poésie du méridien : Tahar Ben Jelloun

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Tahar Ben JellounTahar Ben Jelloun

°°°

Ville

Il ne suffit pas d’un tas de maisons pour faire une ville
Il faut des visages et des cerises
Des hirondelles bleues et des danseuses frêles
Un écran et des images qui racontent des histoires

Il n’est de ruines qu’un ciel mâché par des nuages
Une avenue et des aigles peints sur des arbres
Des pierres et des statues qui traquent la lumière
Et un cirque qui perd ses musiciens

Des orfèvres retiennent le printemps dans des mains en cristal
Sur le sol des empreintes d’un temps sans cruauté
Une nappe et des syllabes déposées par le jus d’une grenade
C’est le soleil qui s’ennuie et des homme qui boivent

Une ville est une énigme leurrée par les miroirs
Des jardins de papier et des sources d’eau sans âme
Seules les femmes romantiques le savent
Elles s’habillent de lumière et de songe

Métallique et hautaine,
La ville secoue sa mémoire
En tombent des livres et des sarcasmes, des rumeurs et des rires
Et nous la traversons comme si nous étions éternels

Tahar Ben Jelloun – Paris, le 11 novembre 2005

°°°

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Mouna Bahmad, actrice du film  "Sur la planche" de Leila Kilani.Mouna Bahmad, actrice du film  « Sur la planche » de Leila Kilani.

Les filles de Tanger

     Les filles de Tanger ont une étoile sur chaque sein. Complices de la nuit et des vents, elles habitent dans des coquillages sur rivage de tendresse. Voisines du soleil qui leur souffle le matin telle une larme dans la bouche, elles ont un jardin. Un jardin caché dans l’aube, quelque part dans la vieille ville où des conteurs fabriquent des barques pour les oiseaux géants de la légende. Elles ont tressé un fil d’or dans la chevelure rebelle. Belles comme la flamme levée dans la solitude, comme le désir qui lève les paupières de la nuit, comme la main qui s’ouvre sur l’offrande, fruit des mers et des sables. Elles vont dans la ville répandre la lumière du jour et donner à boire aux hommes suspendus aux nues. Mais la ville a deux visages : l’un pour aimer, l’autre pour trahir. Le corps est un labyrinthe tracé par la gazelle qui a volé le miel aux lèvres de l’enfant. Une écharpe mauve ou encre nouée sur le front pour préserver l’écrit de la nuit sur le corps vierge. Une fleur sans nom a poussé entre deux pierres. Une fleur sans parfum a allumé le feu dans le voile du jour froissé. Une fente dans les lèvres par où passe la musique qui fait danser les miroirs. Les filles, descendues d’une crête voisine, nues derrière le voile du ciel, mordent dans un fruit mûr. Il pleut l’écaille sur le voile. Le voile devient ruisseau. Les filles, des sirènes qui font l’amour avec les étoiles. Les filles de Tanger se sont réveillées ce matin. Elles avaient du sable entre les seins. Assises sur un banc du jardin public. Orphelines.

                          Tahar Ben Jelloun, Les amandiers sont morts de leurs blessures, 1976.

°°°

Mouna Bahmad, actrice du film  "Sur la planche" de Leila Kilani.

°°°

      Face à ce beau texte de Tahar Ben Jelloun qui célèbre les jeunes filles de Tanger, non pas les jeunes filles réelles de cette ville, mais des jeunes filles se référant à un archétype éternel, idéalisé et fantasmé par le désir de l’homme, je n’ai pu m’empêcher – par mauvais esprit sans doute – de l’illustrer avec la photo de Mouna Bahmad, la jeune actrice du film de la réalisatrice marocaine Leila Kilani qui raconte l’histoire d’une ouvrière d’une usine de conditionnement de crevettes. L’idée du film est venue à la réalisatrice lorsqu’elle filmait dans le port de Tanger un documentaire sur les candidats à la traversée du détroit de Gibraltar pour l’Europe – la plupart des hommes – totalement obsédé par leur rêve d’un ailleurs idéalisé tout autant fantasmé. L’arrivée, tôt le matin, d’escouades de jeunes travailleuses « gonflées à bloc » venues travailler dans les usines de conditionnement de crevettes l’avait profondément impressionné : « Je passais de l’attente, liée au rêve, à la tentation de passer (en Europe), à ces femmes concrètes, physiques, charnelles ».
      Et pourtant, l’histoire dans l’histoire montre que c’est Tahar Ben Jelloun qui est dans le vrai et qu’il n’y a parfois qu’un pas de la réalité au rêve ou du rêve à la réalité : Mouna Bahmad, dans sa vie d’avant le film, petite caissière chez TOTAL, s’est retrouvée, par la grâce d’un casting, propulsée actrice à succès. La chance passe sans jamais prévenir et comble parfois, parmi les rêveurs qui croient en elle, ceux qui ont eu la patience de l’attendre et de l’apprivoiser.

°°°

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Quel oiseau ivre…

Quel oiseau ivre naîtra de ton absence
Capture d’écran 2013-08-13 à 11.56.10toi la main du couchant mêlée à mon rire
et la larme devenue diamant
monte sur la paupière du jour
c’est ton front que je dessine
dans le vol de la lumière
et ton regard
s’en va
sur la vague retournée
un soir de sable
mon corps n’est plus ce miroir qui danse
alors je me souviens tu te rappelles
toi l’enfant née d’une gazelle
le rêve balbutiait en nous
son chant éphémère
le vent et l’automne dans une petite solitude
je te disais
laisse tes pieds nus sur la terre mouillée
une rue blanche
et un arbre
seront ma mémoire
donne tes yeux à l’horizon qui chante ma main
suspend la chevelure de la mer
et frôle ta nuque
mais tu trembles dans le miroir de mon corps nuage
ma voix
te porte vers le jardin d’arbres argentés
c’était un printemps ouvert sur le ciel
il m’a donné une enfant
une enfant qui pleure
une étoile scindée
et mon désir se sépare du jour
je le ramasse dans une feuille de papier
et m’en vais cacher la folie
dans un roc de solitude

Tahar Ben Jelloun, Les amandiers sont morts de leurs blessures, 1976.

°°°

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Une main crispée sur le vide

Une main crispée sur le vide
a abandonné son corps pour être statue sous les décombres.
Elle ne tient rien
mais froisse le jour et son visage
éternelle sur un amas de terre blanche.
Elle regarde la mer et se souvient :
elle a caressé une épaule nue un soir dans un café de la montagne;
elle a tremblé puis s’est retirée pour se poser sur l’autre main.
À présent, le vent la recouvre d’une poussière venue de loin, peut-être du Yémen,
il dépose entre ses doigts un peu de sel
et quelques feuilles d’un arbre blessé.

                                                       Tahar Ben Jelloun, Poésie complète, 1995, p. 432.

°°°

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Laisser un commentaire