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Marina Tsvetaeva (1892-1941)
Figure importante de la poésie russe, méconnue de son vivant, Marina Tsvetaeva s’exila en 1922 à l’étranger, où elle poursuivit son œuvre poétique. Elle regagna la Russie en 1939. L’hostilité à laquelle elle fut confrontée la poussa au suicide en 1941.
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Mars
pleurs d’amour, fureur !
D’eux-mêmes — jaillissant !
Ô la Bohême en pleurs !
En Espagne : le sang !
Noir, ô mont qui étend
Son ombre au monde entier !
Au Créateur : grand temps
De rendre mon billet
Refus d’être. De suivre.
Asile des non-gens :
Je refuse d’y vivre
Avec les loups régents
Des rues — hurler : refuse.
Quant aux requins des plaines —
Non ! — Glisser : je refuse —
Le long des dos en chaîne.
Oreilles obstruées,
Et mes yeux voient confus.
À ton monde insensé
Je ne dis que : refus.
15 mars-11 mai 1939.
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A Byron
Je pense au matin de votre gloire,
Au matin de votre vie,
Quand démon vous vous êtes éveillé
Et Dieu pour les hommes.
Je pense à vos sourcils
Qui cerclent la flamme de vos yeux,
À la lave du sang ancien
Qui coule dans vos veines.
Je pense à vos doigts — si longs —
Dans vos cheveux bouclés
Et aux regards qui vous dévorent
Dans les salons et les allées.
Je pense à ces cœurs que, trop jeune,
Vous n’eûtes le temps de lire,
Tandis que des lunes jaillissaient
Et s’éteignaient pour votre gloire.
Je pense à ce salon obscur,
Au velours penché sur la dentelle,
À vous qui m’auriez dit vos vers
Et moi — les miens — pour vous.
Je pense encore à la poussière
Qui reste de vos lèvres et de vos yeux —
À tous ces yeux qui reposent morts…
À eux, à nous…
24 septembre 1913.
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Les yeux
Deux lueurs rouges — non, des miroirs !
Non, deux ennemis !
Deux cratères séraphins.
Deux cercles noirs
Carbonisés — fumant dans les miroirs
Glacés, sur les trottoirs,
Dans les salles infinies —
Deux cercles polaires.
Terrifiants ! Flammes et ténèbres !
Deux trous noirs.
C’est ainsi que les gamins insomniaques
Crient dans les hôpitaux : — Maman !
Peur et reproche, soupir et amen…
Le geste grandiose…
Sur les draps pétrifiés —
Deux gloires noires.
Alors sachez que les fleuves reviennent,
Que les pierres se souviennent !
Qu’encore encore ils se lèvent
Dans les rayons immenses —
Deux soleils, deux cratères,
— Non, deux diamants !
Les miroirs du gouffre souterrain :
Deux yeux de mort.
30 juin 1921.
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A Boris Pasternak
Dis-tance : des verstes, des milliers…
On nous a dis-persés, dé-liés,
Pour qu’on se tienne bien : trans-plantés
Sur la terre à deux extrémités.
Dis-tance : des verstes, des espaces…
On nous a dessoudés, déplacés,
Disjoint les bras — deux crucifixions,
Ne sachant que c’était la fusion
De talents et de tendons noués…
Non désaccordés : déshonorés,
Désordonnés…
Mur et trou de glaise.
Écartés on nous a, tels deux aigles —
Conjurés : des verstes, des espaces…
Non décomposés : dépaysés.
Aux gîtes perdus de la planète
Déposés — deux orphelins qu’on jette !
Quel mois de mars, non mais quelle date ?!
Nous a défaits, tel un jeu de cartes !
24 mars 1925.
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Ma journée est absurde non-sens
J’attends du pauvre une aumône,
Je donne au riche généreusement.
J’enfile dans l’aiguille un rayon,
Je confie ma clef au brigand
Et je farde mes joues de blanc.
Le pauvre ne me donne pas de pain,
Le riche ne prend pas mon argent,
Dans l’aiguille le rayon ne passe pas.
Il entre sans clef, le brigand,
Et la sotte pleure à seaux
Sur sa journée de non-sens.
29 juillet 1918 (traduction Véronique Lossky. Inédit)
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Voici – de nouveau – une fenêtre
Où – de nouveau – on ne dort pas.
On y boit du vin – peut-être -,
On n’y fait rien – peut-être – ,
Ou alors, tout simplement,
Deux mains ne peuvent se séparer.
Il y a dans chaque maison,
Ami, une fenêtre pareille.
Le cri des séparations, des rencontres –
Toi, fenêtre dans la nuit !
Des centaines de bougies – peut-être – ,
Trois bougies – peut-être… –
Pas cela, et pas de repos
Pour mon esprit.
Et cela – cette chose même –
Dans ma maison.
Prie, mon ami, pour la maison sans sommeil,
Pour la fenêtre éclairée !
23 décembre 1916
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Amedeo Modigliani – Anna Akhmatova – 1911
À Akhmatova
O muse des pleurs, la plus belle des muses !
Complice égarée de la nuit blanche où tu nais !
Tu fais passer sur la Russie ta sombre tourmente
Et ta plainte aiguë nous perce comme un trait.
Nous nous écartons en gémissant et ce Ah!
Par mille bouches te prête serment, Anna
Akhmatova ! Ton nom qui n’est qu’un long soupir
Tombe en cet immense abîme que rien ne nomme.
A fouler la terre que tu foules, à marcher
sous le même ciel, nous portons une couronne !
Et celui que tu blesses à mort dans ta course
Se couche immortel sur son lit de mort.
Ma ville résonne, les coupoles scintillent,
Un aveugle errant passe en louant le Sauveur…
Et moi je t’offre ma ville où les cloches sonnent,
Akhmatova, et je te donne aussi mon coeur.
Moscou, 19 juin 1916
Poème de Marina Tsvétaïeva traduit par Sophie Técoutoff in La Nouvelle Revue française, n° 268, avril 1975 et cité in Véronique Lossky, Marina Tsvéatéva, Seghers 1990, collection Poètes d’Aujourd’hui, p. 123.
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La lettre
On ne guette pas les lettres
Ainsi – mais la lettre.
Un lambeau de chiffon
Autour d’un ruban
De colle. Dedans – un mot.
Et le bonheur. – C’est tout.
On ne guette pas le bonheur
Ainsi – mais la fin :
Un salut militaire
Et le plomb dans le sein –
Trois balles. Les yeux sont rouges.
Que cela. – C’est tout.
Pour le bonheur – je suis vieille !
Le vent a chassé les couleurs !
Plus que le carré de la cour
Et le noir des fusils…
Pour le sommeil de mort
Personne n’est trop vieux.
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Postface
La mémoire a des effondrements,
Les yeux sont recouverts de sept taies…
Je ne te vois pas – séparément.
Un trou blanc – à la place des traits.
Sans indices. Trou, vaste pâleur
– Que toi, tout toi ! (L’âme n’est que plaies,
Pure plaie.) C’est l’œuvre des tailleurs
De marquer les détails à la craie.
Tout le ciel d’un seul tenant s’étale.
L’océan : des gouttes le remplissent ?
Sans indices. Tout entier – spécial –
Lui ! Complice est l’amour, non police.
Pelage alezan, de moreau ?
Que le voisin le dise : il voit bien.
La passion coupe-t-elle en morceaux ?
Et moi, suis-je horloger, chirurgien ?
Tu es un cercle entier – pleinement.
Tourbillon – pleinement, bloc entier.
Je ne te vois pas séparément
De l’amour. Signe d’égalité.
(Dans les touffes de duvet, la nuit,
– Collines d’écume par rafales –
La nouveauté étrange pour l’ouïe,
Au lieu de « je » : le « nous » impérial…)
Mais dans les jours étroits, indigents
– « La vie, telle qu’elle est » – en revanche,
Je ne te vois pas conjointement
Avec aucun.
– Mémoire se venge.
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