–––– « Dialogue intime avec la nature » (1884) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Ferdinand Hodler (1853-1918)
Ferdinand Hodler – « Dialogue intime avec la Nature » – 1884
En 1884, Hodler peint Dialogue intime avec la Nature qui met en scène dans un paysage dénudé constitué de collines aux formes douces un jeune homme nu représenté de profil dans une posture très étudiée. De par les positions de sa tête légèrement orientée vers le haut qui semble indiquer que son regard porte vers le ciel, de son bras droit ramené à hauteur de sa poitrine et de son bras gauche dressé en avant à hauteur de son visage, la main ouverte aux doigts écartés, il semble s’être placé dans la position d’un orant invoquant une chose ou une divinité. Constatation curieuse, alors que l’étroitesse du champ représenté n’a pas permis la représentation de l’espace auquel il fait face et peut-être de la personne ou des personnes à laquelle ou auxquelles il s’adresse, l’imagination n’envisage à aucun moment la présence en face de lui d’interlocuteur(s) humain(s). Le spectateur considère à priori que le jeune homme est seul et qu’il s’adresse donc à la Nature ou à une divinité.
Un critique de l’époque à laquelle a été présenté le tableau a noté une similarité entre la manière dont Hodler avait peint son personnage et celle avec laquelle Puvis de Chavannes peignait les siens. Effectivement, on peut trouver certaines similitudes avec certains tableaux du peintre français que Hodler rencontrera pourtant bien plus tard à Paris en 1891 mais dont il suivait la carrière. Puvis de Chavannes est coutumier du thème du personnage seul dans la nature en méditation.
Puvis de Chavannes – de gauche à droite : tableau intitulé Le pauvre pêcheur exécuté en 1881, au centre : La Méditation exécutée en 1867 et celui du Fils Prodigue exécuté en 1872. Réalisations bien antérieures à l’exécution du Dialogue (1884).
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la statue grecque du Prieur et l’Âge d’Airain de Rodin
On cite également comme autres œuvres ayant pu influencer Hodler pour la réalisation de son tableau un bronze grec du Ve siècle avant JC baptisé Le Prieur trouvé à Rhodes qui se trouvait à Berlin et la statue de Rodin L’Âge d’Airain et qui avait été exposé à Paris sous l’appellation momentanée de L’homme qui s’éveille à la nature. Peu importe de avoir précisément quelles œuvres de Puvis de Chavannes ou de Rodin l’ont ou non influencé, l’important est que Hodler à un moment de son évolution psychologique et culturelle s’est tourné vers un mode de pensée proche de celui des symbolistes, même s’il n’a jamais admis son appartenance à leur mouvement, et que cela a influencé profondément sa production artistique.
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Paysages peints par le peintre Ferdinand Sommer à Thoune.
Le rapport de caractère mystique de Hodler avec la Nature :
L’intérêt de la toile « Dialogue intime avec la Nature » tient dans le fait qu’elle se situe à l’articulation entre la thématique de la représentation humaine où la Nature et sa représentation par le paysage sont soit absents, soit à peine esquissés et la thématique du paysage où l’homme est en général totalement absent. Dans cette toile où le sujet principal est un jeune homme, la Nature et le paysage sont cette fois partie intégrante de la représentation visuelle et de la thématique puisque le jeune homme s’adresse directement à eux dans un élan mystique. Le titre de l’œuvre insiste d’ailleurs sur cette attitude : l’appellation de la statue de Rodin « l’Âge d’Airain » avait été dans un premier temps « l’homme qui s’éveille à la nature », mais il semble que les préoccupations de Hodler en peignant ce tableau aient largement dépassé le stade de l’éveil qui avait du se produire beaucoup plutôt au moment où il était entré, jeune adolescent, en apprentissage (de 1868 à 1870) chez le peintre Ferdinand Sommer à Thoune, spécialiste de la reproduction du paysages alpestres pour touristes, et où il avait découvert la splendeur des paysages de montagne. En 1868, Hodler a 15 ans et n’a connu qu’une enfance faite de privations et de malheurs voyant sa famille décimée par la tuberculose : mort de deux de ses frères et sœurs, faillite et mort de son père ébéniste en 1860 (il a 8 ans), faillite de son beau-père, un peintre-décorateur chez qui il travaillait comme apprenti et enfin mort de sa mère en 1867. Tous ses autres frères et sœurs mourront également de la tuberculose dans les années qui suivront. La découverte de la Nature alpine, des paysages merveilleux de la région de Thoune avec ses lacs et ses hautes montagnes, leur représentation sublimée pour satisfaire la demande touristique ont enthousiasmé le jeune homme. A cette époque, le mouvement romantique avec sa célébration et son exaltation de la Nature brille encore de ses derniers feux surtout dans cette région de Suisse où les touristes cultivés et fortunés affluent pour en admirer les merveilles. Pour le jeune Hodler, en contrepoint des années tragiques qu’il vient de vivre, la Nature, dans sa magnificence, apparaît comme une terre promise, un ailleurs idéalisé et mythique, un moyen de s’échapper de la triste réalité, de dépassement de soi et de libération. Mais à la différence des romantiques allemands qui s’intéressaient à cette Nature de manière à la fois mystique et scientifique et l’étudiaient de manière synthétique, celle-ci sera appréhendée par Hodler – qui suit en cela les pas de beaucoup d’autres peintres de montagne – non pas dans sa totalité, mais dans sa représentation unique par le paysage, le paysage sublimé.
De cette histoire personnelle complexe, s’expliquent sans doute les deux aspects de sa personnalité qui s’expriment de deux manières différentes dans son œuvre : un côté sombre et pessimiste qui s’exprime dans les tableaux et les compositions murales symbolistes ou expressionnistes mettant en scène des personnages et un côté lumineux, désincarné, presque mystique qui s’exprime dans ses paysages qui deviendront avec le temps de plus en plus léger jusqu’à l’abstraction.
Ce sont les années de formation à partir de 1872 à Genève chez le peintre Barthelemy Menn, ami de Corot et de Ingres, qui vont lui permettre d’aborder la peinture de paysage de manière plus réfléchie et structurée que dans les tableaux bucoliques de Sommer ou romantiques spectaculaires de Calame et de Diday dont ils effectuait des copies au musée Rath. Barthélemy Menn conseille à ses élèves de bien étudier au préalable le sujet.
Hodler n’avait pas reçu de formation artistique générale de type académique, de là peut-être une soif inextinguible d’apprendre et de comprendre. Ses connaissances ont été acquises de manière disparate lors de ses années d’apprentissage, d’abord chez son beau-père, peintre d’enseignes, puis chez le peintre pour touristes Ferdinand Sommer à Thoune, au musée Rath à Genève lorsqu’il était employé à exécuter des copies de Calame et Diday, enfin chez Barthélémy Menn de qui il aura reçu l’enseignement le plus fécond (« je lui dois tout »), et de manière autodidacte lors de ses voyages à Madrid, à Bâle et à Paris. Toute sa vie, il aura poursuivi son apprentissage et développé et remis en cause ses connaissances acquises.
la théorie du « parallélisme » :
Convaincu que la beauté repose sur l’expression d’un ordre, sur la symétrie et le rythme, Ferdinand Hodler fonde ses compositions graphiques sur une théorie formelle qu’il appelle le « parallélisme » qui consistait à répéter de manière récurrente mais jamais identique la représentation de certains éléments et motifs de caractère semblable tels que couleurs, lignes, mouvements, objets divers qui caractérisaient le sujet traités (par exemple les nuages dans le cas d’un paysage) dans le but de créer une unité d’ensemble. Cette méthode qu’il appliquait avec zèle lui attirait les railleries de ses pairs mais pour Hodler, cette théorie ne se limitait pas à son simple contenu artistique et était plus qu’un principe de composition formelle, il était une pensée morale et philosophique de validité universelle relevant d’une loi naturelle organisatrice du monde réel reposant sur le constat que l’organisation de la nature obéit à un ordre, fondé sur la répétition : « le parallélisme est une loi qui dépasse l’art, car il domine la vie ». On retrouve là la vieille théorie de correspondance entre le macrocosme et le microcosme très répandue dans l’Antiquité et Au Moyen Âge et culminant à l’époque de la Renaissance qui présupposait que la structure de l’univers était la même dans toutes ses parties et qu’ainsi « tout était dans tout ».
A travers cette théorie, c’est la recherche de la vérité cachée qui conditionne l’équilibre cosmique et l’unité du monde que mène Hodler. Avec le temps, ses compositions vont évoluer vers une simplification, un épurement des formes et des représentations, un éclaircissement des teintes pour se rapprocher de l’essence même des choses, se rapprochant en cela l’abstraction. Il suivra en cela le même cheminement que son jeune collègue Mondrian mais en moins radical.
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Le tableau « Dialogue intime avec la Nature » exprime cette relation mystique et pleine de questionnement que l’artiste entretient avec la Nature. Le personnage se présente nu face à la nature, tel qu’il était au moment de sa naissance, signe de sincérité, de dépouillement et de modestie; sa posture n’est en rien arrogante ou sûre d’elle-même, elle exprime au contraire l’humilité et le respect. Il ne dialogue pas d’égal à égal avec la Nature, il est en position d’orant. Son dialogue est en fait un questionnement et ce questionnement prend la forme d’une prière : prière pour savoir et comprendre, pour que Mère-Nature daigne lui dévoiler ce qu’il cherche inlassablement à découvrir par sa peinture : les secrets qui structurent et animent le vaste monde.
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le 3 août 2013
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Représentations de l’Orant : à gauche gravure anthropomorphique de Los Barruecos en Espagne, au milieu peinture rupestre del Pla de Petracos en Espagne (- 8.000 ans), à droite, l’Orante sur une fresque de la catacombe de Priscille à Rome (IVe siècle).
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