Préromantisme – Jean-Jacques Rousseau polisson : l’idylle des cerises à Thônes

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Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

     « J’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. »

     Il existe à Thônes au lieu dit La Tour, un bâtiment qui ressemble aujourd’hui à une vieille ferme. C’est tout ce qui reste du Manoir de La Tour datant du XVIe siècle qui appartenait à la famille noble De Galley et qui a subi deux incendies au siècle dernier.

vestiges du manoir de la Tour à Thônes

ce qui reste aujourd’hui du manoir de la Tour à Thônes

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     Jean-Jacques Rousseau était arrivé à Annecy le jour des Rameaux, le 21 mars 1728 « pressé par le faim » . Il y rencontre Mme de Warens, d’origine suisse, qui avait abjuré le protestantisme et qui le prend sous sa protection. Après un court séjour à Turin, il revient à Annecy en 1729 et s’installe chez sa bienfaitrice dans une maison située près du couvent des Cordeliers,  aujourd’hui disparue. Le 1er juillet 1730, il entreprend une excursion dans la vallée de Thônes qu’il nomme dans les confessions Toune. C’est au cours de cette excursion qu’il fait la rencontre fortuite de deux jeunes filles qu’il a connu chez Mme de Warens, Mesdemoiselles De Galley et De Graffenried, il les assiste dans la traversée du Fier et en remerciement, les deux jeunes filles l’invitent dans la maison forte de La Tour. Il y passera une inoubliable journée de cueillette de cerises.

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Capture d’écran 2013-08-12 à 12.07.27Itinéraire présumé emprunté par Rousseau d’Annecy à Thônes

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L’épisode des cerises  – Les Confessions – livre IV

      Je m’étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le long d’un ruisseau. J’entends derrière moi des pas de chevaux et des voix de filles, qui semblaient embarrassées, mais qui n’en riaient pas de moins bon coeur. Je me retourne; on m’appelle par mon nom; j’approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connaissance, mademoiselle de Graffenried et mademoiselle Galley, qui, n’étant pas d’excellentes cavalières, ne savaient comment forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de Graffenried était une jeune Bernoise fort aimable, qui, par quelque folie de son âge ayant été jetée hors de son pays, avait imité madame de Warens, chez qui je l’avais vue quelquefois; mais n’ayant pas eu une pension comme elle, elle avait été trop heureuse de s’attacher à mademoiselle Galley, qui, l’ayant prise en amitié, avait engagé sa mère à la lui donner pour compagne jusqu’à ce qu’on la pût placer de quelque façon. Mademoiselle Galley, d’un an plus jeune qu’elle, était encore plus jolie; elle avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin; elle était en même temps très mignonne et très formée, ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s’aimaient tendrement, et leur bon caractère à l’une et à l’autre ne pouvait qu’entretenir longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la déranger. Elles me dirent qu’elles allaient à Toune, vieux château appartenant à madame Galley; elles implorèrent mon secours pour faire passer leurs chevaux, n’en pouvant venir à bout elles seules. Je voulus fouetter les chevaux; mais elles craignaient pour moi les ruades et pour elles les haut-le-corps. J’eus recours à un autre expédient; je pris par la bride le cheval de
jjrgallemademoiselle Galley, puis, le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l’eau jusqu’à mi-jambes, et l’autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces demoiselles et m’en aller comme un benêt: elles se dirent quelques mots tout bas; et mademoiselle de Graffenried s’adressant à moi: Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service, et nous devons en conscience avoir soin de vous sécher: il faut, s’il vous plaît, venir avec nous, nous vous arrêtons prisonnier. Le coeur me battait; je regardais mademoiselle Galley. Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre; montez en croupe derrière elle, nous voulons rendre compte de vous. Mais, mademoiselle, je n’ai point l’honneur d’être connu de madame votre mère; que dira-t-elle en me voyant arriver? Sa mère, reprit mademoiselle de Graffenried, n’est pas à Toune, nous sommes seules : nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous.

.J. Rousseau, la traversée du Fier près du col de Bluffy

« puis, le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l’eau jusqu’à mi-jambes, et l’autre cheval suivit sans difficulté. »
« Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre; montez en croupe derrière elle, nous voulons rendre compte de vous. »

J.-J. Rousseau, la traversée du Fier. D’après le paysage représenté (on distingue les Dents de Lanfon en arrière-plan), le gué devait se trouver à la sortie des gorges du Fier, entre le village de Dingy-Saint-Clair et le col de Bluffy (voir la carte ci-dessus).

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L’épisode des cerises  – (suite)

      L’effet de l’électricité n’est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m’élançant sur le cheval de mademoiselle de Graffenried, je tremblais de joie; et quand il fallut l’embrasser pour me tenir, le coeur me battait si fort qu’elle s’en aperçut: elle me dit que le sien lui battait aussi, par la frayeur de tomber; c’était presque, dans ma posture, une invitation de vérifier la chose: je n’osai jamais; et durant tout le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, très serrée à la vérité, mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n’aurait pas tort.

     La gaieté du voyage et le babil de ces filles aiguisèrent tellement le mien, que jusqu’au soir, et tant que nous fûmes ensemble, nous ne déparlâmes pas un moment. Elles m’avaient mis si bien à mon aise, que ma langue parlait autant que mes yeux, quoiqu’elle ne dit pas les mêmes choses. Quelques instants seulement, quand je me trouvais tête à tête avec l’une ou l’autre, l’entretien s’embarrassait un peu; mais l’absente revenait bien vite, et ne nous laissait pas le temps d’éclaircir cet embarras.

     Arrivés à Toune*, et moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite il fallut procéder à l’importante affaire de préparer le dîner. Les deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en temps les enfants de la grangère ; et le pauvre marmiton regardait faire en rongeant son frein. On avait envoyé des provisions de la ville, et il y avait de quoi faire un très bon dîner, surtout en friandises : mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet oubli n’était pas étonnant pour des filles qui n’en buvaient guère ; mais j’en fus fâché, car j’avais un peu compté sur ce secours pour m’enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la même raison peut-être ; mais je n’en crois rien. Leur gaieté vive et charmante était l’innocence même ; et d’ailleurs qu’eussent-elles fait de moi entre elles deux ? Elles envoyèrent chercher du vin partout aux environs : on n’en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m’en marquaient leur chagrin, je leur dis de n’en pas être si fort en peine, et qu’elles n’avaient pas besoin de vin pour m’enivrer. Ce fut la seule galanterie que j’osai leur dire de la journée; mais je crois que les friponnes voyaient de reste que cette galanterie était une vérité.

      Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dîner ! quel souvenir plein de charmes ! Comment, pouvant à si peu de frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher d’autres? Jamais souper des petites maisons de Paris n’approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce joie, mais je dis pour la sensualité.

     Après le dîner nous fîmes une économie: au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu’elles avaient apportés ; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l’arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois mademoiselle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-même : Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! comme je les leur jetterais ainsi de bon cœur !

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« Une fois mademoiselle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein »

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     La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée : et cette décence nous ne nous l’imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs. Enfin ma modestie (d’autres diront ma sottise) fut telle, que la plus grande privauté qui m’échappa fut de baiser une seule fois la main de mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés : ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s’avisa de se coller sur sa main, qu’elle retira doucement après qu’elle fut baisée, en me regardant d’un air qui n’était point irrité. Je ne sais ce que j’aurais pu lui dire : son amie entra, et me parut laide en ce moment.

     Enfin elles se souvinrent qu’il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu’il fallait pour y arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en nous distribuant comme nous étions venus. Si j’avais osé, j’aurais transposé cet ordre ; car le regard de mademoiselle Galley m’avait vivement ému le coeur; mais je n’osai rien dire, et ce n’était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions que la journée avait tort de finir; mais, loin de nous plaindre qu’elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue par tous les amusements dont nous avions su la remplir.

     Je les quittai à peu près au même endroit où elles m’avaient pris. Avec quel regret nous nous séparâmes! avec quel plaisir nous projetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble nous valaient des siècles de familiarité. Le doux souvenir de cette journée ne coûtait rien à ces aimables filles ; la tendre union qui régnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs, et n’eût pu subsister avec eux: nous nous aimions sans mystère et sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi. L’innocence des moeurs a sa volupté, qui vaut bien l’autre, parce qu’elle n’a point d’intervalle et qu’elle agit continuellement. Pour moi, je sais que la mémoire d’un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au coeur que celle d’aucuns plaisirs que j’aie goûtés en ma vie. Je ne savais pas trop ce que je voulais à ces deux charmantes personnes, mais elles m’intéressaient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que, si j’eusse été le maître de mes arrangements, mon coeur se serait partagé ; j’y sentais un peu de préférence. J’aurais fait mon bonheur d’avoir pour maîtresse mademoiselle de Graffenried ; mais à choix, je crois que je l’aurais mieux aimée pour confidente. Quoi qu’il en soit, il me semblait en les quittant que je ne pouvais plus vivre sans l’une et sans l’autre. Qui m’eût dit que je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémères amours ?

     Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes, en remarquant qu’après beaucoup de préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. O mes lecteurs, ne vous y trompez pas. J’ai peut-être eu plus de plaisir dans mes amours en finissant par cette main baisée, que vous n’en aurez jamais dans les vôtres en commençant tout au moins par là.


    Parmi ceux qui  plus tard se moqueront (gentiment) de Jean-Jacques figure le poète Francis Jammes.

Je pense à Jean-Jacques

Je pense à Jean-Jacques Rousseau, aux matinées
de cerises mouillées, avec des jeunes filles.
Il était fantasque et aimant par les belles soirées,
au clair de lune, avec Madame d’Erneville (?)

Il disait, à peu près des phrases comme ici :
Non ! Je ne vis jamais gorge mieux faite…
C’est dans ce temps que je lus un nouveau poète…
Mes bas étant troués, elle m’en fit raillerie.

Où es-tu, vieux temps ? Où es-tu, triste botaniste
qui cueillais dans les bois la mousse et le colchique ?
Dans les Académies, on posait des principes.
On demandait raison au nom de la Justice.

Ô Jean-Jacques ! Au fond des humides bois noirs,
sur le flanc des collines vertes, par les beaux dimanches,
tu causais avec l’Éternel et tu allais boire
à la source de la Vérité toute blanche.

Thérèse préparait la soupe. Pendant ce temps
tu répondais à d’injustes accusations,
ou bien à quelque amie pour qui ta passion
acheva de ruiner ta santé chancelante.

Je crois entendre encore claquer un clavecin.
Une avait un point noir tout au coin de la lèvre,
et un autre pareil sur le milieu du sein !…
La lune qui brillait augmentait votre fièvre.

Jamais tu n’aimas mieux que cette fois encore.
Des enfants qui jouaient abîmaient la pelouse.
Tu fus pressant. Mais elle, avec grâce jalouse,
ne te permit que ce que la bienséance accorde.

Ô Jean-Jacques ! Ton singulier souvenir
est comme une vieille et jaune liasse
de lettres décachetées et couvertes de taches
d’encre et de pluie, triste à faire mourir.

Francis Jammes

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