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–––– la métamorphose, conte mélodramatique de Noël par Enki ––––––––––––––––––––––––––––––––
Conte inspiré d’une histoire vraie qui aurait presque pu se passer…
Une petite fille différente
La petite fille s’était toujours sentie spéciale et différente.
A la différence des autres enfants de son âge qui s’endormaient chaque soir en serrant bien fort contre leur coeur des petites boules de poils doux au sourire béat, l’animal qui la fascinait était d’une toute autre espèce. Pas question de le serrer contre soi et de pratiquer un gros câlin ! Son enveloppe dure et froide et ses protubérances pointues avaient tôt fait de vous repousser. Et d’ailleurs qui aurait éprouvé l’idée saugrenue d’étreindre un homard ?
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Car l’animal favori de la petite fille, contre toute attente, était effectivement un arthropode de la classe des crustacés, ordre des décapodes, famille des Nephopidae.
Très tôt, elle s’était lancé dans une recherche effrénée des représentations de cet animal, accumulant dans sa chambre des moulages de taille toujours plus importante.
Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer chez cette petite fille par ailleurs bien sage ce choix étrange et incongru ?
Longtemps son père s’était posé la question…
Cette collectionnite avait fini par prendre un tour aigu, laissant craindre que sa chambre ne ressemblât un jour au Grand Vivier d’Audierne, où pullulent, dans des fosses obscures, des milliers de créatures à pinces.
Peut-être cette fascination pour cet animal était elle née d’une visite, lorsqu’elle était enfant, de ces viviers aux eaux noires entre lesquels on circulait sur une allée étroite et où le père croyant être drôle se souvenait d’avoir menacé les enfants de les jeter en pâture à l’amas de bestioles qui grouillaient en contrebas.
Les adultes ne réfléchissent jamais assez des conséquences que peuvent entraîner leurs paroles sur des jeunes esprits crédules et vulnérables.
Quoi qu’il en soit, cette obsession pour ces créatures à pinces commençait à prendre une proportion inquiétante laissant planer un doute sur la santé mentale de la petite. Pas un matin où elle contait à sa famille, au petit déjeuner, ses rêves de la nuit, tous plus fantastiques les uns que les autres : une fois, elle avait chevauché, sous la forme d’une Sirène, un homard placide et taciturne parmi les coraux; une autre fois, elle était elle-même homard, virevoltant gracieusement entre les rochers et les algues.
Parfois malheureusement, le rêve se transformait en un vilain cauchemar, et l’on retrouvait la petite fille dans sa chambre, en sueur et toute frissonnante de peur, venant tout juste d’échapper aux pinces monstrueuses d’un homard maléfique…
Lorsqu’elle dessinait, le thème était toujours le même, des homards, des homards et encore des homards et son père avait, un jour, été horrifié de découvrir les pages de ses Cahiers de classe, toutes couvertes de centaines d’effigies de homard, toutes identiques.
Un soir, au restaurant, elle avait été prise d’une véritable crise de larme et provoqué un énorme scandale, traitant le serveur d’assassin, après avoir vu passer un plat garni de cet animal.
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Le point de vue des spécialistes
Inquiets, les parents prirent le parti de consulter un psychologue qui interrogea longuement la petite fille : « Inutile de s’inquiéter, déclara-t-il, ce comportement est certainement à mettre en relation avec un état bien connu de l’adolescence ; votre fille souffre du complexe du homard ». Je vous recommande de lire l’ouvrage de Françoise Dolto : « Paroles d’adolescents, le complexe du homard ».
Le livre acheté, les parents le parcoururent avidement. Un passage du livre résumait la pensée de Françoise Dolto sur ce sujet : « Les homards, quand ils changent de carapace, commencent par se débarrasser de l’ancienne et restent un moment sans défense, le temps d’en fabriquer une nouvelle… Pendant ce temps-là, ils sont très vulnérables et donc en grand danger. Pour les adolescents, c’est un peu la même chose et il faut que vous compreniez que « sécréter » une nouvelle carapace coûte pour eux immensément d’efforts, de larmes et de sueur. Dans les parages d’un homard sans protection, il y a toujours un congre qui guette, prêt à le dévorer. L’adolescence s’apparente à cette période où le homard est vulnérable et en danger ! Le congre des adolescents, c’est ce qui les menace, à l’intérieur d’eux-mêmes et à l’extérieur, et malheureusement qu’ils ne sont pas préparés à affronter »
Et plus loin : « Durant cette période, l’adolescent devient gauche, maladroit, ingrat et irritable, Les bonnes manières laissent la place à la grossièreté, à l’agressivité et à la confrontation».
Ce qui résumait tout à fait leur fille…
Ce n’était donc que cela ! une fixation passagère liée à un état fébrile de l’adolescence qui ne tarderait pas à s’évanouir au fur et à mesure que la petite grandirait et prendrait de l’assurance.
Il suffisait de faire preuve d’un peu de patience……
Dans les semaines et les mois qui suivirent, les parents guettèrent les premiers signes d’une guérison.
Hélas, cette manie semblait bien installée et au contraire s’accentuer.
Ayant découvert un jour que sa fille se livrait à des escapades nocturnes, son père, l’ayant suivi jusqu’aux rives du Lac , la découvrit, penchée au-dessus de l’eau, cherchant à attirer les écrevisses à l’aide d’une lampe électrique…
Un moment, l’espoir revint dans la famille, la petite fille semblait s’intéresser au cinéma et passait de longues heures à regarder toujours le même film : « Le Docteur Jivago » et collectionnait les posters de l’acteur qui jouait le rôle du héros du film.
Peut-être en était-elle amoureuse… qui sait ? mais cela paraissait étrange, vu son âge… mais cela avait au moins l’avantage de l’éloigner du monde des crustacés…
Mais on dut lui interdire de revoir ce film quand on s’aperçut qu’elle écrivait le prénom de cet acteur égyptien non pas Omar Sharif mais Homard Sharif…
Il fallait se rendre à l’évidence, ce que l’on avait interprété comme une crise d’adolescence passagère, loin de se calmer, s’aggravait…
La petite fille devenait de plus en plus taciturne et se perdait, de plus en plus souvent, dans de longues rêveries.
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La métamorphose
Le grand choc eut lieu un soir de juillet. Depuis plusieurs semaines, la petite fille était sujette à une nouvelle lubie : elle ne voulait plus quitter ses gants de skis.
« Mais enfin, cela est totalement ridicule de porter des gants d’hiver à l’intérieur de la maison et cela n’est vraiment pas pratique, à table, pour tenir ta fourchette. Pourquoi pas des gants de boxes, pendant que tu y es ! »
Rien n’y faisait, la petite refusait obstinément de quitter ses gants.
Un soir, après qu’elle se fut endormie, ses parents après lui avoir déposé un baiser sur le front, prirent la décision, pour qu’elle soit plus à l’aise dans son sommeil, de les lui ôter. Quelle ne fut pas leur surprise ! Sur chacune des mains, à la place du pouce et de l’index se trouvait désormais une pince de crabe !
Il fallait se rendre à l’évidence : l’obsession mentale de leur fille était d’une telle intensité qu’à l’instar de ces mystiques chrétiens qui voient apparaître sur leur corps les stigmates de la passion du Christ, elle agissait sur l’intégrité physique de leur fille.
Oh, au début, cela ne semblait pas poser trop de problèmes à la petite. Elle paraissait même en tirer quelques avantages : casser des noix et des noisettes ou bien découper des feuilles de papier était pour elle un jeu d’enfant et elle aidait son papa à visser les boulons lorsqu’il bricolait dans le garage.
Mais le plus dur était le contact avec les autres enfants. Elle devait subir à longueur de journée des mauvaises blagues du genre « tu ne me serres pas la pince aujourd’hui ? » ou bien « tu en pinces pour moi ? » ou encore, en fixant ses pauvres menottes : « Quelles pinces, Monseigneur ! » et encore « t’es pas à prendre avec des pincettes, aujourd’hui ! » et encore, lorsqu’elle faisait quelque chose de répréhensible : « Attention de ne pas te faire pincer ! ».
Ces mauvaises blagues se raréfièrent après qu’elle eut montré quel usage elle pouvait faire de ces appendices en pinçant jusqu’au sang l’arrière train de ces garnements. Des parents se plaignirent et ils furent convoqués chez le Directeur de l’école.
On dut lui placer des élastiques au bout des pinces…
Le problème s’aggravait néanmoins et cela de manière qui semblait inexorable :
La belle peau de pêche parsemée de tâches de rousseur de la petite fille se durcissait peu à peu et commençait à se couvrir d’écailles et à prendre une teinte bleutée. Les pinces de ses mains grossissaient et les autres doigts commençaient à se réduire et se ratatiner comme si ils allaient disparaître. Deux antennes se mirent à pousser sur son front et les yeux commencèrent à sortir de leurs orbites. Sa morphologie générale changeait et il était devenu évident qu’elle ressemblait de plus en plus à un homard.
Les médecins et les plus grands scientifiques consultés apparurent impuissants à stopper le processus. Son père dévorait toute la littérature sur le sujet. Il avait relu « la Métamorphose » de Kafka et s’était juré que jamais la famille ne ferait subir, par son indifférence, à leur pauvre fille le calvaire enduré par le pauvre Grégoire Samsa.
La métamorphose suivait pourtant peu à peu son cours et bientôt la petite fille dût bientôt quitter sa chambre pour la salle de bain. Elle vivait maintenant en permanence dans la baignoire remplie d’eau car c’était désormais le seul endroit où elle semblait éprouver un peu de bien-être.
Pour améliorer son cadre de vie, son papa avait rempli la baignoire d’eau de mer reconstituée et avait acheté dans une animalerie quelques poissons exotiques et quelques algues marines. Les murs de la salle de bains avaient été recouverts d’une tapisserie vinyle, «résistant absolument à l’humidité» avait dit le vendeur, et représentant un décor sous-marin peuplé de poissons multicolores.
Tout les matins, son papa allait chercher, de la friture fraîche et les crevettes dont elle raffolait, agrémentées quelque fois par quelques fruits de mer.
Début décembre, la métamorphose semblait avoir atteint son achèvement. Plus rien, dans l’animal qui barbotait dans la baignoire ne rappelait plus l’ancienne petite fille à l’exception, peut-être, d’une lueur familière qui semblait encore persister au fond des yeux articulés projetés au devant de la tête.
La parole s’en était allée et la communication ne s’établissait plus que par l’intermédiaire de mouvements du corps et de mimiques de la tête.
Le père, voyant l’état de son pauvre enfant, se sentit envahi par un profond désespoir et sortit précipitamment ne pouvant plus longtemps réprimer un sanglot.
Vers la mi-décembre, l’état de l’animal – fallait-il encore dire « la petite fille » ? – sembla se détériorer. Il restait de longs moments prostré, sans réactions et était soudainement saisi de violentes convulsions qui l’épuisaient.
Les médecins, les vétérinaires et même les spécialistes en biologie marine, reconsultés, furent unanimes à prédirent prochainement une issue fatale désormais inéluctable…
Ce Noël fut le plus triste des Noëls. Le papa avait offert à la petite fille (il s’interdisait de qualifier la créature autrement que par ce nom) un dauphin et une tortue gonflables qu’il avait placé au pied du sapin de Noël et lui avait préparé un bon repas à base de calamars farcis aux crevettes. Il avait acheté une boîte caviar beluga qu’il avait déposé sur le bord de la baignoire, dans une jolie assiette décorée de corail.
La petite fille avait goûté chacun des plats et joué en barbotant un peu dans l’eau du bain mais le cœur n’y était pas et il avait semblé au papa qu’elle s’était forcée pour cela afin de lui faire plaisir. Elle semblait ensuite s’être assoupie et le papa, après avoir déposé un baiser sur la carapace froide et humide, avait regagné tristement sa chambre…
Triste matin de Noël… Le papa se réveilla brusquement et sa première réaction fut d’aller au pied du sapin de Noël au pied duquel sa petite fille était certainement en train d’ouvrir, comme tous les enfants du monde, les cadeaux que le Père Noël lui avait apportés.
Comme tous les enfants du Monde…
Mais sa petite fille n’était pas comme tous les enfants du monde… elle n’était qu’un gros homard, barbotant dans une baignoire !
Tristement il se dirigea vers la salle de bain…
Là, il eut un haut le cœur !
La carcasse du homard, pardon la petite fille… semblait flotter sur l’eau, mais elle apparaissait désormais inerte et vide comme abandonnée par la vie.
Le père se sentit vaciller. le diagnostic des médecins s’était donc vérifié et la pauvre petite s’était éteinte durant la nuit de Noël.
Il se reprocherait toute sa vie de ne pas avoir été là pour lui avoir tenu la pince pendant ce moment.
Il pris dans ses bras la dépouille mortelle de son enfant et quitta la salle de bain.
Comme elle était légère…
Il se dirigea lentement vers le sapin de Noël. Les cadeaux de la petite fille étaient déposés au pied de l’arbre, elle n’aura même pas eu le temps de les contempler… Des larmes lui vinrent aux yeux…
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Une voix derrière lui le tira brusquement de ses tristes pensées, une voix qu’il connaissait bien… Il se retourna vivement.
Derrière lui se tenait une adorable petite fille, ou plutôt une adorable jeune fille aux longs cheveux blonds et au teint de pêche, aux longs doigts blancs et graciles.
Elle l’apostropha de nouveau, comme si de rien était, d’une voix à la fois assurée et mutine :
« Tu ne m’as pas répondu, papa. Que fais tu avec mes vieux vêtements ? Et où sont mes cadeaux ? »
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Un nain somniaque,
le 22 décembre 2007
2h46 du matin
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