–––– la fleur bleue, extrait de Henri d’Ofterdingen, 1802 ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
La fleur bleue (Die blaue Blume) n’a pas à l’origine la connotation mièvre qui est la sienne aujourd’hui et n’avait aucun rapport avec l’amour. Cette expression a été forgée au XIXème siècle par le romantisme et était le symbole de l’élévation absolue et de la poésie. Le poète allemand Novalis l’a popularisé dans son roman Henri d’Ofterdingen avec le rêve d’Henri.
Ce rêve prophétique, le fameux rêve de la fleur bleue qui annonce les principaux événements de la vie du héros et va influencer le reste de sa vie, se situe tout au début du roman. Heinrich (Henri d’Ofterdingen), le héros du roman destiné à devenir poète, s’endort après avoir rencontré un étranger qui lui a parlé de la fleur bleue. Celle-ci est un symbole multiple : symbole du passage entre deux mondes : le monde réel chaotique et imparfait, et le monde spirituel dans lequel l’artiste se réfugie pour fuir la réalité et s’élever spirituellement, symbole de l’amour absolu qu’Henri porte à Mathilde, sa bien-aimée, symbole d’une réconciliation entre le monde réel et le monde du rêve et de l’imaginaire à l’exemple de ce qu’était le monde de l’enfance où le passé, le présent et l’avenir ne formaient qu’une seule et même réalité plus complète et plus vraie et dont les retrouvailles constituent l’un des grands objectifs du romantisme. Les images de son rêve vont transformer la solitude d’Henri en communion triomphante avec tous les humains et l’univers tout entier.
Le jeune homme se perdit peu à peu en de douces visions et s’endormit. Il rêva d’abord de distances infinies, de contrées sauvages et inconnues. Il marchait, traversant des mers avec une facilité incompréhensible ; il vit des animaux étranges ; il vécut avec des hommes de races diverses, tantôt en guerre, dans des tumultes effrénés, tantôt dans de paisibles cabanes. Il connut la captivité et la plus noire détresse. Tous les sentiments s’exaltèrent en lui jusqu’à un degré qu’ils n’avaient jamais atteint. Il vécut une existence infiniment mouvementée, mourut et revint à la vie, aima d’une passion poussée jusqu’à l’extrême, et fut ensuite séparé, pour l’éternité, de celle qu’il aimait…
A l’approche du matin, lorsque au-dehors l’aube se mit à poindre, le calme revint enfin dans son âme, les images se firent plus nettes et plus stables. Alors il lui sembla qu’il marchait seul dans une forêt obscure. Le jour ne perçait qu’à de rares intervalles le vert réseau du feuillage. Bientôt il arriva devant une gorge rocheuse qui montait à flanc de coteau. Il lui fallut escalader des blocs couverts de mousse qu’un ancien torrent y avait entraînés. A mesure qu’il grimpait, la forêt s’éclaircissait. Il parvint enfin jusqu’à une verte prairie qui s’étendait au flanc de la montagne. Au-delà de cette prairie s’élevait une falaise abrupte, au pied de laquelle il aperçut une ouverture qui semblait être l’entrée d’une galerie taillée dans le roc. Il suivit un certain temps ce couloir souterrain qui le conduisit sans difficulté vers une grande salle d’où lui parvenait de loin l’éclat d’une vive clarté. En y entrant, il vit un puissant jet d’eau qui, paraissant s’échapper d’une fontaine jaillissante, s’élevait jusqu’à la paroi supérieure de la voûte et s’y pulvérisait en mille paillettes étincelantes qui retombaient toutes dans un vaste bassin; la gerbe resplendissait comme de l’or en fusion; on n’entendait pas le moindre bruit; un silence religieux entourait ce spectacle grandiose. Il s’approcha de la vasque qui ondoyait et frissonnait dans un chatoiement de couleurs innombrables. Les parois de la grotte étaient embuées de ce même liquide qui n’était pas chaud, mais glacé, et n’émettait sur ces murailles qu’une lueur mate et bleuâtre. Il plongea sa main dans la vasque et humecta ses lèvres. Ce fut comme si un souffle spirituel le pénétrait : au plus profond de lui-même il sentit renaître la force et la fraîcheur. Il lui prit une envie irrésistible de se baigner : il se dévêtit et descendit dans le bassin. Alors il lui sembla qu’un des nuages empourprés du crépuscule l’enveloppait; un flot de sensations célestes inondait son cœur; mille pensées s’efforçaient, avec une volupté profonde, de se rejoindre en son esprit; des images neuves, non encore contemplées, se levaient tout à coup pour se fondre à leur tour les unes dans les autres et se métamorphoser autour de lui en créatures visibles; et chaque ondulation du suave élément se pressait doucement contre lui, comme un sein délicat. Le flot semblait avoir dissous des formes charmantes de jeunes filles qui reprenaient corps instantanément au contact du jeune homme.
Dans une ivresse extatique, et pourtant conscient de la moindre impression, il se laissa emporter par le torrent lumineux qui, au sortir du bassin, s’engloutissait dans le rocher. Une sorte de douce somnolence s’empara de lui, et il rêva d’aventures indescriptibles. Il en fut tiré par une nouvelle vision. Il se trouva couché sur une molle pelouse, au bord d’une source qui jaillissait et semblait se dissiper en l’air. Des rochers d’un bleu foncé, striés de veines de toutes couleurs, s’élevaient à quelque distance; la clarté du jour qui l’entourait était plus limpide et plus douce que la lumière habituelle; le ciel était d’azur sombre, absolument pur. Mais ce qui l’attira d’un charme irrésistible, c’était, au bord même de la source, une Fleur svelte, d’un bleu éthéré, qui le frôlait de ses larges pétales éclatants. Tout autour d’elle, d’innombrables fleurs de toutes nuances emplissaient l’air de leurs senteurs les plus suaves. Lui, cependant, ne voyait que la Fleur bleue, et il la contempla longuement avec une indicible tendresse. Il allait enfin s’en approcher quand elle se mit soudain à tressaillir et à changer d’aspect; les feuilles devinrent plus brillantes et se serrèrent contre la tige qui s’allongeait; la fleur s’inclina vers lui et les pétales formèrent en s’écartant une collerette bleue où flottait un visage délicat. Son doux émerveillement croissait à mesure que s’accomplissait l’étrange métamorphose, — quand tout à coup la voix de sa mère l’éveilla : il se retrouva dans la chambre familiale que doraient déjà les rayons du matin. Il était trop enchanté pour prendre humeur de ce contretemps ; au contraire, il dit un aimable bonjour à sa maman et lui rendit son embrassement affectueux.
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–––– Quelques analyses littéraires et psychologiques du texte –––––––––––––––––––––––––––––––
Voici comment M. Saint-René Taillandier, professeur de littérature française, expose son interprétation du texte lors de la lecture d’un mémoire à l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, le 17 mai 1847 :
« Cette plante idéale, dit , c’est le calice céleste dans lequel repose ce qu’il y a de plus élevé, de plus sacré au monde, l’amour, la poésie, l’intelligence claire et complète de tous les secrets de l’absolu. Quand Henri d’Ofterdingen aura cueilli la fleur bleue, il aura cueilli l’amour infini et la science universelle. Cette idée rappelle les visions de Dante au Paradis; mais Dante place ses beaux symboles au milieu du ciel : ici, c’est sur terre, c’est dans le calice d’une fleur que Novalis fait épanouir tous les trésors des régions invisibles. Les mystiques chrétiens impriment à leur âme de sublimes élans et s’envolent dans le monde des purs esprits ; au contraire, les mystiques panthéistes font descendre ce monde sur la terre et les confondent tous deux ensemble, de telle sorte que le réel et l’idéal, la terre et le ciel, Dieu et l’homme, sont inséparablement unis. Tel est le mysticisme de Novalis, et tel est le sens de la fleur bleue. Henri d’Ofterdingen a vu en rêve la fleur symbolique, et le roman tout entier n’est que l’histoire du voyage de Henri à la poursuite de son idéal. »
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Et voici comment Bachelard l’analyse dans un texte intitulé « Novalis, le Touchant » :
Le premier pas qui fait pénétrer Henri dans ce monde aux horizons lointains et inconnus est le rêve de la Fleur bleue. Petit à petit Henri laisse son imagination aller et perd le contact avec le monde réel pour s’enfoncer dans un monde d’images. Alors un rêve vient à lui, – «Da träumte ihm…», – comme si l’Inconscient venait l’enlever et le déposer dans le réel supérieur. Dans son rêve Henri entre en contact intime avec l’Univers et s’avance jusqu’aux confins infinis de la vie.
«Tout ce qu’il éprouvait montait en lui à des hauteurs jamais connues; et ainsi vécut-il une existence entière en son bariolage infini; il mourut et revint en vie, aima jusqu’au plus haut de la passion, puis fut encore, et pour l’éternité, séparé de sa bien-aimée…»
la Nature pénètre son moi intérieur et exalte ses sensations; le rêve déploie en Henri une vie d’une intensité beaucoup plus forte que celle de sa vie quotidienne. un monde nouveau capable des plus étonnantes métamorphoses jaillit. Les adjectifs et les verbes qui renvoient à ce monde nouveau qui transcende l’univers connu de henri se succèdent à chaque ligne : régions inconnues, inexplicablement léger, des hauteurs jamais connues, un flot de visions nouvelles, d’indicibles événements, avec une indescriptible tendresse… L’irréel et l’impossible qui sont insaisissables et impensables à l’état normal se concrétisent dans le rêve. Le rêve rend présent un monde inexistant et pourtant plus réel que le réel. Il fait naître un monde encore indicible situé au-delà des limites du langage. L’apprentissage de Henri l’amènera à développer ses prédispositions à la poésie et à rendre compte par les mots de ce monde supérieur. Mais pour le moment Henri n’est pas encore assez poète pour pouvoir retransmettre l’expérience féerique à laquelle le conduit son rêve. Cette expérience se fait en plusieurs étapes. Henri voyage à l’intérieur même du rêve; le monde supérieur se révèle en plusieurs fois, à mesure que le rêve se déroule, l’âme d’Henri s’élève davantage et passe d’un état tourmenté à un état de divine tranquillité. C’est alors un deuxième rêve qui commence à l’intérieur du même rêve. Le matin se lève et le crépuscule dévoile de nouvelles contrées; les découvertes et les expériences qu’y fait Henri sont d’ordre supérieur, spirituel. A l’origine de ces expériences, il y a l’eau-mère, symbole des sources profondes et de l’affleurement des forces cosmiques qui relient l’individu à l’Univers. L’eau est présente dans la vasque et le jet d’eau, élément qui revient à plusieurs reprises dans la suite du roman. Comme nous l’avons déjà montré dans la partie précédente, l’eau délie les liens qui figent la vie courante et permet au flux divin de se répandre. Grâce à sa nature fluide et presque élastique, l’eau favorise les métamorphoses et le passage d’un monde à un autre :
«Il s’avança vers la vasque, toute ondoyante et frémissante d’un chatoiement infini. Les parois de la grotte ruisselaient du même liquide, qui n’était pas brûlant, mais frais, et qui n’y donnait plus qu’une lumière bleuâtre et sourde. Il plongea sa main dans la vasque et humecta ses lèvres: ce fut comme si le pénétrait un souffle spirituel, et il se sentit au plus profond de soi rafraîchi, fortifié. L’envie le prit de se baigner, irrésistible, et il se dévêtit, se plongea dans la vasque. Il lui sembla s’être enfoncé dans un nuage pourpre du couchant. Un sentiment intérieur de céleste délice l’envahit, tandis que, voluptueusement en lui, d’innombrables pensées tendaient à s’accoupler; tout un flot de visions nouvelles, d’images jamais vues surgissait, qui se coulaient aussi les unes dans les autres, se confondaient pour apparaître, autour de lui, transformées en êtres visibles, devenues créatures vivantes dans les ondes de l’élément délicieux dont il recevait, lui, vague sur vague, la caresse et l’étreinte comme celle d’un sein exquis. De délicieuses jeunes filles, eût-on dit, s’étaient suavement défaites en ces ondes, qui reprenaient soudain leur forme en touchant le jeune homme.»
Le contact de Henri avec l’eau a une valeur religieuse et comme nous l’avons déjà fait remarquer, le religieux est souvent associé à la volupté; l’eau étreint Henri de ses flots voluptueux et ses caresses suaves le régénèrent. L’attouchement de l’eau pénètre Henri d’un souffle céleste et fait naître en lui une nouvelle dimension. Le moi intérieur de Henri s’ouvre au monde des correspondances, de l’harmonie et des métamorphoses: ses pensées s’unissent, la nature et lui s’embrassent et les ondes de l’eau donnent naissance à de ravissantes jeunes filles. L’eau a suffisamment agi sur l’intériorité de Henri pour que celui-ci soit prêt à franchir une nouvelle étape et à s’élever encore un peu plus vers le réel supérieur. Il s’enfonce encore plus profondément dans l’Inconscient et fait un autre rêve à l’intérieur de son rêve. Dans ce rêve là, le bleu se diffuse partout : les roches sont diaprées d’un bleu sombre, le ciel reluit d’un azur presque noir, l’eau de la source jaillit de bleu et au milieu de ce paradis chatoyant brille la Fleur bleue. L’insistance sur cette couleur souligne à quel point le monde que pénètre Henri est pur, céleste, éthéré. Le rêve de Henri est prophétique, la Fleur bleue annonce la rencontre de henri avec Mathilde et les diverses régions qu’il traverse préfigurent celles qu’il suivra durant son voyage. Ce rêve a rendu henri réceptif et attentif aux résonances émises par le monde supérieur. Désormais un lien profond est tissé entre son moi intérieur et la réalité suprasensible. Le rêve a mis Henri en relation étroite avec le royaume céleste qui recèle les vérités essentielles. La Fleur bleue abritant le visage de la future bien-aimée est un symbole de l’Age d’or. Dans la fleur, nature et êtres humains se confondent et le seul langage qui permet aux plantes, aux animaux et aux hommes de communiquer entre eux est le langage de l’amour. L’initiation de Henri, son élévation à l’harmonie cosmique se fera justement par l’expérience de l’amour et des étreintes voluptueuses. Ce rêve qui a mis Henri en présence d’un monde merveilleux se révèle comme n’étant pas un simple rêve. Dès son réveil Henri pressent l’importance de ce rêve («als sei es mehr als blosser traum gewesen»). Selon R. Heine la valeur de ce rêve n’est pas seulement esthétique, mais ontologique. Contrairement à ses parents qui expliquent le rêve empiriquement et l’assimilent à de vaines spéculations («Träume sind Schäume»), Henri y voit un don du monde divin qui illumine le regard et lui permet de voir au-delà des apparences.
«Sans aller jusqu’à penser qu’il soit un message divin, un rêve n’est-il pas toujours une apparition surprenante, même le plus absurde, quelque chose comme une déchirure significative dans le voile mystérieux qui tombe en nous et de ses mille plis recouvre notre vie profonde? (…) Le rêve, à ce qu’il me paraît, est une défense et notre sauvegarde contre la routine et la banalité de l’existence, les libres vacances de l’imagination enchaînée, où elle s’amuse à mettre sens dessus-dessous toutes les façons de la vie et à couper d’un jeu d’enfant joyeusement folâtre le perpétuel sérieux affairé de l’adulte. Sans les rêves, nous serions sûrement vieux plus tôt; aussi peut-on encore considérer le rêve comme un don divin, quand même il ne nous vient pas directement d’en-haut, comme un ami qui nous accompagne dans notre pèlerinage au saint Tombeau. Et certes, le rêve que j’ai eu cette nuit ne peut pas être un simple hasard, un incident fortuit et sans effet dans ma vie, car je sens que s’est produit dans mon âme comme un enclenchement à l’engrenage d’une immense roue et que son mouvement puissant l’entraîne.»
Les voies du rêve pénètrent au plus profond de l’intériorité: elles déchirent le voile qui cache les trésors secrets tapis au fond du moi. Le rêve amène Henri à découvrir une réalité mystérieuse, inaccessible par le chemin routinier de la vie quotidienne et de la raison raisonnante. Bien plus, le rêve donne vie à une réalité qui serait éteinte si elle était confiée au tic-tac monotone du quotidien. Le rêve et le déploiement de l’imagination qu’il provoque protègent Henri d’un destin trop semblable à celui de son père, c’est-à-dire d’une vie rétrécie à des soucis matériels et rationnels; le père de Henri n’a pas voulu écouter les voix de l’Inconscient dans sa jeunesse, il n’a pas répondu à cette joie tourbillonnante que lui avait communiqué un rêve analogue à celui de Henri et il est devenu un homme terne et las. Il avait tout le potentiel pour devenir un artiste, mais il s’est laissé séduire par les charmes de son temps: l’activité et la rationalité. Comme le dit Sylvestre dans la deuxième partie du roman:
«J’avais relevé chez lui les signes qui promettaient un grand artiste sculpteur. On lui voyait dans l’oeil une flamme qui brûlait d’impatience à devenir un oeil vrai, un instrument de création. Son visage témoignait de la fermeté intérieure, de la constance dans l’application. Seulement le monde contemporain l’avait déjà profondément marqué, s’était trop profondément enraciné chez lui, et il n’a pas voulu prêter attention à la vocation de sa véritable nature. (…)»
En n’ayant pas prêté attention à cet appel résonnant au plus profond et au plus vrai de son être, le père de Henri a tué la joie de vivre et l’enthousiasme qui l’animaient dans sa jeunesse. Maintenant son âme est abattue et morne; en travaillant sans relâche, il essaye de chasser la tristesse qui s’accroche à son coeur et de combler artificiellement le vide dans lequel il vit. Henri n’est pas trompé par les apparences de son père: il sait que derrière la façade, ce dernier est rongé par la morosité et c’est pourquoi il va réagir différemment face au rêve qu’il vient de faire. Alors que le père de Henri a complètement oublié le rêve de sa jeunesse qui n’a eu aucunes incidences sur sa vie, Henri sent tout de suite que son rêve va déterminer son avenir; il sait, ou plutôt il pressent, que son rêve n’est pas un simple hasard, un incident fortuit et sans effet. Le rêve de Henri va le conduire à réaliser pleinement la vocation encore confuse qu’il sent naître en lui. Suivre les voies de l’Inconscient signifie aller aux mystères essentiels de la vie, soulever le voile secret de la réalité. Paradoxalement, l’on pourrait dire que c’est l’Inconscient qui réveille la conscience d’Henri. Grâce à son rêve, Henri prend conscience de ce que Novalis appelle ailleurs le réel absolu et qui est non seulement, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, révélé, mais aussi créé par la poésie. Contrairement à son père qui n’a vu dans son rêve que des éléments qui lui étaient déjà connus avant le rêve, Henri est réceptif à l’Inconnu sous-jacent à son rêve. Il est prédisposé à entendre les harmonies qui descendent du monde supérieur et à distinguer les visions qui préfigurent l’Age d’or. C’est dans cet état d’esprit attentif aux choses invisibles qu’Henri se met en route.
Par par Anne Lambrecht, Docteur en Etudes Germaniques – CEREL (Centre d’Etudes et de Recherche en Littérature) — Université de Lille.
Les romantiques allemands l’ont souvent associée à une passion non avouée et pourtant si présente chez celui qui désire ardemment conquérir le cœur d’une bien-aimée. La forme poétique du monde que projettent les romantiques allemands dans leurs poèmes, leurs contes ou leurs romans transparaît dans la description de la fleur, et notamment dans la description de la fleur bleue. On constate toutefois que le fleur n’est pas seulement le thème privilégié des romantiques allemands, d »autres écrivains ont fait perdurer cette image de la passion par le biais d »une autre fleur, la rose, afin de mettre au jour une passion à la fois brûlante et discrète.
La métaphore de la fleur sera étudiée dans deux romans : « Henri d’Ofterdingen » de Novalis, écrivain allemand du 18ème siècle et « L’Arrière-saison » de l’écrivain autrichien Adalbert Stifter du 19ème siècle, afin de mettre au jour une écriture de la passion à la fois discrète et manifeste. A la lecture de ces deux romans, on remarque une filiation très étroite du phénomène de la fleur en tant que métaphore de la passion. Tous deux mettent en scène un jeune protagoniste prénommé Henri, issu de bonne famille, qui, un jour, décide de quitter ses parents et de se forger sa propre identité au cours d’un voyage formateur. Ces deux jeunes gens sont confrontés à de nombreuses étapes initiatiques au fil desquelles ils rencontrent un homme plus âgé jouant le rôle du formateur. Ils découvrent aussi leur penchant pour l’amour d’une femme, une passion qui se manifeste dans l’évocation d’une fleur. On peut dès lors s’interroger sur le rôle que revêt la fleur pour décrire la passion amoureuse. Chez Novalis, l’image de la fleur bleue invite à la recherche de la passion, tandis que chez Adalbert Stifter, la rose devient à la fois métaphore du souvenir de la femme aimée et conquête d’un nouvel amour.
La fleur bleue de Novalis
Dès le premier chapitre, Novalis évoque l’attention curieuse que porte Henri sur les fleurs :
« Je n’ai jamais rien éprouvé de pareil : c’est comme si j’avais vécu en songe jusqu’à présent, ou encore comme si j’étais passé en dormant dans un autre monde ; car dans celui où je vivais d’ordinaire, qui donc aurait prêté attention aux fleurs ? Quant à une passion aussi insolite pour une fleur particulière, je n’en avais jamais entendu parler auparavant.- D’où provenait bien venir cet étranger ? ».
On constate que la fleur est un étranger, un terme qui apparaît dans des moments différents du roman et revêt pourtant toujours la même idée à savoir celle d’un médiateur entre le monde de la vie ordinaire et le monde supérieur. En effet, la fleur bleue apparaît dès la page suivante quand Henri est plongé dans un sommeil profond. Le voici cheminant dans un monde inconnu, il traverse une forêt puis entre dans une grotte attiré par une vive clarté qui le mène vers une fleur :
« Ce qui l’attira d’un charme irrésistible, c’était, au bord même de la source, une Fleur svelte, d’un bleu éthéré, qui le frôlait de ses larges pétales éclatants. Tout autour d’elle, d’innombrables fleurs de toutes nuances, emplissaient l’air de leurs senteurs les plus suaves. Lui, cependant, ne voyait que la Fleur bleue, et il la contempla longuement avec une indicible tendresse. Il allait enfin s’en approcher quand elle se mit soudain à tressaillir et à changer d’aspect ; les feuilles devinrent plus brillantes et se serrèrent contre la tige qui s’allongeait ; la fleur s’inclina vers lui et les pétales formèrent en s’écartant une collerette bleue où flottait un visage délicat. »
Cette fleur se distingue des autres par sa couleur, le bleu, certes il existe de nombreuses fleurs bleues, le myosotis, l’iris, la pivoine, cependant celle-ci ne ressemble à aucune autre et devient la fleur bleue avec un F majuscule. Elle réapparaît lorsqu’en Henri quitte sa patrie, la Thuringe, pour découvrir, dit-il la science de l’histoire humaine. Vaste programme s’il en est. Deux chemins s’offrent à lui pour y parvenir : l’expérience et la contemplation intérieure, c’est vers cette dernière que se tournera Henri afin de se découvrir lui-même. La fleur bleue se manifeste une dernière fois au chapitre IV après les récits des chevaliers au crépuscule comme une fulguration lointaine. La fleur transparaît donc dans un jeu de l’imagination, un état de semi conscience qu’est le rêve, Henri se détache de la réalité du monde extérieur et s’isole dans un monde merveilleux dont le rêve lui ouvre la porte. Apparemment sans lien logique, la fleur bleue devient pour le jeune Henri une quête poétique.
Quelle symbolique revêt cette couleur ? Le bleu est une couleur très présente dans la nature. Le bleu du ciel et le bleu de l’eau sont deux symboles récurrents de la mythologie égyptienne. Le bleu des profondeurs de l’eau représente la femme et le bleu du ciel incarne l’infini, le monde des dieux. Dans la religion chrétienne, Marie porte souvent un manteau bleu, symbole qui réunit à la fois le ciel et la terre, l’ici-bas et l’au-delà. Le bleu indique également la fidélité, si on en croit le langage des fleurs, le myosotis et la pivoine symbolisent ce sentiment. Le bleu incarne aussi, selon les thérapeutes, l’inconscient, la profondeur de l’âme, la douceur et le calme. Dans les contes de Grimm, le bleu apparaît sous la forme d’une lumière amicale, une lumière qui apporte joie et espérance. Traditionnellement le bleu est la couleur des bons esprits et des forces protectrices. Dans sa théorie des couleurs, Goethe dépeint la fascination que provoque le bleu. Toutefois selon Goethe, si elle est décrite comme un voile noir, cette couleur peut également évoquer quelque chose de sombre, d’oppressant et peut-être même de dangereux. Kandinsky pour sa part décrit toute l’intensité des dégradés de bleu, inspirant calme et sérénité dans ses tons les plus pâles mais aussi gravité et tristesse dans ses tons les plus foncés.
Ecrire la passion par le biais d’une fleur bleue, c’est ainsi que Novalis nous dévoile l’amour naissant du jeune Henri pour la jeune Mathilde. Le doux visage qu’il avait vu transparaître dans ses rêves au cœur de la fleur bleue, s’éveille à lui dans le chapitre VI du roman :
« L’éternelle jeunesse parlait dans ses grands yeux tranquilles. Sur leur fond d’azur clair, telles deux étoiles, les prunelles brunes brillaient d’un doux éclat. A l’entour s’inclinaient les courbes gracieuses du front et du nez. Son visage était un lys penché vers l’aurore, et de son cou svelte et pur partaient des veines bleues dont les sinuosités charmantes venaient contourner ses joues délicates. Sa voix était comme un écho lointain, et la petite tête aux boucles brunes semblaient flotter, légère, au-dessus de cette silhouette aérienne».
Henri découvre dès lors la signification de la fleur bleue, il comprend qu’elle était l’élément évocateur de l’amour. A travers elle, il atteint quelque chose d’irrationnel, la passion, un sentiment qu’il avait déjà ressenti à la fin du premier chapitre : « Je m’éveillais un instant après et je me sentis ému d’une violente passion. ». Arrivé à la fin de son voyage et après avoir rencontré par hasard une jeune fille prénommée Mathilde au cours d’une fête, Henri comprend alors le symbole qu’incarne la fleur bleue:
« Mon état d »âme n’est-il pas le même que dans ce rêve étrange, quand la fleur bleue m’est apparue ? … Quelle singulière correspondance y a-t-il entre Mathilde et cette fleur ? …. Oui ce visage qui surgit du calice et se pencha vers moi, c’était le céleste visage de Mathilde…. Et maintenant je me rappelle aussi l’avoir vu dans le Livre. Mais pourquoi n’a-t-il pas alors troublé mon coeur aussi vivement? … Oh! Elle est l »incarnation de l »Esprit du chant, la digne fille de son père. C »est par elle que mon être va se résoudre en harmonies. Elle sera mon âme la plus intime, la gardienne du feu sacré. Quelle impérissable fidélité je lui voue en mon coeur! Je ne suis au monde que pour l’adorer, la servir éternellement, en faire l’unique objet de mes sentiments et de mes pensées. »
Dans cette fleur sommeille inconsciemment le visage de l’amour qu’incarne la jeune Mathilde. Elle devient l’élément annonciateur d’un sentiment qu’Henri semble difficilement décrire. L’amour, couronnement d’un chemin initiatique, s’offre à Henri comme une variation colorée d’une fleur sous une lumière différente. Cette luminosité met au jour de nouvelles sensations qu’il ne faisait que pressentir et dont il n’était absolument pas conscient.
Sa quête de la fleur bleue le mène à la découverte de la passion. On pourrait résumer le chemin parcouru par Henri en cette phrase : celui qui trouve la Fleur bleue trouve également l’Amour. Cette fleur réunit donc deux jeunes personnes qui éprouvent une passion réciproque, mais il ne s’agit pas d’un amour charnel, en effet seul un baiser sera le signe physique qui scellera leur amour. Il reste à l’état de sensation plus que de réalisation, à l’instar du roman lui-même, n’ayant pas été achevé à cause de la mort de son auteur, le récit de Novalis laisse le lecteur en quête de cette fleur bleue et de cette passion inassouvie. On sait par les notes de Ludwig von Tieck que Novalis voulait réintroduire cette fleur pour délivrer Mathilde d’un sort afin qu »elle et Henri soient ainsi réunis pour toujours à l »image d »une passion éternelle.
Pour lire la suite de l’étude d’Anne Lambrecht sur « l’Arrière-saison » d’Adalbert Stifter, c’est « ICI« .
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