contes du Dragon et de la montagne : le Rocher de la Fortune

–––– Le Rocher de la Fortune, conte cité d’une légende alpestre –  Amélie Gex –––––––––––––––––––––

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     La veille de la Noël de l’an de grâce 1399,  la vallée de Chamonix tout entière se  trouvait ensevelie sous le manteau argenté des neiges hivernales. La nuit  venue, les cloches du Prieuré se mirent à sonner à toute volée, annonçant aux chalets  que commençait la veillée d’attente de la prochaine venue du Fils de la Vierge.   L’âpre bise du nord gémissait dans les sapins et les mélèzes. Elle soulevait des tourbillons de flocons glacés qui allaient s’accumulant dans les chemins creux, le long des buissons dénudés, au fond des combes désertes.   
     Çà et là dans le ciel, pourchassés par des forces invisibles,  des nuages gris couraient d’une cime à l’autre, et dans leurs sillons scintillaient de rares étoiles dont les pâles reflets venaient mourir au sein des grandes ombres de la nuit.  A l’appel des cloches, de longues files d’hommes et de femmes dévalèrent le long des pentes de montagnes, ou sortirent des  hameaux épars dans la campagne, se dirigeant vers les antiques  bâtiments du prieuré, vers les vastes salles qui devaient les  abriter avant le commencement des offices religieux. 

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     Une ancienne tradition voulait que les pélerins de Noël prîssent part, sans distinction de rang ni d’âge, à des agapes fraternelles.  Au fur et à mesure de leur arrivée, hommes et femmes s’asseyaient devant les tables toutes dressées. Personne ne refusait  sa place à ce frugal repas qui rappelait ceux que les premiers Chrétiens prenaient en commun; mais généralement les riches propriétaires donnaient les aliments qu’ils avaient reçus aux  pauvres qui se trouvaient avec eux.
     Comme de coutume, quittant leurs maisons disséminées sur  les flancs du coteau, les habitants du hameau de Coupeau se  rassemblaient pour cette course nocturne; chacun appelait ses  voisins, il n’etait pas prudent de voyager seul. Ne pouvait-on  pas craindre, en effet, de s’égarer au milieu d’une rafale de neige?  N’avait-on pas aussi & redouter les apparitions troublantes des esprits qui erraient volontiers pendant les longues nuits d’hiver?
     Tout le monde savait que la Grand Pierre avait entendu  une âme en peine gémissant douloureusement dans un lieu désert et demandant des prières et le pardon; la Marie avait vu le fantôme du grand prieur surgir au milieu de la tourmente, sur  les murs croulants de la chapelle des Gaillands et se lamenter  longtemps avec des accents désespérés.vouivre II y avait aussi la vouivre, serpent ailé qui s’éclairait au moyen d’un diamant lumineux ou d’une escarboucle enchassée dans sa bouche, la vouivre dont la lumière aveuglante assaillait quelquefois les voyageurs  isolés et qui conduisait dans un précipice ou dans la rivière les malheureux qu’elle avait éblouis. Enfin, chose effroyable, on courait le danger d’être attiré dans la chevauchée échevelée  des sorciers et des sorcières qui se rendaient au sabbat dans la  sombre forêt du Mont Coutant, au territoire de Passy, là-bas,  à l’orée de la vallée, ou pis encore, d’être entrainé au milieu des  mines fantastiques du château de la Rosière ou se donnaient rendez-vous les adeptes du culte mystérieux du Saint-Orient. Henri Ganier-Tanconville, le Sabbat des Sorcières, 1889 Et alors, c’était la prostitution à Satan, la perte de son âme et  la damnation éternelle, car saint Vincent Ferrier n’était pas  encore venu accomplir sa mission.   Au passage de la caravane, chacun prenait rang à la suite du  dernier venu et s’associait à la récitation du rosaire, faite à haute voix, afin d’obtenir le salut des âmes des trépassés et la protection divine contre les dangers de la route et les embûches du Malin.   On atteignit ainsi, au bas du hameau, la maison de la Villa  où demeuraient une veuve et sa fille, la Guita, celle-ci à peine  âgée de vingt ans, belle comme les anges et gracieuse comme  une reine. Malheureusement elle etait frivole et vaniteuse. Ses  plus vifs plaisirs consistaient à fréquenter les veillées et à se livrer aux amusements et aux danses qui peu a peu flétrissent  l’âme et corrompent le coeur. Elle aurait voulu être riche pour  être plus admirée et surtout pour mieux pouvoir dominer ses  compagnes d’enfance, moins belles et plus modestes qu’elle.  Les nombreux amoureux qui aspiraient à sa main, plus riches en sentiment qu’en prés, bois et paquerages avaient été impitoyablement refusés; ils étaient même souvent l’objet de ses  sarcasmes et de son mépris. Jean, du Saugier, le dernier de ces prétendants éconduits,  était cependant un beau gars, estimé de tous à cause de sa complaisance et de sa bonté. La Guita l’eut peut-être aimé pour sa  distinction naturelle et ses rares qualités, mais cette fois encore, malgré un sentiment de regret qu’elle ne voulut pas s’avouer,  elle brisa brusquement les doux espoirs qu’elle s’était plu à faire naître chez lui. Et la jeune ensorceleuse comptait bien  continuer à se jouer impunément dos tristes victimes de sa  beauté fatale jusqu’au moment ou elle recontrerait enfin le fiancé qui apporterait à ses pieds la fortune tant désirée. 

Le chef de file vint frapper à la porte de la maison et appela la jeune fille pour l’avertir du départ, car elle devait, comme ses compagnes, se rendre à la messe de minuit. « Allez toujours, cria-t-elle, je vous rejoins. » Puis elle s’empressa de terminer sa toilette à laquelle elle consacrait toujours beaucoup de temps. Cependant la caravane avait déjà traversé la forêt obscure des Roches, franchi les pentes rapides du Massif de Merlet et dépassé le Rocher de la Fortune où Satan, dit-on, donnait quelquefois rendez-vous à ses fidèles, lorsque la Guita quitta sa demeure. Elle se hâtait autant qu’elle le pouvait; mais malgré sa diligence, il lui semblait qu’une lassitude extraordinaire l’envahissait et l’empêchait d’avancer à son gré. Elle suivait péniblement le chemin où venaient de passer ses voisins, car une neige fine et glacée s’était mise à tomber et la marche devenait difficile. Les grands sapins agitaient éperdument leurs branches secouées par les rafales. La Guita regrettait de s’etre ainsi attardée et perdait à chaque pas un peu de son assurance. Après avoir maintes fois trébuché, elle sortit enfin de la forêt, poursuivit sa route et arriva à son tour tout auprès du Rocher de la Fortune. Mais voici qu’à l’instant où elle parut le rocher s’ouvrit de lui-même, laissant apercevoir au sein de la montagne une salle immense dans laquelle on aurait pu abriter deux ou trois cents églises comme celle de Chamonix. L’intérieur de cette salle brillamment illuminée resplendissait de toutes parts de l’éclat de l’or, des cristaux et des pierres précieuses. luciferAu fond, Lucifer lui-même était assis sur un trône d’une richesse inouïe. Comment la jeune fille se trouva-t-elle tout à coup auprès du chef des esprits infernaux? Fut-elle attirée par l’appât des richesses prodigieuses qu’elle apercevait, ou fut-elle transportée par une force diabolique & laquelle elle ne put résister ? Personne au pays ne le sut jamais. Toujours est-il que le prince des démons, relevant la Guita à demi évanouie et se montrant parfait galant homme, la promena dans son domaine, lui faisant voir successivement les trésors immenses qu’il renfermait. La jeune fille, qui avait repris ses sens aux fauves éclats du métal séducteur, admirait cet or et ces pierreries entassées dans les flancs d’une montagne qu’elle avait tant de fois parcourue en gardant les troupeaux. « Oh! se disait-elle, si je possédais tout cela, je serais riche comme tous les rois de la terre réunis, je serais puissante et heureuse; nulle femme ne m’égalerait et tout le monde s’inclinerait en ma présence! » Sa conscience s’était tue et, comme si Dieu Pavait abandonnée, elle paraissait oublier qu’elle se trouvait au seuil de l’enfer. Le tentateur, éblouissant et fascinateur, devinant ses pensées, la ramena alors vers son trône, la fit asseoir à ses côtés et, l’enveloppant d’un regard enflammé, lui dit : « Donne-toi à moi, toutes ces richesses t’appartiendront et tu seras au-dessus de toutes tes pareilles. »

le-grand-dragon-rouge-et-la-femme-vetue-de-soleil180510La Guita a comme un Eclair de suprême angoisse et défaille sous ce regard fixe et étincelant qui semble pénétrer au plus profond d’elle-même Un lointain son de cloche, qui parvient étouffé en ce lieu maudit, annonce minuit et la naissance du Rédempteur Un sanglot monte soudain a la gorge de la malheureuse Guita en même temps qu’elle fait instinctivement le signe de la croix. william_blake_red_dragonSatan pousse un effroyable jurement, la montagne tremble sur sa base et, pendant que les merveilles qu’elle contenait s’engloutissent dans les abîmes insondables de l’infernal séjour, temple de l’orgueil et de la vanité, la jeune fille, violemment projetée au dehors, reste sans mouvement au pied du sinistre Rocher de la Fortune. Jean, du Saugier, au sortir de la messe, avait pris l’avance sur ses voisins afin de marcher seul avec ses tristes pensées. Tout à coup, il se trouve devant le corps de la Guita étendue au bord du chemin, inanimée et déjà couverte d’une légère couche de neige. II se penche sur elle; un faible soupir s’échappe des lèvres de l’infortunée : elle n’est pas morte. II la soulève, heureux et malheureux à la fois, la prend doucement entre ses bras robustes et l’emporte à travers la forêt jusqu’à la maison de sa mère. Elle recouvre bientôt ses sens. Après avoir remercié avec effusion son sauveur, elle lui demande pardon en pleurant du mépris qu’elle lui a témoigné. Jean pleurait aussi, mais c’était de joie. En la quittant, quelques instants après, il déposait un premier et chaste baiser sur le front de sa fiancée, à jamais guérie de sa funeste vanité. On planta une croix sur le rocher satanique, qui fut dés lors déserté par l’Esprit des ténèbres, et, au printemps suivant, par un radieux aprés-midi tout embaumé du parfum des fleurs alpestres, deux jeunes époux allèrent ensemble s’y agenouiller et remercier Dieu de leur bonheur. C’étaient Jean et Guita désormais unis pour la vie entière et persuadés que l’affection profonde qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre était l’unique source de ce bonheur que tout l’or du monde ne saurait procurer. Le voyageur qui se rend actuellement en chemin de fer à Chamonix traverse le Rocher de la Fortune qu’une large tranchée a ouvert en son milieu. Nul ne songe plus aux trésors qu’il recouvre, les bergers d’autrefois sont morts, leurs vieux récits pour toujours oubliés.

Amélie Gex

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Amélie Gex (1835-1883), femme de lettres.

Amélie Gex (1835-1883), femme de lettres.

Biographie (Wikipedia)

Amélie Rose Françoise Gex, née le 24 octobre 1835, à La Chapelle-Blanche (Savoie) et morte le 16 juin 1883, à Chambéry, est une poétesse savoyarde de langue arpitane (la langue vernaculaire savoyarde). Amélie Gex est la fille du médecin et viticulteur Marc-Samuel Gex. Sa mère meurt à l’âge de ses 4 ans. Elle vit d’abord à Chambéry puis à Challes-les-Eauxchez sa grand-mère. À quatorze ans, elle retourne s’installer à La Chapelle-Blanche avec son père. En 1860, au moment de l’Annexion, proche des libéraux qui préféraient l’Italie de Cavour à la France de Napoléon III, elle regrette le roi de Sardaigne. Plus tard, elle devient républicaine, et se lance dans la politique, rédigeant ses discours en patois afin de mieux s’adresser aux électeurs ruraux. Après une enfance peut portée sur l’apprentissage, elle découvre finalement la passion de l’écriture à 38 ans (1872/1875). Après la mort de son père en 1876, elle exploite elle-même le domaine familial, puis elle revient s’installer à Chambéry où elle vit modestement.

En 1877, le journal républicain de propagande, « Le Père André » commence à publier ses vers, mais elle ne signe pas immédiatement de son nom, mais sous le pseudonyme de Dian de la Jeânna (Jean fils de la Jeanne). Elle continue sous son nom du 25 mars 1879 à la fin mai 1880, puis dans « L’Indicateur savoisien » (1879-1882). Ses poèmes sont consacrés aux vignerons, aux paysans et à la Savoie. Ils évoquent la moisson, le battage au fléau, les vendanges, les cycles de la nature pour motiver le peuple au travail. Elle écrit aussi des contes. Dans le « Dit de la couleuvre », elle retravaille l’histoire de la Reine de Saba, qui chevauchant un serpent volant, vient épouser le roi Salomon. Dans le « Dit du Château mort » elle évoque un château païen du pays du mont Blanc pétrifié par une épée de flamme tournoyant dans l’air. En 1882, elle est récompensée par l’Académie de Savoie, pour son œuvre Estimant que la politique devait désormais s’effacer devant le travail, elle s’efforce aussi d’écrire des récits en français, ce qui devrait lui ouvrir une clientèle de lecteurs plus large. Elle meurt en 1883 de maladie.

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