Imaginaire de la montagne : la chute

–––– Frison-Roche : Premier de cordée, 1963 –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Les Drus, vus de la Mer de Glace en  mai 2006Les Drus, vus de la Mer de Glace en  mai 2006

la face nord des Drus en octobre 2011 - cliché Wikipedia, Frédéric Bunoz

la face nord des Drus en octobre 2011 – cliché Wikipedia, Frédéric Bunoz

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      La suite n’était pas belle à voir.
     Des corniches de glace ourlaient le surplomb de la fissure, le verglas gluait sur les prises et le rocher semblait enduit de verre bleu. Sur vingt mètres, les difficultés s’amoncelaient à faire frissonner les plus courageux; et de fait, les autres tremblèrent en observant Pierre qui calculait mentalement la façon dont il allait continuer. Ils n’osaient plus rien lui dire, sentant bien qu’aucune force ne l’arrêterait. D’ailleurs ne venait-il pas de leur prouver qu’il était de taille à triompher de tous les obstacles ? Mais, vraiment, celui qui s’amorçait dépassait la mesure.
     Ayant bien réfléchi, Pierre interpella Fernand :
    – Passe moi un anneau de corde, deux pitons, le marteau. Donne moi tes gants, les miens sont gelés; toi, Boule, assure ma corde. Vous autres, laissez moi-faire.
     – Ne continue pas, Pierre, tu me fais peur.
     – Ne t’inquiète pas, Paul… on passera. Y nous payera le Dru. Si je me souviens bien de ce que disait le père, après la fissure, c’est tout bon ou presque ; donc, si je apsse, on réussit… Alors, on passera… Attends, garce, tu vas voir…
     Et lançant un juron à la montagne, il s’élança.
     La fissure était trop étroite et surplombait un vide immense. Bientôt, Pierre fut engagé dans le passage. On entendait le bruit que faisaient ses clous sur le granit, un râpement grinçant qui tranchait avec le cliquetis de la batterie de pitons et mousquetons attachés à sa ceinture.
    Il s’éleva ainsi d’une quinzaine de mètres, au prix d’énormes efforts, puis fut obligé de s’arrêter, d’examiner la suite. Son souffle devint rauque. Le drap de ses vêtements glissait sans mordre sur la plaque de glace. Insensiblement, il reculait; son cœur battait la chamade, et il lui semblait qu’il allait crever sa poitrine.
     – Vois-tu le piton, Pierre ? cria Fernand.
     – Il est à deux mètres, complètement recouvert, va falloir le dégager au marteau, haleta Pierre.
     Instinctivement, Boule avait assuré la corde autour d’un bloc; il ne quittait pas Pierre du regard et semblait fasciné par la paroi sur laquelle l’autre se débattait.
     Farouchement, Pierre continuait. A chaque effort, il gagnait quelques centimètres en hauteur, mais ses doigts glissaient sur les prises glacées, et il reculait d’autant. Chaque effort lui coûtait plus de peine; il se coinçait alors dans la fissure et se collait au rocher, respirant bruyamment, avec toujours ces maudits battements de cœur qui se précipitaient, le torturaient : « Faut monter, faut monter, se répétait-il. Si tu atteins le piton, tu seras sauvé. »

Gran Dru : voie Contamine dans le Pillier sud - cliché Wikipedia, Geoffrey ClinGrand Dru : voie Contamine dans le Pillier sud – cliché Wikipedia, Geoffrey Clin

      Il ne se doutait pas qu’au même endroit, mais dans de meilleures conditions, Georges à la Clarisse agit livré un combat presque aussi terrible. Toute sa volonté, toute son énergie étaient concentrées sur ce but unique : monter, décrocher le cadavre de son père, puis le ramener.
     Il vit bien que, pour passer, une seule solution s’offrait : éviter de se coincer, utiliser quelques infimes prises sur les rebords de la fissure et monter en équilibre, comme un funambule.
     Bien sûr, c’était risqué. Tant pis ! il essaya.
     Il se dégagea de l’étreinte de la fissure, rejeta son corps en dehors, et de la sorte gagna un mètre. Il caressa la nodosité polie que formait le verglas autour du piton, essaya de le briser avec ses ongles, mais ne put y parvenir. Il lui fallut l’aide du marteau.
     Alors en équilibre sur un clou de soulier et le corps collé à la paroi, il se concentra pour tenir  et, lentement, quittant sa prise de main , il laissa glisser son bras le long de son corps. Ses doigts tâtonnaient pour trouver l’ouverture du mousqueton qui libérerait le marteau de sa ceinture. Il sentit tout à coup que sa jambe était prise d’un tremblement nerveux causé par la fatigue. Il fit un brusque mouvement pour retrouver la prise de main, mais déjà il basculait. Ses doigts griffèrent le granit sans s’accrocher et il tomba à la renverse sans pousser un cri.
     Dans un dernier réflexe, il exécuta un saut périlleux complet dans le vide, étendit les bars en croix. Les yeux exorbités, il aperçut nettement ses camarades pétrifiés d’horreur sur leur petite vire, et il embrassa d’un dernier regard l’abîme monstrueux où il allait s’écraser. Il lui sembla que sa chute durait des siècles. Il n’avait pas peur, mais se disait tout étonné : « Je vais donc mourir. » Sa pensée voltigea vers sa mère, vers son père. Plus tard, il déclara : « Je me sentais perdu et je pensais à des tas de choses, aux miens, à Chamonix, je calculais que j’allais me briser sur la dalle au-dessous. C’est drôle, j’étais plutôt stupéfait qu’apeuré. Mais comment l’esprit peut-il enregistrer tante d’images en quelques fractions de seconde ? »
     Il tomba droit sur ses jambes tendues comme des barres de fer. On eût dit un chat qu’on jette dans le vide, toutes griffes dehors. Il toucha la paroi juste sur la dalle enneigée; cela amortit le choc, son corps se mit en boule et rebondit dans le vide.

Hodler - La chute

Illustrations d’Hodler – La chute

F.Hodler, Absturz III - Hodler / The Fall III / Painting / 1894 - F. Hodler / 'Absturz III' (Chute III), 1

hodler-LaChute

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     Boule n’avait pas perdu son sang-froid; il pesait de tout son corps sur la corde d’assurance, angoissé à l’idée qu’elle put céder sous le choc. Lorsque celui-ci eut lieu, Boule était paré; il tint bon, encaissa, et sentait que, là-bas dessous, la chute était enrayée. Par bonheur, la corde, un chanvre câblé de onze millimètres avait résisté.
    Le drame avait été si rapide que les guides restaient là, immobiles, bouche ouverte, comme inconscients, et ce fut Boule qui, le premier, osa appeler :
    – Pierre, pierre, t’as du mal ? cria-t-il sourdement. (Puis comme rien ne répondait, il appela de nouveau, mais plus fort) Pierre ! Pierre !
     Ils se penchèrent anxieusement sur le vide et l’aperçurent qui gisait, inanimé, suspendu comme un pantin brisé au bout de sa corde. (…)

Frison-Roche, Premier de cordée (extrait)

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