Très jeune, Bernard Hislaire s’initie à la bande dessinée et participe au fanzine Robidule. Il fréquente la section arts plastiques de l’Institut St Luc de Bruxelles. Dès 1975, Hislaire commence à travailler pour Le Journal de Spirou. il conçoit une »carte blanche » d’abord puis le »Troisième Larron », une histoire en 16 pages. Parmi ses collaborateurs, le scénariste Raoul Cauvin ou Brouyère, dont il illustre notamment Coursensac et Baladin au pays des Tahétéhus. En 1978, il entreprend sa première série, très tendre et bucolique : Bidouille et Violette. Elle paraît dans Le Journal de Spirou. De 1980 à 1983, il signe de nombreuses illustrations humoristiques dans La Libre Belgique et au Trombone Illustré, sous la houlette de Franquin. Parallèlement, et plus tard, il conçoit des habillages graphiques pour la Radio Télévision Belge de la Communauté Française, le Rideau de Bruxelles ou l’ex-Théâtre Impopulaire. En 1986, il change radicalement de registre, de graphisme et de nom d’auteur ; il prend pour pseudonyme Yslaire. En compagnie de Balac (alias Yann), il crée dans Circus la saga des Sambre, vaste fresque romanesque et baroque située dans un XIXeme siècle embrasé par un romantisme exacerbé. Saluée par la critique et le public, comme l’une des oeuvres majeures des années 80, cette saga est proposée en albums chez Glénat. À partir de 1987, de nouveau pour Spirou, Hislaire écrit les scénarios du Gang Mazda, une série humoristique dessinée par Christian Darasse. L’un des membres du gang lui ressemble étrangement… 1997. Ouverture de Mémoire du XXe Ciel, un site web co-réalisé sous le nom de Yslaire, avec la psychanalyste Laurence Erlich. En janvier 99 sort le premier album de la série du même nom aux éditions Delcourt. En janvier 2000, ce même album ressort, entièrement retravaillé, avec une toute nouvelle maquette et de nouveaux textes, aux Humanoïdes Associés, sous le titre XXe ciel.com. Titre du premier tome : Mémoires 98.
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–––– l’ange selon Yslaire ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
–––– La Femme selon Yslaire ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
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–––– L’amour selon Yslaire ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Bernard Yslaire – Sambre VI, « la mer vue du purgatoire » (Glénat, juin 2011) – le phare
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–––– La Révolte par Yslaire ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Yslaire -l e temps de la révolution – lithographie
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–––– L’océan vu par Yslaire –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
La petite Hanne Karin Bayer nait un 22 septembre 1940 à Solbjerg, un petit village de la banlieue d’Aarhus, le grand port historique du Jutland sur la côte Est du Danemark. Elle déclarera plus tard qu’enfant, elle rêvait de « voyager en roulotte avec des chevaux et se donner en spectacle sur les places publiques ». Après ses études secondaires, elle prend des cours de danse et pose comme mannequin pour des magazines de mode. Elle entame également une carrière artistique en chantant dans des cabarets et en tournant dans un film danois, Pigen og skoene (la fille aux chaussures) qui sera présenté au Festival de Cannes de 1959. C’est l’année où elle décide de s’installer à Paris et commencera à y travailler comme mannequin; c’est Coco Chanel qui lui conseillera de prendre le nom d’Anna Karina. Elle fait alors la connaissance de Jean-Luc Godard, qui avait débuté sa carrière comme critique de cinéma à la Gazette du cinéma et aux Cahiers du cinéma et qui réalise des films dans la mouvance de ce que l’on nommera bientôt La Nouvelle Vague. Il lui propose un rôle important dans A Bout de souffle (1960) qu’elle refusera parce qu’il comporte une scène dénudée mais tournera la même année sous sa direction dans Le Petit soldat qui sera censuré jusqu’en 1963, puis en 1961 dans le film Une femme est une femme qui obtiendra la même année au Festival de Berlin le prix spécial du jury et où on lui décernera le prix de la meilleure actrice pour son interprétation du rôle d’Angela. Elle devient alors l’égérie de la Nouvelle Vague. En tout, elle tournera sept longs métrages avec Jean-Luc Godard qui entre temps, en 1961, sera devenu son mari dont la plupart deviendront des films cultes de la Nouvelle Vague (Vivre sa vie en 1962, Bande à part en 1964, Alphaville et Pierrot le Fou en 1965). En 1965, elle tournera également sous la direction de Jacques Rivette le film la Religieuse adapté du roman de Diderot qui sera censuré jusqu’en 1967.
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Dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard, 1962
» (…) voilà qu’elle nous visite tous à nouveau, la Nana de Vivre sa vie. En 1962, cinquante ans déjà, à mi-vie de l’histoire du cinéma, Jean-Luc Godard fondait (beaux imparfaits: fonder et fondre!) son regard sur ce pur désespoir d’une femme du peuple, livrée toute entière à Falconetti / Jeanne de Dreyer. Ce plan où nous sommes entrés dans le cinéma pour ne plus en sortir (…) Maurice Darmon
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Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire…
Anna Karina – la religieuse, 1965
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–––– 1950 à 1955, les années Godard ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Anna Karina et Jean-Luc Godard en 1960. ils se marieront un an plus tard en 1961 mais se sépareront en 1965.
Anna Karina et Jean-Luc Godard
Anna Karina, Paris 1963 – photo Lennart-Green
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Quand Godard se révéle odieux par maladresse… Retrouvailles ratées vingt ans après leur séparation en 1987 sur le plateau de « Bains de minuit » de Thierry Ardisson . Pour visualiser la vidéo Daily Motion, c’est ici >Jean-Luc Godard et Anna Karina, vingt ans après – Vidéo Dailymotion
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Au sujet du rapport de Godard avec les femmes, lires l’article très documenté de Philippe Sollers sur ce thème avec des textes de Guy Scarpetta et Julia Kristeva et plusieurs vidéos c’est ICI.
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–––– 1965, Pierrot le Fou de Jean Luc Godard avec Jean-Paul Belmondo –––––––––––––––––––––––––
Pierrot le Fou de Godard (1965)
chanson « Ma ligne de chance » interprétée par les deux acteurs dans le film
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–––– les chansons –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
La fraîcheur, l’innocence, l’insouciance, l’optimisme des années soixante : il faut voir absolument ce clip d’Anna Karina chanter la chanson « Sous le soleil exactement » où on la voit échanger quelques mots avec un Gainsbourg conquis et hilare…pour cela, cliquez ICI > Anna Karina « Sous le soleil exactement » – Vidéo Ina.fr
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Anna Karina chanteuse – article « Nostalgie de l’été » de septembre 2009 de Malthide Gérard du Monde.
Anna Karina, ce sont des yeux d’un bleu profond, des pommettes rieuses, un minois à fairecraquer toute la nouvelle vague. Pas étonnnant dès lors qu’elle attire l’attention de Serge Gainsbourg, l’homme à tête de chou qui fait chanter les actrices. Pour le compte de la comédie musicale Anna, réalisée par Pierre Koralnik, Serge Gainsbourg écrit en 1965 un tube à la muse de Jean-Luc Godard. L’intrigue d’Anna ? Plus grand monde ne s’en souvient. Une histoire de riche et talentueux publicitaire qui tombe amoureux du regard d’une femme, dans le laboratoire photo de son agence. Cette comédie musicale — tournée en couleurs pour la télévision à une époque où la France ne comptait que 6,5 millions de téléviseurs… tous en noir et blanc — ne fera pas date en tant que téléfilm. Mais elle aura au moins lancé la gloire d’une chanson. « Sous le soleil exactement » est un tube tout en élans et en pauses, qui donne envie de gambader dans les prés en chapeau de paille et robe en crochet. La mélodie et les textes, mi-sensuels, mi-candides, collent parfaitement à la peau de leur interprète. Enfant, la jeune Danoise rêvait de devenir aventurière, « voyager en roulotte avec des chevaux et se donner en spectacle sur les places publiques ». A défaut de roulotte, l’égérie et épouse de Jean-Luc Godard, arrivée à Paris à l’âge de 17 ans, aura droit aux honneurs des caméras de la nouvelle vague, pour lesquels elle n’hésite pas à pousser la chansonnette (on la voit fredonner chez Jacques Rivette, Agnès Varda ou encore Roger Vadim). Elle a beau se défendre, au micro de Serge Gainsbourg, de ne pas « être une chanteuse », sa pudeur (feinte ou sincère) ne masque pas son goût du chant. D’ailleurs, la jolie brune se moque des conventions. Elle tourne des films publicitaires à la fois pour la marque Monsavon et pour son concurrent Palmolive. Mais cette actrice qui mène sa carrière avec plus de fermeté que ne le laisse penser sa candeur sait toujours exactement où elle est : « Sous le soleil, pas à côté, juste en dessous ».
Mathilde Gérard
Anna Karina et Serge Gainsbourg dans le tournage du clip de Sous le soleil… Gainsbar « aux anges »
–––– le chêne des Bosses à Chatillon, Canton du Jura (Suisse) –––––––––––––––––––––––––––––––––
le chêne des Bosses, Châtillon (Suisse)
Article de Serge Jubin paru le 6 juillet 2005 dans le journal suisse LE TEMPS.
Il figure au livre des records comme chêne pédonculé le plus vieux d’Europe. A Châtillon, on le dit millénaire. Un dendrochronologue ne lui donne pourtant «que» 400 ans. Polémique De loin, il apparaît râblé et désordonné, enfoncé dans une cuvette naturelle au milieu du pâturage de la Metteneux qui l’a préservé des tempêtes et du gel. Son tronc cossu est si tourmenté, fait de renflements et d’excroissances, qu’il a donné son nom à l’arbre, le chêne des Bosses. Pourtant, plus on s’en approche, plus le sentiment de majesté croît. Une fois sous la frondaison qui couvre plus de 500 m2, au pied d’un tronc à la circonférence irrégulière de 8 m 70 qui nécessite huit hommes bras tendus pour en faire le tour, le grand chêne de Châtillon n’inspire que respect. Les habitants du lieu, qui le disent millénaire, célébreront ses 1000 ans en 2007 à travers un spectacle commandé au metteur en scène Gérard Demierre. «Je ne voudrais pas vexer l’amour-propre des gens de Châtillon, explique le dendrochronologue neuchâtelois Patrick Gassmann. Mais le scientifique que je suis démontre que le chêne des Bosses, Quercus robur, a environ 400 ans, à plus ou moins vingt ans. Ce qui n’enlève rien à son caractère exceptionnel.» La bourgeoisie de Châtillon, propriétaire du grand chêne, lui a interdit tout carottage. «Ca ne sert à rien, puisque l’arbre est creux au centre», affirme Serge Comte, ancien maire du village, employé au service forestier cantonal durant quarante ans.
Patrick Gassmann formule son verdict en s’inspirant d’arbres de même espèce, même taille et même port, «pour lesquels nous possédons une tranche entière de la moelle à l’écorce; le chêne de Gampelen, entre les lacs de Neuchâtel et Bienne, abattu dernièrement, remplit ces critères». Avec son diamètre de 79,5 centimètres, il a atteint l’âge de 208 ans. Par simple transposition, Patrick Gassmann a la possibilité de dater le chêne de Châtillon. «A ma connaissance, ajoute-t-il, il n’en existe qu’un plus âgé et étudié dendrochronologiquement, un chêne polonais vieux de 520 ans.» Indignation à Châtillon: «La Société suisse de dendrochronologie que j’ai reçue sous le chêne des Bosses n’a pas parue choquée lorsque j’ai affirmé que l’arbre avait 1000 ans. Elle publiera même mon exposé», s’insurge Serge Comte, qui cite encore divers éminents professeurs venus sur place et qui n’ont pas contesté l’âge millénaire du chêne. Pour Patrick Gassmann, la vérité mérite d’être dite, «ne serait-ce qu’en respect d’autres arbres jurassiens plus âgés, comme l’érable sycomore du Chaumont, à l’ouest de l’étang de la Gruère, vieux de 460 ans, et des ifs de la région de Crémines, qui ont potentiellement entre 1000 et 2000 ans.» Reste que le chêne des Bosses figure dans le livre des records comme le chêne pédonculé le plus grand et le plus vieux d’Europe, ayant survécu aux attaques de la foudre et à l’incendie de 1960, provoqué par l’imprudence d’un homme qui voulait détruire un nid de frelons. Vénéré par les habitants du village, le grand chêne a produit quantité de glands pour nourrir les cochons. Mais il est également source d’ésotérisme: lors de sa nuit de noce, pour s’assurer une relation solide et fertile, tout homme mariant une fille du village devait à son tour planter un chêne.
Le chêne des Bosses en automne, en été et hiver sous la neige
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–––– Les trois chênes de Rigney, Doubs –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Dans le département du Doubs, dans la commune de Rigney, à la frontière de la diffusion du franco-provençal, subsistent trois chênes magnifique du type quercus petraea qui auraient été plantés il y a environ 300 ans sur l’ancien champs de foire sous le règne de Louis XIX.
« La calamiteuse météorologie de ma ville natale, Genève, nous garantit de nombreux jours de pluie. Sombres dimanches où je dévorais, entre six et sept ans, tout Jules Verne, Curwood, Stevenson, London, Fenimore Cooper, à plat ventre sur le tapis de la bibliothèque. A huit ans, je traçais avec l’ongle de mon pouce le cours du Yukon dans le beurre de ma tartine. Déjà l’attente du monde : grandir puis déguerpir. » – L’échappée belle
Nicolas Bouvier est un écrivain, photographe, iconographe et voyageur suisse, né le 6 mars 1929 au Grand-Lancy et mort le 17 février 1998 à Genève. Fils du bibliothécaire Auguste Bouvier et d’Antoinette Maurice, Nicolas Bouvier passe une partie de son enfance à rêver le monde, hypnotisé par les couleurs des atlas de géographie. Des heures de lecture clandestines finissent de donner à l’enfant le goût d’aller voir ailleurs. Encouragé par son père qui voyagea, en quelque sorte, par procuration à travers son fils, Nicolas Bouvier part pour son premier voyage, effectué en solitaire, en Norvège, à dix-sept ans. Il est chargé de rapporter des timbres à son père, pour sa collection. Il suit des cours d’histoire médiévale, de sanskrit et de droit à Genève. 1948, il est envoyé en reportage en Finlande par le journal La Tribune de Genève, puis en 1950, voyage dans le Sahara algérien pour le quotidien Le Courrier. En 1951, il effectue un premier voyage au long cours, avec Thierry Vernet et Jacques Choisy, de Venise jusqu’à Istanbul. Puis, en juin 1953, il repart en Fiat Topolino avec Thierry Vernet de Belgrade à Kaboul à travers la Yougoslavie, la Turquie, l’Iran et le Pakistan. Cette première partie du voyage est racontée dans L’Usage du monde, un livre devenu culte. Après un an et six mois de voyage, les deux amis se séparent, Thierry Vernet rejoignant son amoureuse à Ceylan, et Nicolas Bouvier continuant seul sa route à travers l’Inde afin de gagner la Chine. La route étant fermée pour des raisons politiques, il gagne Ceylan où, malade et déprimé, il reste sept mois. Il décrira ce séjour dans Le Poisson-scorpion, publié en 1982 près de vingt-cinq ans plus tard. Il finira par embarquer en octobre 1955 sur un bateau français des Messageries maritimes qui le conduira au Japon, où il restera une année, rédigeant des articles pour les journaux et magazines japonais. Il rentre par bateau à Marseille fin1956. Son expérience du Japon, augmentée d’autres séjours plus tardifs, donneront lieu à Chronique japonaise en 1970. En 1958 il épouse Éliane Petitpierre, fille du conseiller fédéral Max Petitpierre et nièce de Denis de Rougemont, à Neuchâtel; puis le couple s’installe à Cologny. De 1958 à 1963 (année de la mort de son père), il effectue des travaux d’iconographie pour l’OMS et la Nouvelle Bibliothèque Illustrée des Sciences et des Inventions des Éditions Rencontre. Au fil de ses travaux il constitue d’abondantes archives personnelles constituées notamment d’estampes populaires et de planches techniques. De 1964 à 1965 ils séjourneront au Japon avec leurs deux enfants. D’autres voyages en Asie (Japon, Corée du Sud, Chine) ou en Europe (Irlande, Îles d’Aran) suivront. L’œuvre de Nicolas Bouvier, jusqu’à récemment peu connue du public français, et notamment universitaire, est pourtant considérée comme un chef-d’œuvre de la littérature de voyage. L’Usage du monde, publié à compte d’auteur en 1963, a contribué à redéfinir la littérature de voyage au xxe siècle, et est aujourd’hui une référence pour de nombreux voyageurs et écrivains. Bouvier expérimente aussi d’autres genres littéraires, comme le récit poétique ou le récit illustré, « iconotexte » qui se présente comme un « patchwork », étroite collaboration entre texte et images (les dessins de Thierry Vernet). Chez Bouvier, l’écriture nait du voyage et de la contemplation que ce dernier procure. François Laut, dont la biographie de l’écrivain a pour sous-titre L’Œil qui écrit, ne s’y était pas trompé. Atteint d’un cancer, Nicolas Bouvier meurt le 17 février 1998. Il est inhumé à Cologny. (Crédit Wikipedia).
« Comme une eau, le monde vous traverse, et, pour un temps, vous prête ses couleurs. Puis, se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »
Quand tisonner les mots pour un peu de couleur ne sera plus ton affaire quand le rouge du sorbier et la cambrure des filles ne te feront plus regretter ta jeunesse quand un nouveau visage tout écorné d’absence ne fera plus trembler ce que tu croyais solide quand le froid aura pris congé du froid et l’oubli dit adieu à l’oubli quand tout aura revêtu la silencieuse opacité du houx ce jour-là quelqu’un t’attendra au bord du chemin pour te dire que c’était bien ainsi que tu devais terminer ton voyage démuni tout à fait démuni alors peut-être… mais que la neige tombée cette nuit soit aussi comme un doigt sur ta bouche
Si vous voulez peignez haut dans l’air sec vos icônes de neige entourez-les de majuscules ornées pendant que les flocons fondent sur votre langue alléluia ! Moi j’ai d’autres affaires je traverse en dormant la nuit hémisphérique derrière le velours de l’absence je retrouve à tâtons l’amande d’un visage soie ancienne les yeux couchés dedans fenêtres où je t’ai vue tant de fois accoudée frêle et m’interrogeant comme un signe ou comme un présage dont on n’est pas certain d’avoir trouvé le sens Le chant vert du loriot ne sait rien du silence
Depuis que le silence n’est plus le père de la musique depuis que la parole a fini d’avouer qu’elle ne nous conduit qu’au silence les gouttières pleurent il fait noir et il pleut dans l’oubli des noms et des souvenirs il reste quelque chose à dire entre cette pluie et Celle qu’on attend entre le sarcasme et le testament entre les trois coups de l’horloge et les deux battements du sang Mais par où commencer depuis que le midi du pré refuse de dire pourquoi nous ne comprenons la simplicité que quand le cœur se brise
C’est l’été le plus chaud du siècle le jour le plus chaud de l’été les ouvrières ont la nuque rasée et des éventails en papier Au terminus de la ligne 23 ce matin j’ai appris dix caractères chinois je suis monté dans cet autobus rose qui passe un col à l’ombre des bambous marché le long de la rivière marché, nagé et maintenant : le soleil est un fil à plomb au fil de l’eau passe une figue mordue les plumes d’un poulet tué par le faucon Rainettes, salamandres, libellules le ciel est une éponge grise trois montagnes font le dos rond Sur les bornes de la rizière il est écrit que la vie est fumée j’en ferai ma fumée à moi allongé au frais dans ce cimetière entre Ayabé et Miyama j’ai oublié dix caractères chinois
La chanteuse a les yeux cernés de fatigue j’aime beaucoup cette musique d’assassins Un coup d’archet strident tranche une gorge cithare et clarinette saignent en grappes de groseilles tièdes
La voix de cette femme : rêche, bourrée de sang elle module et se plaint elle éteint les étoiles Tout est désormais plaie et douceur
Cartulaire de mon cœur paroles du monde ancien vieux mots usés et sages qui pour un temps m’aviez fait compagnie et si souvent porté secours d’où me revenez-vous ce soir ? bourdonnants, suspendus à mon cou flammèches ou abeilles sur l’étole du prélat défroqué
Mots du secret, du souci et de l’ombre murmures, portée de rats, fourrure du souvenir frileusement nichés sur mes genoux que d’anxiété dans ces brillantes prunelles qu’attendez-vous encore de moi ? voilà si longtemps que nous nous sommes quittés
Il fait noir dans la cuisine un peu d’alcool brille au fond du verre tu te tais alors qu’il faudrait que tu hurles Judas des mots et tu n’as pas fini de payer ton silence
J’aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée. Mais s’il y a plaie, ulcère, boutonnière de chair mal fermée, peut-être pourrez-vous tout de même vous assoupir un peu, car elle ira là, au plus pressé, et il faut voir quelle immobilité grisée remplace son odieuse agitation. On peut alors l’observer à son aise : aucune allure évidemment, mal carénée, et mieux vaut passer sous silence son vol rompu, erratique, absurde, bien fait pour tourmenter les nerfs – le moustique, dont on se passerait volontiers, est un artiste en comparaison.
Cafards, rats, corbeaux, vautours de quinze kilos qui n’auraient pas le cran de tuer une caille; il existe un entre-monde charognard, tout dans les gris, les bruns mâchés, besogneux au couleurs minables, aux livrées subalternes, toujours prêts à aider au passage. Ces domestiques ont pourtant leurs points faibles – le rat craint la lumière, le cafard est timoré, le vautour ne tiendrait pas dans le creux de la main – et c’est sans peine que la mouche en remontre à cette piétaille. Rien ne l’arrête, et je suis persuadé qu’en passant l’Ether au tamis on y trouverait encore quelques mouches.
Partout où la vie cède, reflue, la voilà qui s’affaire en orbes mesquines, prêchant le Moins – finissons-en…renonçons à ces palpitations dérisoires, laissons faire le gros soleil – avec son dévouement d’infirmière et ses maudites toilettes de pattes.
L’homme est trop exigeant: il rêve d’une mort élue, achevée, personnelle, profil complémentaire du profil de sa vie. Il y a travaille et parfois il l’obtient. La mouche d’Asie n’entre pas dans ces distinctions-là. Pour cette salope, mort ou vivant c’est bien pareil et il suffit de voir le sommeil des enfants du Bazar (sommeil de massacrés sous les essaims noirs et tranquilles) pour comprendre qu’elle confond tout à plaisir, en parfaite servante de l’informe.
Les anciens, qui y voyaient clair, l’ont toujours considérée comme engendrée par le Malin. Elle en a tous les attributs : la trompeuse insignifiance, l’ubiquité, la prolifération foudraoyante, et plus de fidélité qu’un dogue (beaucoup vous auront lâché qu’elle sera encore là).
Les mouches avaient leurs dieux : Baal-Zeboub (Belzébuth) en Syrie, Melkart en Phénicie, Zeus Apomyios d’Elide, auxquels on sacrifiait, en les priant bien fort d’aller paître plus loin leurs infects troupeaux. Le Moyen-Age les croyait nées de la crotte, ressuscitées de la cendre, et les voyait sortir de la bouche du pécheur. Du haut de sa chaire, saint Bernard de Clairvaux les foudroyait par grappes avant de célébrer l’office. Luther lui-même assure, dans une de ses lettres, que le Diable lui envoie ses mouches qui “ « conchient son papier” « .
Aux grandes époques de l’empire chinois, on a légiféré contre les mouches, et je suis bien certain que tous les Etats vigoureux se sont, d’une manière et de l’autre, occupés de cet ennemi. On se moque à bon droit – et aussi parce que c’est la mode – de l’hygiène maladive des Américains. N’empêche que, le jour où avec une esquadrille lestée de bombes DDT ils ont occis d’un seul coup les mouches de la ville d’Athènes, leurs avions naviguaient exactement dans les sillage de saint Georges.
(L’auteur voyage dans les hauts cols du nord de l’Afghanistan : ) Pourtant il ne faut pas croire que l’Islam, dans ces hautes terres, soit tellement épris du terrestre et du succès. Il y a ici un appétit essentiel sans cesse entretenu par le spectacle d’une nature où l’homme apparaît comme un humble accident, par la finesse et la lenteur d’une vie ou le frugal tue le mesquin. Le Dieu de L’Hindoukouch n’est pas comme celui de Bethléem, amoureux de l’homme, il est son créateur miséricordieux et grand. C’est un crédo simple mais qui frappe. Les gens d’ici l’éprouvent avec plus de force et de verdeur que nous. L’Allah ou Akbar, tout tient à cela : ce nom dont la magie suffit à transformer notre vide intérieur en espace.
C’est grâce à Holan, autant qu’à Michaux, que j’ai compris que certaines visites que la vie nous rend sont si mystérieuses qu’elles doivent prendre la forme d’un poème, que la prose la plus éclatante ne rendrait justice ni à leur transparence ni à leur opacité qui sont forcément voisines puisque nous ne comprenons pas la transparence mais pouvons seulement la flairer comme un limier flaire un gibier dont il sait qu’il n’est pas pour lui. Ce sont eux qui m’ont, sur le tard, conduit à écrire des poèmes, non par ambition littéraire, mais pour survivre et mieux vivre, sachant, à travers eux, que la poésie est le seul antidote contre la solitude et la mort. ( œuvres complètes p. 885).
Relisez Maupassant dont Akutagawa s’est tant inspiré, dont les Japonais en général sont si férus. Maupassant : un grand fond de solitude et de glace, une révolte qui n’aboutit pas, quelque chose de forcené, la tête contre les murs, l’écrasement des personnages. On retrouve tout cela, et pour de bonnes raisons, dans la littérature japonaise d’après la restauration, tempéré seulement par de l’esthétisme. (L’histoire peut être lamentable, les personnages lentement anéantis, mais il n’y aura pas de pâtés sur la page).
Gobineau, avec quelques autres de ces flibustiers orientaux déjà cités, m’a ouvert la grande épicerie des adjectifs où je suis allé me servir avec tout le mauvais goût que je me souhaite.
Dans la littérature des années cinquante, temps où j’ai fait mes études, si éprise de rhétorique sartrienne ou d’austérité camusienne, l’adjectifn’avait pas bonne mine. Oh non ! Il faisait bonbonnière ottomane ou tango argentin gominé. Ce caniche frisotté troublait l’absinthe de Monsieur Teste. La belle phrase – comme on dit « une belle âme » dans les confessionnaux de province – vertueuse, sobre, forte de son seul et inéluctable sens était celle qui s’en passait le mieux. Or, il m’apparut clairement qu’à l’est de Zagreb, on ignorait tout de ces lois somptuaires et de ces édits jansénistes ; on savait, en revanche, qu’on ne peut rendre justice à la stridence d’une cornemuse, au tremblement liquide d’une flûte de Pan, à ces dégringolades chromatiques et si navrantes du « tar » (le luth iranien) sans leur accorder au moins trois adjectifs, enfoncés avec le pouce dans la phrase comme pistache dans la brioche. Gobineau ne l’oublie jamais lorsqu’il fait parler ses personnages : qu’on soit au Caucase, en Arménie, au Turkestan ou en Perse, les destins les plus modestes ou les plus malheureux sont comme soulevés et portés par un discours emphatique, fleuri, compatissant qui aide encore là où la vie n’aide plus et qui relève bien plus d’un vœu pieux et respectable que du mensonge, si mensonger soit-il.
Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l’œil s’y prépare; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation, les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un grand peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l’émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées séfévides, et maintenant, ce bleu qui chante et qui s’envole, à l’aise avec les ocres du sable, avec le doux vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit… Ecrire dans un bistrot dont les poules fientent entre vos pieds tandis que cinquante curieux se pressent contre la table, n’est pas propre à vous détendre … Exposer sa peinture – après bien des démarches – et ne pas vendre une toile, non plus.On se lasse aussi de courir la ville d’échec en échec, un fort soleil sur les épaules. Mais quand le courage manque, on peut toujours aller voir la vaisselle bleue de Kachan au musée ethnographique : des plats, des bols, des aiguières qui sont l’apaisement même et auxquels la lumière de l’après-midi imprime une très lente pulsation qui envahit bientôt l’esprit du spectateur. Peu de contrariétés résistent à ce traitement là.
Fin d’après-midi. Pluie. Nous nous morfondions. Par la fenêtre ouverte on entendait le pas mou des chameaux dans la boue, et le convoyeur qui chantait, tordant sa voix comme une éponge : une phrase, une pause, une grande gueulée sauvage…
– Qu’est-ce qui le fait hurler si fort ? – Il anticipe un peu, répondit en riant le capitaine, écoutez ce que ça donne.
« …partout du sainfoin, des tulipes sauvages c’est fou… le soleil brille et l’odeur des lilas me tourne la tête. »
Comme les vizirs des contes arabes, je me sentis fondre de plaisir. C’était bien les Kurdes ! ce défi, cette gaieté remuante, cette espèce de levain céleste qui les travaille tout le temps. Toutes les occasions de se divertir sont bonnes ; les gens de Mahabad n’en négligeaient aucune, et il fait convenir que les élections qui venaient de commencer en fournissaient d’incomparables. Dans une histoire qui faisaient pâmer toutes les boutiques de la ville, un mollah apostrophe deux paysans prosternés devant l’urne aux bulletins : « Pourquoi adorez-vous cette boîte, mécréants ? » – Vénéré Mollah, elle vient de faire un miracle : Tout le village a mis Kassem dedans et c’est Youssouf qui en est sorti. »
Et une tempête de rires balayait la politique et ses turpitudes. L’usage du monde
La fin du jour est silencieuse. On a parlé son saoul en déjeunant. Porté par le chant du moteur et le défilement du paysage, le flux du voyage vous traverse, et vous éclaircit la tête. Des idées qu’on hébergeait sans raison vous quittent; d’autres au contraire s’ajustent et se font à vous comme les pierres au lit d’un torrent. Aucun besoin d’intervenir, la route travaille pour vous. On souhaiterait qu’elle s’étende ainsi, en dispensant ses bons offices, non seulement jusqu’à l’extrémité de l’Inde, mais plus loin encore, jusqu’à la mort. (…)
Je m’en souviens comme d’hier : chaude pluie de juin, de hautes frondaisons vert pâle bougeaient contre un ciel lumineux et gris. Ces mêmes arbres aujourd’hui dessinés par la neige. Dans l’intervalle qui sépare ces deux trajets j’ai l’impression d’avoir été d’une certaine façon absent de ma vie. Je suis curieux de voir qui du pays ou de moi aura le plus changé. Chronique japonaise
« En une heure je n’avais croisé qu’un paysan efflanqué qui trottait sur le bas-côté, les orteils en éventail, portant sur la tête un fruit vert d’une odeur si offensante et d’une taille si incongrue qu’on se demandait s’il s’agissait d’une grossière imposture ou d’un accessoire de comédie. Je pensais m’être fourvoyé et m’apprêtais à faire demi-tour quand j’aperçus à travers la sueur qui me piquait les yeux un long éclair d’argent porté par une silhouette avantageuse campée au milieu du chemin. C’était un gros gaillard hors d’haleine, le poil jaillissant des oreilles, dans un uniforme de la douane impeccablement repassé. Il me demanda en roulant les prunelles si j’allais sur Negombo. Il tenait sous le bras un espadon à l’oeil encore frais, assez lourd pour lui faire fléchir les genoux, qu’il déposa à l’arrière de la voiture sans même attendre ma réponse. Je gardais là un grand coutelas népalais qu’il se mit à tripoter avec sans-gêne. Strict-ly-for-bid-den-to-have-this-kind-of-weapon-on-the-Island, fit-il avec cet accent du Sud où l’anglais est carrément passé à la friture. » Le poisson-scorpion
«Clon-mac-noïse, février 1985. La rivière se love à fleur des prés couverts de gelée blanche. Elle est bordée de saules et de moutons couchés qui font deviner son cours imprévisible comme il doit l’être : un méandre de plus est ce qu’une rivière peut faire de mieux ; c’est d’ailleurs ce qu’on attend.» Journal d’Aran et d’autres lieux – Éditions Payot & Rivages 2001.
Je suis parvenu à la conviction que quelles que soient les conneries que l’on puisse faire sur le plan pédagogique, il y a des valeurs qui font le carat, qui résistent. Elles peuvent rester sous terre pendant quarante, cinquante ans. Mais aussitôt qu’on leur donne de l’air, elles sont là. Une chose qui me touche beaucoup dans le monde slave, c’est une forme de piété candide, innocente, assez sonore aussi. Aussitôt qu’avec l’effet Gorbatchev on a réouvert les églises, le chant choral, la dévotion aux icônes et cette folie d’allumer des cierges à tout propos sont revenus. Parce que ce sont de bonnes choses. C’est comme les tranches géologiques. Il y a des reliefs durs qui survivent et des reliefs molassiques qui s’érodent. C’est pourquoi tous ces problèmes d’identité, qu’on chérit et qu’on évoque si souvent maintenant, me paraissent une véritable tarte à la crème. Parce que de deux choses l’une : ou bien on a une identité authentique, auquel cas on ne peut la perdre, ou bien on n’en a pas et ce n’est pas la peine d’utiliser son énergie à défendre ce qu’on n’a jamais eu. Le seul problème réel c’est le problème de l’identité personnelle. C’est-à-dire qu’il y a des jours où on existe et des jours où on existe pas. Moi, il y a des jours où je ne fais que pomper de l’air et rendre de l’oxyde de carbone. Où je n’existe absolument pas. Et il y a des jours où j’ai de brefs moments de présence aux choses, où la vie m’amuse. Michaux a très bien exprimé ceci dans « Ecuador » : « dix, quinze minutes, voilà ma vie. » Routes et déroutes
« Devenir invité muet (…) avant de piper mot » : au premier sens des termes ou avant de vouloir nommer ce qu’on voit ?
Avant de vouloir nommer ce qu’on voit parce que dans une certaine mesure, si on veut convoquer les choses dans leur fraîcheur native, il faut avoir soi-même quasiment disparu. Exactement comme les chasseurs, zoologistes ou photographes qui veulent voir un ours. Ils se cachent. Ils font une petite cabane qui ressemble à s’y méprendre à un bosquet de sapins, et c’est ainsi qu’ils parviennent à voir. Je trouve qu’entre le voyage et l’écriture il y a un point commun, pour moi c’est très important. Dans les deux cas, il s’agit d’un exercice de disparition, d’escamotage. Parce que quand vous n’y êtes plus, les choses viennent. Quand vous y êtes trop, vous bouffes le paysage par une sorte de corpulence morale qui fait qu’on ne peut pas voir. Vous entendez des voix qui vous disent : « Ôte-toi de là » – comme dans les points de vue on engueule les gens corpulents parce qu’ils cachent le Mont Blanc ou le Mont Rose. Et du fait que l’existence entière est un exercice de disparition, je trouve que tant le voyage que l’écriture sont de très bonnes écoles. Routes et déroutes
«Vous étendez les bras, vous touchez la montagne.»
«Je veux célébrer ici une Suisse dont on parle trop peu : une Suisse en mouvement, une Suisse nomade qu’on évoque trop rarement, une Suisse saisie depuis deux mille ans par la tentation et la passion «d’aller et venir». Ce silence et cette omission m’irritent. Ce nomadisme m’intéresse. L’échappée belle – Éditions Metropolis (Genève)
Si à tous ceux qui vieillissent on interdisait cette petite phrase « Vous souvenez-vous? », il n’y aurait plus de conversation du tout : nous pourrions tous, et tout de suite, nous trancher paisiblement la gorge. Le poisson-scorpion
C’est tout de même plus drôle d’être amoureux que d’être informé, ne trouvez-vous pas ? Un homme averti en vaut deux ? mais il ne vaudra jamais le quart d’une dupe amoureuse de la vie. Moi je connais bien cela, et quand la vie me lâche, cette espèce d’hôpital que devient la mienne, ce goût de bile, ces chambres vides. Alors je m’arc-boute, je contre, je m’obstine, je me fais mauvais, dur, tranchant et cette espèce d’eczéma encore qui me mange la figure. Bon signe, ça ! Signe que ça bascule. Je verrais très bien une incantation magique commencer par ces deux mots : affûte, aiguise.
un rituel du fil et de la lame un million de coups d’aiguisoir et l’ombre se retire, tranchée et je grave une fois de plus sur le manche l’encoche d’une victoire secrète
On ne peut pas non plus s’incarner toujours, alors quand on n’est pas chair, qu’on soit au moins couteau. Le Diable est un émousseur. Le vide et le plein : Carnets du Japon 1964-1970
…des paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences incalculables, il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y en a bien sur cette terre 5 ou 6 pour chacun d’entre nous. L’usage du monde
· L’Usage du monde , Payot 2001. · Japon , Rencontre 1967. · Chronique japonaise , Payot 2001. · Le Poisson-scorpion , Folio 1996. · Le Dehors et le dedans , Zoé 1998. · Boissonnas. Une dynastie de photographes , Payot Lausanne 1999 · Journal d’Aran et d’autres lieux , Payot 2001. · L’Art populaire en Suisse , Zoé 1991. · La Vie immédiate , Payot 1991. · Routes et déroutes. Entretiens avec Irène Lihtenstein-Fall , Métropolis 1997. · Le Hibou et la baleine , Zoé 1998. · Les Chemins du Halla San , MiniZoé 1998. · L’Echappée belle. Eloge de quelques pérégrins , Métropolis 1997. · Une orchidée que l’on appela vanille , Métropolis 1998. · Entre Errance et éternité. Regards sur les montagnes du monde , Zoé 1998. · L’œil du voyageur , Hoebeke 2001. · Vingt-cinq ans ensemble, histoire de la télévision suisse romande · Comment va l’écriture ce matin? · Histoires d’une image, Zoé 2001
Lorsque l’on se promène dans les jardins de la villa Médicis à Rome, on tombe en été sur un un groupe de statues baroques disposées dans le gazon au milieu d’acanthes en fleur. Il s’agit du « Carré des Niobides », fontaine entourée de statues créée par Balthus lors de son séjour à la villa Médicis après qu’il eut été nommé Directeur de l’Académie de France à Rome par André Malraux en 1961. Les statues sont des moulages d’antiques retrouvés dans une réserve et restaurés par le sculpteur restaurateur Michel Bourbon, l’ami de Balthus. Les antiques originels avaient été envoyés à Florence en 1770.
Cette oeuvre qui représente la scène mythologique des Niobides, les enfants de Nobiée et d’Amphion tués par Apollon et Artemis, est remarquable par l’alliance réussie entre la Nature et l’Art. La Scène est hautement expressive : on peut lire sur les visages la stupéfaction et la terreur et les corps expriment merveilleusement bien le mouvement de fuite des personnages. Voilà le triste destin réservé à ceux qui osent défier le pouvoir des Dieux !
mur d’enceinte de la Villa Médicis- photo Jean-Pierre Dalbera
Le Carré des Niobides – photo Jean-Pierre Dalbeera
Niobée, éplorée, tentant de protéger l’un de ses enfants
le cheval qui se cabre, symbole de la mort brutale chez les Grecs
la fuite éperdue des Niobides
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–––– Les Niobides dans la mythologie grecque ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Dans la mythologie grecque, les Niobides sont les enfants d’Amphion et de Niobé. Niobé, fille de Tantale et épouse du Roi de Thébes Amphion, et mère de 14 enfants (7 filles et 7 garçons) s’était moquée de Léto qui n’avait donné naissance qu’à Apollon et Artémis. Les deux dieux vangèrent alors leur mère en massacrant, à coups de flèches, 13 de ses enfants. Niobé demanda et obtint de Zeus de se faire changer en une statue pleurant. Le cheval qui se cabre qui accompagne les représentations artistiques des Niobides symbolisait la mort chez les grecs.
L’un des premiers textes qui cite les Niobides est l’Iliade où Achille raconte leur histoire :
Les fils, c’est Apollon qui, de courroux, les lui tua, Avec son arc d’argent, et ses filles, c’est Artémis, Car Niobé se disait aussi belle que Léto, Qui n’avait eu que deux enfants, quand elle en avait douze. Ces deux-là cependant devaient lui tuer tous les siens, Qui traînèrent neuf jours, sanglants, sans être ensevelis Car le fils de Cronos avait changé les gens en pierres. Les dieux du ciel les enterrèrent le dixième jour.
Le nombre des Niobides diffère suivant les auteurs et varie entre sept (Hellanicos et vingt (Sappho). Certains auteurs précisent que quelques-uns des Niobides ont été épargnés.
« Le poème a la même durée qu’un homme et son cœur bat en même temps qu’il l’anime du souffle d’une vie. »
Nuno Júdice est l’un des plus grands poètes portugais. Né en avril 1949, en Algarve, à Mexilhoeira Grande, il a grandi dans ce petit village du sud du Portugal où il s’est intéressé très tôt à la poésie. mais c’est également un romancier, dramaturge, essayiste, traducteur, spécialiste de la littérature médiévale ibérique, critique littéraire et professeur de littérature comparée à l’université de Lisbonne. Il a obtenu le prix Pablo Neruda en 1973. Il a vécu durant plusieurs années à l’étranger : à Berne, en Suisse de 1985 à 1991 et à Paris, de 1997 à 2004 où il a dirigé l’Institut Camoes. Il dirige depuis 1996 la revue de poésie Tabacaria à Lisbonne.
« J’ai un souvenir d’enfance très précis : c’est un matin de décembre, très froid et très lumineux, comme il arrive chez moi, dans le Sud, sous le soleil d’hiver. Je suis assis dans l’escalier de la maison de ma grand-mère, et je lis un des livres que Noël m’a apporté : une adaptation pour enfants de l’Énéide. (…) J’étais donc en bas de l’escalier, en lisant et, parfois, en regardant la rue, bien que le contraste entre l’obscurité de l’intérieur et la lumière du dehors m’empêchât de reprendre la lecture tout de suite. C’est peut-être dans cet intervalle, où j’étais obligé de me réadapter à l’intérieur de la maison, que la poésie a paru dans mon esprit : quelque chose qui lui ressemblait, en tout cas, a dû occuper ces instants de vacuité, et m’a poussé, un jour, bien avant l’adolescence, à écrire des vers dans un mouvement que j’avais moi-même quelque difficulté à comprendre. (…) Il est vrai qu’au bas de l’escalier, dans le vestibule de la maison, j’étais à mon insu à la frontière de plusieurs mondes ; et, peut-être apprenais-je la façon de les mettre en contact, ce que seul peut faire le langage. »
D’où vient-elle – la voix qui nous déchira de l’intérieur, qui apporta la pluie noire de l’automne, et s’enfuit parmi les brouillards et les champs dévorés par les herbes ?
Elle était ici – ici à l’intérieur de nous, comme si elle s’était toujours trouvée là ; et nous ne l’entendons pas, comme si elle ne nous parlait pas depuis toujours, là, à l’intérieur de nous.
Et maintenant que nous voulons l’entendre, comme si nous l’avions re- connue jadis, où est-elle ? La voix qui danse la nuit, en hiver, sans lumière ni écho, tandis qu’elle prend de sa main le fil obscur de l’horizon.
Elle dit : « Ne pleure pas ce qui t’attend, ne descends plus la rive du fleuve ultime. Respire, d’un trait bref, l’odeur de la résine, dans le bois, et le souffle humide du poème. »
Je remontai la nuit jusqu’à l’enfer, dont je touchai le cœur ; ses noires écailles me blessèrent et je bus le lait acide d’aortes obscures que m’ouvraient, béantes, des bouches tordues. Je fuis vers un hôtel d’été, au bord de la mer, mais c’était l’hiver, les portes se fermaient devant moi ; il pleuvait sur l’esplanade. Un anglais fou dormait, debout, sur les fleurs calcinées. La servante lisait Virgile, en latin, tandis que j’ouvrais le lit. Je l’étendis près de moi sur le sofa aux feuilles violacées ; et je touchai ses hanches, devinant sa peau morte.
La maison – probablement intacte – mais non pas sa voix, disparue, qui flotte vers des confins de mémoire. C’est ce qui persiste de quelqu’un, pour quelque temps : le souvenir d’une inflexion, des mots prononcés sans propos particulier, et qui demeurent – « il a dit », « je l’ai entendu dire », etc…tant que dure une relation avec son image. Rien de profond, puisque rien n’est profond – sinon notre ignorance sur ce que nous savons ou non des autres. C’est que je ne peux plus interroger sa mémoire : quel hasard l’a fixée à mon destin pour qu’elle m’habite , maintenant, recoin intrus de moi-même ? Cependant – elle se borne à accentuer ma solitude. Et celle-ci vient de loin, sans secret, me rappelant qu’il est inutile de continuer à questionner : contente-toi d’un destin. – il te survivra, plus réel que tu ne le seras jamais.
Là, tout est simple et complexe : la lumière, la solitude, le regard qui s’émeut de la tombée de la nuit et du lever du jour ; et, même, les rires de femmes entendus de loin, portés par l’air dont la transparence se sent dans notre propre respiration. Cependant, je me penche au balcon et je m’aperçois que quelque chose disparaît, au-delà des murs et des jardins, m’appelant sans que je puisse répondre. Alors je reviens à l’intérieur ; je prépare le café ; et tandis que l’eau frémit, le mystère disparaît, inutile et excessif, au début de l’après-midi.
L’indécision se résout au fond des couloirs des vieilles maisons. Mais il n’y a plus de vieilles maisons, et les couloirs aboutissent à des murs fermés, des espaces sans écho, des miroirs sans vitre où réfléchir ton visage.
« Le vent a soufflé avec trop de force, as-tu dit, c’était comme si un dieu avait soufflé depuis l’horizon » ; et ce souffle a emporté les feuilles des arbres, chassé les nuages, pénétré les fenêtres du rêve, bousculant les images et les phrases. Je ne sais pas, de fait, si la voix qui nous réveille, la nuit, a un destinataire en particulier. Bien que je me lève, guette le couloir, entrouvre les volets de bois, nul n’apparaît depuis la ténèbre. Les vieilles maisons, en province, ont des habitants inattendus : des visages qui se confondent avec le brouillard des miroirs ; des bras que la mousse de l’ombre a corrodés.
La pointe du compas, qui marque le centre invisible, ne chante pas comme le bec pointu de l’oiseau qui est au cœur du chant qui l’occupe. Et pourtant, le compas tourne comme si des ailes le faisaient bouger ; et il dessine sur le papier, le cercle, que dans l’air l’oiseau suggère.
Le matin, je cueille les herbes du jardin. La terre, encore fraîche, sort avec les racines, et se mélange au brouillard de l’aube. Alors le monde s’inverse : le ciel, que je ne vois pas, est sous la terre ; et les racines montent en suivant une direction invisible. De la maison, pourtant, m’appelle une odeur de café : comme si quelqu’un me disait de me réveiller, une seconde fois, pour que les racines croissent dans la terre et que le brouillard, se dissipant, laisse voir le bleu.
Je remonte le fleuve de ton corps sur une carte ancienne, avec le papier qui se déchire et les inscriptions effacées par les pluies de la nuit. Un navire de mots m’emporte dans cette expédition ; et les rameurs ont tu leur rythme monotone, en entendant le battement de la coque dans les eaux profondes.
Jadis, j’ai rêvé d’un débarquement matinal sur ces sables inaccessibles ; entendu les oiseaux indiquer le chemin des montagnes ; su que les nuages étaient à ma portée, comme si la source n’était juste qu’un point abstrait au centre de la page.
J’éloigne tes doigts, comme des algues, à la recherche de poissons oubliés par l’hiver. Derrière eux, un troupeau immergé suit les pas du berger sous-marin : Neptune aveugle dont le trident se confond aux racines fluviales. Je traverse les limites du songe que tu m’offres : et je trouve le lac stagnant de tes yeux ouverts avec l’avidité des ténèbres.
Je t’attends au bout du monde ou à son commencement, tandis que les semences sèchent au soleil qui ne se lève pas et que les mots se perdent dans un vers sans poids ni mesure.
Tu es celle qui ne vient pas : promesse de l’amour qui emplit les miroirs, éclat des ténèbres qui obscurcit le cristal.
Et quand je regarde par la fenêtre, comme si tu venais du bout de la rue, seul le soir s’esquive au coin du trottoir qui t’a vu partir avec les yeux humides du matin nu.
Ombre, cendres et ruine viennent à chaque printemps ; mais toi tu reviens seulement de je ne sais où, alors que je n’attends pas et là où je ne suis plus.
La recherche de l’absolu, la conquête de la beauté, la rencontre de l’immatériel, etc., tout faisait partie d’un projet initié à l’aube. Cependant, les premiers rayons du soleil, et la possibilité de contempler cet instant où l’astre émerge de la mer et s’empare du cercle céleste, produisent un brouillard qui obscurcit l’imagination, l’empêchant de quitter l’intérieur de l’esprit pour se diriger vers le centre du papier, où les mots porteraient le reflet de ce projet élaboré durant la nuit.
L’absolu s’est manifesté dans un verre d’eau, quand le soleil est apparu derrière un nuage et lui a donné un éclat inattendu dans le plus gris des matins. parfois, pense l’agnostique, ce qui est invraisemblable naît d’une simple explication logique comme si le hasard n’existait pas. Ce qu’il fait, cependant, c’est se mettre à la place de l’homme qui n’accepte pas que la beauté puisse naître de rien, quand il découvre qu’il est à la frontière entre ce qu’on sait et ce qu’on n’a pas même besoin de comprendre. C’est pour ça que, en buvant l’eau, j’ai senti l’éclat du matin me remplir l’âme, comme si l’eau était plus qu’un liquide incolore et inodore. Cependant, quand j’ai posé le verre vide, que j’ai senti le manque de la lumière qui l’avait rempli, j’ai pensé : comme elle est fragile cette petite beauté, peut-être aurait-il mieux valu que je reste avec ma soif.
Extrait d’un poème du recueil Les Choses les plus simples, 2006
L’amour est arrivé, il a débarqué sur le quai où personne ne l’attendait, et il a fait trembler toute la ville, comme si l’amour l’avait touchée.
Mais quelqu’un l’a vu sortit du bateau, et l’a conduit jusqu’à la file d’attente de la douane, où on lui a demandé : « d’où venez-vous ? Qu’est-ce que vous apportez avec vous ? Montrez-nous votre passeport. » L’amour n’a pas compris ce qu’on lui demandait; il a posé l’arc sur la table, et avec lui les flèches.
Tout a été confisqué : on ne veut pas d’agressions dans cette ville; les armes blanches sont interdites. Et l’amour, sans passeport, est resté sur le quai, entre les poubelles et les vagabonds, désœuvré.
Et la nuit, quand la ville s’endort, tout le monde se demande quand l’amour viendra
Revue Arpa, mai 2009 – Traduit du portugais par l’auteur et Yves Humann
(…) Alors j’ouvre la fenêtre de la nuit. Je compte les fils de chaque point lumineux, dans le ciel, comme si je touchais les cheveux où brillent encore les murmures de l’après-midi, et je sens une soudaine inquiétude, lorsqu’un bruit d’ombre s’immisce entre les amants. Quel lieu plus retiré accueillera leur étreinte ? Ou quel écho solitaire atteindra soudain la plénitude de leurs voix ? Je collectionne le rythme de ces cœurs dans la musique que je dérobe à leurs poitrines accordées. Puis, j’allume des couchants, j’éclaircis des pénombres, je fais en sorte que le coursier de la folie dévale la colline de la passion, foulant de ses sabots les gradins de son art. Et je répète leurs gestes, sous un compendium d’arbres, apprenant le chant des feuillages dans un bruissement d’horizon, afin que jamais plus ne se perde la racine de l’amour planté en cette terre,
Si je pouvais commander aux images, une seule existerait, celle de ton profil, et à travers lui, ce que je touche dans l’absolue solitude de l’être ; et si je ne le pouvais, dans leur néant je trouverais encore le souvenir que tu as laissé en moi, la courbe parfaite de ton sein qui éclot, soudain, et rayonne dans le sombre de la nuit ; et s’il n’y avait, en cet unique centre, point d’éclat, dans son obscurité même, ton absence ôterait le vide de la mémoire, pour le remplir de ce qui, un instant, troubla ta quiétude et aussitôt s’enfuit en un vol d’oiseau que je poursuis.
Je parcours les mers aux rivages de papier ; dans les détroits couverts de brume, je plie les dernières tempêtes de la mémoire. Je franchis cet horizon fermé comme les yeux d’Adamastor, déchirant la peau des tropiques jusqu’à trouver le sang de la terre. Je me laisse porter par la lenteur des rythmes, par la houle nonchalante des voyelles, perdu dans l’immensité de la phrase.
Je reviens au poème. Je m’abrite sous d’infinies strophes obscures ; je me heurte aux vers, ballotté de tous cotés ; puis j’arrive dans ce couloir où tu m’as attendu, et je vois ton image se refléter encore sur le mur des mots, avec l’écho lumineux qui naît de ton visage. « Viens avec moi », je te dis, « trouver ce port où les bateaux reviennent de leurs voyages silencieux, où des êtres dépourvus d’yeux nous attendent qui nous offriront leur abri de pierre ».
Là-haut, sur le sommet des dunes, j’ai dessiné une plage aux contours de tes lèvres, le bruissement d’ailes qui traverse tes yeux en un battement de paupières, et la marée montante déferlant son drap d’écume blanche.
auto-portrait de Anne Brigman paru dans le San Francisco Call de 1908
Née à Hawaï, Anne Brigman a déménagé en Californie quand elle avait seize ans. Peintre de formation, elle se tourne vers la photographie en 1902, année où Alfred Stieglitz l’invite à rejoindre le mouvement de la Photo-Secession dont elle sera le seul membre féminin. Ses clichés les plus célèbres ont été pris entre 1900 et 1920 et mettent en scène des nus féminins dans un contexte naturaliste. Anne Brigman s’est souvent représentée elle-même dans ses images. Elle retouchait ses négatifs à la peinture et au fusain pour mieux exprimer l’esprit du sujet qu’elle voulait représenter. Vers 1929, à l’âge de 60 ans, elle déménage à Long Beach en Californie du Sud, où elle poursuit son œuvre de manière plus abstraite et plus introspective en se concentrant sur une série de photographies représentant des érosions de sable formées par le vent ou le surf. Un an avant sa mort à Eagle Rock, près de Los Angeles, en 1950, elle a publié un livre de ses poèmes et de photographies Songs of a Pagan titrés. Plus récemment, ses photographies ont été considérées comme une déclaration de principes féministes, l’expression d’une aspiration à une sorte de liberté inaccessible. A une époque où le modèle de la femme américaine était la femme modeste, s’occupant de la maison et s’épanouissant dans la maternité, Anne Brigman courait la sierra en pantalon et n’hésitait pas se mettre a nu sur ses photographies.
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Anne Brigman – Incantation – 1905
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John Martin – le barde (détail) – vers 1817
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Anne Brigman – The-Dryad – 1905
La représentation de nymphes est l’un des thèmes les plus féconds de l’art occidental. Le tableau ci-dessus à gauche représente une « dryade » qui, dans la mythologie grecque, est une nymphe des forêts et des arbres; il a été réalisé en 1877 par l’artiste britannique Evelyn de Morgan qui appartenait au mouvement préraphaélite. Le tableau du centre, « la grotte des tempêtes » (1903), celui de gauche qui représente une « Nymphe pêchant dans un ruisseau » et celui représenté ci-dessous « la nymphe au bain » (1904) ont été peint par le peintre britannique néo-classique Edward Poynter.
Edward Poynter – le bain de la nymphe – 1904
Anne Wigman – The Brook – 1905
Anne Brigman – Thaw – 1906
Anne Brigman – Pool – 1906
Paul Emile Chabas – Naïades
Anne Brigman – la Source – 1907
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Ingres a commencé de peindre son tableau « La source » en 1820 et ne l’a terminé qu’en 1856. Le mode d’expression du tableau s’inspire de la sculpture, la nymphe semblant insérée dans une niche ce qui n’étonne pas lorsque l’on sait que Ingres était alors le chef de file du courant néo-classique. Anne Brigman aurait-elle eu connaissance au moment elle réalisait sa photographie du tableau d’Ingres réalisé un demi-siècle plus tôt ? Il ne faut pas oublier que la photographe a d’abord eu une formation de peintre et qu’elle a été fortement influencée tout au long de sa carrière par le picturialisme même lorsqu’elle faisait partie du mouvement de la Photo-sécession.
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Anne Brigman – The Bubble – 1909
L’approche d’Anne Brigman à la photographie semble avoir été influencée par un étrange mélange de mythologie païenne, de romantisme européen, et de son expérience passée auprès des indigènes hawaïens. Certains voient dans le tête à tête entre la femme et l’arbre une référence mythologique à Daphné, la nymphe poursuivie par Apollon qui a été sauvée en se transformant en laurier. D’autres artistes avaient photographié avant elle des sujets nus dans des milieux naturels mais ce qui a fait l’originalité de son œuvre, c’est le fait qu’elle semble vivre intensément ses sujets comme faisant partie intégrante de la création. Pour elle, les personnes qu’elle photographiait faisaient partie du monde naturel au même titre que les arbres et les pierres. «Dans toutes mes années de travail avec l’objectif», a-t-elle écrit, «j’ai rêvé et aimé travailler le corps humain – à l’incarner dans les roches et les arbres, pour qu’ils existent en faisant partie des éléments, et non en dehors d’eux. » Elle chercha souvent à le faire en présentant ses personnages comme des créatures mythiques ou magiques. Elle a décrit une grande partie de son travail comme « issus des fantasmes qui ont prospéré dans les jours dorés ou de tonnerre qu’elle a vécu durant deux mois dans une partie sauvage de la Sierra où les gnomes et les elfes et les esprits des arbres se révélaient sous certaines incantations mystiques. »
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Paule Emile Chabas – Matinée de septembre – vers 1912
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Anne Brigman – The Lone Pine – 1908
Anne Brigman – Soul of the Blasted Pine – autoportrait pris en 1908
Anne Brigman – Heart of the Storm – 1912
Ange gardien dressé protégeant ou consolant une femme recroquevillée, la tête sur son épaule entourées d’un écrin protecteurs de genévriers tourmentés. Les personnages qui ont portent des masques apparaissent comme des archétypes plutôt que des individus. Pour parvenir à un sens de l’atmosphère appropriée à la scène, Anne Brigman a modifiée son négatif à la main, en le dessinant et en grattantr le négatif avant l’impression. Elle a ainsi créé un halo au-dessus de la tête de la figure de gauche et créé des lignes dans le but de faire apparaître comme translucide le vêtement de la figure de droite.
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Anne Brigman – Souls of the weeping rock – 1910
Anne Brigman – The Cleft of the Rock – 1912
Anne Brigman – the water nixie – 1914
Anne Brigman – Storm Tree, 1915
Anne Brigman – La Brise – 1910
Long Beach from Palos Verdes, circa 1915
Anne Brigman – Sanctuary – 1921
Anne Brigman – Figure in Landscape – 1923 – musée Paul Getty
Dans les deux photographies présentées ci-dessus on retrouve le thème chers aux artistes romantiques et en particulier à Caspar Friedrich (le voyageur au-dessus de la mer de nuage) de la vulnérabilité de l’être humain perdu dans l’immensité de la Nature mais à la différence de Caspar Friedrich qui représente l’homme en premier plan au niveau de l’œil de l’observateur, ce qui a pour effet de lui conférer une importance et de lui faire dominer le paysage, Anne Brigman photographie ses personnages en « plongée », à grande distance, ce qui a pour effet de les intégrer et de les fondre dans le paysage. L’homme ne se distingue plus du paysage et de la nature, il en est un des éléments parmi d’autres comme les arbres ou les rochers.
Piero Calamandrei était un écrivain, un juriste, un professeur d’université et un homme politique florentin, réputé pour ses ouvrages traitant de la procédure civile. Après un parcours universitaire qui le conduit à Pise, Rome et Messine où il deviendra en 1915 professeur à la faculté de droit, fonction qu’il quittera bientôt pour s’engager de manière volontaire dans l’armée au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il y obtient le grade de capitaine mais refuse une nouvelle promotion à la fin du conflit pour reprendre ses cours à l’université, dans un premier temps à Modène, puis à Sienne et à Florence. Il écrit durant cette période d’entre deux guerres plusieurs ouvrages de droit civil importants et sera également co-fondateur de la Rivista di diritta processuale, d’Il foro toscano (1926). Après l’arrivée de Mussollini au pouvoir, le nouveau garde des sceaux Dino Grandi fit appel à lui pour la rédaction du nouveau code italien de procédure civile malgré l’attitude antifasciste qu’il manifestait.Très critique vis-à-vis du fascisme des chemises noires, il a été l’un des signataires en 1925 de l’appel des intellectuels antifascistes, et contribua au journal d’opposition florentin Non mollare ! entre janvier et octobre 1925 mais en tant que professeur d’université, il dut néanmoins prêter serment de fidélité au régime en 1931. A la libération en 1944, les Alliés le nomment recteur de l’université de Florence où il exercera ses fonctions jusqu’en octobre 1947. Il est également Président du Conseil national des avocats de 1944 à 1956, fonde en 1945 la revue mensuelle de politique et de littérature Il Ponte qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Il est élu en 1946 à l’Assemblée constituante de représentant du Partito d’Azione, et à la Chambre des Députés de 1948 dans les rangs du Parti social-démocrate italien, il prend alors une part déterminante, en sa qualité de juriste, à la rédaction de la Constitution italienne. Il participera enfin aux élections législatives de 1953 sous l’étiquette de Unità popolare, une formation de centre-gauche, mais il ne sera pas élu. À l’exemple d’un cénacle restreint de penseurs et d’écrivains, la vocation essentielle de Piero Calamandrei aura été de donner voix à l’âme de sa nation. C’est par cet avocat et écrivain florentin, résolument anticlérical, que l’idée d’âme nationale, tellement indécise et difficile à circonscrire, a pu survivre et s’exprimer dans une Italie dévoyée par les lois raciales de 1938 et bientôt asservie par le ralliement de Benito Mussolini à Adolf Hitler en juin 1940. Son fils Franco (1917-1982), journaliste, ancien résistant, avec qui il a entretenu des relations parfois conflictuelles, a adhéré en 1943 au Parti communiste italien et a longtemps siégé comme député et sénateur.
Jean-Baptiste Camille Corot – Vue de Florence depuis le jardin de Boboli
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Inventario della casa di campagna – Piero Calamandrei (1941) Qualifié de « Dialogue fécond entre l’adulte et l’enfant qu’il a été » par l’universitaire tchèque Jana Mràskovà, le livre a été édité en France en 2009 sous le titre « Inventaire d’une maison de campagne » (Editions de la revue Conférence dans sa collection Lettres d’Italie) – Traduction Christophe Carraud.
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« Près de cinquante années ont passé et Piero Calamandrei éprouve le désir mélancolique de retourner à Montauto, ferme où il se rendait chaque été lorsqu’il était enfant. Montauto, perdue dans les bois de Val di Pesa, était pour lui un lieu de joie, malgré les présages sinistres qui s’accumulaient dans le monde. A l’aide d’une prose lyrique, sans encombrements ni complaisances, Calamandrei laisse resurgir ces souvenirs déterminants. Ceux d’une enfance au milieu de la douceur des collines, des touffes d’aubépine, des branches de romarin, de l’air enchanté des marronniers d’Inde et des cris de la grive dans les genévriers. On a l’impression qu’en ce lieu même s’est forgée une rêverie jubilatoire face au culte de la virilité fasciste. A Montauto a pu s’élaborer une intimité amoureuse avec les arbres et les insectes sur des sentiers « sans compagnons ni passeport, routes fantastiques d’un ciel sans frontière ». Cinquante ans ont passé et ce lieu demeure toujours fidéle. « Les rois passent, les empires s’écroulent mais les fleurs, les champignons et les oiseaux reviennent toujours en leurs temps comme si rien n’avait bougé ». Le monde y est encore plongé dans une atmosphère fabuleuse qui fait qu’avec l’auteur, de page en page, nous marchons sur la pointe des pieds pour ne pas dissiper l’enchantement. Ce chef-d’oeuvre est un appel à l’engagement que nécessite le présent, avant que tout s’efface dans la nuit. Pour Calamandrei il s’agit de creuser « jusqu’à l’épuisement pour libérer de la gangue épaisse qu’a formée le dépôt des années » l’impérieuse vérité des rêves. » Frederic Calmettes de la librairie Le Square à Grenoble
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Questa è la terra dove ci par che
anche le cose abbiano acquistato per lunga civiltà
il dono della semplicità e della misura :
i composti panorami che senza sbalzi di
dirupi e asperità di rocce riescono
di collina in collina a non ripetersi mai,
i boschi in cui la cortina delle fronde
non è mai così folta da nascondere
la nervosa agilità dei fusti;
i fiori di campo, un po’ gracili e asciutti,
la grazia provinciale e dimessa di queste farfalle.
Anche la natura par che qui si sorvegli
per sdegno di ogni veemenza…
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da : “Inventario della casa di campagna”
Vallecchi Editore, Firenze 1989
Paysages du Val di Pesa, Toscane
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L’ouvrage a été écrit par Calamandrei entre août 1939 et août 1941 au moment même où il révisait le Code de Procédure civile et a été édité dans un premier temps à seulement 300 exemplaires qui seront offerts aux amis de l’écrivain pour Noël 1941. En 1945, le texte original sera complété par quelques chapitres. La traduction de l’édition française de 2009 (Editions de la revue Conférence dans sa collection Lettres d’Italie) a été réalisée par Christophe Carraud qui en a écrit également la préface dont nous citons ici un extrait :
(…) Car l’Inventaire d’une maison de campagne n’est pas seulement un merveilleux livre de souvenirs d’enfance; d’autres dimensions y patientent sous l’émotion contenue, en manière de résistance à la défiguration des temps. En sorte que le lecteur peut se plaire aux deux plans admirablement mêlés qu’il y trouve : d’un côté une prose lyrique, de nature autobiographique, inspirée par un voyage à travers le paysage toscan de villages où, enfant, l’auteur passait l’été; de l’autre, une réflexion sur le sens de l’histoire et la responsabilité qu’elle exige. Avec ce livre, non seulement Calamandrei accédait à la stature d’un écrivain majeure, capable de « se faire sa langue et son son », comme Proust l’avait dit de tout écrivain véritable, en accordant son paysage intérieur au paysage toscan – le monde même qui, dans sa mesure et sa lumière, semblait à l’auteur menacé par les brutalités alentour –, mais il inventait ce qui allait marquer la rhétorique civile de ses discours publics : le caractère inséparable de l’engagement politique et de la langue qui vient lui donner sa substance en l’établissant au niveau du respect que l’on doit à la profusion du réel. Ainsi les différents plans de l’expérience auront-ils chance de n’être pas disjoints, et de faire de la politique elle-même une responsabilité, une réponse : ce que le Comitato de Liberazione Nazionale Toscano définissait le 18 septembre 1944, se référant à l’action et aux textes de Calamandrei, comme le « langage de la liberté », par quoi apprendre à lire le monde et à se conformer à sa richesse. Leçon tout ensemble éthique et esthétique, aussi décisive que légère. Les lettres de remerciements que Calamandrei reçut pour l’envoi de son livre allaient bien au-delà des compliments d’usage. Si tous les correspondants (…) décrivent avec admiration « la justesse de ce ton moyen », « la légèreté de parole », « l’adhérence nue de la langue aux choses », ou encore cette « impression d’un ciel limpide de septembre » qui fait penser à Brueghel ou à Giorgione*, ils évoquent aussi, à un niveau plus profond que ces qualités indéniables, le sentiment qu’ils eurent de percevoir dans ces pages le sourd murmure de leur identité. Le commerce intime qu’ils entretiennent avec le livre renvoie à une certaine idée de ce qu’un pays peut être; et ce pays, à la fois réel et rêvé, ce pays aimé, donc, vient répondre de sa permanence discrète à la caricature grotesque et sinistre qu’un régime lui impose. – Christophe Carraud – extrait de la Préface de sa traduction de l’Inventaire d’une maison de campagne (2009).
* cette référence du style littéraire de Calamandrei à la peinture a également été relevée par Claude Darras dans ses « Papiers collés » :
« Petit livre de souvenirs lointains », selon sa propre définition, l’ouvrage procède de la littérature pure, sans concession, avec pour seule loi interne la nécessité d’écrire et d’atteindre, à travers les mots, à une authenticité indéniable. C’est l’équivalent littéraire de la peinture, au sens où ne priment plus le récit, la narration, l’intrigue, mais la forme, le style, les battements de cœur. Équivalent de la peinture ? Peintre élégant, l’auteur ne laisse-t-il pas à la postérité de nombreux portraits, paysages et natures mortes peints à l’huile selon un classicisme de belle facture ? Prosateur d’exception, il éprouve une jubilation contagieuse à nommer les couleurs de ses trouvailles : les baies d’acier poli du laurier-tin, le gris cendré de l’écorce du pin, la teinte chaude d’acajou veiné de sombre du marron d’Inde, la cigale cuirassée de celluloïd et de mica, les manteaux à paillettes des papillons en satin bleu-vert et rouge géranium, la cendre argentée des oliviers, le vert bruyant de mai… Délicate inventivité chromatique d’où il ressort que les couleurs sont inséparables des mots qui servent à les définir et que si le langage est « aussi sensuel que la peinture », comme le pensait Henri Matisse, il peut être encore plus palpable qu’elle.
Giorgione – Nativité
Bruegel – la moisson
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–––– le langage de la liberté de Piero Calamandrei par Jana Mràskova ––––––––––– (Article traduit de l’italien par Christophe Carraud.)
Piero Calamandrei
Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’avocat et écrivain florentin Piero Calamandrei rédige l’Inventaire d’une maison de campagne : une prose lyrique qui prend la forme d’une autobiographie idéalisant l’enfance, et qui évoque sur un ton élé- giaque les « pères étrusques » en exaltant la « douceur » du paysage toscan et de l’ordre naturel. Le livre, rempli de noms d’arbres, de fleurs, d’insectes, de champignons et de papillons, est classé dans les bibliothèques américaines sous les rubriques « biologie », « histoire naturelle », « excursions en plain air ». En Italie, des extraits en sont repris dans les manuels des écoles primaires et les anthologies des collèges ; des éditions sont même spécialement destinées aux enfants: on recommande l’Inventaire comme l’un des premiers livres que devrait comporter la bibliothèque d’un enfant italien. C’est Calamandrei lui-même qui voulut cacher le sens de l’Inventaire sous le voile de l’ironie, le présentant comme un caprice littéraire et qualifiant ses trois cents pages de « petit livre de souvenirs lointains ». Pourtant les historiens de la littérature considèrent l’Inventaire comme son œuvre la plus accomplie, le point d’aboutissement de son activité littéraire. Giorgio Luti, qui a procuré des éditions récentes des œuvres littéraires de Calamandrei, soutient qu’« à l’espace de création conquis par la prose de l’Inventaire, l’écrivain Calamandrei restera fermement attaché par la suite : le style du prosateur ne changera plus ». Même si les historiens les plus compétents et les gardiens les plus fervents de l’héritage politique et juridique de Calamandrei connaissent bien l’Inventaire et en apprécient le charme, ils ne semblent pas percevoir le lien qui unit cette prose poétique aux textes politiques de l’auteur. Ils veulent que l’écrivain politique, chez Calamandrei, naisse en 1944, à cinquante-cinq ans ; je crois à l’inverse que l’Inventaire préfigure la poétique politique de Calamandrei, et qu’il a légitimement sa place dans la généalogie de sa rhétorique publique. Après la libération de Florence et celle de l’Italie, Piero Calamandrei, professeur de droit, devient une figure éminente de la vie politique : recteur de l’Université de Florence de 1943 à 1947, fondateur et directeur du mensuel politique et littéraire Il Ponte,député au Parlement pour le Parti d’Action, et l’un des rédacteurs de la Constitution italienne. Antifasciste fervent dès le début des années 20, il commence à accéder à la parole publique en 1944, après vingt ans d’« humiliation silencieuse ». Face aux admirateurs de la poétique de la Résistance de Calamandrei, les détracteurs et les critiques ne manquent pas. De la libération de Florence durant l’été 1944 à la mort de Calamandrei en 1956, beaucoup d’Italiens écoutèrent ses discours sur l’héritage de la Résistance antifasciste et de ses héros, en se demandant quels étaient la source et le secret de la grandeur, de la passion, de la fraîcheur de ses propos sur la société. « Vous qui savez encore parler de ces sujets avec des mots qui ne sont pas usés », écrivait Italo Calvino à Calamandrei dix ans après la guerre. Mais à en croire les souvenirs de certains membres du Parti d’Action, le langage des discours de Calamandrei au Parlement ne semblait pas toujours adapté au caractère pragmatique ni aux buts de la lutte politique. Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde adopte un langage politique bien différent : la rhétorique civile de Calamandrei n’est pas facile à lire, surtout pour les historiens qui se concentrent sur le contenu politique au moment d’interpréter les documents historiques. Il est vrai que les textes politiques de Calamandrei sont intrigants par bien des aspects. Son écriture possède une logique propre. Les événements historiques contemporains semblent y perdre leur temporalité et s’y fondre avec des éléments mythiques, des souvenirs d’enfance ou de la GrandeGuerre. Ils prennent une dimension symbolique et se chargent d’une émotion profonde. L’écrivain insère dans ses discours politiques des éléments féeriques et fantastiques, des connotations carnavalesques et burlesques. Dans ses textes, paraissent tour à tour la gaieté et l’espièglerie du poète, et la gravité que lui donne le sens de la réalité. La description des événements politiques s’infléchit souvent de la façon la plus surprenante pour le lecteur : à la réalité italienne dans sa crudité — un pays fasciste corrompu, ruiné et humilié, complice du désastre mondial (« un pays de tortionnaires et de bourreaux », écrit Calamandrei) —, l’écrivain s’empresse d’opposer le « vrai visage de l’Italie », les « traits souriants de ce peuple aimable et humain », et d’exalter la tradition italienne — « cette tradition d’humanité et de piété qui est la marque la plus constante et la plus profonde de notre caractère ». Le langage politique élaboré par Calamandrei dans l’après-guerre, si particulier soit-il, sera vu comme l’exemple peut-être le plus typique de la rhétorique italienne de la Résistance. L’historien américain James Wilkinson, tout en considérant Calamandrei comme un témoin de la « “ nouvelle culture ” inspirée par la Résistance […], la “ culture du CLN ”, comme certains l’ont définie », tend à rapprocher ses textes du style de Camus, « dont les envolées rhétoriques compensent le manque de prise sur les événements ». Il ignore cependant la qualitépoétique des textes, la structure des discours politiques de Calamandrei et ses racines toscanes. La rhétorique italienne de la Résistance antifasciste paraît irrationnelle, sinon dangereuse dans ses conséquences, au professeur de sciences politiques anglais Martin Clark, auteur du livre d’histoire contemporaine le plus répandu dans les universités du monde anglo-saxon. Il affirme que «les phases finales de la Seconde Guerre mondiale fournissent des mythes et une classe dirigeante politique à une génération entière, comme ce fut le cas au lendemain de la Grande Guerre… La Résistance est généralement décrite, dans la rhétorique qui a suivi, comme beaucoup plus “ révolutionnaire ” et “ unitaire ” qu’elle ne le fut en réalité. Les Italiens de l’après-guerre regardaient avec orgueil ce qui avait été en vérité une période chaotique de défaite nationale. Les “ valeurs de la Résistance ” étaient vagues, alors que la Résistance antifasciste avait été, malgré toute son exaltation idéologique […], une révolte populaire plutôt “ primitive ” […], qui [néanmoins] obtint des résultats surprenants ».
Florence, août 1944: Partisans face à l’objectif après avoir défilé dans la ville. L’étoile qu’ils arborent sur leur poitrine montre leur appartenance idéologique.
En réalité, la Résistance antifasciste en Italie ne peut se laisser réduire à une révolte « primitive », pas plus qu’à un mouvement militaire et politique. La lutte politique antifasciste et la guerre de libération eurent une dimension intellectuelle et éthique importante. Avant que l’antifascisme ne fasse entendre sa voix vigoureuse dans l’Italie de l’après-guerre, l’idéologie et la culture de la Résistance, la forma mentis antifasciste et son langage s’étaient développés des années durant sous le régime fasciste. Ma recherche sur le langage antifasciste de Piero Calamandrei veut se situer dans le cadre du débat sur la nature de la rhétorique politique de la Résistance et sur la structure de ses mythes. En tenant compte de la nature hétérogène du langage, on peut considérer le langage politique en Italie à la veille de la Libération non seulement comme un instrument de description factuelle ou de propagande politique, mais aussi comme un vecteur subtil, complexe et souvent vital pour faire face à une crise générale. Une telle lecture des textes politiques antifascistes peut mieux faire entrevoir la relation complexe qu’ils entretiennent avec la réalité sociale. Si l’on examine les mythes politiques antifascistes après la Seconde Guerre mondiale, on peut saisir la différence fondamentale qui les sépare de ceux qui fleurirent au lendemain de la Grande Guerre, dans la mesure où ils naissent d’une situation historique différente et de vingt ans d’expérience du fascisme. Mon étude sur le langage public de cet intellectuel antifasciste, représentant du Parti d’Action et de la tradition libérale-socialiste — même s’il n’a pas directement participé à la résistance armée des partisans —, ne prétend assurément pas résoudre tous les problèmes posés par la rhétorique de l’antifascisme italien. Cet essai, qui fait partie d’un projet plus vaste sur les sources et la nature de la poétique politique de Calamandrei, a un objectif limité : rechercher les origines de la rhétorique de la Résistance de Calamandrei en analysant de quelle manière la poétique de l’Inventaire — la prose lyrique autobiographique — anticipe la rhétorique civile et construit inconsciemment son propre style littéraire, sa propre approche psychologique et même son propre message social.L’Inventaire, qui permet à l’écrivain de retrouver son « propre alphabet » — un langage personnel qui recueille le sens d’une existence individuelle et exprime l’authenticité d’une voixhumaine singulière —, peut être lu en même temps comme un chef-d’œuvre de la résistance culturelle antifasciste en Toscane, un texte où l’auteur encode un message urgent, civique et collectif. De même que l’œuvre de poétique antifasciste antérieure, publiée dans l’Italie fasciste de 1935, Éloge des juges écrit par un avocat, la poétique de l’Inventaire appartient à ce que le critique littéraire Luigi Russo, ami de Calamandrei, décrivait comme « le langage interlinéaire antifasciste » — langage que Calamandrei lui-même définissait comme « cette littérature antifasciste “ allusive ”, où le refus du régime s’écrivait non pas dans les lignes, mais entre les lignes : non dans ce qui était dit, mais dans ce qui était tu ». La première édition de l’Inventaire d’une maison de campagne fut publiée confidentiellement, dans un tirage limité à 300 exemplaires, par l’éditeur florentin Le Monnier. Calamandrei envoya comme cadeau de Noël à ses amis antifascistes, la plupart avocats, professeurs ou écrivains, les exemplaires tout juste sortis des presses. On était à la fin de 1941, terrible année de guerre où l’Italie s’était alignée sur Hitler, une année vécue par beaucoup d’intellectuels antifascistes italiens dans un état de « désarroi et dedésespoir ». Les destinataires répondirent par des lettres chaleureuses de remerciements. Le livre prit d’autres significations par la suite, dans la période de « fébrile activité cinématographique » qui suivit le retour de Calamandrei dans Florence libérée au cours de l’automne 1944. Tandis qu’il préparait la seconde édition, augmentée, de l’Inventaire, destinée à un public plus large, l’écrivain était sur le point d’achever son premier long texte politique — la préface au traité juridique classique de Cesare Beccaria, imprégné de l’esprit des Lumières, Dei delitti e delle pene — tout en travaillant aux premiers discours et articles politiques, salués par les antifascistes florentins et définis par le quotidien du Comité de Libération Nationale Toscan (CLN) comme le « langage de la liberté ».
« La maison de campagne. » L’Inventaire d’une maison de campagne est une prose lyrique inspirée par un voyage à travers le paysage toscan, et plus particulièrement au village où l’auteur passait l’été quand il était enfant. La « maison de campagne » est une invention de l’imagination, une construction complexe — création typique de la poétique de Calamandrei, que le poète définissait comme une « rêverie » (fantasticheria). Elle naît du matériau déposé dans l’âme du poète, uni par le «fil de la mémoire». La «maison de campagne» est construite selon un modèle déposé dans « les archives secrètes de la mémoire ». Décrivant des objets réels, des événements et des personnes qui peuplèrent son enfance, le poète parle d’une maison réelle, de vrais jouets, de collections de papillons ou d’herbiers que l’historien peut encore toucher de la main aux archives de l’Istituto storico della Resistenza in Toscana. En même temps, la « maison de campagne » porte en elle un sens symbolique : elle représente l’univers intérieur du poète, un refuge mental de l’existence, un « nid de souvenirs » — espace imaginaire dans lequel la mémoire protège et sauvegarde l’identité, la continuité et l’intégrité du poète, espace méticuleusement construit où l’on se sent en sécurité, où l’on est en mesure de composer son âme avec confiance. Elle est un microcosme à l’intérieur duquel on devient capable de comprendre la structure et l’ordre des choses,de trouver un sens aux événements grâce à « des lois qui ne changent pas avec le changement des régimes ». La « maison de campagne » est un espace accompli, qui inclut aussi les ombres des anciens habitants. Selon la « rêverie » du poète, on dit que les demeures des hommes gardent après leur vie le double invisible de ceux qui les ont habitées ; si nous avions des yeux pour nous regarder en profondeur dans nos maisons, nous pourrions voir, nous aussi, comme un dessin allusif flottant dans l’air, la silhouette de ces ombres incolores, assises tristement sur les dépouilles qu’elles aimaient.
La « maison de campagne » est située dans le paysage toscan. Les contours de la Toscane correspondent aux formes du paysage mental de Calamandrei. Le poète et ses lieux semblent constituer un seul organisme. Dans toute la poétique de Calamandrei, le paysage toscan anime le style, le ton et la couleur du discours : « Dans la douce phrase des collines toscanes, dont les oliviers forment les mots, les cyprès sont les ponctuations. Et dansla sobriété de ce mélange de tons feutrés et discrets, l’argent des oliviers et le vert sombre des cyprès est la couleur du paysage toscan. » Dans le bruissement du vent, [les bois semblent] parler avec l’accent de la Toscane.Le processus poétique se fonde sur des « retours » à cet espace familier ; le poète mobilise ses souvenirs pour échapper, ne serait-ce qu’un instant, à une actualité qui l’oppresse. Mais les constructions poétiques ne remplacent pas le présent, elles en sont le complément: le poète les définit comme des «rêveries», une « apparition, qui s’estompe entre souvenir et rêve, […] comme une vision féerique ». Le mot d’« apparition », comme les verbes « apparaître » ou « sembler », sont caractéristiques de la poétique de Calamandrei. Quoiqu’elles soient décrites comme des «songes», des « souvenirs », des « visions », des « fantaisies » ou des « imaginations», les rêveries représentent souvent les idéaux et les valeurs essentiels de l’écrivain. Elles servent d’intermédiaire à l’effort du poète pour « distinguer dans les ombres fuyantes du réel l’éternelle et impérieuse vérité des rêves » et découvrir « le véritable visage des choses ». L’idée de « retour » et l’usage des préfixes –re et –ri sont eux aussi typiques de la langue de Calamandrei. Mais malgré la fréquence des « retours », le discours de Calamandrei n’est ni de l’ordre de la nostalgie, ni de celui des caprices de l’imagination. Les « apparitions » n’indiquent pas plus que les «retours» une fuite définitive hors de la réalité. Cesmoments « mystérieux » et « exceptionnels » enrichissent la réalité présente. «Retours» et «apparitions» ont valeur d’instru- ments, de vecteurs. Le poète souligne le mot « retrouver » pour décrire la tentative épistémologique et psychologique d’établir un lien entre imagination et réalité, de parvenir à une synthèse entre le monde des faits et celui des souvenirs, des rêves et des utopies. Les « apparitions » n’appartiennent pas exclusivement au monde de l’imagination : elles surgissent de la souffrance et du silence enfermés dans l’âme du poète pour faire face à une réalité privée d’espérance. Les « retours » ne signifient pas le refuge dans le passé45 : le passé évoqué par l’imagination, comme l’avenir imaginé, sont au service des besoins de l’écriture en son présent, et permettent de prendre la mesure de la réalité, d’accroître le sentiment de l’ordre, du droit, de la justice et de la « normalité », tant au plan de l’âme du poète qu’à celui de la nature ou de la société. En entrant dans la « maison de campagne », le poète franchit « le seuil de l’âge des souvenirs» ou celui de son «jardin d’enfance». Le contact avec la nature évoque lui aussi le « retour » à la maison :« …cette intimité amoureuse avec les arbres et les herbes qui me donne aujourd’hui encore, quand je me promène dans une pinède, l’impression de franchir après une longue absence le seuil de ma maison. » Même si l’Inventaire raconte avant tout des « retours » dans le royaume de la mémoire, de l’imagination et des rêves, le silence du traumatisme présent ne cesse de faire contrepoint à la voix du poète. Il y a une perpétuelle tension entre les « rêveries » de Calamandrei et une réalité vulgaire, sans espérance, « incivique », destructive — entre l’image d’un « jardin » et celle d’un « no man’s land ». L’écriture de Calamandrei est avant tout une réponse à lasouffrance psychique, au sentiment d’absurdité ou à l’horreur qui l’étreint quand il se met à écrire. L’angoisse vécue au moment de l’écriture stimule le récit, sélectionne et archive les souvenirs, organise l’expérience, invente le monde du rêve, renommant les choses dans le but de reconstruire un espace intérieur dévasté :« C’est comme si je marchais à pied le long des rails d’une voie abandonnée: les maisons des garde-barrière sont en ruines, et sur les murs déteints on ne parvient plus à lire le nom des gares. » Le processus poétique consiste à rechercher des mots perdus : le texte reconstitue les histoires oubliées et s’efforce de récupérer tout ce qui s’est effacé douloureusement de l’esprit de l’écrivain. En nommant les choses et en créant des concepts, le poète pactise avec le monde objectif. Grâce à « l’art magique de l’écriture », un miracle se produit dans l’âme du narrateur : les blessures sont guéries, tout ce qui était détruit est reconstruit, tout ce qui était perdu est retrouvé, et les morts ressuscitent. Le poète «se retrouve sur un terrain plus solide» et l’«aveugle» parvient à retrouver le chemin.
Les facteurs de destruction et la mélancolie. Les catastrophes personnelles, comme le suicide du père du poète, ou les catastrophes collectives et sociales, comme le fascisme et la guerre, dévastent le paysage intérieur de l’écrivain et menacent l’intégrité de sa « maison de campagne ». Dans l’Inventaire, c’est le temps lui-même — comme facteur de vieillissement et de mortalité — qui devient un ennemi. Le Temps trouble l’équilibre de l’homme, complote sa mort, érode sa mémoire ; le Temps est un agent de destruction, qui accuse l’inutilité et l’absurdité de l’existence et des efforts humains. Déjà, dans un conte de jeunesse de Calamandrei, «L’orologio di Pulcinella», les personnages étaient représentés comme victimes du Temps. L’image de l’horloge de Pulcinella apparaît furtivement dans l’Inventaire, passant sous silence l’issue tra- gique de la fable, la mort de Pulcinella pour avoir trop ri. Le Temps demeure une des causes des crises d’angoisse cycliques du poète, un cauchemar, « une malédiction ». Il est un peintre dont la palette se réduit à des couleurs sombres : le noir du désespoir ou le gris de la fatigue, de la monotonie et de l’uniformité de l’existence quotidienne. En écoutant anxieusement les cigales, qui « enregistrent avec une exactitude mécanique et fatiguée les beaux moments qui s’en vont », le poète recueille les « longues pauses de silence », et ce qui le frappe avant tout, c’est le silence « des cigales vieillies et sentant la mort, qui n’ont plus de voix ». L’angoisse de Calamandrei se nourrit non seulement de l’écoulement naturel du temps, mais du temps historique qu’il est en train de vivre. Comme l’écrit son biographe et ami Galante Garrone, « les malheurs du monde avaient changé en des spasmes d’angoisse ce fond de tristesse qu’il portait toujours en lui ». Nous pouvons mieux pénétrer son état intérieur par ses lettres et ses journaux écrits de 1939 à 194562. Calamandrei commence à rédiger l’Inventaire en 1939, en réponse à une double crise, individuelle et collective. Ce qu’il écrit dans son journal du printemps 1939 illustre bien la symbiose entre les aspects privés et publics de l’expérience du poète :« Pâques d’une tristesse infinie, dans une mélancolie que nourrissent notre âge physiquement sur le déclin et ce sentiment de vieillesse spirituelle que me démontre à chaque instant l’éloignement spirituel de Franco, et puis cette imminence de la guerre, qui donne à notre tristesse particulière un caractère symbolique, comme si nous étions les derniers représentants d’une civilisation qui va s’effondrer sous une nouvelle invasion de barbares, venue non seulement du dehors, mais du dedans, de nos foyers, de nos enfants. » Les rapports de Calamandrei avec son fils unique auquel cet extrait fait allusion étaient à la limite de la rupture. Franco semblait ne pas comprendre l’idée de « civilisation » de sonpère, ni son orientation politique, ni sa conception de la littérature et du style littéraire. Le détachement progressif de Franco rendait plus intense, chez le poète, le sentiment d’absence de but. La poétique de l’Inventaire transforme la plainte en une confession apaisée del’obsession qui nous ronge tous : celle de nous survivre chez ceux qui viendront après nous et de laisser un signe de notre passage. […] Je m’épuise […] à me demander à qui je laisserai ma bibliothèque… Une grande partie de ce matériau « pour la mémoire à venir » servira de succédané à un dialogue impossible avec le fils et de continuation de ses « entretiens avec Franco ».
L’histoire comme cauchemar. En 1939, Calamandrei a cinquante ans. L’obsession de la mort qui l’a assailli toute sa vie se fait plus intense. La crise de l’âge mûr, « la saison tumultueuse des adieux » coïncide avec une situation politique qui ne l’est pas moins. La politique et la culture politique du gouvernement fasciste, tout comme sa rhétorique — « des mots en chemise noire » —, étaient une cause de trouble perpétuelle, l’un des facteurs déterminants de sa tristesse. À la fin des années 30, l’histoire était devenue pour l’écrivain une source continuelle de douleur et d’angoisse : « un cauchemar », une « fièvre », « une parodie sinistre ». Les fascistes « usurpaient » les noms et les mots-clefs du vocabulaire de Calamandrei, en en faussant scandaleusement le sens pour justifier leurs actions criminelles. Ils défiguraient les idées de « patrie », de « civilisation » et d’« humanité » aussi chères à Calamandrei que sa « maison de campagne ». Mussolini devient ainsi le « protagoniste » négatif du « drame » personnel de Calamandrei. Le Journal montre que Calamandrei jugeait le régime de Mussolini irrationnel, scandaleux et dangereux pour l’existence même de l’Italie. En juriste, il considérait les fascistes comme des criminels. Les lois raciales de 1938 l’avaient profondément indigné. Tout en repoussant les appels que les fascistes faisaient aux vétérans de la Grande Guerre de s’inscrire au Parti, il accepta malgré tout de participer à la révision du Code de Procédure civile, au moment où il était en train d’écrire l’Inventaire. Il était déçu de ne pouvoir influer sur la politique extérieure italienne, tout en en prévoyant les conséquences désastreuses dans son Journal secret. Troublé, et passionnément conscient du devoir moral d’agir « en bon citoyen », il ne trouvait pas de solutions aux contradictions auxquelles il devait faire face. Dans un certain sens, l’Inventaire constitue sa réponse à la question qu’il se posait lors du déclenchement de la guerre dans son Journal : « Comment échapper à ce terrible cauchemar ? » La crise intérieure de Calamandrei atteint son paroxysme au moment de l’attaque italienne contre la France : « Angoisse poignante : on vit comme des ombres […] La France est finie : l’avenir est fini. Les jours qui se sont écoulés du 19 à aujourd’hui sont peut-être les plus angoissés de ma vie […] Le monde a changé : la France finie, c’est comme si le soleil s’était éteint : on n’en verra plus les couleurs. Désespoir. […] Ces jours passent comme un ouragan. Ma vie n’a plus le même sens, la même couleur : tout vit dans une atmosphère de rêve désespéré. Où allons-nous? […] On ne vit plus […] Fuir, repousser cette oppression, cet asthme psychique […] Obscurité absolue du monde […] Avilissement général : la Toscane prostituée83 […] Comment sortir de ce monde ? »
L’inventaire d’une maison de campagne comme remède à la mélancolie. La « mélancolie naturelle et profonde qui se cache sous ma sérénité » s’intensifie après le suicide du père en 1931, quand Calamandrei déplore « un grand vide » que les mots ne sauraient exprimer, et avoue avoir toujours perçu la vie « comme une fuite rapide et mystérieuse vers la mort ». Quand la Seconde Guerre mondiale le jette à nouveau dans une crise sévère, la décision de composer l’Inventaire a tous les caractères d’une réaction : en mobilisant le pouvoir positif de l’imagination, l’écrivain traduit le silence, l’angoisse et les larmes en paroles. Il parvient à inventer une manière de lutter contre l’abdication symbolique liée à la dépression pour contrôler sa mélancolie et retrouver sa propre intégrité. L’« alphabet » de l’écrivain, ses clefs interprétatives,deviennent l’instrument de résolution de la crise. Le langage a valeur de vecteur de résistance, de lutte contre l’oppression et d’échappatoire. Le processus poétique active la dimension de la mémoire et des rêves : une enjambée vers l’enfance pour éloigner le fantôme de la mort. « La parole et l’image mythique […] deviennent une lumière, une aura lumineuse où l’esprit peut se mouvoir sans obstacles ». Malgré la censure fasciste, « les mots se libèrent » et peuvent prendre leur essor dans l’esprit de Calamandrei comme les papillons de l’Inventaire, « sans passeport », sur « les routes fantastiques d’un ciel sans frontières ». Dans un grave moment historique, face à la crise de l’âge mûr, le poète se remet en chemin dans un voyage hors du temps :« L’itinéraire se marquait en moi par des points de référence secrets, choisis selon une topographie hermétique dont moi seul possédais la clef […] Aux seuls signes que me donneraient des régions de parfums, des oasis de fraîcheur humide alternant avec une tiédeur traversée de soleil, je pourrais retrouver le chemin les yeux fermés […] Une intuition mystérieuse m’entraînait à reconnaître l’étroite parenté des aspects du monde les plus disparates. » La poétique est en germe dans le chaos de la crise, et les images, les couleurs, les sons, les sensations, les mots naissent du « nid des souvenirs ». Dans ses rêveries, le poète voyage dans une« douce époque de liberté », dans son « jardin d’enfance » — dans un paradis. Une « phosphorescence sentimentale » de souvenirs et de rêves — une réalité seconde de lumières, de cou- leurs, de sons et d’air — remplace l’« obscurité absolue », remplit « le vide » et calme les crises d’« asthme psychique » du poète. La lumière et le soleil se diffusent dans la poétique de l’Inventaire. L’auteur consacre une attention de peintre au dégradé des couleurs. Son livre ressemble à première vue à une œuvre impressionniste : l’air — élément vital de la vie — s’élève comme la première perception issue du souvenir, comme un jeu de lumières et de couleurs : » Si je devais décrire ce qu’il y a à l’origine de la vie, […] je dirais que c’est un courant de poussière lumineuse qui çà et là parvient pour un instant à se figer dans une fleur ou une aile de papillon. « Un arc-en-ciel, autre métaphore récurrente de la poétique de Calamandrei, éclaire sa mélancolie. Comme souvent dans le langage qu’il s’est forgé, l’image a aussi une connotation cognitive ;l’arc-en-ciel fournit au poète non seulement la lumière colorée des sens, mais celle de la raison : » Mais est-il vrai que les paysages d’alors avaient les couleurs dont ils sont peints dans mon souvenir ? Mon regret d’adulte n’est-il pas le véritable artisan qui sait les révéler ainsi par magie, comme l’éloignement sait transformer la brume en arc-en-ciel ? […] Peut-être devrait-on en conclure que nous sommes les véritables inventeurs de la jeunesse, nous qui ne la possédons plus et la voyons avoir cette beauté dans nos souvenirs. » La recherche de la lumière, des couleurs et de l’air domine toute la poétique de Calamandrei. L’air est une métaphore fréquente du soulagement de la douleur psychique, de l’« asthme psychique ». Ce qui donne à l’Inventaire sa raison d’être, c’est l’effort de fabriquer un air respirable. Les événements de l’enfance se déroulent dans « une atmosphère fabuleuse». Le monde de l’Inventaire est l’espace inventé d’une liberté, un espace situé hors « de la prison des villes » — hors de Florence envahie par le « carnaval fasciste », hors de la ville infestée par les « chants martiaux et guerriers, comme le sont aussi en Italie les chants des jeunes filles, qui ont pour refrain duceduce, ou boum boum pour aimable onomatopée de bataille ». S’évadant de cette atmosphère pesante et suffocante où les fascistes ont réussi « à rendre écœurants » jusqu’aux « chants des gamines », l’évocation de l’enfance dans l’Inventaire permet de retrouver une autre dimension : « Sitôt franchie la porte, la pantomime changeait de rythme et devenait une fable ». Dans la dimension du mythe, l’action destructrice du temps, de la mort et du fascisme s’effacent. Des êtres disparus depuis longtemps réapparaissent, issus de l’enfance : la solitude du poète se peuple de « rêveries » et d’ombres qui l’aident dans sa recherche des mots : « Ainsi quand on écrit et qu’il semble qu’il y a derrière soi, penchée sur soi, une présence aimée qui veille ». Les « rêveries » comblent les failles de la structure mentale de l’écrivain, elles en apaisent la souffrance. Le poète traduit ses « tristesses muettes » et ses larmes en mots et en récits, trouvant en eux une alternative au deuil, et attribue le mérite de ce remède à ses origines toscanes. Dans la culture toscane, les mots, les plaisanteries et les sourires sont des stratagèmes pouréviter les larmes et les imprécations. Il existe sans aucun doute une tradition toscane de maîtrise de la douleur par l’activité littéraire, de développement d’un art positif de la consolation. « Consolation » est l’un des maîtres mots du lexique de Calamandrei.
La grammaire de la douleur, de la consolation et de la résistance. Le mot « inventaire » peut renvoyer aussi bien au verbe « inventorier » qu’au verbe « inventer » — autant dire aux deux phases de l’« inventaire » métaphysique de Calamandrei. L’auteur fait à la fois un compte rendu des événements de sa vie, et un bilan des idées fondamentales de son discours. L’«inventaire» est surtout un compte rendu désolé des destructions et des pertes : « Les événements extérieurs » sont « aussi divers que ceux qui étaient espérés ou imaginés […] Les espoirs de 1919 se sont aujourd’hui presque tous transformés en désillusions ». À la différence de ce qui se passera dans la poétique politique qui suivra, les résultats attristants de l’« inventaire d’une maison de campagne » resteront tus pour la plupart. Les signes évidents des destructions ou des craintes de destructions matérielles, comme les accusations portées contre le fascisme, sont explicites dans le Journal, alors qu’ils sont à peine soulignés dans l’Inventaire, où les souffrances restent souvent inexprimées, implicites, cachées « entre les lignes », soustraites aux phrases. L’opération mentale et littéraire qui suit consiste à inventer pour résoudre la crise intérieure, recomposer l’intégrité du poète, reconstruire la « maison de campagne ». Il s’agit de retrouver et de récupérer les objets, les valeurs et les concepts-clés du discours de l’écrivain. Le processus poétique sert non seulement à rappeler, restaurer ou récupérer ces trésors, mais à les faire revivre de telle sorte qu’ils puissent nourrir le discours sur le présent. À ce stade de l’inventaire, mémoire, fantaisie et dons littéraires de l’écrivain s’unissent dans la lutte contre l’agonie et les ruines : ils s’associent dans l’invention de « rêveries » qui reconstituent les « fils » et les « liens » de l’âme du poète, bâtis- sant des ponts sur le « vide » de ses abîmes mentaux. Le texte poétique de Calamandrei constitue un dialogue en contrepoint entre « inventorier » et « inventer », ou encore, comme l’évoquait le critique Francesco Flora, un dialogue entre un adulte et un enfant. Calamandrei structure sa perception de laréalité et son discours en faisant se répondre « sujets douloureux » et « sujets consolateurs ». L’allure particulière de la construction syntaxique, qui frappe les lecteurs des éditoriaux que Calamandrei fait paraître dans Il Ponte, a son origine dans l’Inventaire, sinon même dans les œuvres littéraires de jeunesse. La grammaire du « langage de la liberté » est révélatrice à cet égard : dans la première phrase de l’unité syntaxique, Calamandrei adulte procède à une évaluation à la fois rationnelle et émotive de la réalité — la présentant comme une force oppressante, un problème ou un cauchemar ; dans la phrase suivante, l’enfant qu’il porte à l’intérieur de lui-même résiste en parlant la langue des rêves (« car la logique des enfants est celle-là même des rêves »). Les deux parties de l’unité syntaxique sont liées par une conjonction adversative (mais, toutefois, néanmoins). Cette structure récurrente (qu’on retrouve parfois jusque dans la construction des paragraphes) semble avoir un fondement psychologique. Le « mais » tout comme la « rêverie » qui suit ont valeur d’instruments de résistance à la mélancolie. Cette structure syntaxique, issue comme une arme du conflit intérieur de l’écrivain, se verra ensuite mise au service de la lutte politique dans la poétique civile que développera Calamandrei dans l’après-guerre. Si, dans l’Inventaire,les conjonctions adversatives sont conçues comme signe de résistance contre l’oubli de l’enfance, dans la poétique politique de l’après-guerre, de façon analogue et avec la même passion, elles servent la lutte collective contre l’oubli de l’héritage social et moral de la Résistance antifasciste. Dans l’Inventaire, le poète alimente la résistance contre l’oubli de l’héritage de l’enfance en lui-même et dans sa propre langue. Il exalte la liberté de jouer, de rêver, d’inventer combines et histoires ; la liberté du rêve et de la fantaisie, et la liberté de rire. La conjonc- tion adversative, souvent implicite mais active dans l’« invention » des « chères rêveries », résiste à l’oubli de l’énergie vitale, de la fraîcheur, des couleurs, de l’imagination poétique. Une part importante du mécanisme psychologique et littéraire fait naître la lumière, l’air et les couleurs dans la « chambre noire du cœur ». L’auteur de l’Inventaire perçoit souvent le monde à travers un voile de larmes. Cependant sa capacité de voir le monde à travers «le filtre de l’ironie» est elle aussi essentielle à son discours; cette ironie fait même corps avec celui-ci, quand elle traduit le silence et les larmes privés dans le langage antifasciste, l’image poétique symbolisant souvent une résistance politique et culturelle. Elle fait le lien entre l’« inventaire » et l’« invention », jetant un pont sur l’abîme jusqu’au monde des fantaisies, des rêves et des souvenirs. Comme le montre Bergson, l’ironie met toujours en relation « l’être et le devoir être » et « donc […] le rire est une anesthésie momentanée du cœur ». Dans l’Inventaire, l’ironie s’interpose entre l’enfant lointain et le poète adulte fasciné par la mort et les ombres, entre les éléments de gaîté enfantine et le contenu funèbre qui sous-tend le discours de Calamandrei. Elle comble la distance entre le temps de la jeunesse et le moment de l’écriture, entre temps mythique et temps historique. Elle est intrinsèquement liée au récit de Calamandrei, comme une sorte de « sérum de vérité » : elle prévient d’une relation de sens très étroite entre les fables et la réalité, les « rêveries » et l’histoire. En donnant du sens à la fois à l’existence individuelle et à la réalité trans-individuelle, elle aide le poète à organiser son expérience, incite sa vérité à s’objectiver, et contribue ainsi à résoudre la crise intérieure. Le ton de l’ironie donne vie aux schémas syntaxiques de Calamandrei en révélant à la fois l’humilité et la chaleur de sa voix. C’est grâce à elle que l’auteur parvient à transformer son aventure personnelle en une bouleversante expérience humaine.
Les sources du style littéraire. Si Homère, Virgile, Dante et d’autres classiques inspirent les textes de Calamandrei composés dans un style d’une « haute et solide tradition », et si Carducci était le poète préféré de sa jeunesse, la « prose classique » de Calamandrei est aussi influencée par le « crépuscularisme », tendance littéraire issue de la culture décadente italienne du début du siècle. Cette influence représente un élément de modernité, qui imprime à son écriture « la mobilité inquiète de la sensibilité moderne ». L’Inventaire en porte la marque. Même si Calamandrei veut faire revivre dans Il Ponte non pas le climat crépusculaire, mais plutôt le patriotisme viril de Carducci, le crépuscularisme ne cesse pas d’être pour autant l’une des sources de sa poétique d’après-guerre. Si certains «petits poèmes» de jeunesse de Calamandrei sont typiquement « crépusculaires », dans l’Inventaire la culture crépusculaire est présente avant tout comme « condition de l’esprit », comme « paysage et climat ». L’idée selon laquelle l’art littéraire consiste à « raconter les larmes », le psychologisme excessif, le désir de combler un « vide » spirituel, la fascination de la mort, de la fatigue, de la monotonie et de l’absurdité de l’existence, comme la diction à mi-voix, l’ironie mélancolique et l’auto-ironie, sont autant d’éléments constituant l’« éloquencede la douleur » de Calamandrei. Le crépuscularisme peut avoir influencé l’emploi des conjonctions adversatives introduisant des « rêveries ». Le souvenir du « climat crépusculaire » du début du sicle, où le « petit enfant » avait valeur d’autorité — en opposition au surhomme de D’Annunzio — peut avoir incité l’écrivain à prendre pour interlocuteur son « moi » d’enfant, qui, par la fantaisie et l’imagination, construit un « sujet de consolation ». Le petit enfant crépusculaire — souvent moribond, faible, malade, ingénu et hypersensible dans les premiers poèmes de Calamandrei — devient un acteur de résistance dans l’Inventaire, résistance à la fois contre la mort et contre la culture fasciste. Une plainte d’enfant doucement murmurée semble défier les « discours virils », la rhétorique fasciste que Calamandrei décrivait comme « un mélange de d’annunzianisme de troisième zone, passé à travers une éloquence de marchands de foire, et de laconisme napoléonien ostentatoire, sous lequel on sentait la suffisance d’illettré et de mufle d’un adjudant ». Le petit enfant crépusculaire introduit dans la langue de Calamandrei une sensibilité particulière. Après avoir été amoureusement réadopté et en même temps ironiquement examiné durant les « explorations solitaires » entreprises par le poète dans l’Inventaire, il pénètre dans le langage de la Libération et aide à articuler les souffrances, les larmes et les silences de la nouvelle liberté, tout comme ses espérances. Même si le crépuscularisme peut avoir influencé la poétique de Calamandrei, les « sujets de consolation » proviennent d’un espace bien délimité « entre fable et mémoire ». Les contes et les fables fascinent l’homme mélancolique et le poète : ils ont le pouvoir de rappeler la mémoire de l’enfance et d’accomplir le miracle de la consolation. En temps de crise, la structure de la fable est identifiée à « la logique des enfants qui est celle-là même des rêves », et qui aide à retrouver l’équilibre. Plus le traumatisme est grave, plus l’élément fabuleux a d’urgence et de force de persuasion, comme si le besoin d’histoires était lié à la nécessité permanente d’intégrer des aspects de l’enfance dans la structure mentale de Calamandrei. Les éléments fabuleux deviennent les structures permanentes de son paysage intérieur, envahissant sa façon de raisonner et de rêver, modelant la perception de sa profession et sa conception de la politique, et construisant en même temps la trame de ses récits. Si Calamandrei avait écouté des histoires depuis l’enfance, le grand juriste, comme le souligne Giorgio Luti, avait été dès sa jeunesse un grand conteur, commençant à publier des fables lorsqu’il faisait ses études. Malgré l’abandon de la forme du conte dans les années 20, des éléments continuent à en transparaître dans ses textes. La langue poétique et féerique appartient à son expérience de jeune père : il raconte des histoires à Franco et observe, fasciné, le langage vivant et plein d’imagination de son fils. Calamandrei le note méticuleusement, l’analyse et ne l’oubliera jamais. Dans l’Inventaire, l’une des intentions du poète est de recréer « une atmosphère fabuleuse » : avec cette prose poétique, il considère comme des attributs légitimes de son « propre alphabet » des éléments fabuleux et miraculeux, des objets animés, des abstractions personnifiées. Et en effet, beaucoup de textes civils de Calamandrei peuvent se lire comme des fables : un célèbre historien turinois de l’antifascisme définit Calamandrei comme « un grand orateur politique » qui possède aussi le talent d’un « grand-père sachant raconter des histoires ». Mais des éléments fabuleux continuent de réapparaître dans l’écriture de Calamandrei. La fable emmène le poète hors de l’atmosphère obscure et brumeuse du couchant ou de l’aube, hors de l’indistinction des contours au crépuscule, vers la « lumière du matin ». C’est elle qui inspire la créativité de l’artiste, tout en ayant sur lui un effet thérapeutique. Pour Calamandrei, lesfables étaient un univers alternatif en miniature. Le conte s’opposait à l’angoisse et au sentiment de vanité et d’absurdité : la solution finale confirmait la vérité de la thèse initiale — les lois morales fonctionnent, la justice triomphe, la bonté est honorée et célébrée comme la valeur suprême. En introduisant le sens, l’im- mortalité et l’éternité, le conte soignait l’angoisse intérieure de l’écrivain, et répliquait à la crainte que « rien ne survive et ne soit laissé ». Dans les contes, le miracle a lieu. Et c’est la conception même de Calamandrei que l’existence soit vécue comme un miracle — « le miracle de […] vivre, de se relever et de recommencer à regarder devant soi sans désespoir ». « Miracle », on le comprend, est donc un mot-clef dans tous les textes poétiques de Calamandrei, y compris les textes politiques. Déjà dans sa jeunesse, Calamandrei avait choisi la forme du conte « en quête d’un langage nouveau et plausible ». Il ne changera plus d’idée.
La fable comme sourire ambigu des pères étrusques. Dans l’Inventaire, Calamandrei invente donc « son propre alphabet », une langue qui permette de récrire son expérience inconsolable en une histoire accueillante aux miracles — en un mythe, en une fable. Pour résister au temps et à son caractère inexorable, comme pour résister au temps historique et à la douleur de l’instant présent, le poète invente une « lumière d’éternité »«hors du temps», où «le temps ne compte pas» et se voit sup- primé de la mémoire. En celle-ci, les heures du passé sont délivrées « de toute contingence historique » ; c’est dans la « lumineuse éternité» que se révèle le sens véritable de la réalité absurde. La lumière du mythe offre à la fois liberté et sécurité. Le poète regrette seulement de ne pas savoir la « fixer ». Elle ne peut naître que de l’acte d’écriture. L’Inventaire recrée « une lumière matinale » — celle des origines du jour, de la vie, de la « civilisation », de la « patrie » et de l’« humanité » chères à Calamandrei. Le poète du crépuscule, de l’« obsession du soleil couchant », du dernier rayon de lumière, fasciné par la mort et accablé par le processus de dégénérescence, parvient à « retour- ner» aux «années enchantées» de l’enfance, à cette «douce époque de liberté ». La lumière et l’air animent non seulement l’individu Calamandrei, mais en lui le citoyen et le patriote. Le poète se libère non seulement lui-même, mais il libère avec lui la Toscane soumise au fascisme. Il transforme par enchantement le paysage de l’enfance en un lieu magique de « lumineuse éternité », où les Étrusques remontent eux aussi du temps de l’enfance, ou d’un passé plus reculé encore.
Etrusques : le sarcophage des époux
Les Étrusques réapparaissent comme une « rêverie » qui relie les fils différents de l’être de Calamandrei et apporte une consolation. Purifiés des contingences historiques, les «ancêtres étrusques » participent au « passage en revue de moi-même àmoi-même» que l’auteur accomplit à la naissance de son «langage de la liberté ». Ils sont membres de la « famille » qui habite la « maison de campagne », contribuant à la légèreté de son atmosphère, à son « air de parenté ». Rappelant sa visite à un musée étrusque sous le fascisme, l’écrivain évoque « l’air de famille » qu’il y avait respiré. Les Étrusques habitaient le « nid des souvenirs » du poète. Lors de la composition de l’Inventaire, Calamandrei écrit à son ami Pietro Pancrazi qu’il a le sentiment d’avoir « grandi » sur les tombes étrusques et de percevoir « une parenté qui l’unit à ces morts », selon un fil que les millénaires n’ont pas rompu. Dans l’esprit du poète, les Étrusques représentent l’un des « fils hétérogènes issus des cordiers les plus différents » ; au même titre que ses aïeux, il les considère comme « les chers artisans lointains de son être». La vision des ancêtres étrusques crée une «harmonie familière» et confère une intégrité à la maison de campagne dans les années d’« écroulements ». Si le poète situait les Étrusques hors du temps, éternels et immortels, il les considérait aussi comme des êtres humains, de fragiles créatures mortelles auxquelles il pouvait s’identifier. Cette dualité lui permet de trouver une consolation à sa propre mortalité. Les voyant comme des « créatures éphémères comme nous », il apaise « l’angoisse de l’adieu dont chaque minute de notre vie est faite, aujourd’hui comme alors». Les Étrusques appartenaient à ces morts pensifs avec lesquels Calamandrei s’entretenait. Ils étaient les coauteurs de ses poèmes lyriques sur la mort. L’« air de famille » que Calamandrei respire au musée étrusque est un antidote thérapeutique à son « asthme psychique » mais aussi politique à la « touffeur morale » du régime fasciste. Les pères étrusques empêchent le poète de se sentir un étranger et peuplent sa solitude : ils servent aussi d’interlocuteurs sociaux. Ce sont des citoyens toscans, qui aident Calamandrei à édifier sa religion civile. Les Étrusques forment une composante importante de la pietas toscane : « Ce sentiment presque religieux de parenté que nous observons, nous les Toscans, à l’égard de nos ancêtres étrusques ». Pénétrant dans le discours de Calamandrei sur la « relation entre création et société », les Étrusques étaient conçus comme des prophètes légendaires d’une « religion de la liberté » antifasciste dans les années mussoliniennes. Leur « présence souterraine » préfigure la résistance au fascisme : dans leurs nécropoles, les Étrusques étaient les « gardiens souterrains » de la « civilisation ». Les « pacifiques Étrusques » qui « se retirent vaincus dans leurs refuges funèbres» au temps des Romains, apparaissent à nouveau à Calamandrei quand, sur les routes d’Italie, semble résonner à nouveau « le pas romain des “ légions en carré ” ». Les Étrusques conspirent métaphoriquement contre la domination fasciste surtout après 1939, quand ils deviennent un « sujet interdit » du gouvernement fasciste. Les « hypogées enfouis » des Étrusques et « les fleurs qui se nourrissent de leurs cendres » symbolisent la résistance de la terre italienne dans des temps privés d’espérance : « Telle est l’Italie : même en étant optimiste, on ne parvient pas à trouver un peu de sol résistant, où que l’on tâte du pied. De tous côtés on sent glisser la fange et la pourriture. » Le poète décrit les Étrusques comme des êtres mesurés et pensifs, comme des « personnes civiles, aimables et discrètes ». À la différence des fascistes, ils n’avaient pas obscurci la « lumière d’humanité » qui baigne le paysage toscan. Ils n’avaient pas trahi « le style des lieux, ses retouches discrètes ». Comme la culture de Calamandrei, le charme et le style de la culture « souterraine » des Étrusques tirent leur origine des «horizons limités» et de la « douceur » du paysage toscan, qui inspirent « le goût de l’harmonie et de l’aménité » et avec lui « une tendresse éperdue ». Les Étrusques mythiques se dressent comme des modèles et deshéros de l’antifascisme culturel toscan. Le rêve des Étrusques éclaire la vision d’une identité italienne post-fasciste et inspire la « rêverie » sur « le vrai visage de l’Italie ». La rareté des sources historiques donne un air de mystère à la culture étrusque qui convient admirablement à l’esprit conteur de Calamandrei en créant une atmosphère d’« au-delà » et en introduisant une saveur burlesque de jeu sophistiqué. Le jeu entre fantaisie et ironie caractérisait déjà les contes de jeunesse de Calamandrei ; mais la fable sur les Étrusques reflète aussi l’expérience des « meilleures années de la vie » du poète, vécue sous le pouvoir de Mussolini. Confronté pendant des années à la pression quotidienne du fascisme, Calamandrei s’était construit un mécanisme de défense où les notions de culture et de style, les principes politiques et moraux qu’il s’était forgés dans sa jeunesse sous le toit de Rodolfo Calamandrei et dans l’Italie pré-fasciste, devaient être protégés pour survivre et servir de pierres miliaires de son microcosme antifasciste. Se fondant sur les règles de ce mécanisme de défense, le poète fait un usage subversif du caractère mystérieux des Étrusques. Ceux- ci, « humbles » et « muets », disparus depuis près de deux mille ans, conspirent pourtant contre Mussolini, se moquant du Romain détesté et de ses «discours virils» mégalomaniaques. Même si leur langue n’a jamais été déchiffrée et que les «ancêtre étrusques» ont « mystérieusement disparu sans avoir révélé le secret de leur langage », ils demeurent « cependant vivants et présents dans la langue que nous parlons ». « Disparus en silence », sans pouvoir révéler leurs « tristesses muettes », ils ont laissé en héritage « un accent familier » dans le parler florentin. Si le fascisme représentait aux yeux des intellectuels qui s’y opposaient une machine à écraser la nature florentine de la langue italienne, les Étrusques nourrissaient enCalamandrei la conscience de la culture toscane, redonnant de la force à son langage civil. Grâce à eux, se reformaient les idées de « patrie », d’« humanité », de « peuple » et de « civilisation » qui deviendront les protagonistes de ses fables politiques de l’après-guerre. Avant que la « patrie », entendue comme équivalent de l’Italie civile, réapparaisse dans le discours de Calamandrei, elle devait survivre dans la « maison de campagne » aux « années de profond malheur » à l’oppression fasciste, et errer comme le poète dans le paysage de l’Inventaire. Revenant d’une visite dans une nécropole étrusque, Calamandrei «[se] surprend à murmurer pour [lui]-même un mot qui [lui] semble inventé à l’instant, tant il y a en lui de mystère et de fraîcheur : “ patrie ” ». L’Inventaire s’achève par ces mots: «Toscane, notre douce patrie». Cette «rêverie» poursuivie «d’une fenêtre qui donne sur la mer» durant les vacances de Calamandrei, apparaît comme un talisman protégeant de la « Toscane prostituée » qu’il invective dans son Journal. Allant de cauchemar en consolation, « cette terre » devient chère et familière. Le poète éprouve pour sa « patrie » une « tendresse éperdue, comme celle qu’on ressent pour la maison paternelle que nous avons quittée, et où nous voudrions rentrer pour y mourir en paix ». Les pacifiques Étrusques font cicatriser les blessures intérieures de Calamandrei : l’image de la tache de sang devant la véritable « maison paternelle », celle deRodolfo Calamandrei, après le suicide du père, et le traumatisme de l’Italie « assassinée » par son propre gouvernement. Les «pères étrusques», ces «hommes auxquels nous ressemblons jusque dans les traits de notre visage » accueillent le poète dans ce paysage doux, bienveillant et familier : dans les années « d’infinie tristesse» du fascisme et de la guerre, les cendres des Étrusques sur lesquelles il avance offrent un « sol résistant » à son existence. L’écho des Étrusques appartient aux « voix familières » du paysage toscan et de la « maison de campagne », inspirant un style qui semble répéter la physionomie de la « patrie » toscane :« Pays où chaque sourire s’achève en tristesse, où l’on cache ses larmes sous une boutade pour ne pas ennuyer ceux qui les remarqueraient. » C’est comme si le poète s’efforçait d’imiter le «sourire ambigu de statues qui ne veut point paraître de la douleur », celui des effigies funéraires de ses pères et concitoyens étrusques. La « rêverie » sur les Étrusques est l’une des nombreuses « variations sur le thème » de la force rédemptrice de l’« éternel retour » aux origines, de la conviction que la reconstitution des fils de la mémoire évite la désagrégation de soi-même et celle de la patrie.
La parabole des papillons. Selon Calamandrei, l’art et la poésie sont « une contemplation rêveuse du monde ». Dans la parabole des papillons, il élabore le schéma de son procédé poétique : les papillons s’élèvent de la terre, volent dans le ciel pour faire l’expérience de la liberté des airs, contemplent du haut les prés fleuris et scrutent la carte du paysage. Après cette aventure psychologico-épistémologique, ils reviennent vers la terre. Leur « migration perpétuelle vers la terre » est analogue au mécanisme de la créativité littéraire chez Calamandrei. Vanesses, piérides — après leur vol, ces voyageuses sont sereines et heureuses. « Je n’ai jamais eu l’impression qu’elles fussent fatiguées ou perdues », dit le poète de ces créatures qui semblent conquérir l’harmonie par leurs seuls efforts. Les élégants papillons antifascistes demeurent modestes, « éduqués à l’école de ces horizons mesurés », comme les Étrusques — cette école où Calamandrei avait été un étudiant humble et heureux, pour y devenir ensuite un maître dévoué —, préservant ainsi le doux style toscan, qui leur permet qu’« un rien suffise à leur élégance discrète ». L’aventure des papillons a aussi un aspect linguistique : chacun d’eux, pendant son vol, tandis qu’il contemple la terre du haut, « découvre ainsi le sens magique de certaines teintes et l’alphabet de certaines arabesques ». Comme les papillons crépusculaires,Calamandrei cherche à découvrir son langage interprétatif, à lire « à l’intérieur de soi-même, avec son propre alphabet ». En même temps, dans sa lutte pour résister à la pression de l’« alphabet » fasciste, le futur poète de la Résistance et du « langage de la liberté » préfère «exprimer son génie sur ses propres ailes»«au lieu de coopérer de façon aveugle et anonyme à la construction de la ruche commune ». Après l’Inventaire, la prédilection de Calamandrei pour les papillons deviendra notoire chez ses amis et lecteurs.
L’Inventaire comme chapitre de l’autobiographie de Calamandrei. Comme l’écrit le critique Piccone Stella, « le temps de Calamandrei n’est pas un temps perdu et retrouvé, mais toujours un temps présent […] Son chant est toujours une confession, une définition de soi-même, une autobiographie ». Écrivant cette « autobiographie », Calamandrei précise : « La journée où se révéla à mes yeux […] le miracle des cham- pignons, est l’une de celles qui ont le plus compté dans ma vie. Si je disais que ce fut pour moi une journée historique, on aurait tort de sourire : car chacun déchiffre en soi-même, avec son propre alphabet, les circonstances –insignifiantes au regard extérieur — qui ont fait partie des étapes décisives de son histoire ». Le souvenir de l’enfance prend l’homme adulte par surprise, le fait revivre, et la mémoire de sa « frénésie enfantine » devient une source d’énergie vitale et d’inspiration artistique. Mais quand le poète cinquantenaire veut « retrouver » cet enfant dont il est la continuation et le seul gardien des secrets, le souvenir est « ambigu et fuyant ». La figure du père du poète se révèle plus proche — un homme âgé, marqué par la tristesse et les rides, dont il reproduit « le timbre de la voix et la façon de marcher ». L’Inventaire est un voyage « en quête des morts et de moi-même ». Ce texte forme un chapitre du dialogue constant de Piero avec son père : un pas vers l’acceptation de son suicide, et vers l’identification du fils avec le père. Les « rêveries » de l’Inventaire sont une phase de la résistance de Calamandrei à une composante de l’héritage paternel, la mélancolie. Le poète s’identifie et en même temps prend ses distances avec l’image d’un homme « aux yeux perdus, tourmenté » ; il se révolte contre sa mélancolie en décrivant son refus de l’« assujettissement » à un « silence obligé » à la table familiale, imposé par le mélancolique Rodolfo à Piero enfant. En ce sens, l’Inventaire est un chapitre additionnel aux Colloqui con Franco. Il y a aussi, dans l’Inventaire, des pages consacrées au souvenir frustrant du « premier amour » du poète enfant pour une loin- taine cousine. À l’inverse, la relation fondamentale de sa vie— l’amour pour son épouse — ne devient jamais un thème littéraire : peut-être parce que son mariage avec Ada Cocci fut un mariage heureux.
« Sauver l’âme. » Comme j’ai cherché à le montrer, on peut déchiffrer des sens multiples dans la poétique ambiguë, ironique, subtile et souvent critique de Calamandrei, dans la mesure où celle-ci s’oppose à autant de « silences obligés ». Les papillons, les Étrusques ou le bruissement des forêts toscanes consolent le poète et lui murmurent des mots de résistance contre le vacarme, les couleurs et les masques du « carnaval fasciste » — contre la rhétorique stridente des « discours virils » de Mussolini, les « chants sur commande », et contre la conception fasciste de l’humanité et du monde. La poétique de l’Inventaire se place entre le refuge et la révolte contre tous les types de torture, les supplices infligés aux créatures vivantes comme « les instruments de torture qu’on admire à Nuremberg ».
l’équipe nationale de football italienne en 1934
La contemplation de la vie des insectes dans son organisation, la contemplation des fleurs des campagnes toscanes, des arbres et des champignons dans les bois, rappelle les problèmes de l’existence humaine. Calamandrei suggère humblement, avec un sourire triste teinté d’ironie, son idée de la vie commune dans la cité et son idéal de société, où les lois ne sont pas en contradictionavec celles « de la physiologie » ni avec « le rythme du cœur » : les cigales n’ont pas de raison de se révolter contre leur gouverne- ment, « de même qu’aucun d’entre nous n’aurait l’idée de comploter contre la tyrannie du cœur qui nous impose son rythme ». Se fondant sur les concepts retrouvés d’« humanité », de « patrie » et de « civilisation », l’écrivain annonce, dans les années 1939-1941, un style alternatif, non officiel, celui de sa « manière d’être antifasciste ». Son langage, apparemment ingénu et politiquement inoffensif, prononce la résistance au fascisme. Comme si Calamandrei suivait le conseil que lui donnait en exil l’historien Gaetano Salvemini : « Résistez en silence, attendez, ne faites pas de gestes inutiles : veillez à sauvez l’âme ».
La reprise de l’Inventaire dans le « langage de la liberté ». Les récits de jeunesse, les souvenirs de la Grande Guerre, le langage subversif qui se déchiffre « entre les lignes » des conférences juridiques de Calamandrei, le silence de l’Éloge des juges écrit par un avocat — tous ces éléments se retrouvent dans le « lan- gage secret » de l’Inventaire d’une maison de campagne. Même si le poète le définit d’une plume ironique comme « un petit livre de souvenirs lointains », le texte forme plutôt une « reprise » qu’un souvenir de l’expérience vécue : « reprise » dans l’acception de Kierkegaard, c’est-à-dire un processus semblable au souvenir, mais orienté vers l’avenir, vers le bonheur et la vertu, qui préserve la continuité dans la perspective même du renouvellement. Calamandrei écrit « pour une mémoire à venir ». Le lecteurpeut mesurer combien tous les textes de la maturité sont liés à une grande crise historique. Le texte lyrique anticipe par beaucoup d’aspects la poétique politique militante qui suivra : les «rêveries» sur Beccaria ou sur les martyrs de la Résistance reprennent en un sens le paradigme des Étrusques. L’Inventaire est une tentative de « langage de la liberté » qui annonce bien des années à l’avance le retour de la liberté civique en Italie. Dans l’Inventaire, le poète, confiné dans sa maison de campagne, déplore quechacun, parmi les hommes comme parmi les plantes, vive et meure sous le régime cellulaire […] Le jour de mon chagrin le plus désespéré, le tremblement de mon angoisse ne parvient pas à franchir le cercle clos de mon cœur. Ce n’est qu’au moment où Calamandrei revient dans Florence libérée et détruite, à la fin du moins d’août 1944, que sa maison de campagne s’agrandit aux dimensions d’une « grande maison fraternelle ». L’art de jeter des ponts sur ses propres abîmes intérieurs et la capacité de trouver une voix malgré le « grand gouffre de silence » ont été appréciés par beaucoup d’auditeurs à Florence et dans les autres régions d’Italie où les ponts et les mai- sons étaient en ruines. En 1944-1945, l’art de fabriquer un sol résistant sur les cendres de « nos morts » et sur les décombres était fondamental après le « tremblement de terre » de l’histoire. Lapoétique de consolation et de reconstruction trouve sa raison d’être publique dans le « labyrinthe de ruines » à quoi l’Italie semble se réduire. Les discours de Calamandrei étaient aimés des Italiens qui concevaient leur antifascisme comme une culture politique alternative, comme l’opportunité de construire une Ita- lie différente avec une âme meilleure. Au moment de la Libération, c’est du trésor que constitue la poétique de l’Inventaire, des mots et des histoires élaborées par l’écrivain dans sa lutte privée contre la mélancolie, que naissent « comme par miracle » les armes de la lutte politique pour la démocratie. Les ombres paternelles et fraternelles animent l’éloquence au profit de la répu- blique, de la constitution démocratique, d’un programme de réformes sociales. Pourtant, le «langage de la liberté» n’était pour l’essentiel qu’une étape dans l’effort incessant du poète d’atteindre l’intégrité — dans sa recherche des « liens », des « fils de l’existence », des traces des morts, des « fils de la mémoire ». Les différents stades de l’existence du poète semblent pris dans ces « fils de la mémoire » :« …de la même façon, s’il existait un fil de mémoire entre les différentes phases de sa métamorphose, le papillon devrait retrouver, déposés en soi, les rêves de la chrysalide; » Les « rêveries » dans la revue Il Ponte comblent « le grand vide ineffable », les « tourbillons » de « silence, de silence vide et désolé » ;elles aident à affronter les ruines indescriptibles et les « horreurs indicibles » auxquelles un être humain est confronté face à l’histoire. Après la Libération, le poète apprend à « mesurer la douleur » et à organiser les événements de la vie civile et de l’histoire — qui se présentent sous la forme de « cauchemar », de « fièvre », d’« ouragan », de « tremblement de terre » — dans un apologue. Puisque l’histoire se présente comme une « parodie sinistre » et un « horrible apologue », Calamandrei la récrit comme une fable — comme une « histoire plus consolante », un récit où les douleurs, purifiées, « ne font plus souffrir ». Pour lui, la liberté de l’Italie post-fasciste est «un moment où l’on a presque autant besoin de consolation que de pain ». Dans un jugement partagé par Alessandro Galante Garrone, le philosophe Norberto Bobbio écrit que la « saison heureuse » de Calamandrei, celle de la poétique civile, « fut un des miracles de la liberté (qui, à dire vrai, n’en a pas fait beaucoup dans notre pays) ». Les mots, les images, les phrases et les histoires de la rhétorique politique de Calamandrei apparaissent indubitablement comme un miracle, comme les « papillons et les oiseaux » qui accompagnent dans la fable de jeunesse la naissance du printemps. De la même manière, son « langage de la liberté » semble naître d’on ne sait où, « peut-être de l’air lui-même ». L’atmosphère de la Toscane libérée rappelle à Calamandrei l’air des origines, l’air du mythe, « un air pur et transparent comme si c’était le premier matin du monde ». À la fin de la guerre en Italie, au printemps 1945, Calamandrei écrit : « Je ne sais si cette peine, ce sens du vide qui me paralyse presque, est joie ou douleur : douleur inguérissable ». La douleur était causée par les destructions, ressenties comme « bombardement des souvenirs ». La joie naît de la Libération : « le nid des souvenirs », jalousement défendu contre les « intrus » dans l’Inventaire, est à présent libéré et ouvert dans l’engagement public. Le « chagrin le plus désespéré », le « tremblement de l’angoisse » du poète, comme ses rêves, ses souvenirs et ses fables, deviennent des particules de l’atmosphère de la vie publique italienne de l’après-guerre. Avec la Libération de l’Italie, le silence politique de l’antifas- cisme prend fin et le langage antifasciste se libère. Le citoyen et le poète en font plus qu’un. Dans son « alphabet » de la libération, Calamandrei appelle la liberté « une seconde naissance ». Après la naissance, il ne peut y avoir que l’enfance, et la poétique civile en devient un reflet, ou, mieux, elle devient une réplique de la « seconde vision de l’enfance » déployée dans l’Inventaire d’une maison de campagne. Mais le langage civil de Calamandrei fait plus que reproduire la poétique de l’enfance, avec sa passion pour les inventions facétieuses et les contes à fin heureuse. Dans l’Inventaire déjà, le poète était en quête non seulement de lui-même, mais de ses morts. Il tâchait d’inventer, avec le langage des origines, « un langage secret de l’au-delà ». Le monde littéraire « crépusculaire » de la jeunesse avait affaire, en fin de compte, avec la mort autant qu’avec l’enfance. L’Inventaire était déjà, en un sens, « un exercice spirituel pour s’habituer à la pensée de la mort ». La mort était « la maîtresse de la maison de campagne », une maîtresse puissante, à qui le livre est dédié. Les Étrusques et les autres ombres évoquéespar l’imagination contribuent à créer l’« alphabet » du poète, qui lui permet de formuler son «congé fatal», son «adieu» au « monde ensanglanté » et « doux » à la fois. Les ombres de l’Inventaire étaient déjà convoquées pour construire un avenir imaginaire, « un au-delà », un espace qui semblait servir toujours davantage, dans la poétique de la maturité, de « rêverie » consolante — comme le futur « nid » de mort du poète, un lieu de paix et de « libération » des tourments de ce monde, habité par les parents, les amis, les poètes aimés et d’autres personnes chères ; une sorte de maison, une version du « jardin » du paradis opposé au « no man’s land ». En ce sens aussi, la poétique de l’Inventaire continue à se déployer dans « le langage de la liberté ». Dans la « rhétorique politique » de Calamandrei, les ombres des « martyrs » de la Résistance se détachent parmi « nos morts ». D’une certaine manière, chaque discours public de commémoration est aussi un discours extrêmement privé, un discours de bienve- nue aux camarades antifascistes tombés dans un « nid de mort » amical, un paradis, un « au-delà » antifasciste. Même si la mort les condamne au silence, les martyrs de la Résistance ou les victimes du fascisme acquièrent une voix dans les textes politico- poétiques de Calamandrei. Cette voix, qui vient de la sphère de l’« éternelle lucidité », prolonge en même temps ses échos dans l’élaboration du caractère de la démocratie italienne de l’après-guerre. « Nos morts » continuent de participer à la vie politique en défendant le sens et l’héritage de la Résistance et en parlant pour Calamandrei. Son expérience de vie lui montrait que les anti-fascistes n’avaient pas lutté et n’étaient pas morts en vain, et que les valeurs de la Résistance n’avaient rien de « vague ». Comme « nos morts » dans l’Inventaire, les ombres des antifascistes disparus sont « de chères présences qui veillent » tandis qu’il écrit ses éditoriaux pour Il Ponte et ses discours politiques. Leurs voix angéliques qui flottent dans l’air réconfortent le poète chaque fois que revient l’« asthme psychique ». « Ce sont des légendes : mais c’est de ces légendes que l’air d’ici est fait », affirme Calamandrei dans sa dernière fable lyrique sur le paysage de son existence et le secret de sa résistance.
Jana MRÁSKOVÁ. (Traduit de l’italien par Christophe Carraud.)
Jean Lassalle est un homme politique français, né le 3 mai 1955 à Lourdios-Ichère (Pyrénées-Atlantiques), petit village de la Vallée d’Aspe dont il est maire depuis 1977. Il est issu d’une famille de bergers transhumants, dont l’exploitation à flanc de montagne est aujourd’hui tenue par son frère. Technicien agricole spécialisé dans l’hydraulique et l’aménagement du territoire, il a fondé un cabinet conseil qui emploie aujourd’hui une dizaine de salariés. À 21 ans, il est un des plus jeunes maires de France. Cinq ans plus tard, il est élu conseiller général du canton d’Accous et entre au Parlement de Navarre comme benjamin. Il est aujourd’hui député de la 4e circonscription des Pyrénées-Atlantiques depuis 2002 et vice-président du Mouvement démocrate (MoDem).
Le 7 mars 2006, il entame au Palais Bourbon, dans la salle des quatre colonnes, une grève de la faim pour faire pression sur le gouvernement et éviter la délocalisation de sa commune en bordure du parc national des Pyrénées, à une commune voisine, au sein même du département des Pyrénées-Atlantiques, d’une usine du groupe Toyal Europ, filiale du groupe japonais Toyo Aluminium K.K, qui emploie 150 salariés dans la vallée d’Aspe. En 5 semaines, il perd 21 kg et souffre de baisses de tension, et son action reçoit un large écho médiatique. Le 14 avril, il est hospitalisé d’urgence à l’hôpital Poincaré de Garches, ce qui provoque l’intervention du président de la République Jacques Chirac, du premier ministre Dominique de Villepin et du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. Ceux-ci amènent la société Toyal Europ à annuler le projet de déménagement ; le député cesse alors sa grève de la faim. Le 18 novembre 2008, il lance, en compagnie de son collègue André Chassaigne, député du Puy-de-Dôme, un « appel national pour des Etats Généraux des campagnes françaises ». Il est membre du groupe d’études sur le problème du Tibet de l’Assemblée nationale. Il préside depuis 2002 l’Association des populations des montagnes du monde, réseau international de montagnards présent dans plus de 70 pays. Il préside également l’Institution patrimoniale du Haut-Béarn (IPHB) qui a obtenu des investissements importants pour les bergers de montagne et la préservation de l’ours. Il est également vice-président d’une association d’insertion ayant pour nom « Estivade d’Aspe Pyrénées » dont le siège social est à Lourdios-Ichère. La présidente de cette association est Marthe Clot qui est également la première adjointe de Jean Lassalle à la municipalité de Lourdios-Ichère. Depuis 2012, il est président du collectif « National des Racines et des Hommes, Protéger sans interdire ».
« Mes amis, mercredi 10 avril 2013, j’ai entamé depuis l’Assemblée nationale une marche à travers routes et chemins de France à la rencontre des citoyens qui le souhaiteraient. Ensemble nous pourrions régénérer la démocratie et revivifier la République. Cette marche, empreinte d’humilité mais déterminée, est guidée par le souci d’entendre la souffrance, le doute, mais aussi les aspirations et l’espoir des Français. »
Jean Lassalle
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–––– interview du 16 juin 2013 par la chaîne I-télé –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
A mermaid found a swimming lad Une sirène rencontra Picked him for her own. Un joli garçon qui nageait. Pressed her body to his body, Le choisit, le garda pour elle ; Laughed; and plunging down En riant, elle l’entraîna Forgot in cruel happiness jusqu’au fond de l’eau, oubliant, That even lovera drown Que même un amoureux se noie.
The Mermaid de Yeats tiré du poème Traduction Jean-Yves Masson A Man Young and Old (The Tower)
« Il est d’étranges soirs où les fleurs ont une âme » (Albert Samain).
Les sirènes
Les Sirènes chantaient… Là-bas, vers les îlots, Une harpe d’amour soupirait, infinie ; Les flots voluptueux ruisselaient d’harmonie Et des larmes montaient aux yeux des matelots.
Les Sirènes chantaient… Là-bas, vers les rochers, Une haleine de fleurs alanguissait les voiles ; Et le ciel reflété dans les flots pleins d’étoiles Versait tout son azur en l’âme des nochers,
Les Sirènes chantaient… Plus tendres à présent, Leurs voix d’amour pleuraient des larmes dans la brise, Et c’était une extase où le coeur plein se brise, Comme un fruit mûr qui s’ouvre au soir d’un jour pesant !
Vers les lointains, fleuris de jardins vaporeux, Le vaisseau s’en allait, enveloppé de rêves ; Et là-bas – visions – sur l’or pâle des grèves Ondulaient vaguement des torses amoureux.
Diaphanes blancheurs dans la nuit émergeant, Les Sirènes venaient, lentes, tordant leurs queues Souples, et sous la lune, au long des vagues bleues, Roulaient et déroulaient leurs volutes d’argent.
Les nacres de leurs chairs sous un liquide émail Chatoyaient, ruisselant de perles cristallines, Et leurs seins nus, cambrant leurs rondeurs opalines, Tendaient lascivement des pointes de corail.
Leurs bras nus suppliants s’ouvraient, immaculés ; Leurs cheveux blonds flottaient, emmêlés d’algues vertes, Et, le col renversé, les narines ouvertes, Elles offraient le ciel dans leurs yeux étoilés !…
Des lyres se mouraient dans l’air harmonieux ; Suprême, une langueur s’exhalait des calices, Et les marins pâmés sentaient, lentes délices, Des velours de baisers se poser sur leurs yeux…
Jusqu’au bout, aux mortels condamnés par le sort, Choeur fatal et divin, elles faisaient cortège ; Et, doucement captif entre leurs bras de neige, Le vaisseau descendait, radieux, dans la mort !
La nuit tiède embaumait…Là-bas, vers les îlots, Une harpe d’amour soupirait, infinie ; Et la mer, déroulant ses vagues d’harmonie, Étendait son linceul bleu sur les matelots.
Les Sirènes chantaient… Mais le temps est passé Des beaux trépas cueillis en les Syrtes sereines, Où l’on pouvait mourir aux lèvres des Sirènes, Et pour jamais dormir sur son rêve enlacé.
« Je veux conserver le droit de glorifier les causes vaincues et de regretter les religions mortes. » (Louis Ménard).
« Ménard était bien tout le contraire d’un esprit droit. On n’en vit guère de plus tordu et de plus biscornu, de plus difficile à comprendre du point de vue logique. mais il n’en fut guère aussi de plus original à la fois et de plus cultivé » (Gourmont).
La sirène
La vie appelle à soi la foule haletante Des germes animés ; sous le clair firmament Ils se pressent, et tous boivent avidement À la coupe magique où le désir fermente.
Ils savent que l’ivresse est courte ; à tout moment Retentissent des cris d’horreur et d’épouvante, Mais la molle sirène, à la voix caressante, Les attire comme un irrésistible aimant.
Puisqu’ils ont soif de vivre, ils ont leur raison d’être : Qu’ils se baignent, joyeux, dans le rayon vermeil Que leur dispense à tous l’impartial soleil ;
Mais moi, je ne sais pas pourquoi j’ai voulu naître ; J’ai mal fait, je me suis trompé, je devrais bien M’en aller de ce monde où je n’espère rien.