Poésie de mystère et de volupté : Constantin Cavafy (1863-1933), poète grec entre bureau et bordel…

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Cavafy1

Murailles, 1896.

Sans égards, sans pitié, sans honte, on a élevé autour de moi un triple cercle de hautes et solides murailles;
Et maintenant, je reste sur place, désespéré, ne pensant plus qu’au sort qui m’accable.
J’avais tant à faire au dehors !… Ah ! Comment les ai-je laissés m’emmurer sans y prendre garde ?
Mais je n’ai rien entendu : les maçons travaillaient sans bruit, sans paroles… Imperceptiblement, ils m’ont enfermés hors du monde.

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Claude Lorrain, "Départ d'Ulysse du pays des Phéaciens", 1646  Musée du Louvre, Paris

Claude Lorrain, « Départ d’Ulysse du pays des Phéaciens », 1646 
Musée du Louvre, Paris

Ithaque

Quand tu entreprendras le voyage à Ithaque
prie pour que le chemin soit long,
plein d’aventures, plein de découvertes.
Prie pour que le chemin soit long…
et nombreux les matins où tes yeux découvriront un port ignoré,
et nombreuses les villes où tu chercheras le savoir.
Garde toujours au cœur l’idée d’Ithaque.
Tu dois l’atteindre, c’est ton destin, mais ne force pas la traversée.
Mieux vaut qu’elle dure longtemps
et que tu sois vieux quand tu jetteras l’ancre,
riche de tout ce que tu auras amassé en chemin
sans en attendre plus de richesses encore.
Ithaque t’a donné le beau voyage, sans elle tu ne serais pas parti.
Et si tu la trouves pauvre, ce n’est pas qu’elle t’ais trompé.
La sagesse que tu as acquise te permet de comprendre le sens des Ithaques.

Plus loin, vous devez aller plus loin
que les arbres qui vous emprisonnent
et quand vous les aurez dépassés
tâchez de ne pas vous arrêter.
Plus loin, allez toujours plus loin plus loin
que le présent qui vous enchaîne encore
et quand vous serez délivrés reprenez la route à nouveau.
Plus loin, toujours, beaucoup plus loin, plus loin
que le lendemain qui s’approche, et quand vous croyez être arrivés,
sachez trouver de nouveaux chemins.

Bon voyage aux guerriers
qui sont fidèles à leur peuple.
Que le dieu des vents soit favorable la voilure de leurs vaisseaux
malgré leur vieux combat qu’ils trouvent le plaisir des corps
les plus aimants.
Emplissez les filets d’étoiles convoitées plein de félicités,
pleins de connaissances.
Bon voyage aux guerriers s’ils sont fidèles à leur peuple.
Malgré leurs vieux combats que l’amour comble
leurs corps généreux qu’ils trouvent les chemins
des vieux désirs pleins de félicités,
pleine de connaissances.

°°°

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À la taverne de la mer (1897)

À la taverne de la mer est assis un vieil homme aux cheveux blanc,
la tête inclinée sur un journal étalé devant lui,
car personne ne lui tient compagnie.
Il sait tout le mépris que les regards ont pour son corps,
il sait que le temps a passé sans plaisir aucun,
et qu’il ne peut plus offrir l’antique fraîcheur de sa beauté passée.
Il est vieux, il ne le sait que trop, il est vieux,
il ne le voit que trop, il est vieux,
il ne le ressent que trop à chaque fois qu’il pleure,
il est vieux, et il a le temps, trop de temps pour le voir.
C’était, c’était quand, c’était hier, encore.
Et on se souvient du « bon sens », ce menteur !
et comment le fameux « bon sens » lui a préparé cet enfer
lorsqu’à chaque désir il répondait
« Demain, demain il sera temps encore ».
Et il se souvient du plaisir retenu,
de chaque aube de jouissance refusée, de chaque instant perdu
qui se rit maintenant de son corps labouré par les ans.
À la taverne de la mer
est assis un vieil homme
qui, à force de penser, à force de rêver,
s’est endormi sur la table…

°°°

–––– et quelques poèmes traduits à partir de leur version anglaise par le site Esprit nomades ––––

Désirs (1904)

Ils ne sont que beaux corps morts avant que d’être devenus adultes,
déposés tristement dans un magnifique mausolée
des roses sur la tête, du jasmin aux pieds,
Ainsi sont les désirs qui passèrent
sans avoir pu être satisfait,
sans avoir connu une seule nuit de plaisir, ou des matins radieux.

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Alexandrie (Egypte) - Palais de Ras-el-Tin - vers 1875Alexandrie (Egypte) – Palais de Ras-el-Tin – vers 1875

La ville (1910)

Tu as dit : « J’irai vers un autre pays, j’irai vers un autre rivage,
pour trouver une autre ville bien meilleure que celle-ci.
Quoique je fasse, tout est condamné à tourner mal
et mon cœur – comme celui d’un mort – gît enterré.
Jusqu’à quand pourrais-je laisser mon esprit se déliter en ce lieu ?
D’où que je me tourne, d’où que je regarde
je ne vois que les sombres ruines de ma vie, ici,
là où j’ai passé tant d’années, gâchant ma vie, détruisant ma vie.

Tu ne trouveras point d’autre pays, tu ne trouveras point d’autre rivage.
Cette ville te poursuivra toujours.
Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes les quartiers, et grisonneras dans mêmes maisons.
Toujours tu termineras ta course dans cette ville. N’espère point autre chose ;
il n’y a aucun bateau pour toi, il n’y a aucune route.
Maintenant que tu as dévasté ta vie ici, dans ce petit coin perdu,
tu l’as détruite partout dans le monde.

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cavafy3.
« Je suis de Constantinople par descendance familiale, mais je suis né à Alexandrie – dans une maison située dans la rue Seriph- ; Je dus la quitter très jeune et j’ai passé mon adolescence en Angleterre. Dès lors je retournai visiter ce pays en tant qu’adulte, mais pour peu de temps. J’ai aussi vécu en France. Pendant mon adolescence, j’ai passé plus de deux ans à Constantinople.
Cela fait longtemps que j’ai visité la Grèce. Mon dernier emploi fut d’être un clerc dans un bureau du gouvernement au ministère des Travaux Publics en Égypte. Je sais parler l’anglais, le français, et aussi un petit peu d’italien »

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J’ai tant fixé la beauté (1917)

l'Ephèbe du musée d'Aude - 300 ans avant J.C.

.
J’ai tant fixé la 
Que mes yeux en sont pleinement emplis.
Lignes du corps,
lèvres rouges,
membres voluptueux.

Chevelures semblant tomber des statues grecques,
toujours belles même quand échevelées
elles retombent un peu sur un front blanc.

Visages de l’amour comme le désirait mon poème…
Visages à peine entrevus, dans mes nuits,
dans les nuits de ma jeunesse…

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Ionique (1911)

Bien que nous ayons brisé leurs statues,
bien que nous les ayons chassés de leurs temples,
les Dieux ne sont pas morts pour autant.
O terre d’Ionie c’est toujours toi qu’ils aiment
et que leurs âmes invoquent.
Quand se lève sur toi un matin de juillet,
la palpitation de leur vie passe dans ton air,
et parfois, hésitante, immatérielle,
une silhouette d’Éphèbe d’un pas rapide
passe sur tes collines.

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Jours de 1903 (1917)

Jamais je ne les ai retrouvés, ces choses si vite perdues.
Les yeux pleins de poésie, le pâle visage
dans la rue où le sombre descend.

Jamais je ne les ai retrouvés, ces choses conquises par hasard,
que j’ai laissé se perdre si aisément, mais qu’ensuite
j’ai désiré si fort avec angoisse.
Les yeux pleins de poésie, le pâle visage, et ces lèvres
dans la rue où le sombre descend.

Jamais je ne les ai retrouvés.

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Une nuit, 1915

La chambre était misérable et vulgaire
dissimulée en haut de l’auberge équivoque.
De la fenêtre, on voyait la ruelle,
un immonde boyau. D’en bas montaient
les voix de quelques ouvriers,
jouant aux cartes, festoyant.

Et là, sur l’humble lit du populaire,
j’ai possédé le corps de l’amour, possédé les lèvres
voluptueuses et merveilles de l’ivresse –
vermeilles d’une telle ivresse, qu’aujourd’hui
même où j’écris, dans mon solitaire logis,
de nouveau, après tant d’années ! Je m’en énivre.

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