contes du Dragon : la hache du sorcier par Henri Gougaud

–––– La hache du sorcier – version de La Bible du hibou de Henri Gougaud –––––––––––––––––––––––

   Au temps où la forêt couvrait le grand Ballon, dans ses profondeurs était une clairière, et dans cette clairière une fontaine. Les hommes avaient bâti, autour de son eau vive, un hameau aux toits bleus nommé le Dahfelsen.

   Les gens du Dahfelsen, quand l’un d’eux trépassait, enterrait leur défunt au pied d’un arbre jeune. C’était là la coutume. Sur cet arbre on clouait une croix de métal, et l’arbre grandissant cette croix peu à peu s’enfonçait dans l’écorce, se laissait chaque année recouvrir de bois neuf et dans la chair du bois disparaissait un jour. on fêtait ce jour d’adieu. Car l’instant où la croix se trouvait enfermée au cœur même de l’arbre était le signe heureux que l’âme du défunt avait rejoint sa place au paradis.

   Une humble croix de fer, ainsi, au Dahfelsen, marqua longtemps le lieu envahi d’aubépines où était enterrée la vieille Catherine. La pauvre était connue pour avoir traversé à la force de l’âge, une étrange journée. Elle avait épousé le sorcier du hameau. Cet homme avait, entre autres tours, le pouvoir singulier de rappeler à lui tout objet dérobé sous le toit de sa ferme. Il s’asseyait devant sa meule à aiguiser . Il la faisait tourner, et le temps d’accorder ses abracadabras à son ronron tranquille le sou d’argent, l’outil ou la poignée de sel qu’on lui avait emprunté sans rien lui dire rentrait à la maison, comme tiré en l’air par un fil invisible.

    Il advint qu’un matin, après avoir baisé le front de Catherine qui allait au marché de la ville voisine, ce plaisant justicier, voulant fendre du bois, chercha partout sa hache et ne la trouva point. C’était le lendemain d’un dimanche bruyant. Des gens du voisinage étaient venus goûter son vin blanc nouveau. « L’un des assoiffés, marmonna le bonhomme, n’est certainement pas réparti les mains vides. » Il se mit à sa meule.

     Son voleur se trouvait chez lui à Guebwiller. Il était marchand de saucisses. Il vit soudain la hache, au fond de sa boutique, s’élever toute seule entre poutres et plancher, traverser droit la salle en sifflant méchamment, se planter entre mur et porte, s’arracher, prendre son élan, frétiller vivement du manche, obliquer vers les volets clos et briser la fenêtre en mille éclats contents. Le bougre épouvanté sortit de sous la table où il s’était jeté, courut dehors, les bras au ciel. Catherine à l’instant passait par la ruelle.
– Ma bonne amie, dit-il en lui serrant les mains, c’est le Ciel qui t’envoie. Hier soir j’ai emprunté sa hache à ton mari. rends-la-lui, s’il te plaît, avec mes grands mercis.
Il rit, l’air égaré.
– Tiens, la voilà qui vient. Elle a hâte. Je crois, de retrouver son maître. Adieu, la paix sur toi !
La hache s’en venait, en effet, par la porte. Catherine, ébahie, l’empoigna par le manche, et poussant un grand cri s’envola dans l’air bleu. On la vit traverser le ciel à bonne allure entre les toits pointus, agrippée à sa hache qui la tirait devant, son châle et son manteau déployés dans la brise, la coiffe de travers, son panier à l’épaule, perdant là ses sabots, là ses choux et ses fraises, hurlant encore, au loin.

    Son mari étonné la regarda descendre entre les arbres hauts. Quand elle eut atterri sur le pas de sa porte où la meule grinçait encore, il la traita de sotte et d’ânesse bâtée. Tandis qu’il s’en allait, sa hache sur l’épaule, à la remise à bois. Catherine resta un moment bouche ouverte, haletante, livide, puis fit une prière et s’en fut à l’ouvrage. Elle était femme de bon sens. Mais elle garda toujours, de sa course d’oiseau, une brume dans l’œil, un lambeau de nuage et cette sourde envie qui vient parfois en rêve de fuir, sans savoir où.

 Henri Gougaud : La hache du sorcier (la Bible du hibou, Edition du Seuil,  1993)

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–––– version originale du conte transmise par l’abbé Charles Braun (Légendes du Florival, 1866)

Henri Gougaud s’est inspiré pour ce conte de la légende du Dahfelsen, rapportée par l’abbé Charles Braun dans son livre  » Légendes du Florival » publié en 1866. Pour ceux qui sont intéressés par cette version, c’est ICI.

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