauvre Elisa pleura en pensant à ses onze frères, si loin d’elle. Désespérée, elle se glissa hors du château et marcha tout le jour à travers champs et marais vers la forêt. Elle ne savait où aller, mais dans sa grande tristesse et son regret de ses frères, qui chassés comme elle erraient sans doute de par le monde, elle résolut de les chercher, de les trouver. »
Illustration par N. Goltz – 2006
illustration Anna et Elena Balbusso
» La nuit tomba vite dans la forêt, elle ne voyait ni chemin ni sentier, elle s’étendit sur la mousse moelleuse et appuya sa tête sur une souche d’arbre.Toute la nuit, elle rêva de ses frères. »
Les cygnes sauvages – illustration Yvonne Gilbert
les Cygnes sauvages – illustration Anton Lomaev
« Toute la nuit, elle rêva de ses frères. Ils jouaient comme dans leur enfance, écrivaient avec des crayons en diamants sur des tableaux d’or et feuilletaient le merveilleux livre d’images qui avait coûté la moitié du royaume ; mais sur les tableaux d’or ils n’écrivaient pas comme autrefois seulement des zéros et des traits, mais les hardis exploits accomplis, tout ce qu’ils avaient vu et vécu. »
illustration Anna et Elena Balbusso
« Lorsqu’elle s’éveilla, le soleil était haut dans le ciel, elle ne pouvait le voir car les grands arbres étendaient leurs frondaisons épaisses, mais ses rayons jouaient là-bas comme une gaze d’or ondulante.Elle entendait un clapotis d’eau, de grandes sources coulaient toutes vers un étang au fond de sable fin. Des buissons épais l’entouraient mais, à un endroit, les cerfs avaient percé une large ouverture par laquelle Elisa put s’approcher de l’eau si limpide que, si le vent n’avait fait remuer les branches et les buissons, elle aurait pu les croire peints seulement au fond de l’eau, tant chaque feuille s’y reflétait clairement. Dès qu’elle y vit son propre visage, elle fut épouvantée, si noir et si laid ! Mais quand elle eut mouillé sa petite main et s’en fut essuyé les yeux et le front, sa peau blanche réapparut. Alors elle retira tous ses vêtements et entra dans l’eau fraîche et vraiment, telle qu’elle était là, elle était la plus charmante fille de roi qui se pût trouver dans le monde. »
les cygnes sauvages – illustration Yvonne Gilbert
Une fois rhabillée, quand elle eut tressé ses longs cheveux, elle alla à la source jaillissante, but dans le creux de sa main et s’enfonça plus profondément dans la forêt sans savoir elle-même où aller. Elle pensait toujours à ses frères, elle pensait à Dieu, si bon, qui ne l’abandonnerait sûrement pas, lui qui fait pousser les pommes sauvages pour nourrir ceux qui ont faim. Et justement il lui fit voir un de ces arbres dont les branches ployaient sous le poids des fruits ; elle en fit son repas, plaça un tuteur pour soutenir les branches et s’enfonça au plus sombre de la forêt. Le silence était si total qu’elle entendait ses propres pas et le craquement de chaque petite feuille sous ses pieds. Nul oiseau n’était visible, nul rayon de soleil ne pouvait percer les ramures épaisses, et les grands troncs montaient si serrés les uns près des autres, qu’en regardant droit devant elle, elle eût pu croire qu’une grille de poutres l’encerclait. Jamais elle n’avait connu pareille solitude ! La nuit fut très sombre, aucun ver luisant n’éclairait la mousse. Elle se coucha pour dormir. Alors il lui sembla que les frondaisons s’écartaient, que Notre-Seigneur la regardait d’en haut avec des yeux très tendres, que de petits anges passaient leur tête sous son bras. Elle ne savait, en s’éveillant, si elle avait rêvé ou si c’était vrai.
« Jamais elle n’avait connu pareille solitude ! La nuit fut très sombre, aucun ver luisant n’éclairait la mousse. Elle se coucha pour dormir. Alors il lui sembla que les frondaisons s’écartaient, que Notre-Seigneur la regardait d’en haut avec des yeux très tendres, que de petits anges passaient leur tête sous son bras. Elle ne savait, en s’éveillant, si elle avait rêvé ou si c’était vrai. »
« Elle fit quelques pas et rencontra une vieille femme portant des baies dans un panier et qui lui en offrit. Elisa lui demanda si elle n’avait pas vu onze princes chevauchant à travers la forêt. – Non, dit la vieille, mais hier j’ai vu onze cygnes avec des couronnes d’or sur la tête nageant sur la rivière tout près d’ici. » Illustration par N. Goltz – 2006
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
Elle fit quelques pas et rencontra une vieille femme portant des baies dans un panier et qui lui en offrit. Elisa lui demanda si elle n’avait pas vu onze princes chevauchant à travers la forêt. – Non, dit la vieille, mais hier j’ai vu onze cygnes avec des couronnes d’or sur la tête nageant sur la rivière tout près d’ici. Elle conduisit Elisa un bout de chemin jusqu’à un talus au pied duquel serpentait la rivière. Les arbres sur ses rives étendaient les unes vers les autres leurs branches touffues. Elisa dit adieu à la vieille femme et marcha le long de la rivière jusqu’à son embouchure sur le rivage. Toute l’immense mer splendide s’étendait devant la jeune fille, mais aucun voilier n’était en vue ni le moindre bateau. Comment pourrait-elle aller plus loin ? Elle considéra les innombrables petits galets sur la grève, l’eau les avait tous polis et arrondis en les roulant. – L’eau roule inlassablement et par elle ce qui est dur s’adoucit, moi, je veux être tout aussi inlassable qu’elle. Merci à vous pour cette leçon, vagues claires qui roulez ! Un jour, mon cœur me le dit, vous me porterez jusqu’à mes frères chéris. Sur le varech rejeté par la mer, onze plumes de cygne blanches étaient tombées, elle en fit un bouquet, des gouttes d’eau s’y trouvaient, rosée ou larmes, qui eût pu le dire ? La plage était déserte mais Elisa ne sentait pas sa solitude, car la mer est éternellement changeante, bien plus différente en quelques heures qu’un lac intérieur en une année. Vers la fin du jour, Elisa vit onze cygnes sauvages avec des couronnes d’or sur la tête. Ils volaient vers la terre l’un derrière l’autre, et formaient un long ruban blanc. Vite, la jeune fille remonta le talus et se cacha derrière un buisson, les cygnes se posèrent tout près d’elle et battirent de leurs grandes ailes blanches. Mais à l’instant où le soleil disparut dans les flots, leur plumage de cygne tomba subitement et elle vit devant elle onze charmants princes : ses frères.
Illustration de Anton Lomaev.
« Toute l’immense mer splendide s’étendait devant la jeune fille, mais aucun voilier n’était en vue ni le moindre bateau. Comment pourrait-elle aller plus loin ? Elle considéra les innombrables petits galets sur la grève, l’eau les avait tous polis et arrondis en les roulant. – L’eau roule inlassablement et par elle ce qui est dur s’adoucit, moi, je veux être tout aussi inlassable qu’elle. Merci à vous pour cette leçon, vagues claires qui roulez ! Un jour, mon cœur me le dit, vous me porterez jusqu’à mes frères chéris. »
» Sur le varech rejeté par la mer, onze plumes de cygne blanches étaient tombées, elle en fit un bouquet, des gouttes d’eau s’y trouvaient, rosée ou larmes, qui eût pu le dire ? » – illustration
les Cygnes sauvages – illustration Juan Diaz-Toledo.
» Vers la fin du jour, Elisa vit onze cygnes sauvages avec des couronnes d’or sur la tête. Ils volaient vers la terre l’un derrière l’autre, et formaient un long ruban blanc. Vite, la jeune fille remonta le talus et se cacha derrière un buisson, les cygnes se posèrent tout près d’elle et battirent de leurs grandes ailes blanches. »
Illustration André Pécoud
illustration, N.C. Wyeth
les Cygnes sauvages – illustration, Maxwell Armfield – 1910
illustration, Mabel Lucie Attwell
« Mais à l’instant où le soleil disparut dans les flots, leur plumage de cygne tomba subitement et elle vit devant elle onze charmants princes : ses frères. » – illustration Anna et Elena Balbusso.
Elisa poussa un grand cri, ils avaient certes beaucoup changé mais … elle savait que c’était eux, son cœur lui disait que c’était eux, elle se jeta dans leurs bras, les appela par leurs noms et ils eurent une immense joie de reconnaître leur petite sœur, devenue une grande et ravissante jeune fille. Ils riaient et pleuraient. – Nous, tes frères, dit l’aîné, nous volons comme cygnes sauvages tant que dure le jour, mais lorsque vient la nuit, nous reprenons notre apparence humaine, c’est pourquoi il nous faut toujours au coucher du soleil prendre soin d’avoir une terre où poser nos pieds car si nous volions à ce moment dans les nuages, en devenant des hommes, nous serions précipités dans l’océan profond. Nous n’habitons pas ici, de l’autre côté de l’océan existe un aussi beau pays mais le chemin pour y aller est fort long, il nous faut traverser la mer et il n’y a pas d’île sur le parcours où nous puissions passer la nuit, un rocher seulement émerge de l’eau, si petit qu’il nous faut nous serrer l’un contre l’autre pour nous y reposer et quand la mer est forte, l’eau rejaillit même par-dessus nous, mais nous remercions cependant Dieu pour ce rocher. Nous y passons la nuit sous notre forme humaine, s’il n’était pas là nous ne pourrions pas revoir notre chère patrie car il nous faut deux jours – et les deux plus longs de l’année – pour faire ce voyage. Une fois par an seulement il nous est permis de visiter le pays de nos aïeux. Nous pouvons y rester onze jours ! onze jours pour survoler notre grande forêt et apercevoir de loin notre château natal où vit notre père, la haute tour de l’église où repose notre mère. Les arbres, les buissons nous sont ici familiers, ici les chevaux sauvages courent sur la plaine comme au temps de notre enfance, ici le charbonnier chante encore les vieux airs sur lesquels nous dansions, ici est notre chère patrie, ici enfin nous t’avons retrouvée, toi notre petite sœur chérie. Nous ne pouvons plus rester que deux jours ici, puis il faudra nous envoler pardessus la mer vers un pays certes beau, mais qui n’est pas notre pays. Et comment t’emmènerons-nous ? Nous qui n’avons ni barque, ni bateau ? – Et comment pourrai-je vous sauver ? demanda leur petite sœur. Ils en parlèrent presque toute la nuit. Elisa s’éveilla au bruissement des ailes des cygnes. Les frères de nouveau métamorphosés volaient au-dessus d’elle, puis s’éloignèrent tout à fait ; un seul, le plus jeune, demeura en arrière, il posa sa tête sur les genoux de la jeune fille qui caressa ses ailes blanches. Tout le jour ils restèrent ensemble, le soir les autres étaient de retour, et une fois le soleil couché ils avaient repris leur forme réelle. – Demain, nous nous envolerons d’ici pour ne pas revenir de toute une année, mais nous ne pouvons pas t’abandonner ainsi. As-tu le courage de venir avec nous ? Mon bras est assez fort pour te porter à travers le bois, comment tous ensemble n’aurions-nous pas des ailes assez puissantes pour voler avec toi par dessus la mer ? – Oui, emmenez-moi ! dit Elisa.
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« Ils passèrent toute la nuit à tresser un filet de souple écorce de saule et de joncs résistants. Ce filet devint grand et solide, Elisa s’y étendit et lorsque parut le soleil et que les frères furent changés en cygnes, ils saisirent le filet dans leurs becs et s’envolèrent très haut, vers les nuages, portant leur sœur chérie encore endormie. Comme les rayons du soleil tombaient juste sur son visage, l’un des frères vola au-dessus de sa tête pour que ses larges ailes étendues lui fassent ombrage. »
illustration André Pécoud
les cygnes sauvages – illustration Yvonne Gilbert
Les cygnes sauvages d’Andersen – illustration de Lowell Heiss
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« Ils volaient si haut que le premier voilier apparu au-dessous d’eux semblait une mouette posée sur l’eau. Un grand nuage passait derrière eux, une véritable montagne sur laquelle Elisa vit l’ombre d’elle-même et de ses onze frères en une image gigantesque »
les cygnes sauvages – illustration Yvonne Gilbert
Ils étaient loin de la terre lorsque Elisa s’éveilla, elle crut rêver en se voyant portée au-dessus de l’eau, très haut dans l’air. A côté d’elle étaient placées une branche portant de délicieuses baies mûres et une botte de racines savoureuses, le plus jeune des frères était allé les cueillir et les avait déposées près d’elle, elle lui sourit avec reconnaissance car elle savait bien que c’était lui qui volait au-dessus de sa tête et l’ombrageait de ses ailes.
– Ils volaient si haut que le premier voilier apparu au-dessous d’eux semblait une mouette posée sur l’eau. Un grand nuage passait derrière eux, une véritable montagne sur laquelle Elisa vit l’ombre d’elle-même et de ses onze frères en une image gigantesque, ils formaient un tableau plus grandiose qu’elle n’en avait jamais vu, mais à mesure que le soleil montait et que le nuage s’éloignait derrière eux, ces ombres fantastiques s’effaçaient. Tout le jour, ils volèrent comme une flèche sifflant dans l’air, moins vite pourtant que d’habitude puisqu’ils portaient leur sœur. Un orage se préparait, le soir approchait ; inquiète, Elisa voyait le soleil décliner et le rocher solitaire n’était pas encore en vue. Il lui parut que les battements d’ailes des cygnes étaient toujours plus vigoureux. Hélas ! c’était sa faute s’ils n’avançaient pas assez vite. Quand le soleil serait couché, ils devaient redevenir des hommes, tomber dans la mer et se noyer.
Alors, du plus profond de son cœur monta vers Dieu une ardente prière. Cependant elle n’apercevait encore aucun rocher, les nuages se rapprochaient, des rafales de vent de plus en plus violentes annonçaient la tempête, les nuages s’amassaient en une seule énorme vague de plomb qui s’avançait menaçante.
Le soleil était maintenant tout près de toucher la mer, le cœur d’Elisa frémit, les cygnes piquèrent une descente si rapide qu’elle crut tomber, mais très vite ils planèrent de nouveau. Maintenant le soleil était à moitié sous l’eau, alors seulement elle aperçut le petit récif au-dessous d’elle, pas plus grand qu’un phoque qui sortirait la tête de l’eau. Le soleil s’enfonçait si vite, il n’était plus qu’une étoile – alors elle toucha du pied le sol ferme – et le soleil s’éteignit comme la dernière étincelle d’un papier qui brûle. Coude contre coude, ses frères se tenaient debout autour d’elle, mais il n’y avait de place que pour eux et pour elle. La mer battait le récif, jaillissait et retombait sur eux en cascades, le ciel brûlait d’éclairs toujours recommencés et le tonnerre roulait ses coups répétés.
Illustration, Harry Rountree
« Le soleil était maintenant tout près de toucher la mer »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« les cygnes piquèrent une descente si rapide qu’elle crut tomber » – Illustration de Harry Clarke – 1916.
Illustration de Anton Lomaev.
Illustration de Svend Otto S.
« Maintenant le soleil était à moitié sous l’eau, alors seulement elle aperçut le petit récif au-dessous d’elle, pas plus grand qu’un phoque qui sortirait la tête de l’eau. »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« alors elle toucha du pied le sol ferme – et le soleil s’éteignit comme la dernière étincelle d’un papier qui brûle. Coude contre coude, ses frères se tenaient debout autour d’elle, mais il n’y avait de place que pour eux et pour elle »
Elisa et ses frères-cygnes sur le récif se protégeant de la tempête – illustration de Anna & Elena Balbusso : « Coude contre coude, ses frères se tenaient debout autour d’elle, mais il n’y avait de place que pour eux et pour elle. La mer battait le récif, jaillissait et retombait sur eux en cascades, le ciel brûlait d’éclairs toujours recommencés et le tonnerre roulait ses coups répétés. »
Illustration par N. Goltz – 2006
les Cygnes sauvages – illustration Anton Lomaev
Illustration de Anton Lomaev.
Alors la sœur et les frères, se tenant par la main, chantèrent un cantique où ils retrouvèrent courage. A l’aube, l’air était pur et calme, aussitôt le soleil levé les cygnes s’envolèrent avec Elisa. La mer était encore forte et lorsqu’ils furent très haut dans l’air, l’écume blanche sur les flots d’un vert sombre semblait des millions de cygnes nageant.
« l’écume blanche sur les flots d’un vert sombre semblait des millions de cygnes nageant. »
« Lorsque le soleil fut plus haut, Elisa vit devant elle, flottant à demi dans l’air, un pays de montagnes avec des glaciers brillants parmi les rocs et un château d’au moins une lieue de long, orné de colonnades les unes au-dessus des autres » – Illustration de Anton Lomaev.
Lorsque le soleil fut plus haut, Elisa vit devant elle, flottant à demi dans l’air, un pays de montagnes avec des glaciers brillants parmi les rocs et un château d’au moins une lieue de long, orné de colonnades les unes au-dessus des autres. A ses pieds se balançaient des forêts de palmiers avec des fleurs superbes, grandes comme des roues de moulin. Elle demanda si c’était là le pays où ils devaient aller, mais les cygnes secouèrent la tête, ce qu’elle voyait, disaient-ils, n’était qu’un joli mirage, le château de nuées toujours changeant de la fée Morgane où ils n’oseraient jamais amener un être humain. Tandis qu’Elisa le regardait, montagnes, bois et château s’écroulèrent et voici surgir vingt églises altières, toutes semblables, aux hautes tours, aux fenêtres pointues. Elle croyait entendre résonner l’orgue mais ce n’était que le bruit de la mer. Bientôt les églises se rapprochèrent et devinrent une flotte naviguant au-dessous d’eux, et alors qu’elle baissait les yeux pour mieux voir, il n’y avait que la brume marine glissant à la surface.
Illustrations de Anton Lomaev.
Mais bientôt elle aperçut le véritable pays où ils devaient se rendre, pays de belles montagnes bleues, de bois de cèdres, de villes et de châteaux. Bien avant le coucher du soleil, elle était assise sur un rocher devant l’entrée d’une grotte tapissée de jolies plantes vertes grimpantes, on eût dit des tapis brodés. – Nous allons bien voir ce que tu vas rêver, cette nuit, dit le plus jeune des frères en lui montrant sa chambre. – Si seulement je pouvais rêver comment vous aider ! répondit-elle. Et cette pensée la préoccupait si fort, elle suppliait si instamment Dieu de l’aider que, même endormie, elle poursuivait sa prière. Alors il lui sembla qu’elle s’élevait très haut dans les airs jusqu’au château de la fée Morgane qui venait elle-même à sa rencontre, éblouissante de beauté et cependant semblable à la vieille femme qui lui avait offert des baies dans la forêt.
« Alors il lui sembla qu’elle s’élevait très haut dans les airs jusqu’au château de la fée Morgane qui venait elle-même à sa rencontre, éblouissante de beauté – Tes frères peuvent être sauvés ! dit la fée, mais auras-tu assez de courage et de patience? Si la mer est plus douce que tes mains délicates, elle façonne pourtant les pierres les plus dures, mais elle ne ressent pas la douleur que tes doigts souffriront, elle n’a pas de cœur et ne connaît pas l’angoisse et le tourment que tu auras à endurer. – Vois cette ortie que je tiens à la main, il en pousse beaucoup de cette sorte autour de la grotte où tu habites, mais celle-ci seulement et celles qui poussent sur les tombes du cimetière sont utilisables – cueille-les malgré les cloques qui brûleront ta peau, piétine-les pour en faire du lin que tu tordras, puis tresse-les en onze cottes de mailles aux manches longues, tu les jetteras sur les onze cygnes sauvages et le charme mauvais sera rompu. Mais n’oublie pas qu’à l’instant où tu commenceras ce travail, et jusqu’à ce qu’il soit terminé, même s’il faut des années, tu ne dois prononcer aucune parole, le premier mot que tu diras, comme un poignard meurtrier frappera le cœur de tes frères, de ta langue dépend leur vie. N’oublie pas ! – «
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
les Cygnes sauvages – illustration Anton Lomaev
– Tes frères peuvent être sauvés ! dit la fée, mais auras-tu assez de courage et de patience? Si la mer est plus douce que tes mains délicates, elle façonne pourtant les pierres les plus dures, mais elle ne ressent pas la douleur que tes doigts souffriront, elle n’a pas de cœur et ne connaît pas l’angoisse et le tourment que tu auras à endurer. «Vois cette ortie que je tiens à la main, il en pousse beaucoup de cette sorte autour de la grotte où tu habites, mais celle-ci seulement et celles qui poussent sur les tombes du cimetière sont utilisables – cueille-les malgré les cloques qui brûleront ta peau, piétine-les pour en faire du lin que tu tordras, puis tresse-les en onze cottes de mailles aux manches longues, tu les jetteras sur les onze cygnes sauvages et le charme mauvais sera rompu. Mais n’oublie pas qu’à l’instant où tu commenceras ce travail, et jusqu’à ce qu’il soit terminé, même s’il faut des années, tu ne dois prononcer aucune parole, le premier mot que tu diras, comme un poignard meurtrier frappera le cœur de tes frères, de ta langue dépend leur vie. N’oublie pas ! » La fée effleura de l’ortie la main d’Elisa et la brûlure l’éveilla. Il faisait grand jour, et tout près de l’endroit où elle avait dormi, il y avait une ortie pareille à celle de son rêve. Alors elle tomba à, genoux et remercia Notre-Seigneur puis elle sortit de la grotte pour commencer son travail. De ses mains délicates, elle arrachait les orties qui brûlaient comme du feu formant de grosses cloques douloureuses sur ses mains et ses bras mais elle était contente de souffrir pourvu qu’elle pût sauver ses frères. Elle foula chaque ortie avec ses pieds nus et tordit le lin vert.
« De ses mains délicates, elle arrachait les orties qui brûlaient comme du feu formant de grosses cloques douloureuses sur ses mains et ses bras mais elle était contente de souffrir pourvu qu’elle pût sauver ses frères. »
illustration Elenore Abbott
les Cygnes sauvages – illustration, Kaarina Kaila
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
Au coucher du soleil les frères rentrèrent. Ils s’effrayèrent de la trouver muette, craignant un autre mauvais sort jeté par la méchante belle-mère, mais voyant ses mains, ils se rendirent compte de ce qu’elle faisait pour eux.
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« Le plus jeune des frères se prit à pleurer et là où tombaient ses larmes, Elisa ne sentait plus de douleur, les cloques brûlantes s’effaçaient. »
les Cygnes sauvages – illustration Juan Diaz-Toledo.
The Wild Swans – Rudolf Koivu
Elle passa la nuit à travailler n’ayant de cesse qu’elle n’eût sauvé ses frères chéris et tout le jour suivant, tandis que les cygnes étaient absents, elle demeura à travailler solitaire mais jamais le temps n’avait volé si vite. Une cotte de mailles était déjà terminée, elle commençait la seconde.
« elle demeura à travailler solitaire mais jamais le temps n’avait volé si vite. Une cotte de mailles était déjà terminée, elle commençait la seconde. »
« Alors un cor de chasse sonna dans les montagnes, elle en fut tout inquiète, le bruit se rapprochait, elle entendait les abois des chiens. Effrayée, elle se réfugia dans la grotte, lia en botte les orties qu’elle avait cueillies et démêlées et s’assit dessus. A ce moment un grand chien bondit hors du hallier suivi d’un autre et d’un autre encore. Ils aboyaient très fort, couraient de tous côtés, »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« au bout de quelques minutes tous les chasseurs étaient là devant la grotte et le plus beau d’entre eux, le roi du pays, s’avança vers Elisa. Jamais il n’avait vu fille plus belle. – Comment es-tu venue ici, adorable enfant ? s’écria-t-il. Elisa secoua la tête, elle n’osait parler, le salut et la vie de ses frères en dépendaient. Elle cacha ses jolies mains sous son tablier pour que le roi ne vît pas sa souffrance. – Viens avec moi, dit le roi, ne reste pas ici. Si tu es aussi bonne que belle, je te vêtirai de soie et de velours, je mettrai une couronne d’or sur ta tête et tu habiteras le plus riche de mes palais ! «
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« Il la souleva et la plaça sur son cheval, mais elle pleurait et se tordait les mains, alors le roi lui dit : – Je ne veux que ton bonheur, un jour tu me remercieras ! Et il s’élança à travers les montagnes, la tenant devant lui sur son cheval et suivi au galop par les autres chasseurs. »
« Et il s’élança à travers les montagnes, la tenant devant lui sur son cheval et suivi au galop par les autres chasseurs. »
les Cygnes sauvages – illustration Anton Lomaev
Illustration Anna et Elena Balbusso.
« Au soleil couchant la magnifique ville royale avec ses églises et ses coupoles s’étalait devant eux. »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
Au soleil couchant la magnifique ville royale avec ses églises et ses coupoles s’étalait devant eux. Le roi conduisit la jeune fille dans le palais où les jets d’eau jaillissaient dans les salles de marbre, où les murs et les plafonds rutilaient de peintures, mais elle n’avait pas d’yeux pour ces merveilles; elle pleurait et se désolait. Indifférente, elle laissa les femmes la parer de vêtements royaux, tresser ses cheveux et passer des gants très fins sur ses doigts brûlés. Alors, dans ces superbes atours, elle était si resplendissante de beauté que toute la cour s’inclina profondément devant elle et que le roi l’élut pour fiancée, malgré l’archevêque qui hochait la tête et murmurait que cette belle fille des bois ne pouvait être qu’une sorcière qui séduisait le cœur du roi.
Illustration par N. Goltz – 2006
« Alors, dans ces superbes atours, elle était si resplendissante de beauté que toute la cour s’inclina profondément devant elle et que le roi l’élut pour fiancée, malgré l’archevêque qui hochait la tête et murmurait que cette belle fille des bois ne pouvait être qu’une sorcière qui séduisait le cœur du roi. »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
Illustration de Anton Lomaev.
Le roi ne voulait rien entendre, il commanda la musique et les mets les plus rares. Les filles les plus ravissantes dansèrent pour elle. On la conduisit à travers des jardins embaumés dans des salons superbes, mais pas le moindre sourire ne lui venait aux lèvres ni aux yeux, la douleur seule semblait y régner pour l’éternité. Le roi ouvrit alors la porte d’une petite pièce attenante à celle où elle devait dormir, qui était ornée de riches tapisseries vertes rappelant tout à fait la grotte où elle avait habité. La botte de lin qu’elle avait filée avec les orties était là sur le parquet et au plafond pendait la cotte de mailles déjà terminée, – un des chasseurs avait emporté tout ceci comme curiosité. – Ici tu pourras rêver que tu es encore dans ton ancien logis, dit le roi, voici ton ouvrage qui t’occupait alors, ici, au milieu de tout ton luxe, tu t’amuseras à repenser à ce temps-là. Quand Elisa vit ces choses qui lui tenaient tant à cœur, un sourire joua sur ses lèvres et le sang lui revint aux joues. Elle pensait au salut de ses frères et baisa la main du roi qui la pressa sur son cœur et ordonna de sonner toutes les cloches des églises. L’adorable fille muette des bois allait devenir reine. L’archevêque avait beau murmurer de méchants propos aux oreilles du roi, ils n’allaient pas jusqu’à son cœur, la noce devait avoir lieu. C’est l’archevêque lui-même qui devait mettre la couronne sur la tête de la mariée et, dans sa malveillance, il enfonça avec tant de force le cercle étroit sur le front d’Elisa qu’il lui fit mal, mais une douleur autrement lourde lui serrait le cœur, le chagrin qu’elle avait pour ses frères. Sa bouche demeurait muette puisqu’un seul mot trancherait leur vie, mais ses yeux exprimaient un amour profond pour ce roi si bon et si beau qui ordonnait tout pour son plaisir. Jour après jour, elle s’attachait à lui davantage. Oh ! si elle osait seulement se confier à lui, lui dire sa souffrance, mais non, il lui fallait être muette, muette elle devait achever son ouvrage. Aussi se glissait-elle la nuit hors de leur lit pour aller dans la petite chambre décorée comme la grotte et là, elle tricotait une cotte de mailles après l’autre. Quand elle fut à la septième, il ne lui restait plus de lin.
« Aussi se glissait-elle la nuit hors de leur lit pour aller dans la petite chambre décorée comme la grotte et là, elle tricotait une cotte de mailles après l’autre. Quand elle fut à la septième, il ne lui restait plus de lin. »
Elle savait que les orties qu’il lui fallait employer poussaient au cimetière, mais elle devait les cueillir elle-même, comment pourrait-elle sortir ? «Oh ! qu’est-ce que la souffrance à mes doigts à côté du tourment de mon cœur, pensait-elle, il faut que j’ose, Dieu ne m’abandonnera pas ! »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« Le cœur battant comme si elle commettait une mauvaise action, elle sortit dans la nuit éclairée par la lune, descendit au jardin, suivit les longues allées et les rues désertes jusqu’au cimetière. Là elle vit sur une des plus larges pierres tombales un groupe de hideuses sorcières. Elisa était obligée de passer à côté d’elles et elles la fixaient de leurs yeux mauvais, mais la jeune fille récita sa prière, cueillit des orties brûlantes et rentra au château. »
illustration Anna et Elena Balbusso
Illustration par N. Goltz – 2006
« elle sortit dans la nuit éclairée par la lune, descendit au jardin, suivit les longues allées et les rues désertes jusqu’au cimetière. Là elle vit sur une des plus larges pierres tombales un groupe de hideuses sorcières. »
« Une seule personne l’avait vue : l’archevêque resté debout tandis que les autres dormaient. »
Une seule personne l’avait vue : l’archevêque resté debout tandis que les autres dormaient. Ainsi il avait donc eu raison dans ses soupçons malveillants sur la reine, elle n’était qu’une sorcière ! Dans le secret du confessionnal, il dit au roi ce qu’il avait vu, ce qu’il craignait et quand ces paroles si dures sortirent de sa bouche, les saints de bois sculptés secouaient la tête comme s’ils voulaient dire que ce n’était pas vrai, qu’Elisa était innocente. Des larmes amères coulaient sur les joues du roi, il rentra chez lui avec un doute au cœur. Maintenant, la nuit, il faisait semblant de dormir mais il ne trouvait pas le sommeil, il remarquait qu’Elisa se levait chaque nuit et chaque nuit il la suivait et la voyait disparaître dans sa petite chambre. Jour après jour, il devenait plus sombre, Elisa le voyait bien mais ne se l’expliquait pas ; elle s’inquiétait cependant et que ne souffrit-elle alors en son cœur pour ses frères ! Ses larmes coulaient sur le velours et la pourpre royale, elles y tombaient comme des diamants scintillants, et les dames de la cour qui voyaient toute cette magnificence eussent bien voulu être reines à sa place. Cependant, elle devait être bientôt au terme de son ouvrage, il ne manquait plus qu’une cotte de mailles, encore une fois elle n’avait plus de lin et plus une seule ortie. Il lui fallait encore une fois, la dernière, s’en aller au cimetière en cueillir quelques poignées. Elle redoutait cette course solitaire et les terribles sorcières, mais sa volonté restait ferme et aussi sa confiance en Dieu. Elisa partit donc, mais le roi et l’archevêque la suivaient ; ils la virent disparaître à la grille du cimetière et, quand eux-mêmes s’en approchèrent, ils virent les affreuses sorcières assises sur la dalle comme Elisa les avait vues. Alors le roi s’en retourna, il se la figurait parmi les sorcières, elle dont la tête avait, ce même soir, reposé sur sa poitrine. – C’est le peuple qui la jugera, dit-il.
Illustration par N. Goltz – 2006
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« Le peuple la condamna, elle devait être brûlée vive. Arrachée aux magnifiques salons royaux, Elisa fut jetée dans un cachot sombre et humide où le vent soufflait à travers les barreaux de la fenêtre »
au lieu du velours et de la soie, on lui donna, pour poser sa tête, la botte d’orties qu’elle avait cueillie, les rudes cottes de mailles brûlantes qu’elle avait tricotées devaient lui servir de couvertures et de couette, mais aucun présent ne pouvait lui être plus cher. Elle se remit à son ouvrage en priant Dieu.
illustration de Anna & Elena Balbusso
» le soir elle entendit un bruissement d’ailes de cygnes devant les barreaux : c’était le plus jeune des frères qui l’avait retrouvée. »
le soir elle entendit un bruissement d’ailes de cygnes devant les barreaux : c’était le plus jeune des frères qui l’avait retrouvée. Alors elle sanglota de joie et pourtant elle savait que cette nuit serait sans doute la dernière de sa vie. Mais maintenant, l’ouvrage était presque achevé et ses frères étaient là … L’archevêque arriva pour passer les heures ultimes avec elle – il l’avait promis au roi – mais elle, secouant la tête, le pria par ses regards et sa mimique de s’en aller, cette nuit même il fallait que son travail fût terminé, sinon tout aurait été inutile, sa douleur, ses larmes et ses nuits sans sommeil. L’archevêque la quitta sur quelques méchantes paroles, mais continua sa besogne. Les petites souris couraient sur le plancher et traînaient des orties jusqu’à ses pieds afin de l’aider de leur mieux, et un merle se posa devant la fenêtre et siffla toute la nuit pour qu’elle ne perdît pas courage.
Illustration par N. Goltz – 2006
Illustration de Anton Lomaev.
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« Ce n’était pas encore l’aube – le soleil ne se lèverait qu’une heure plus tard – quand les onze frères se présentèrent au portail du château. Ils demandaient qu’on les mène auprès du souverain mais on leur répondit que c’était tout à fait impossible. Sa majesté dormait et nul n’eût osé le réveiller. Ils supplièrent, ils menacèrent jusqu’à ce que la garde parût et le roi lui-même. A cet instant, le soleil se leva, plus de frères, mais au-dessus du palais, onze cygnes sauvages volaient à tire-d’aile. »
« Maintenant la foule se pressait aux portes de la ville, tout le peuple voulait voir brûler la sorcière. Une vieille haridelle traînait la charrette où on l’avait assise vêtue d’une blouse de grosse toile à sac, ses admirables cheveux tombaient autour de son visage d’une mortelle pâleur, ses lèvres remuaient doucement tandis que ses doigts tordaient le lin vert. Même sur le chemin de la mort, elle n’abandonnerait pas l’œuvre commencée, dix cottes de mailles étaient posées à ses pieds, elle tricotait la onzième. Voyez la sorcière, qu’est-ce qu’elle marmonne, elle n’a bien sûr pas de livre de psaumes dans les mains, mais bien toutes ses sorcelleries, arrachez-lui ça, mettez tout en pièces. »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
» Ils se ruaient et pressaient pour l’atteindre, mais voici venir par les airs onze cygnes blancs, ils se posèrent autour d’elle dans la charrette en battant de leurs larges ailes. La foule, épouvantée recula. »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
les Cygnes sauvages – illustration, N. Goltz, 2006
Les Cygnes sauvages – illustration, Nadezhda Illarionova
– C’est un avertissement du ciel, elle est innocente, murmurait-on tout bas, pourtant, personne n’osait le dire tout haut. Déjà le bourreau saisissait sa main, alors en toute hâte, elle jeta les onze cotes de mailles sur les cygnes et à leur place parurent onze princes délicieux, le plus jeune avait une aile de cygne à la place d’un de ses bras car il manquait encore une manche à la dernière tunique qu’elle n’avait pu terminer. – Maintenant j’ose parler, s’écria-t-elle, je suis innocente.
Illustration par N. Goltz – 2006
Illustrations de Anton Lomaev.
illustration Anna et Elena Balbusso
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« Déjà le bourreau saisissait sa main, alors en toute hâte, elle jeta les onze cotes de mailles sur les cygnes et à leur place parurent onze princes délicieux, le plus jeune avait une aile de cygne à la place d’un de ses bras car il manquait encore une manche à la dernière tunique qu’elle n’avait pu terminer. – Maintenant j’ose parler, s’écria-t-elle, je suis innocente. »
Et le peuple ayant vu le miracle s’inclina devant elle comme devant une sainte, mais elle tomba inanimée dans les bras de ses frères, brisée par l’attente, l’angoisse et la douleur. – Oui, elle est innocente ! dit l’aîné des frères. Il raconta tout ce qui était arrivé et, tandis qu’il parlait, un parfum se répandait comme des millions de roses. Chaque morceau de bois du bûcher avait pris racine et des branches avaient poussé formant un grand buisson de roses rouges. A sa cime, une fleur blanche resplendissait de lumière comme une étoile, le roi la cueillit et la posa sur la poitrine d’Elisa. Alors elle revint à elle, la paix et la béatitude dans le cœur. Toutes les cloches des églises se mirent à sonner d’elles-mêmes et les oiseaux arrivèrent volent en grandes troupes. Le retour au château fut un nouveau cortège nuptial comme aucun roi au monde n’en avait jamais vu.
les Cygnes sauvages – illustration Anton Lomaev
« Alors elle revint à elle, la paix et la béatitude dans le cœur. Toutes les cloches des églises se mirent à sonner d’elles-mêmes et les oiseaux arrivèrent volent en grandes troupes. Le retour au château fut un nouveau cortège nuptial comme aucun roi au monde n’en avait jamais vu. »
Les Cygnes sauvages – illustration Susan Jeffers
« un nouveau cortège nuptial comme aucun roi au monde n’en avait jamais vu. »
–––– Tomas Tranströmer : Baltiques –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
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Les ratures du feu
Durant ces mois obscurs, ma vie n’a scintillé que lorsque je faisais l’amour avec toi. Comme la luciole qui s’allume et s’éteint, s’allume et s’éteint – nous pouvons par instants suivre son chemin dans la nuit parmi les oliviers
Durant ces mois obscurs, ma vie est restée affalée et inerte alors que mon corps s’en allait droit vers toi. la nuit, le ciel hurlait. En cachette, nous tirions le lait du cosmos, pour survivre.
Dans le tiroir inférieur de la commode, je retrouve une lettre arrivée ici, une première fois, voilà vingt-six ans. Une lettre affolée, qui respire encore quand elle arrive pour la seconde fois.
Une maison a cinq fenêtres : par quatre d’entre elles, le jour brille avec calme et félicité. La cinquième fait face à un ciel noir, à l’orage et à la tempête. Je suis à la cinquième fenêtre. La lettre.
Parfois il existe un abîme entre le mardi et le mercredi, mais vingt six ans peuvent défiler en un instant. Le temps n’est pas une distance en ligne droite, mais plutôt un labyrinthe, et quand on s’appuie au mur, au bon endroit, on peut entendre des pas précipités et des voix, on peut s’entendre passer, là, de l’autre côté.
Cette lettre n’a-t-elle jamais eu de réponse ? Je n’en sais plus rien, c’était il y a si longtemps déjà. Les innombrables seuils de l’océan ont poursuivis leur marche. Le cœur a continué à bondir, de seconde en seconde, comme un crapaud dans l’herbe humide d’une nuit d’août.
Les lettres sans réponses s’amassent là-haut, comme les cirrostratus qui annoncent la tourmente. Elles ternissent les rayons du soleil. Je répondrai un jour. Un jour, lorsque je serais mort et que j’arriverai enfin à me concentrer. Ou du moins assez loin d’ici pour arriver à me retrouver. Quand je viens d’atterrir dans la grande ville et quand je longe la 125e Rue, dans le vent qui balaie la rue des ordures en fête. Moi qui aime tant flâner et me perdre dans la foule, un T majuscule dans la masse du texte sans fin.
Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots mais pas de langage, je partis pour l’île recouverte de neige. L’indomptable n’a pas de mots. Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens ! Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige. Pas des mots, mais un langage.
Pour ceux qui veulent lire d’autres poèmes de Tomas Tranströmer sur ce blog, c’est ICI.
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–––– Article du journal Libération du 6 octobre 2011 ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Tomas Transtromer le 31 mars 2011 à Stockholm (AFP Jessica Gow)
Le prix Nobel de littérature 2011 a été décerné au poète suédois Tomas Tranströmer, a annoncé jeudi l’Académie suédoise.
Tranströmer, 80 ans, psychologue de formation, est récompensé «car, par des images denses, limpides, il nous donne un nouvel accès au réel», selon l’Académie. «La plupart des recueils de poésie de Tranströmer sont empreints d’économie, d’une qualité concrète et de métaphores expressives», ajoute l’Académie. «Dans ses derniers recueils….Tranströmer tend à un format encore moindre et à un degré encore plus grand de concentration.»
Le Suédois Tomas Tranströmer était déjà le plus connu des poètes scandinaves vivants avec une oeuvre dans laquelle il explore la relation entre notre intimité et le monde qui nous entoure. Psychologue de formation, il suggère que l’examen poétique de la nature permet de plonger dans les profondeurs de l’identité humaine et de sa dimension spirituelle. «L’existence d’un être humain ne finit pas là où ses doigts se terminent», a déclaré un critique suédois au sujet des poèmes de Tranströmer, décrits comme «des prières laïques». La renommée de Tranströmer dans le monde anglophone doit beaucoup à son amitié avec le poète américain Robert Bly, qui a traduit en anglais une bonne partie de son oeuvre. Celle-ci a été traduite dans une cinquantaine de langues.
Les poèmes de Tomas Tranströmer sont riches en métaphores et en images. Ils illustrent des scènes simples tirées de la vie de tous les jours et de la nature. Son style introspectif, décrit par le magazine Publishers Weekly comme «mystique, versatile et triste», détonne avec la vie même du poète engagé dans un combat pour un monde meilleur, et pas seulement au travers de poèmes. Né le 15 avril 1931 à Stockholm, Tomas Tranströmer a été élevé par sa mère après le départ, très tôt, de son père. Ayant obtenu son diplôme de psychologie en 1956, il a été embauché à l’Institut psychotechnique de l’université de Stockholm, avant de s’occuper en 1960 de jeunes délinquants dans un institut spécialisé. Tout en édifiant une riche oeuvre poétique, il travaille avec des handicapés, des condamnés et des toxicomanes.
A l’âge de 23 ans, alors qu’il est toujours étudiant en psychologie, il publie son premier recueil intitulé «17 poèmes», chez le plus grand éditeur suédois, Bonniers, avec lequel il restera lié tout au long de sa carrière. Pour l’éditeur, la poésie de Tranströmer est «une analyse permanente de l’énigme de l’identité individuelle face à la diversité labyrinthique du monde». En 1966, il reçoit le prestigieux prix Bellman.
De nombreuses autres récompenses suivent, dont le prix Pétrarque (Allemagne, 1981) et le Neustadt International Prize (Etats-Unis, 1990). En 1997, la ville ouvrière de Västeraas, où il vécut trente ans avant de rentrer à Stockholm dans les années 1990, a créé le prix Tranströmer. Ayant publié une dizaine de recueils, le poète est frappé en 1990 par une attaque d’apoplexie qui le laisse partiellement paralysé et aphasique, le condamnant à réduire considérablement ses activités.
Sa première oeuvre publiée après cette attaque, six ans plus tard, est un recueil intitulé «La Gondole chagrin», qui s’est écoulé à 30.000 exemplaires, un chiffre plus qu’honorable en matière de poésie. A la suite de ce succès, Tranströmer n’a rien publié durant huit années à l’exception de sa correspondance avec Bly.
Sa dernière publication remonte à 2004 avec la parution d’un recueil de 45 haïkus («La grande énigme», publiée en France par le Castor Astral). Depuis, la musique a pris le dessus chez ce pianiste amateur. Il joue de son instrument tous les jours, de la main gauche car la droite est abîmée depuis la crise d’apoplexie, et il passe ses matinées à écouter de la musique classique, a raconté son épouse dans un entretien au grand quotidien suédois Dagens Nyheter publié cette année. Tomas Tranströmer vit avec son épouse Monica, ils ont deux filles.
–––– concept PlusVilla, maisons bois à toit plat en Finlande – agence Plus Arkkitehdit ––––––––––––
Jani Lahti et Juho Häikiö, architectes fondateurs de l’agence Plus Arkkitehdit
Ce concept de maison à ossature bois à toit plat a été conçu par le cabinet d’architecte finlandais Plus Aekkitehdit (Plusarchitects) installé à Helsinki et réalisé par le constructeur d’éléments préfabriqués en bois, la société Honkatalot Ltd. Son principe architectural est simple : réaliser une structure en ossature bois à base d’éléments porteurs en poteaux et parois préfabriquées en bois s’inscrivant dans un volume simple en forme de parallélépipède et, à l’intérieur de ce volume de base, disposer les façades de manière libre en ménageant entre l’enveloppe extérieure ajourée et le retrait des façades des espaces intermédiaires aménagés en terrasses. Dans le cas de la PlusVilla A réalisée en 2007 dans le sud de la Finlande, cette liberté de l’organisation intérieure des volumes clos à l’intérieur de la structure de base va jusqu’à la création d’un volume indépendant isolé du reste de la maison destiné au stockage (voir photo ).
Cette organisation créée un effet de « double lecture » de l’architecture : dans un premier temps, lecture du volume parallélépipédique d’ensemble dans lequel s’inscrivent les volumes habités, dans un second temps, lecture de la complexité des façades en retrait et des volumes qu’elles délimitent. Cet effet est accentué par le traitement différencié de ces éléments architecturaux : teinte foncée pour l’enveloppe extérieure et teinte claire pour les façades placées en retrait.
Représentée seule en pleine nature comme elle l’est sur les photos des deux réalisations que nous avons eu à disposition, cette architecture apparait séduisante. Elle répond au critère de la beauté qui nous a été légué par l’antiquité grecque à savoir qu’un objet de forme simple et pur dont les dimensions et les proportions ont été définies selon des règles géométriques rigoureuses est « beau », c’est-à-dire qu’il satisfait notre désir d’ordre et de proportion. Le Corbusier avait coutume de définir l’architecture comme « le jeu savant et magnifique des formes sous la lumière ». Aucune référence à l’architecture traditionnelle dans cette définition sauf si l’architecture traditionnelle est considérée comme un catalogue de formes et de solutions techniques dont on peut s’inspirer pour construire au présent. Pour Le Corbusier l’architecture possède ses lois formelles propres et peut s’affranchir de toute référence culturelle ou modèles préétablis imposés par le passé. Le problème serait différemment si cette maison avait été réalisée dans un village traditionnel dont les constructions possédaient des toits à double pente. Se poserait alors le problème de l’intégration architecturale.
crédit photographique : Kuvio.com
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–––– Plans, volumes et aménagements intérieurs ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
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–––– autre construction dérivée : PlusVilla A dans le sud de la Finlande, année 2007 –––––––––––––
surface : 127 m2 –Prefabricated house supplier: Honkatalot – Photographs: Hans Koistinen, Kristiina Hemminki
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–––– autre construction dérivée : société lituanienne aquarium projects –––––––––––––––––––––––––
–––– L’hybris des Grecs ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– article du 15 août 2013 modifié et réédité le 28/02/2018
L‘ubris ou hybris du grec ancien ὕβριϚ / húbris, est une notion grecque que l’on peut traduire par démesure mais également par outrage, insulte, violence. C’est un sentiment violent inspiré par les passions qui représente un danger pour l’ordre cosmique et social. Les Grecs lui opposaient la tempérance, ou modération . Dans la Grèce antique, l’hybris était considérée comme un crime. La religion grecque antique ignore la notion de péché tel que le conçoit le christianisme. Il n’en reste pas moins que l’hybris constitue la faute fondamentale dans cette civilisation. L’homme qui commet l’hybris est coupable de vouloir plus que la part qui lui est attribuée par le destin. Le châtiment de l’hybris est la némésis, «destruction», le châtiment des dieux qui a pour effet de faire se rétracter l’individu à l’intérieur des limites qu’il a franchies. Si l’hybris est donc le mouvement fautif de dépassement de la limite, la némésis désigne le mouvement inverse de la rétractation vengeresse. La morale des Grecs est une morale de la mesure, de la modération et de la sobriété, obéissant à l’adage « pan métrôn ariston », qui signifie littéralement en grec ancien παν μετρον , qui signifie littéralement « de la mesure en toute chose », ou encore « jamais trop » et « toujours assez ». L’homme doit rester à la place que la moïra, le destin, lui a consenti et attribué dans l’univers.
Albrecht Dürer – Nemesis – vers 1502
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–––– Edgar Morin, biographie ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Edgar Morin, de son vrai nom Edgar Nahoum est né en 1921 à Paris d’une ascendance juive séfarade originaire de Salonique mais lui se déclare athée considérant le monothéisme comme un « fléau de l’humanité » et appréciant le bouddhisme, entre autres, car c’est une religion sans dieu. Au moment du déclenchement de la seconde guerre mondiale, il est étudiant en histoire et géographie et milite dans un petit parti de gauche pacifiste et anti-fasciste. A la fin de ses études, en 1942, il s’engage dans la résistance sous le pseudonyme de Morin et occupera la fonction de lieutenant. Entre temps il a adhéré au parti communiste dans lequel il militera jusqu’en 1949 avant d’en être exclu pour antistalinisme. Il luttera alors contre la Guerre d’Algérie et participera en 1960 à la création du PSU (parti Socialiste Unifié). En 1950, il avait intégré le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) et signe en 1965 le premier essai d’ethnologie dans la société française contemporaine : la métamorphose de Plozevet, une petite commune bretonne située dans le Finistère à la frontière entre le pays bigouden et le Cap Sizun. Dans les années soixante, il enseignera deux années en Amérique latine et en 1969 il est invité à l’Institut Salk de San Diego où il rencontre Jacques Monod, l’auteur du Hasard et la Nécessité. Il y conçoit les fondements de la pensée complexe et de ce qui deviendra sa Méthode. Aujourd’hui directeur de recherche émérite au CNRS, Edgar Morin est docteur honoris causa de plusieurs universités à travers le monde. Son travail exerce une forte influence sur la réflexion contemporaine, notamment dans le monde méditerranéen et en Amérique latine, et jusqu’en Chine, Corée, Japon. Il a créé et préside l’Association pour la pensée complexe, l’APC. Il définit sa façon de penser comme « coconstructiviste » en précisant : « c’est-à-dire que je parle de la collaboration du monde extérieur et de notre esprit pour construire la réalité ». (biographie Wikipedia)
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–– le paradigme perdu de la nature humaine – Homo sapiens démens ––
Francisco Goya – Saturne dévorant son enfant
Le thème « Homo démens » a été traité dans son ouvrage « Le paradigme perdu : la nature humaine » édité en 1973 aux Editions du Seuil qui avait pour ambition, en application de ses réflexions sur la pensée complexe, de jeter les bases d’une anthropologie ouverte sur le biologique. Morin reprochait à l’anthropologie traditionnelle d’opposer Nature et Culture alors que « la clé de la culture est dans notre nature et que la clé de notre nature est dans la culture ». Une véritable anthropologie se devait d’appréhender l’homme, non plus seulement à travers le prisme des sociétés archaïques, mais « à travers ses multiples naissances depuis les origines ». Dans cette perspective, Edgar Morin met l’accent sur le saut qualitatif représenté par l’homo sapiens qui ne se limite pas au perfectionnement de l’outil, du langage et de la culture dont il n’a été que l’héritier de la part des hominiens qui l’ont précédés mais que cette évolution fondamentale se caractérise surtout par l’apparition dans la culture de l’activité mentale « du mythe, de la magie, de la démesure, du désordre » de ce que les grecs qualifieront par la suite d’ubris. Pour Edgar Morin, le propre de l’homo sapiens est d’être « un animal doué de déraison ». Ainsi, la folie, la violence que connaissent les sociétés humaines ne constitueraient pas des « accidents » ou des dérèglements de la nature humaine mais seraient inscrits dans cette nature. Le thème a de nouveau été traité dans l’avant-propos du petit fascicule « Amour, poésie, sagesse » édité en 1997 aux Editions du Seuil
Prise de conscience et négation de la mort
« L’ère du gros cerveau commence avec l’homme de Néanderthal, déjà sapiens, qui fait place ensuite à l’homme actuel, seul et ultime représentant de la famille des hominiens et du genre humain sur terre. lorsque sapiens apparaît, l’homme est déjà socius, faber, loqueus. La nouveauté qu’apporte sapiens au monde n’est donc pas, comme on l’avait cru, dans la société, la technique, la logique, la culture. Elle est par contre, dans ce qui jusqu’à présent avait été considéré comme épiphénoménal, ou sottement salué comme signe de spiritualité : dans la sépulture et la peinture. »
(Le paradigme perdu, préface du chapitre Sapiens-demens)
reconstitution de l’inhumation d’un bébé néandertalien du Moustier et de l’inhumation de la grotte de Kebara (Israël) par Emmanuel Roudier, 2008
Les découvertes les plus récentes montrent qu’il y a environ 40.000 ans et plus, l’homme de Néanderthal pratiquait déjà des rites ou des cérémonies liées à la mort de ses semblables : sépulture où le mort était placé en position fœtale (ce qui suggère une croyance en une renaissance), trace de pollen indiquant que le mort pouvait avoir été placé sur un lit de fleurs, badigeonnage des os par une teinture de couleur ocre, protection de la dépouille par des pierres et dépôt auprès de celle-ci d’armes et de nourriture (ce qui suggère que le mort a besoin de se protéger et se nourrir). La mort est ainsi constatée et reconnue, comme le font d’ailleurs certains animaux, mais à la différence de ceux-ci, elle n’est pas acceptée comme définitive et est considérée comme un le passage d’un état à un autre. Il existait donc chez l’homme de Néanderthal un refus de la mort et la croyance en une autre vie, un autre monde qui succèderait à la vie terrestre. Avec la prise de conscience de la mort et du changement d’état qui en résulte, l’imaginaire a ainsi fait irruption dans la pensée de sapiens avec pour conséquence les formes de pensées et d’action qui l’accompagne tels la magie et le mythe. Chez Homo sapiens deux formes de pensée vont désormais cohabiter : une pensée « objective » qui reconnaît la mortalité dans sa réalité visible et une pensée « subjective » qui la récuse et imagine en une nouvelle forme de vie après la mort :
« Entre la pensée objective et la vision subjective, il y a donc une brèche, que la mort ouvre jusqu’au déchirement, et que remplissent les mythes et les rites de la survie, qui finalement intègrent la mort. Avec sapiens s’amorce donc la dualité du sujet et de l’objet, lien indéchirable, rupture insurmontable, que par la suite, de mille manières, toutes les religions et philosophies vont tenter de surmonter et d’approfondir. Déjà l’homme dissocie en fait son destin du destin naturel, bien qu’en droit il soit persuadé que sa survie obéit aux lois naturelles du dédoublement et la métamorphose. Il y a donc interférence en lui entre une objectivité plus riche et une subjectivité plus riche, et cela parce qu’elles correspondent à un progrès de l’individualité. (…) Ainsi, l’irruption de la mort chez sapiens, est à la fois l’irruption d’une vérité et d’une illusion, l’irruption d’une élucidation et du mythe, l’irruption d’une anxiété et d’une assurance, l’irruption d’une connaissance objective et d’une nouvelle subjectivité, et surtout leur lien ambigu. C’est un nouveau développement de l’individualité et l’ouverture d’une brèche anthropologique. »
(le paradigme perdu, page 112)
Magie de l’art et art magique
Grotte de Lascaux – art pariétal
Dans ce processus, l‘art, jusque là limité au savoir-faire pour l’exécution des activités pratiques, en particulier la chasse va s’appliquer au champ nouveau des activités de l »esprit ouvert par l’imagination tels que les mythes, les rites et la magie par l’intermédiaire de vecteurs tels que les idées, les symboles, les images. Cette nouvelle fonction de l’art s’exercera d’autant plus facilement que « les phénomènes magiques sont potentiellement esthétiques et que les phénomènes esthétiques sont potentiellement magiques ». Les symboles, les images ne sont pas seulement des représentations, ils portent en eux le double des êtres représentés et offrent par là-même les moyens magiques d’agir sur ces êtres. Tout être et tout objet a désormais pour Sapiens une double existence : une existence physique première et une seconde existence, mentale celle-là, qui apparaît grâce à l’utilisation de signes, de symboles ou d’image. Le langage avait anticipé sur cette représentation virtuelle par l’utilisation des mots qui ont le pouvoir de faire apparaître dans la pensée les objets ou les êtres qu’ils désignent.
« Désormais, tout signifiant, y compris le signe conventionnel, portera potentiellement la présence du signifié (image mentale) et celui-ci pourra se confondre avec le « référent », c’est-à-dire l’objet empirique désigné. C’est évidemment le dessin et la peinture « réalistes » qui portent à leur perfection l’adéquation entre le signifiant, un bison peint par exemple, l’image mentale du bison remémoré et le bison empirique. Le mythe du double opère la rationalisation qui permet d’expliquer à la fois la présence et l’absence de l’animal dans l’image. Dés lors le rituel humain va, de même que le rituel animal, constituer un comportement qui vise à obtenir des réponses adéquates de l’environnement extérieur, mais cette fois non plus directement sur les objets et les êtres, mais sur leur doubles, c’est-à-dire en fait sur les images et les symboles. L’homme ne va pas commercer seulement par les signes, les symboles, les images, il va aussi commercer avec eux; ce sont désormais des êtres intermédiaires qui s’interposent entre l’environnement et le sujet, participant à l’un et à l’autre : ils constituent une sphère noologique spécifique qui, comme une nuée, va environner désormais la marche de l’humanité. »
(le paradigme perdu, page 116 )
Paradisier et indigène de la Nouvelle Guinée
Dans les espèces animales, le phénomène esthétique tel que parure, danse ou mimique, est inscrit dans un conditionnement génétique et l’individu n’en est que le porteur et en aucun cas le producteur. Chez Homo Sapiens, l’émergence de la pensée symbolique et abstraite et la croyance en la possibilité d’agir sur les représentations crées du monde par l’intermédiaire de la pensée et de la magie va développer le sentiment esthétique qui est lié à la magie. Faire appel au « double » humain ou animal, au double des forces naturelles ne s’effectue pas de manière directe et banale, elle nécessite des actions spécifiques pour entrer en relation, un conditionnement de l’état psychique, un état second qui fait que l’on va se situer « en dehors » de son état habituel. Les drogues, certaines pratiques corporelles qui provoquent une « sortie du corps », un étourdissement ou la divagation de la pensée comme la danse vont aider à atteindre cet état. De la même manière que la parure multicolore de l’animal mâle, sa danse et son chant vont influencer la femelle, Homo Sapiens va penser que les objets, les parures, les travestissements vont agir sur les comportements et les choses et l’aider à atteindre le but recherché mais à la différence de l’animal, Homo sapiens possède les capacités imaginatives pour s’extraire du rituel conditionné et inventer de nouvelles formes de séduction. Cette recherche de la communication avec l’autre monde dans des cérémonies où l’on est plus soi-même s’effectue dans un état d’excitation et d’exaltation, source du sentiment esthétique et du sens du sacré. Ainsi, dans ses premières manifestations, l’art est lié à l’imaginaire, à la magie, au sacré. S’étant échappé des conditionnements génétiques de l’espèce, il est désormais l’affaire des capacités imaginative des individus et ne possède comme limites que les limites de cette imagination, or avec le développement des connaissances et de la culture, ces capacités imaginatives vont devenir infinies.
Homo sapiens : irruption de l’erreur et du désordre dans la Nature.
Le développement des capacités cognitives et de l’imagination s’est effectué au détriment des comportements génétiquement pré-programmés. Ce faisant, Homo sapiens a gagné en liberté mais a acquis dans le même temps le fait de se tromper dans ses expériences et les choix effectués. Il a ainsi perdu l’insouciance des animaux qui réagissent essentiellement aux sollicitations de l’environnement par réflexes :
« (…) Le jeu même qui permet souplesse et inventivité implique le risque d’erreurs, et l’homo sapiens es condamné à la méthode dite précisément « d’essais et erreurs », même et surtout s’il est fidèle à la méthode empiro-logique. Or, de plus, la zone d’incertitude entre le cerveau et l’environnement est aussi la zone d’incertitude entre la subjectivité et l’objectivité, entre l’imaginaire et le réel, et sa béance est ouverte, entretenue par la brèche anthropologique de la mort et le déferlement de l’imaginaire dans la vie diurne. C’est dans cette zone que se développent le mythe et la magie, c’est dans cette zone que circulent fantasmes et fantômes, que le mot, le signe, la représentation s’imposent avec l’évidence de la chose, que le rite appelle la réponse d’un récepteur-interlocuteur imaginaire. C’est parce qu’il y a cette brèche (qui, nous le verrons, est aussi ouverture) que le règne de sapiens correspond à un massif accroissement de l’erreur au sein du système vivant. Sapiens a inventé l’illusion. (…). L’erreur sévit dans la relation de sapiens avec l’environnement, dans sa relation avec lui-même, avec autrui, dans la relation de groupe à groupe et de société à société. (…) Le règne de sapiens correspond à une massive introduction du désordre dans le monde. (…) Tout d’abord, le rêve humain, bien que polarisé et orienté par des obsessions permanents, prolifère de façon buissonnante et désordonnée. Par ailleurs, toutes les sources de dérèglement déjà signalées (régression des programmes génétiques, ambiguïté entre réel et imaginaire, prolifération fantasmatiques, instabilité psycho-affectives, ubris) constituent, en elles-même des sources permanentes de désordres. (…)
Ainsi, les désordres historiques apparaissent à la fois comme l’expression et la résultante d’un désordre sapiential originaire. Contrairement à la croyance reçue, il y a moins de désordre dans la nature que dans l’humanité. L’ordre naturel est dominé beaucoup plus fortement par l’homéostasie, la régulation, la programmation. C’est l’ordre humain qui se déploie sous le signe du désordre. »
–––– l’Ubris de l’homo sapiens selon Edgar Morin ––––––––––––––––––––––
Edgar Morin s’insurge sur le fait qu’a été donné à l’homo le qualificatif de sapiens qui exprime une qualité de connaissance, de raison et de sagesse. Parmi tous les êtres vivants, homo sapiens est pourtant celui qui manifeste de la manière la plus spectaculaire et désordonnée ses sentiments :
il manifeste une affectivité extrême, convulsive, instable avec passions, colères, cris et changements brutaux d’humeur.
il est le seul à sourire, rire et pleurer, ceci de manière innée. Ces états peuvent prendre des formes intenses et instables qui peuvent aller jusqu’à la convulsion et le spasme. il peut d’ailleurs passer du rire aux larmes et inversement.
l’enfant sapiens exprime de manière intense ses états d’âme par des manifestations extérieures spectaculaires : hurlements prolongés, rire irrépressible.
l’activité onirique occupe une place beaucoup plus importante que chez les autres êtres vivants en proliférant de manière buissonnante et désordonnée : un adulte sapiens va rêver durant 24 % de son temps de sommeil contre 15 % pour le chimpanzé, cette proportion monte entre 40 % et 70 % pour un nouveau-né contre 4 à 5 % pour un nouveau-né chimpanzé.
le rêve et l’imaginaire débordent chez lui de la période du sommeil pour s’épanouir sous forme de fantasmes ou de « rêves éveillés » qui imprègnent toutes ses pensées et activités.
l’éros, à la différence des primates chez qui il est circonscrit à la période de l’œstrus, est permanent chez lui et déborde du champ de la sexualité pour envahir toutes les parties du corps et les activités humaines en particulier les activités intellectuelles. L’orgasme amoureux chez sapiens est d’autre part beaucoup plus violent et convulsif que chez les primates. Le sentiment amoureux peut devenir chez lui océanique et le pousser à des comportements extrêmes.
cultivant l’ambiguité entre le réel et l’imaginaire, il se nourrit de chimères et porte en lui une source permanente de délire; il est un être anxieux et angoissé, jouisseur, ivre et extatique.
il connaît la mort mais refuse d’y croire s’inventant une vie éternelle dans l’au-delà.
il croit en la vertu des sacrifices sanglants.
il sécrète le mythe et la magie et donne corps, existence, pouvoir à des esprits et des dieux issus de son imagination qui finissent par le posséder.
A la différence de la plupart des animaux qui font preuve d’agressivité quand cela leur est strictement nécessaire, la folie humaine est source de haine, violence, cruauté, barbarie, aveuglement. Lorsque l’homo sapiens est entré dans l’ère des sociétés instables, c’est-à-dire l’ère historique, l’ubris et le désordrese sont déchaînés, causés par les antagonismes internes, les luttes pour le pouvoir, les conflits extérieurs, le tout accompagnés de destructions, supplices, massacres, exterminations, à ce point que le « bruit et la fureur » constituent l’un des traits majeurs de l’histoire humaine.
Pour Edgar Morin le qualificatif qui conviendrait le mieux au genre homo serait plutôt démens:
« Et comme nous appelons folie la conjonction de l’illusion, de la démesure, de l’instabilité, de l’incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l’erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir l’homo sapiens comme homo démens. »
« Là où naît l’ordre, naît le bien-être. » Le Corbusier (1887-1965)
La villa Savoye est une maison emblématique construite en France de 1929 à 1931 par l’architecte d’origine Suisse Le Corbusier (de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris), sur la commune de Poissy, dans le département des Yvelines. Elle a contribué à jeter les bases d’une nouvelle architecture domestique et a exercé une influence considérable dans l’histoire de l’architecture. Cette villa apparait comme l’aboutissement des recherches formelles de Le Corbusier et la mise en œuvre systématique de sa théorie des cinq points de l’architecture nouvelle réalisées lors de l’étude et la réalisation des villas qui l’ont précédées qui sont rassemblées sous le vocable des « Villas blanches ».
Pour en savoir plus sur la villa Savoye, c’est « ICI« .
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–––– Les villas de Le Corbusier qui ont précédé la villa Savoye, dites « villas blanches » ––––––––––––
villa Jeanneret-Perret (plan de 1912), dite « Maison Blanche » réalisée pour ses parents à La Chaux-de-Fond (Suisse).
la Villa Ker-Ka-Ré aussi appelée Villa Besnus, à Vaucresson, sa première réalisation française livrée en 1923 à un couple de rentiers retraités.
la maison-atelier Ozenfant pour son ami peintre, à Paris, également livré en 1923
les six maisons ouvrières réalisées à Lège à l’invitation de l’industriel bordelais Henri Frugès.
la Villa Le Lac à Corseaux au bord du lac Léman, commandée par ses parents, construite en 1924.
la Cité Frugès à Pessac est composé de 50 logements dans le quartier moderne de Pessac, commandés en 1924 par le promoteur Henri Frugès et construits en 1926. « Je vous autorise à réaliser dans la pratique vos théories (…) Pessac doit être un laboratoire. » Henry Frugès passe commmande à l’architecte Le Corbusier en 1924. En effet le riche industriel pessacais souhaite implanter une » cité-jardin » pour loger ses ouvriers. L’absence de viabilisation du quartier entraîne la faillite du promoteur.
la villa La Roche (1923-1925), pour le collectionneur et banquier Raoul La Roche. Le bâtiment comprend un appartement destiné à la famille de son frère pianiste, Alfred Jeanneret. Elle est l’actuelle Fondation Le Corbusier, à Paris.
C’est à propos de cette Villa que le Corbusier présente la notion de promenade architecturale :
« On entre : le spectacle architectural s’offre de suite au regard; on suit un itinéraire et les perspectives se développent avec une grande variété; on joue avec l’afflux de la lumière éclairant les murs ou créant des pénombres. Les baies ouvrent des perspectives sur l’extérieur où l’on retrouve l’unité architecturale.»
La Villa Cook à Boulogne sur Seine en 1927.
La Villa Stein, « villa les terrasses », livrée vers 1929 à Garches.
Pour cette villa, Le Corbusier va exploiter de nouveau la notion de « promenade architecturale déjà expérimentée dans la villa Roche, en particulier dans le parcours extérieur de la pièce de la pièce à l’air libre jouxtant la maison :
«De l’intérieur du vestibule, une rampe douce conduit, sans qu’on s’en aperçoive presque, au premier étage, où se déploie la vie de l’habitant : réception, chambres, etc. Prenant vue et lumière sur le pourtour régulier de la boîte, les différentes pièces viennent se coudoyer en rayonnant sur le jardin suspendu qui est là comme un distributeur de lumière appropriée et de soleil (…) mais on continue la promenade. Depuis le jardin à l’étage, on monte par la rampe sur le toit de la maison où est le solarium. L’architecture arabe nous donne un ensei- gnement précieux. Elle s’apprécie à la marche, avec le pied; c’est en marchant, en se déplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture. C’est un principe contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier, autour d’un point fixe théorique. Je préfère l’enseignement de l’architecture arabe. Dans cette maison-ci, il s’agit d’une véritable promenade architecturale, offrant des aspects constamment variés, inattendus, parfois étonnants. Il est intéressant d’obtenir tant de diversité quand on a, par exemple, admis au point de vue constructif, un schéma de poteaux et de poutres d’une rigueur absolue.»
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–––– Sites et documentation utiles ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
–––– Texte de Paul Alfassa (1876-1949) paru dans La Revue de l’art ancien et moderne – tome XXIII – janvier/juin 1908 –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
En 1757, Emmanuel de Swedenborg eut la vision du Jugement dernier, qui lui annonçait l’avènement d’une ère nouvelle ; les vieilles religions avaient fait leur temps; l’esprit allait l’emporter sur la lettre, et la vraie lumière éclairer l’humanité. William Blake naquit la même année. Imbu dès sa jeunesse des doctrines swedenborgiennes, il vit dans celte coïncidence un signe divin, qui le marquait pour être un des prophètes des temps nouveaux. Il eut constamment la certitude de communiquer avec le monde surnaturel, et le but unique de sa vie fut de révéler les vérités qu’il en recevait au reste des hommes. Naturellement artiste et poète, les principes de sa philosophie lui faisaient considérer les arts comme le seul moyen propre à une telle révélation, et le confirmaient dans ses instincts. C’est pourquoi il traduisit ses visions en poèmes et en peintures; il se fit son propre éditeur pour les répandre. Ni les difficultés matérielles, ni l’indifférence de ses contemporains ne purent le décourager dans sa » mission « . Après avoir prêché dans le désert avec une constance admirable, il mourut inconnu et pauvre. Pourtant il n’était pas si mauvais prophète, car son heure est venue. La publication de la Vie de Blake, par Gilchrist en 1863, et celle de l’Essai de Swinburne en 1868, le tirèrent de l’obscurité ; il jouit à présent en Angleterre d’une étonnante célébrité. Je ne jure pas que cette gloire l’eût complètement satisfait, — on admire le poète et l’artiste plus qu’on ne goûte le mystique, et Blake n’eût pas compris qu’on les séparât, — ce n’en est pas moins la gloire. En ces dernières années, ont paru trois ou quatre éditions de ses poèmes, des facsimilés de ses gravures et de ses dessins, un recueil de sa correspondance, je ne sais combien d’études critiques- ; les moindres productions de son pinceau atteignent à des prix considérables. Cependant, sa renommée n’avait guère franchi le détroit, et il était à peu près ignoré en France, quand M. François Benoit lui consacra, voilà quelques mois, une excellente et très enthousiaste étude, où son génie était analysé avec la netteté remarquable que le savant professeur à l’Université de Lille apporte dans tous ses travaux. L’occasion paraissait bonne pour présenter Blake aux lecteurs de la Revue. Mais la tâche était plus difficile qu’il ne semblait. Traité par M. Benoit, le sujet prenait une séduisante apparence de simplicité. Apparence trompeuse. Quand j’ai voulu connaître plus intimement l’homme qui s’offrait à moi en quelques chapitres précis et clairs, j’ai pensé me laisser submerger par les nuages d’un mysticisme confus, où j’ai dû bientôt me débattre, et n’en venir jamais à bout; — tel le pécheur des Mille et une nuits, qui, ayant malencontreusement ouvert le vase scellé du sceau magique, se trouva fort embarrassé d’y faire rentrer le génie qui en était sorti dans un îlot de fumée et dont la forme monstrueuse obscurcissait tout l’horizon. J’essaierai cependant de donner en quelques pages une idée de cet artiste singulier. Sa singularité seule, à défaut de sa réputation de l’autre côté de la Manche, vaut qu’on s’arrête à lui : l’occasion n’est pas commune d’interroger un peintre qui ait fréquenté familièrement le Ciel et l’Enfer.
William Blake – Songs of Innocence, The Lamb (1789)
Little Lamb, who made thee?
Dost thou know who made thee?
Gave thee life, and bid thee feed
By the stream and o’er the mead;
Gave thee clothing of delight,
Softest clothing, woolly, bright;
Gave thee such a tender voice,
Making all the vales rejoice?
Little Lamb, who made thee?
Dost thou know who made thee?
Little Lamb, I’ll tell thee, Little Lamb, I’ll tell thee: He is called by thy name, For he calls himself a Lamb;
He is meek and he is mild, He became a little child: I a child, and thou a lamb, We are called by his name. Little lamb, God bless thee! Little lamb, God bless thee!
l’Agneau.
Petit agneau, qui t’a créé ? Sais-tu qui t’a créé, qui t’a donné la vie, qui t’a fait paitre auprès du ruisseau et sur la prairie, qui t’a donné un vêtement de joie, très doux. vêtement laineux et brillant: qui t’a donné une si tendre voix pour réjouir tous les vallons ? Petit agneau qui t’a créé ? Sais-tu qui t ‘a créé ?
Petit agneau, je vais te le dire. Petit agneau, je vais te le dire. On l’appelle de ton nom, car il s’appelle lui-même Agneau.
Il est doux et il est bon. Il s est fait petit enfant. Moi. enfant, et toi, agneau, on nous appelle de son nom. Petit agneau, Dieu te bénisse! Petit agneau, Dieu te bénisse! »
°°°
William Blake était le second fils d’un petit bonnetier de Londres, Irlandais d’origine. Son père, protestant non-conformiste, d’une piété tournée au mysticisme, lisait assidûment lesouvrages de Swedenborg, et les donnait à lire à ses enfants. Esprit large d’ailleurs, il ne chercha pas à contrarier la vocation de son fils : dès l’âge de dix ans. il l’envoyait à l’école de dessin en vogue que l’ars tenait dans le Strand, et quatre ans plus tard il le poussait à faire de la peinture. C’est l’entant qui, pour éviter aux siens les irais d’un apprentissage très dispendieux, préféra se placer chez un graveur. Il entra dans la boutique de James Basire, artiste alors réputé, sans grand talent, mais consciencieux; il y resta huit années. Dès cette époque, son imagination lui découvrait des merveilles que la plupart ignoreront toujours : tout jeune encore, il aperçut un jour près de Dulwich, dans un arbre au bord de la route, un cœur d’anges dont les ailes étincelaient d’étoiles. L’originalité de sa nature, à la fois méditative et impatiente, lui créa des difficultés avec ses camarades d’atelier. Pour l’y soustraire, son maître l’envoya à l’abbaye de Westminster exécuter des dessins pour un ouvrage d’archéologie dont il avait mission de graver les planches. Rien ne pouvait mieux plaire à Blake que l’ombre, propice au rêve, de la vieille église. Les longues stations qu’il y fit, de 1773 à 1778, eurent sur lui une influence durable : son goût se précisa. Déjà les anciens maîtres l’attiraient : dans ses cartons s’accumulaient les vieilles estampes, non seulement d’après Michel-Ange et Raphaël, mais aussi celles de Durer et de Lucas de Leyde, qui n’avaient guère alors d’admirateurs; une fréquentation continue lui fit sentir la beauté de l’art gothique. Entre temps, il lisait Swedenborg et Jacob Boehme, dont on venait de traduire les ouvrages; il reçut certainement des lumières assez étendues sur la Kabbale; il va sans dire qu’en bon Anglais protestant, il connaissait à fond la Bible. Lorsqu’à vingt ans, il commença de suivre le cours d’antique à la Royal Academy, son esprit était trop formé pour recevoir profondément l’empreinte de l’enseignement académique à la mode. Fuseli, Stothard et Flaxman, qui devinrent ses amis, ne furent pas sans l’influencer, mais ce qu’il leur emprunta resta superficiel.
En 1782, il connut une des rares chances de sa vie : il fit un heureux mariage. A la suite d’un chagrin d’amour, on l’avait envoyé à Richmond. La fille du jardinier qui le logeait, Catherine Bouclier, se montra compatissante ; leur roman fut bien simple : « Je vous plains de tout mon cœur, dit- elle. — Vous me plaignez ; eh bien ! je vous aime pour votre compassion ». Tout à fait sans instruction, Kate apprit à lire, à écrire, à dessiner, et, au bout de quelque temps, elle aidait son mari dans ses travaux de gravure et d’impression. Pleine de courage et de foi dans les moments les plus difficiles, elle fut une compagne admirable.
William Blake – Songs of Experience, The Chimney Sweeper (1794)
A little black thing among the snow: Crying weep, weep, in notes of woe! Where are thy father & mother? say? They are both gone up to the church to pray.
Because I was happy upon the heath, And smil’d among the winters snow: They clothed me in the clothes of death, And taught me to sing the notes of woe.
And because I am happy & dance & sing, They think they have done me no injury: And are gone to praise God & his Priest & King, Who make up a heaven of our misery.
Le Ramoneur.
Petite créature noire au milieu de la neige, criant : Weep ! Weep ! : en notes de douleur ! Où sont ton père et ta mère ? dis ! Ils sont montés tous deux à l’église, prier.
Parce que j’étais heureux sur la lande et que je souriais dans la neige de l’hiver, ils m’ont vêtu des vêtements de la mort, et ils m’ont appris à chanter les notes de la douleur.
Et parce que je suis heureux, et que je danse, et que je chante, ils croient qu’ils ne mont fait aucun mal : et ils sont allés louer Dieu et son prêtre et son roi, qui se font un paradis de notre misère. »
Weep ! Weep ! » (Weepl est une onomatopée, mais signifie en même temps : pleure ! pleure !)
°°°
Les premiers vers de Blake, les Esquisses poétiques, fuient publiés l’année suivante, aux frais de plusieurs de ses amis. Quelques pièces ont un charme ravissant : tout imprégnées du lyrisme oublié des poètes élisabéthains , elles marquent, comme les Poèmes de Burns, quoique d’autre manière, le renouveau de la poésie anglaise au sortir d’un long siècle de classicisme. Mais c’est en 1789 que parut son premier ouvrage vraiment original, les Chants de l’Innocence, suivis en 1794 des Chants de l’Expérience, qui leur font pendant. Sous une forme libre, ingénue parfois incorrecte, mais toujours musicale et touchante, ils contiennent en germe toute sa philosophie. Les deux recueils sont comme les volets d’un diptyque dont les compartiments s’opposeraient ; d’un côté, l’enfance innocente, ses jeux, ses rêves, ses joies, le règne béni de l’imagination et de l’instinct dans une liberté divine: de l’autre l’expérience, le règne de la froide raison qui comprime l’imagination sous ses lois mauvaises et ses dogmes; plus de rêves, plus de joies, la souffrance et l’éloignement de Dieu. Le texte des poèmes était encadré d’images qui commentaient et illustraient la pensée ; le tout gravé par un procédé spécial et enluminé ensuite à la main. Blake est ici tout à fait lui-même. Un grand choc qu’il venait d’éprouver avait achevi- de lui découvrir ses voies : il avait perdu son frère Robert, auquel une tendre affection l’unissait. Le jour de sa mort, il vit sa « forme spirituelle » s’élever au ciel en battant des mains ; il connut alors avec certitude que « toute perte mortelle est un gain immortel « et que le monde réel n’est pas celui des sens. De ce moment, une moitié de sa vie se passa dans l’au-delà : les âmes des morts et les anges venaient l’entretenir ; c’est l’esprit de son frère, nous dit-il, qui lui enseigna, dans une heure de découragement, le moyen employé pour graver et publier les Chants de l’Innocence. Il fit paraître, grâce au même procédé, le Livre de Thel (1789), le Mariage du Ciel et de l’Enfer (1790), les Portes du Paradis, les Visions des filles d’Albion, America {1793), Europe, Urizon (1794), le Chant de Los, le Livre d’Ahania (1795), où, sous forme de poèmes et de proses mystiques, sont exposées ses doctrines. On imagine la peine et le temps qu’il fallait à un seul homme pour inventer, graver, tirer, colorier et relier ces albums, généralement de grand format, qui comprennent de six à vingt-sept feuillets. Avec cela, il donnait des leçons de dessin, peignait à l’aquarelle, faisait des vignettes pour des éditeurs. Sa vie n’en demeurait pas moins difficile.
William Blake – America. A Prophecy, Frontispice (1793) Urizon, enchaîné à « la muraille de la chair », à ses côtés, Enion avec Los et Enitharmon.
Voici, pour ceux que cela peut intéresser, quelques détails sur un des mythes au moyen desquels les idées qui viennent d’être exposées sont présentées par Blake : ils donneront un aperçu de sa manière de penser par symboles. Lorsque Urizen s’est détaché de Dieu, il est aussitôt enchaîné » à la muraille de la chair » par Los, — forme que prend, après la chute, Urthona, le quatrième Zoa, — qui symbolise le Temps, et par Enitharmon, émanation féminine de Los, qui symbolise l’Espace de chaque Zoa émane en effet une forme féminine, comme de Dieu est émanée « la Nature éternelle ». Lisez : la Raison, détachée de Dieu, se trouve confinée dans le monde des sens et renfermée dans les limites de l’Espace et du Temps. Mais à ces symboles s’en superposent d’autres. Los, à qui sa mission de justicier rappelle sa divine origine, devient le souvenir vivant de l’unité primitive en Dieu, l’Inspiration, qui anime tous les poètes et Blake en particulier. Dans ce nouveau mythe, Enitharmon est lu Pitié, qui naît en Los à la vue des souffrances d’Urizen; et ainsi Los et Enitharmon représentent ce qu’il y a de meilleur dans l’âme humaine sous sa forme masculine active, et sous sa forme féminine affective. La place me manque pour insister. Les symboles continuent de s’ajouter aux symboles, sans que I’auteur se préoccupe de les rendre cohérents ; par exemple, Los et Enitharmon, que Blake a fait naître de la façon que nous venons de voir, sont présentés ailleurs comme les enfants de Tharmas. le troisième Zoa, et de son émanation féminine, Enion, lesquels symbolisent la nature » végétative « , c’est-à-dire matérielle, afin de faire entendre que l’Espace et le Temps sont nécessaires au commencement de la vie du monde physique. C’est sous cette dernière forme qu’ils figurent sur le frontispice d’ America.
En 1800, son ami Flaxman, désireux de l’aider, lui obtint la place d’illustrateur attitré chez un poète et écrivain amateur nommé Hayley, qui vivait aux environs de Chichester. Blake s’installa près de lui, à Felpham, dans un cottage au bord de la mer, heureux de la perspective de travailler en paix, sans souci de l’existence quotidienne. Au début, tout alla pour le mieux ; les lettres de cette époque célèbrent avec un enthousiasme lyrique la joie d’être en pleine nature, la vie spirituelle plus intense. Les choses ne tardèrent pas à se gâter. Excellent homme et plein de courtoisie, mais médiocre bel esprit, tout imprégné de classicisme, Hayley ne comprenait rien à son hôte. Il jugeait ses vers exécrables et, avec les meilleures intentions du monde, aurait voulu restreindre cette imagination formidable à l’illustration de plates ballades et à l’exécution de portraits en miniature. L’artiste soutirait cruellement de cette inintelligence; il rêvait de s’échapper, quand une désagréable aventure vint combler la mesure. Un soldat qu’il avait expulsé de son jardin l’accusa d’avoir crié : « Vive Bonaparte ! », crime impardonnable en 1803 ; un procès de haute trahison s’ensuivit. Comme personne n’avait lu ses livres, où l’on n’aurait pas été en peine de trouver une détestable partialité pour la Révolution française, Blake fut acquitté sur le témoignage de Hayley. Cela lui rendit quelque affection pour son protecteur, mais, abreuvé de dégoûts, il regagna Londres au plus vite. Il n’y trouva pas le repos. C’est au milieu de tracas de toute sorte qu’il termina ses deux apocalypses, de Milton et de Jerusalem (1804) , d’une importance capitale pour la connaissance de sa pensée, les derniers grands poèmes qu’il ait publiés. Exploité par un éditeur pour lequel il avait composé les belles illustrations du Sépulcre de Blair (1804-1806), et qui, au mépris de la parole donnée, les avait fait graver par Schiavonetti, froissé par ses meilleurs amis, auxquels il reprochait des torts, peut-être imaginaires, envers sa liberté spirituelle, il se débattait contre la misère. Pourtant il travaillait avec acharnement : adonné maintenant presque tout entier à .son art de graveur et de peintre, il quittait à peine son burin et ses pinceaux. Les dessins, les gravures, les aquarelles, les tableaux, — illustrations pour Spenser, pour Shakespeare, pour Milton, compositions historiques et bibliques, — se succédaient sans interruption. Quelques peintures sont de vastes panneaux : l’une, représentant toute la cavalcade des Pèlerins de Cantorbéry de Chaucer, mesurait 5 pieds de long; une autre, figurant le Jugement dernier, n’avait pas moins de 7 pieds sur 5. En 1809, il essaya d’une exposition de ses œuvres, naturellement avec le plus complet insuccès. Il avait pris la peine de rédiger un Catalogue descriptif — et laudatif, —où il expliquait ses théories artistiques, mais presque personne ne se trouva pour le lire : l’exposition n’eut pas dix visiteurs. Il aurait eu bien du mal à vivre, sans un brave homme de fonctionnaire, nommé Butts, qui lui acheta, trente années durant, ses ouvrages, au point d’en encombrer sa maison, et qui lui donna jusqu’au bout le réconfort d’une admiration enthousiaste. En 1818, il trouva un autre ami dévoué en la personne du paysagiste John Linnell, dont l’ingénieuse affection adoucit ses dernières années. C’est elle qui lui permit d’éditer les gravures au burin de ses Illustrations pour le livre de Job (1825), son œuvre peut-être la plus achevée, et d’exécuter les dessins pour la Divine comédie, auxquels il travaillait encore la veille de sa mort. Il s’éteignit le 12 août 1827, sans que le secours de ses visions lui ait jamais fait défaut. Quelques instants avant de mourir, il entonna des chants de joie ; comme sa femme s’approchait, il murmura : » Il ne sont pas de moi, ma bien aimée, ils ne sont pas de moi !» Il croyait répéter la musique des anges.
gravure placée sur le titre au Sépulcre de Blair : « la Trompelle du Jugement dernier »
William Blake – la Nativité, vers 1800
II
On ne sera pas surpris, après avoir lu la vie de Blake, que bien des gens l’aient tenu pour fou. A vrai dire, son cas devait paraître moins étrange dans un pays protestant où les sectes dissidentes sont si nombreuses. Ses propres parents appartenaient à l’une d’elles; il avait de qui tenir. Des hommes qui, dans leurs réunions cultuelles, prêchent tour à tour, et qui attendent pour parler que l’Esprit descende sur eux, sont de la graine de visionnaires, et un prophète de plus ou de moins n’est pas pour les étonner. Dans ces dernières années du XVIIIe siècle, où le mysticisme sous toutes ses formes, les plus nobles comme les plus vulgaires, s’élevait partout en face du rationalisme à l’apogée, nulle part les adeptes de Swedenborg ou de Saint-Martin, de Mesmer ou de Cagliostro, ne furent plus nombreux qu’en Angleterre. Jusque chez les artistes, on en comptait beaucoup : le célèbre sculpteur Flaxman n’était-il pas théosophe ; le peintre Varley, astrologue et spirite ; Cosway, le miniaturiste, quelque chose comme sorcier ? Il faut dire d’ailleurs que les amis de Blake, qui l’ont bien connu, nous le peignent comme fort raisonnable et parfaitement équilibré : dans un corps athlétique, une âme bonne et candide ; seuls l’éclat singulier de ses yeux et son extrême mobilité d’humeur annonçaient un esprit différent des autres. Ce voyant, dont l’imagination se peuplait de monstres, aimait à rire ; la plaisanterie, même assez grosse, ne lui déplaisait pas’. Au reste, d’une politesse exquise. Ceux qui le rencontraient étaient dès l’abord séduits par la courtoisie irlandaise de ses manières, par le charme de sa conversation, pleine à la fois de profondeur et de poésie. Mais ils ne pouvaient se défendre d’un vague effroi mêlé de pitié, quand cet homme si sensé leur déclarait d’un ton paisible qu’il tenait telle ou telle chose de Milton, de saint Paul ou de Socrate, avec qui il avait causé la veille. S’il leur montrait le portrait » d’après nature « de la courtisane Laïs et de Richard Cœur de Lion, ou le croquis de l’Esprit d’une puce, « réincarnation d’un homme sanguinaire, providentiellement réduit aux proportions d’un insecte pour éviter qu’il ne dépeuplât tout le pays », j’imagine qu’ils saisissaient poliment la première occasion de se retirer, et qu’ils se gardaient de revenir. Peut-être plus d’un lecteur partagera-t-il leur inquiétude.
William Blake visité par l’Inspiration – gravure tirée de « Milton ».
Les biographes anglais se donnent beaucoup de peine pour défendre Blake contre l’accusation de folie; ils allèguent l’estime où le tenaient ses amis, la grandeur de sa pensée, le mérite de ses ouvrages, sa vie exemplaire; ils n’arrivent, en fin de compte, qu’à nous rendre plus sensibles les contrastes inexplicables de sa nature. Avec toute la distance qui sépare un poète d’un minéralogiste, le cas de Blake est très analogue à celui de Swedenborg : ce dernier paraissait aussi, dans le courant de l’existence, doué du sens le plus rassis. Quand on a dit de tels hommes qu’ils étaient fous, on n’a rien dit. La science est fort empêchée d’établir leur diagnostic : un professeur à la Faculté de médecine qui a consacré un volume, d’ailleurs excellent, au visionnaire suédois, en est réduit à le classer, — en bonne compagnie, puisque c’est avec Jeanne d’Arc et sainte Thérèse, — dans la catégorie des « théomanes raisonnants », et cela fait un peu bien songer, on en conviendra, aux explications du bachelier de Molière sur la vertu de l’opium.
Les phénomènes dont il s’agit touchent à l’élude encore mystérieuse de l’inconscient, que poursuivent assidûment les psychologues contemporains. Qu’est-ce que ce « moi subliminal » dont ils nous parlent ? Nous donne-t-il accès dans un monde plus étendu et plus complet que celui-ci ? Quels sont ses rapports avec notre « moi » ordinaire ? Quel est son rôle dans les inventions du génie ? Autant de questions auxquelles on voudrait une réponse, que peut-être on n’aura jamais. Ce n’est pas le lien, dans cette Revue, de rapporter les théories de Myers, les opinions de William James, de Ribot, de nos plus notoires aliénistes, ni de les discuter. Aussi bien tout cela importe-t-il assez peu pour la présente étude. Quand la médecine aurait démontré que les facultés anormales d’un Blake s’accompagnent d’une lésion organique bien définie, elle n’aurait rien prouvé contre la signification de ses ouvrages. Une question d’esthétique ne saurait être tranchée par une question de pathologie.
William Blake – Illustration pour le Livre de Job (1825) « Périsse le jour où je suis né » (Job, III)
William Blake – Illustration pour le Livre de Job (1821) – gravure au burin
Mais si nous pouvons aborder son œuvre, — et particulièrement son œuvre de peintre, dont il sera surtout question dans cet article, — sans nous occuper davantage de son état mental, il est impossible de le faire avant d’avoir dit un mot de sa philosophie. Quand on ignore ce qu’elle est, on s’expose à méconnaître la véritable portée de son art, à ne rien comprendre à ses peintures, qui sont une conséquence et une expression de sa doctrine. C’est ici que la tâche devient difficile. Les idées de Blake ne se développent pas logiquement comme dans les traités d’un philosophe, — la logique lui faisait horreur — ; nulle part elles ne sont exposées complètement. Il faut saisir sa pensée par fragments, à travers le désordre de vastes poèmes écrits, sans aucun souci de la composition, dans des moments d’extase visionnaire. La théologie de Swedenborg et celle de Jacob Bœhme se mêlent aux conceptions du néo-platonisme alexandrin, à l’allégorisme de la Kabbale, à des inventions personnelles d’une désespérante complexité ; et, comme il arrive chez les mystiques protestants, saturés des livres prophétiques de la Bible, un souffle d’Apocalypse emporte le tout. Les éléments personnifiés de l’Univers tiennent les rôles d’un formidable drame mythique, qui figure l’histoire du monde dans : une nuit sillonnée d’éclairs, de titaniques combats s’engagent, où s’agite toute une multitude de symboles. MM. Yeats et Ellis ont employé deux grands volumes à débrouiller ce chaos, et leur commentaire n’est pas toujours plus limpide que le texte. Il faut bien s’efforcer, cependant, de dégager l’essentiel de cette philosophie. Je m’excuse d’avoir à le faire. Ce qui suit sera passablement infidèle, car la pensée s’y trouvera dépouillée des mythes qui font le meilleur de son originalité, et en quelque sorte systématisée; assez obscur encore, mais ces mystiques sont de terribles gens qui vous interdisent d’être exact et clair en peu de mots.
Au commencement, Dieu, qui est mystère, veut se révéler dans la plénitude de son être. Or, toute révélation exige une opposition ; pour qu’un principe se manifeste, il faut qu’il se trouve en face de quelque chose qui s’oppose à lui, dont il fasse son instrument et son expression. De Dieu, actif, émane donc « la nature éternelle », qui est passive, ce que Blake appelle « le miroir ». Dans ce miroir. Dieu l’ère prend connaissance de soi-même, il se contemple comme Fils et entre dans une méditation sur lui-même, qui est le Saint-Esprit. C’est l’Esprit qui éveille à la vie les « pensées » du miroir, les formes immortelles de toutes choses où Ion reconnaîtra les idées de Platon, on, mieux encore, les intelligibles de Plotin. Chacune de ces « idées » a une existence individuelle, sans toutefois se séparer de Dieu. Les quatre divisions de la nature divine. Père, Fils, Esprit, Miroir — autrement dit Volonté, Amour, Imagination, Énergie divines, — se retrouvent dans la nature émanée. Ce sont ces divisions de la nature émanée que Blake appelle les Zoas. et qui sont personnifiées dans ses poèmes sous les noms d’Urizon, Luvah, Tharmas et Urthona ; elles sont immanentes à toutes choses et correspondent aux quatre éléments, aux quatre points cardinaux, etc. — et, dans l’homme en particulier, aux quatre régions du corps, aux quatre sens (le goût et le toucher n’en faisant qu’un, enfin à » la Raison « , « l’Émotion », « la Sensation », « l’Instinct » ou énergie naturelle. Tant qu’a subsisté l’union de l’Univers avec Dieu, l’équilibre s’est maintenu entre les Zoas. Mais un jour, les « idées « ont voulu prendre conscience de leur existence individuelle et se séparer de la divinité qui les contenait; elles ont voulu considérer la sensation comme la seule réalité et nourrir chacune leur « égoïsme » aux dépens des autres. Ainsi, la Raison, se détachant volontairement de Dieu, ne voit plus que le monde des sens et déclare qu’il n’y a rien au-delà. Cette révolte — figurée dans l’œuvre de Blake par la rébellion d’Urizon — est l’origine du mal. La Raison devient maîtresse d’erreur. Elle s’arroge le droit de légiférer contre l’Imagination et l’Instinct, qui ne valaient pas moins qu’elle dans le plan original de I’Univers ; elles les contraint par des lois et des dogmes qui protègent les < égoïsmes ». Le monde est perverti. L’est-il sans retour ? Et comment le régénérer ? Par l’Amour, répond Blake, qui saura rompre les barrières de l’égoïsme, et surtout par l’Imagination, qui seule pourra franchir les murs de la prison où la Raison nous enferme. Emporté par elle, l’homme remontera vers Dieu, pour se réunir à lui, et l’harmonie primitive sera rétablie.
William Blake – l’Ancien des Jours traçant le cercle du monde (1794)
En guerre donc contre la Raison !Ce qui vient d’elle est empoisonné, toute science est trompeuse, toute démonstration mensongère. Chaque homme doit aimer ; il doit cultiver son imagination, son « génie poétique », ce don merveilleux que nous recevons tous en naissant, que nous possédons encore dans l’âge heureux de l’innocence, et que seule une fausse expérience nous empêche de développer. Ainsi, nous nous sauverons nous-mêmes, et nous contribuerons au salut de l’humanité. Chacun sera « le Rédempteur ». Les théologiens du moyen Age, sans nier la valeur historique de l’Ancien Testament, y voyaient avant tout une « figure » du Nouveau ; Blake lisait celui-ci dans le même esprit ; pour lui, l’Evangile historique est une figure de « l’Évangile éternel ». Jésus signifie par avance tout homme spirituel, et son sacrifice sur le Calvaire est l’image du sacrifice que nous devons faire, à l’Esprit, du monde de la sensation régi par la liaison. C’est dans ce sens qu’il faut entendre les expressions chrétiennes de Blake, qui, souvent, pourraient prêter à l’équivoque ; aucun doute n’est permis dès qu’on a jeté les yeux sur la pièce blasphématoire intitulée l’Évangile éternel; et d’ailleurs n’a-t-il pas dit un jour, en propres termes, à un ami : « Jésus est le seul Dieu ; vous l’êtes également et je le suis»
Dans une pareille philosophie, le rôle départi à l’artiste est le plus noble de tous. A lui qui, plus que tout autre, vit par l’imagination, qui sème le rêve et le fait germer dans les âmes, à lui revient l’honneur de conduire les hommes dans les voies de l’afl’ranchissement et du salut. Qu’il soit musicien, poète, sculpteur ou peintre, l’artiste inspiré est un prophète.
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IIII
Il est facile de prévoir q’un art conscient d’une si haute mission sera à mille lieues de notre goût contemporain. Nos peintres n’ont d’autre ambition que de nous rendre leur émotion devant la nature, ou de nous offrir des combinaisons de lignes et de couleurs qui nous touchent. Blake, au contraire, veut signifier. Une bonne partie de ses ouvrages sert d’illustration à ses poèmes, et n’est qu’une traduction en images de sa doctrine. Mais il a fait aussi, on l’a vu, un très grand nombre d’aquarelles, de dessins, d’ «impressions en couleur», de gravures au burin, il a peint plusieurs tableaux à la détrempe sur panneaux apprêtés à la manière des primitifs; à l’exception de quelques compositions exécutées pour des éditeurs, tout a une valeur symbolique. Ce sont des scènes empruntées à l’histoire profane ou sacrée, auxquelles le peintre prête un sens allégorique, répondant à sa conception du monde. Blake rappelle ces hommes du moyen âge, pour qui I’Univers n’était qu’un vaste symbole, qui partout, sous le visible, retrouvaient I’invisible, et apercevaient partout de mystérieuses correspondances. Il était fait pour comprendre telle méditation de Pierre de Mora sur les roses de son jardin, ou telle autre d’Hugues de Saint-Victor, interprétant la structure et le plumage d’une colombe. Comme les docteurs du XIIIe siècle, il attribue une signification mystique aux formes, aux nombres, aux couleurs ; la seule différence est qu’il en rapporte l’interprétation à sa philosophie, au lieu de la rapporter à la théologie catholique. Les spectacles les plus simples lui apparaissent lourds de sens ; un chardon sur le bord d’un champ lui semble placé là pour lui transmettre je ne sais quel céleste avis ; des instruments de labour qu’il rencontre prennent la valeur d’un présage : « Le travail s’avancera ici avec une rapidité divine, écrit-il à Butts peu de temps après son arrivée à Felpham (23 septembre 1800). Un rouleau et deux herses sont devant ma fenêtre. A ma première sortie, le premier matin que j’étais ici, j’ai rencontré une charrue, et l’enfant qui accompagnait le laboureur lui dit : Père, la porte est ouverte…» Tout est à l’avenant. Il faudrait presque une clé pour interpréter ses œuvres : les positions étranges qu’il donne aux corps ne sont pas généralement l’effet du hasard, et si, dans certaines de ses aquarelles, les couleurs ont une vivacité presque désagréable, c’est qu’il était moins préoccupé de leur harmonie que de leur signification mystique.
Quelque étrangères que soient à notre temps ces préoccupations, personne ne niera que des œuvres ainsi conçues puissent être belles; même elles peuvent emprunter aux idées qui les ont inspirées une part de leur grandeur. Celles de l’ancienne Egypte, celles de notre moyen âge, sont admirables. En peut-on dire autant des œuvres de Blake ? Sont-elles l’expression saisissable d’une pensée profonde ? Touchent-elles l’âme, et transportent-elles l’imagination dans la région des vérités éternelles où elles prétendent l’entraîner ? La plupart des critiques anglais l’affirment ; quant à M. François Benoit, il n’hésite pas à ranger son héros parmi les « maîtres de l’art » et à l’égaler aux plus grands. Voilà qui est beaucoup dire. Il vaut la peine d’y aller voir.
William Blake – America. A Prophecy, Plate 13, « Fiery the Angels Rose…. »
L’étude des ouvrages de Blake dans l’ordre de leur production offrirait un incontestable intérêt. On y suivrait, sous son vêtement allégorique, l’histoire de sa pensée et, jusqu’à un certain point, celle de sa vie : de même qu’il a fait passer dans les vers de Milton et de Jérusalem les événements de son séjour à Felpham, de même il a souvent choisi les sujets de ses peintures sous le coup des émotions que faisaient naître en lui les circonstances. On apercevrait aussi la transformation progressive de son art; il a, plus ou moins consciemment, pris quelque chose à la plupart des artistes qu’il a connus; sous l’influence de Michel-Ange et de Raphaël, les maîtres qu’il admirait entre tous, ses compositions ont passé d’un désordre assez capricieux à un équilibre presque classique; son métier même de graveur s’est notablement modifié ; dans la dernière partie de sa carrière, la vue des estampes de Marc-Antoine l’amena à cette simplicité plus expressive et moins conventionnelle qui distingue les planches du Livre de Job. Enfin, on apercevrait la trace des incertitudes qu’il connut sur la voie véritable à suivre dans sa peinture, et qui furent, durant plusieurs années, le drame secret de sa conscience d’artiste. Mais une pareille étude, faite par qui n’a pas vu les expositions d’ensemble organisées à Londres il y a quelques années, risquerait de demeurer fort incomplète, partant fort inexacte, car beaucoup des peintures et des aquarelles de Blake les plus importantes sont dispersées dans des collections particulières d’un accès incommode; elle exigerait aussi des développements qui déborderaient les limites du présent travail. Je dois nécessairement me borner à un aperçu plus général; il suffira pour donner une vue assez exacte de l’art de Blake, qui puise dans le mysticisme dont il est constamment inspiré une unité particulière.
Ce qui me louche le plus dans les poèmes de Blake, c’est ce qui reflète l’exquise tendresse de son cœur : cet homme violent, qui fulminait la vérité, et qui, malgré ses doctrines sur le pardon illimité des injures, décochait des épigrammes assez grossières à ceux qu’il soupçonnait d’antipathie spirituelle, était au fond d’une très grande bonté. Il a écrit quelques-uns des vers les plus émouvants qui soient sur la pitié et sur l’amour; il n’a jamais cessé d’avoir une candeur d’enfant, et personne n’a mieux chanté l’enfance. Je ne méconnais pas la puissance de ses épopées apocalyptiques, ni la force de leur accent, ni l’impétuosité de leur rythme ; mais j’aime beaucoup mieux les pièces où s’épanche la douce poésie de son âme, les Chants de l’Innocence, le Livre de Thel, les Chants de l’Expérience, certains Petits poèmes du » manuscrit Bosseti », et telles parties de ses « livres prophétiques », plus rares, à mesure qu’il s’enfonce davantage dans le mysticisme, qui offrent au lecteur un repos délicieux, comme des vallons fleurissant au soleil, entre des pics affreux qu’enveloppent éternellement les nuées d’orage. C’est aussi les aquarelles et les gravures qui traduisent ce côté de lui-même que je préfère : son imagination, quand un souffle tumultueux ne l’agite pas, se peuple de ravissantes images. Il cesse d’être prophète, il n’est plus que le rêveur qui surprenait, en allant par les champs, les confidences des fleurs, et qui s’attardait à voir passer le cortège d’une sylphide morte que ses compagnes portaient en terre sur un pétale de rose…
William Blake – Une page d’America (1793) : Jerusalem et Vala, avant la Chute, reposant parmi les troupeaux de Tharmas (d’après Yeats et Ellis), ce qui symbolise l’Amour charnel et l’Amour spirituel dans la Nature innocente.
Ces jours-là, son papier se couvre de lignes harmonieusement balancées, se colore des teintes les plus délicates et les plus pures. Ici la jeune Thel se penche pour demander au nuage ou au muguet le sens delà vie et de la mort ; sur ce feuillet d’America, deux enfants blottis contre un gros mouton blanc dorment sous un arbre léger dont les branches s’inclinent pour laisser percher les oiseaux ; là l’Echelle de Jacob est descendue en spirale du ciel étoile, et des anges en robes claires la parcourent, portant, dans des corbeilles et des vases d’or, le pain et le vin ; ailleurs, en haut de cette page du Livre de Job, le chœur jubilant des Étoiles du matin célèbre la gloire du Créateur. Combien d’agréables inventions de poète ! Aux marges de ses livres, il enroule et dénoue les pampres, tisse les toiles de l’araignée, fait ramper les monstres, onduler les flammes ou flotter l’essaim des âmes bienheureuses, avec une fantaisie sans cesse renouvelée, un peu froide sans doute, septentrionale, si l’on peut dire, et protestante, mais fort originale, et qui apparaît presque merveilleuse dès que l’on songe au temps où il travaillait.
William Blake – Europe. A Prophecy, Plate 10, « Enitharmon slept . . . . » (Bentley 12)
Je ne prétends d’ailleurs pas réduire les mérites de ce puissant esprit à un heureux sentiment de la grâce et à des qualités de décorateur. Il possède un des dons les plus précieux de l’artiste, celui de penser par images ; toute idée, quelle qu’elle soit, prend dans son esprit une forme concrète, souvent très forte. Il a dans ses compositions dramatiques des inventions vraiment frappantes, et beaucoup d’entre elles respirent une grandeur qui saisit malgré qu’on en ait. On n’oublie pas, quand on les a une fois aperçus, le geste dont » l’Ancien des jours », les cheveux agités par le vent des abîmes infinis, trace le premier cercle du monde, ni l’attitude de la triple Hécate, feuilletant le Livre du destin au seuil d’une caverne peuplée de monstres, ni l’épouvantable effort du Créateur modelant si douloureusement le premier homme dans le limon de la terre qu’il appelle à l’esprit, comme une invincible nécessité, le verset de la Bible : « Et il se reposa le septième jour ». Longtemps après qu’on a fermé le Sépulcre de Blair, on garde dans les yeux l’élan impétueux qui réunit l’Ame et le Corps,et l’on entend résonner à ses oreilles la puissante trompette qui vient souffler au visage des morts, le jour du dernier jugement. Mais, outre qu’il y a dans cette partie de l’œuvre de Blake un abus insupportable de démons, d’horreurs et de catastrophes, presque toujours quelque chose vient gêner l’admiration et paralyser la sympathie. Aurune peut-être de ses compositions ne laisse indifférent : sous leur étrangeté transparaît une passion trop intense pour qu’on y demeure tout à fait insensible : seulement elles choquent, elles repoussent, parfois elles font sourire. Un dessin singulier et plein de réminiscences, à la fois académique et bizarre, gâte les plus heureuses conceptions. Dans les œuvres mêmes de la fin de sa vie , comme les illustrations du Livre de Job ou celles de la Divine Comédie, mieux composées, mieux équilibrées que celles de sa jeunesse, ce défaut reste aussi frappant ; les figures sont gauches et inexpressives : les trois amis de Job , avec leurs bras parallèlement tendus ou repliés, frisent le ridicule; Paolo et Francesca, dans le tourbillon des damnés, se livrent à des mouvements d’un désordre si cocasse, qu’ils font involontairement songer à de mauvais danseurs d’Opéra. L’étrange contorsion des figures de Blake tient en partie, il est vrai, à la nature de son génie. Il l’a répété en vingt endroits : de même qu’il écrivait jusqu’à trente vers d’une traite « sous une dictée directe, et presque contre sa volonté », les motifs de ses peintures lui apparaissaient soudainement dans un instant d’extase ; quelle que soit l’explication qu’on veuille donner de ses visions, un fait reste certain, c’est qu’il est avant tout un inspiré. Il est véritablement possédé par l’Esprit. L’émotion qu’il ressent est si brusque et si vive, que le visage et les mains des personnages ne suffisent pas à la traduire -. comme chez Tintoret, cet inspiré prodigieux, il faut qu’elle anime tout le corps. Mais Tintoret dessinait à merveille ; familier de la nature, il avait à sa commande une langue pittoresque souple et vraie. C’est ce qui manque à Blake, et je crois que nous touchons ici au secret de sa faiblesse.
William Blake – Hecate ou The Night of Enitharmon’s Joy (1795)
Quoi qu’en pensent certains de ses admirateurs, il étudiait fort peu la nature, et, pour un peintre, la faute est capitale. Un musicien, un poète, peuvent trouver directement dans leur cœur de quoi parler au nôtre ; il leur suffît de vivre et de sentir. Le peintre, comme le sculpteur, a besoin de la réalité pour s’exprimer. Les rêves les plus éthérés, les émotions les plus intérieures, c’est au moyen des formes que lui offre la nature qu’il doit nous les transmettre ; il faut qu’il reprenne sans cesse contact avec elle ; dès qu’il s’en éloigne trop longtemps, il perd pied. J’ai nommé tout à l’heure l’Egypte et le moyen âge : si leur art touche aujourd’hui ceux mêmes qui n’en déchiffrent plus le sens, c’est que, malgré tout, il est à base du naturalisme, et vivant. Blake a constamment souffert de son éducation première. Il a fait son apprentissage non chez un peintre, mais chez un graveur ; il a gardé sur la peinture des opinions de graveur, et, en somme, il n’a jamais manié la brosse que fort péniblement : les rares panneaux à la détrempe que j’aie pu voir sont lourds et maladroits; malgré ses efforts, il n’a jamais cessé d’être que ce qu’il avait été en commençant, un enlumineur. Ce qui est plus grave, — car ses peintures pourraient être médiocres et ses dessins excellents, — sa jeunesse s’est passée non à étudier le modèle vivant, mais à copier des statues gothiques et d’anciennes estampes d’après les maîtres. Si belles qu’elles aient été, pouvaient-elles remplacer la vue directe des choses ? Une instruction solide lui a manqué, et il n’a pas su y suppléer plus tard. La tournure de son esprit, aussi bien que ses plus intimes convictions, s’y opposaient. On nous dit qu’il aimait la nature. Sans doute. Il suffît d’ouvrir ses livres pour le savoir. Ses premiers vers sont tout parfumés de beautés champêtres, et jusque dans le nébuleux Milton, se trouve un magnifique passage sur les oiseaux et les fleurs. Mais il faut s’entendre. Autre chose est d’être sensible à la douceur de l’air, à la voix du vent dans les arbres, « aux bonnes odeurs qui sortent du sol », d’avoir remarqué, un matin de printemps, « les fossettes de l’eau courante », ou d’avoir entendu « le frôlement des ailes de l’alouette dans les blés », autre chose d’avoir observé, de façon à en bien connaître la structure permanente et les aspects changeants, ce qui vit à la surface de la terre. Ce n’est pas en peintre que Blake aime la nature, c’est en poète, et en poète mystique. Tout paysage, toute forme se transfigure aussitôt à ses yeux ; il ne voit dans la réalité sensible qu’un « signe » des réalités éternelles. S’il se promène à Felpham, au bord de la mer qui scintille au soleil, tous « ces joyaux de lumière » s’animent et lui parlent du ciel ; si un rayon tombe des nuages sur le toit de sa maison, il voit une échelle d’or où circulent les anges. Et ce ne sont pas là des images ou des métaphores. « J’affirme, écrit-il dans sa Vision du Jugement dernier, que je ne perçois pas la création extérieure et qu’elle ne m’est rien autre qu’une gène. Gomment ! dira-t-im, quand le soleil se lève, vous ne voyez pas un disque de feu, assez semblable à une guinée y Oh I non ! non ! Je vois une troupe innombrable de l’armée céleste, criant : « Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu tout puissant ! » Je n’interroge pas l’œil de mon corps, pas plus que je n’interrogerais une fenêtre sur ce que je vois. Je regarde au travers, non avec. » Aussi bien, il ne s’agit pas de plantes ni d’animaux, ni même de paysage. Ce qui tient la première place dans l’œuvre de Blake, c’est le corps humain, le corps dans sa nudité. Il a pu, comme on l’affirme, prendre parfois sa femme et lui-même pour modèles ; il a dû le faire bien rarement. Aucun doute n’est possible, — ne venons-nous pas de le lui entendre avouer lui-même ? — la réalité le gênait. Sorti de l’école, il n’eut plus guère idée de recourir à elle. Ses étonnements et ses déboires lorsque, dans les premiers temps de son séjour chez Hayley, il se mit à faire des portraits en sont la meilleure preuve. » J’ai maintenant découvert, écrit-il alors à son ami Butts (11 septembre 1801), que sans avoir la nature devant les yeux, on ne peut rien produire dans les voies de la peinture réelle. » Pour « découvrir », à plus de quarante ans, une vérité aussi évidente, il faut qu’il ait bien peu pratiqué jusque-là l’étude d’après nature. Cela n’a rien qui doive surprendre, puisque pour ses travaux habituels il la jugeait dangereuse et nuisible : « La peinture de portraits, écrit-il encore à Butts (22 novembre 1802), est à tous égards l’opposé de la peinture d’imagination et d’histoire. Si vous n’avez pas la nature devant vous à chaque coup de pinceau, vous ne pouvez faire un portrait, et si vous regardez la nature le moins du monde, vous ne pouvez peindre l’histoire»; la même pensée revient constamment sous sa plume. « C’était l’opinion de Michel-Ange, ajoute-t-il, et c’est la mienne. » C’était, ou à peu près, l’opinion de Michel-Ange, dont l’esthétique platonicienne était faite pour plaire à ce néo-platonicien. Mais le peintre de la Sixtine, s’il ne « copiait » pas la nature, la connaissait bien; il n’imaginait qu’avec ce qu’il savait d’elle. Au contraire, quand Blake voulait traduire ses visions sur le papier, c’étaient des figures prises à Michel-Ange, à Raphaël, ou seulement à Flaxman, qui s’offraient à sa mémoire. Il demeurait impuissant à plier à son gré ces corps qui se présentaient dans une attitude fixée, et dont les mouvements ne lui obéissaient pas ; en voulant les animer de son esprit, il n’arrivait qu’à les contourner gauchement et à les distendre, comme sous l’effort d’une pensée qu’ils n’étaient pas faits pour contenir.
The Sepulcre of Blair, The reunion of Soul and Body (1806) – Gravure de Schianonetti d’après le dessin de Blake
Sans peut-être s’en expliquer les causes , sans même se l’avouer ouvertement, il eut longtemps le sentiment de sa faiblesse. Son instinct d’artiste l’avertissait en secret que quelque chose lui faisait défaut. En dépit de ses doctrines, il chercha à s’assimiler ce qui constituait la force des Vénitiens et des Hollandais, ces « naturalistes » qu’il devait si fort mépriser par la suite. Il voulut, sur leur instigation, recourir à la réalité, y puiser de quoi donner corps à ce qu’il voyait avec l’œil de son esprit’. Cela lui coûtait des peines infinies. Il s’y prenait trop tard, il n’avait plus la souplesse nécessaire pour apprendre sans effort. Les difficultés mêmes que lui donnaient ces essais dans une voie nouvelle ne pouvaient manquer d’attirer son attention sur ce qu’ils avaient de contradictoire à ses croyances. Tôt ou tard, dans cette lutte douloureuse, les croyances devaient l’emporter; le mystique devait triompher du peintre. Un jour, en 1804, visitant une galerie qui contenait des tableaux de l’école de Léonard, de Raphaël et de Poussin, il fut vivement frappé de ce qui, dans ces maîtres, répondait à ses préférences. Le lendemain, il eut, dans un éblouissement, la vision de la vérité; il acquit subitement la certitude d’avoir été, pendant des années, le jouet de « ces démons vénitiens et hollandais, qui travaillent à détruire la puissance de l’imagination, au moyen de cette machine infernale appelée clair-obscur». Ce fut une journée capitale dans sa vie. Le passage d’une lettre à Hayley (23 octobre 1804), qui s’y rapporte, est intéressant à citer : il en dit plus sur Blake que de longs commentaires :
« Le lendemain du jour où je visitai la galerie Truchsess. je fus illuminé de nouveau pour mieux travailler, et pourtant les preuves de mon application à mon œuvre leur manquaient. Il n’en sera plus ainsi désormais, j’en remercie Dieu en toute confiance. Il est devenu mon serviteur, celui qui me dominait ! Il est comme un frère, celui qui était mon ennemi ! Cher Monsieur, excusez mon enthousiasme, ou plutôt ma folie, car je suis réellement ivre de vision intellectuelle, dès que je saisis un crayon ou un burin, tout comme je l’étais dans ma jeunesse… Je remercie Dieu qu’il m’ait donné de poursuivre courageusement ma route, pendant vingt ans. dans les ténèbres. »
L’échelle de Jacob, William Blake, 1800. British Museum.
Je ne puis me défendre d’apercevoir quelque chose d’assez tragique dans cette joie délirante. Blake avait instinctivement tenté la réconciliation de la nature et de ses rêves, cette réconciliation, toujours désirée, jamais atteinte, que cherchent toute leur vie les vrais artistes ; le jour où il crut l’avoir réalisée, il n’avait, en fait, qu’opté pour les rêves, en fermant les yeux sur la nature. Il avait trouvé la paix de l’âme, mais il avait, du même coup, condamné son art à ne vivre jamais qu’à demi. Ses derniers ouvrages montrent sans doute une maîtrise de soi plus grande, plus de fermeté dans la conception, plus de certitude dans la main ; malgré tout, leur beauté demeure incomplète : ils nous émeuvent imparfaitement ; impuissants à donner l’essor à notre imagination, ils manquent leur but.
William Blake – les consolateurs de Job
On pourra s’étonner qu’avec d’aussi graves lacunes Blake ait atteint dans sa patrie à une si grande renommée. La mode y est sans doute pour une bonne part, mais elle ne suffit pas à l’expliquer. J’en aperçois plusieurs raisons, — qui ne sont probablement pas les seules, ni peut-être les plus vraies, car il est toujours difficile à un étranger de juger de ces choses, — je les indiquerai brièvement avant de terminer cette étude déjà longue. C’est d’abord que Blake, malgré ses obscurités, est un grand poète, et le poète a servi la gloire du peintre. C’est aussi qu’il est assez original pour attirer l’attention, assez difficile à pénétrer pour la retenir. C’est surtout que ses compatriotes sont, à la fois, moins frappés que nous de l’insuffisance plastique de son œuvre de peintre ou de graveur, et plus sensibles aux intentions qu’elle révèle. La pauvreté du dessin, le manque de vie et de beauté, ne peuvent choquer, comme elles nous choquent, des admirateurs de Holman Hunt ou de Ford Madox Brown; au contraire, toutes les préoccupations religieuses et morales sont bien faites pour les intéresser. » L’art anglais contemporain, écrivait M. de la Sizeranne dans son Histoire de la Peinture anglaise au XIXe siècle « » n’est pas sorti spontanément, comme chez nous, de la joie d’admirer, de la joie de voir, du bonheur d’oublier pour la splendeur plastique de la nature et des êtres qui y vivent, l’indifférence de cette nature, le bonheur de ces êtres, et jusqu’aux tourments de sa propre pensée… C’est un enfant du Devoir, ce n’est pas un enfant de l’Amour. Il est venu en ce monde, soit pour ennoblir la vie, soit pour enseigner la vie. soit pour améliorer la vie ». Rien de plus juste. C’est à peine un paradoxe de dire qu’en Angleterre on cherche tout dans l’art, excepté peut-être la beauté. Les mêmes causes qui ont fait le succès des préraphaélites devaient aussi faire celui de Blake. En France, de pareilles considérations ont très peu de poids ; on ne déteste pas que les peintres racontent ou même qu’ils raisonnent, on n’aime pas beaucoup qu’ils prêchent ni qu’ils rêvent. La popularité de Blake risque fort de ne jamais se répandre chez nous. L’homme intéressera quiconque est sensible à l’attrait du mystère. Ses vers ont de quoi charmer les plus hostiles : ceux qui ne sauraient goûter le prophète de Jérusalem et de Vala ne pourront refuser leur affection au chantre exquis de l’Innocence. Mais le peintre ne plaira jamais que médiocrement, même aux esprits mystiques : ses créations ne sont ni assez vivantes, ni assez belles ; en vérité, ce poète est insuffisamment poète dans sa peinture, il manque du don divin par quoi les grands artistes embellissent tout ce qu’ils touchent. Et puis, — il faut l’avouer, — nous avons quelque peine à lui pardonner de si mal répondre à notre attente : que n’espérions-nous pas d’un homme qui franchissait à son gré les limites de ce monde imparfait et qui jouissait continuellement de la conversation des anges ?
William Blake – Le cercle des luxurieux, 1824-27, d’après le Chant V de L’Enfer de la Divine Comédie de Dante.
Il serait injuste , pourtant, de nous montrer trop sévères. Ne querellons pas ceux qui nous disent avoir entrebaillé la porte de l’au-delà et avoir vu les choses que nous ne voyons pas : peut-être leur impuissance à les décrire est-elle la rançon nécessaire de leur merveilleux privilège ; peut-être les spectacles qu’il leur a été donné de contempler en esprit sont-ils trop sublimes pour nos sens mortels. Quand nous sommes tentés de leur reprocher la déception qu’ils nous l’ont presque toujours éprouver, rappelons-nous la réponse de l’ermite mystique dans le Jardin des roses de Saadi : « Je disais en moi-même : quand j’entrerai dans la roseraie, j’emplirai ma robe de roses que je rapporterai en présent à mes amis. Mais l’odeur des fleurs m’enivra si fort que je lâchai les pans de ma robe ».
Paul ALFASSA
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Gravure tirée des « Visions des filles d’Albion » (1793)