––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
John Millington Synge (1871-1909)
°°°
John Millington Synge, était un dramaturge, prosateur et poète irlandais, l’un des principaux artisans du Celtic Revival, mouvement littéraire formé pour redonner vie à la culture irlandaise. Il est l’un des fondateurs avec Lady Gregory et Yeats du Théâtre de l’Abbaye, à Dublin.
Dernier né d’une famille protestante de sept enfants vivant dans la banlieue de Dublin, il ne connaîtra pas son père, mort de la variole lorsqu’il avait un an. Il sera élevé par sa mère profondément religieuse et pas sa tante. Il poursuit dans un premier temps des études musicales et s’intéresse à la culture irlandaise, particulièrement aux Îles d’Aran, et à la pensée de Darwin. Il publie en 1873 son premier poème et relie la religion protestante. Il voyage alors beaucoup en Allemagne, en France et en Italie. Lors de l’un de ses retours à Dublin, il tombe amoureux d’une jeune américaine, Cherry Matheson, à qui il propose ra par deux fois, en 1895 et 1896, le mariage mais celle-ci refusera pour des divergences essentiellement religieuses, il en sera profondément affecté et reprend ses voyages. En 1896, il fera ainsi la connaissance à Paris de Yeats qui l’incite à effectuer un séjour aux Îles d’Aran. Yeats déclarera plus tard à ce sujet : « J’ai rencontré John Synge pour la première fois pendant l’automne de 1896. […] Il me dit qu’il avait appris l’irlandais à Trinity College, sur quoi je le pressai d’aller aux îles Aran pour y trouver une vie qui n’eût pas été exprimée en littérature, au lieu d’une vie où tout avait été exprimé. Je ne devinai pas son génie, mais je sentis qu’il avait besoin de quelque chose pour le tirer de sa morbidité et de sa mélancolie. […] Plus d’une année devait s’écouler avant qu’il ne suivît mon conseil, n’allât s’établir pour un temps dans une chaumière d’Aran et ne trouvât le bonheur, ayant enfin échappé, comme il l’écrivit, à la sordidité des pauvres et à la nullité des riches. »
Synge fera également un temps partie du cercle de Maud Gonne qui éditait alors la revue Irlande libre. et pour laquelle il écrira quelques poèmes. En 1898, il passe l’été aux Îles d’Aran et y rencontre Lady Gregory, Yeats et Edward Martyn, Il y retournera chaque été pendant cinq années passant le reste de son temps à Paris. Cette expérience de caractère ethnographique constituera le fondement de toute son œuvre littéraire. Elle donnera matière à la publication d’un premier compte rendu en 1898 dans New Ireland Review et d’un journal sur le même sujet, Les Iles d’Aran (The Aran Islands) en 1901 qui sera réédité en 1907 avec des illustrations de Jack Yeats, il y présente la vie des paysans et des pêcheurs catholiques qui y vivent et chez lesquels il pensait retrouver le vieux fond culturel païen de l’Irlande.
L’anthropologue et ethnologue français Daniel Fabre présente ainsi l’expérience vécue par Synge aux Iles d’Aran : « Envoyé par son aîné, Yeats, aux îles d’Aran, en 1898, le jeune John M. Synge va vivre en quatre séjours l’expérience ethnographique fondatrice de son œuvre littéraire.Son récit rend compte d’une progressive découverte qui rebondit en fonction des impressions qu’il éprouve et des enseignements qu’il reçoit de ses informateurs. Ainsi passe-t-il d’un très intense exercice du regard à une absorption dans la langue gaélique des vieux conteurs » aveugles » qui l’accueillent dans leur mythologie en lui assignant le rôle d’un nouvel Œdipe, héros de la parfaite connaissance. Tout ceci loin du monde inaccessible et redoutable des femmes-fées. Synge s’arrachera finalement à ce modèle, découvrira pleinement la réalité du complexe de langues et de cultures qui fait la différence aranaise et dépassera, par son théâtre, l’antinomie séculaire du voir et du savoir. »
°°°
Carte partielle de l’Irlande : A : port de Galway, B : Îles d’Aran
l’une des îles d’Aran : Inisheer-Oirr
°°°
–––– Images des Îles d’Aran prises entre 1898 et 1902 par John Millington Synge ––––––––––––––––
°°°
–––– Illustrations du recueil « Les Îles d’Aran » réalisées par Jack B . Yeats ––––––––––––––––––
Illustrations de Jack B. Yeats pour Les Îles d’Aran.
°°°
En 1903, Synge quitte Paris pour s’installer à Londres. Entre temps, il avait écrit deux pièces de théâtre, Cavaliers vers la mer (Riders to the Sea) et L’ombre de la Vallée (The Shadow of the Glen) qui furent toutes deux acceptées par Lady Gregory et représentées au Molesworth Hall. L’ombre de la vallée fut ensuite de nouveau présentée au théâtre de l’Abbaye pour lequel Synge exercera par la suite, à partir de 1905, d’importantes responsabilités de conseiller littéraire et de direction. Il y rencontrera l’actrice Molly Allgood qui lui fera oublier Cherry Matheson. La première représentation au Théâtre de l’Abbaye de Dublin en 1907 de sa pièce la plus célèbre, Le Baladin du monde occidental (The Playboy of the Western World), provoquera des émeutes. Ces pièces doivent beaucoup à l’expérience de vie qu’il a mené dans les Îles d’Aran, il y fait usage d’une langue duelle, l’anglais pensé en gaélique, tel qu’elle était parlée par les pêcheurs d’Aran. Il est mort trop tôt, en 1909, des suites d’une tumeur au cou.
Son influence théâtrale fut considérable, le théâtre de l’Abbaye sera influencé par son style réaliste jusqu’aux années cinquante et des auteurs de théâtre comme Sean O’Casey et Samuel Becket lui doivent beaucoup.
°°°
Croix celtique sur une place de village dans les Îles d’Aran
rassemblement sur un quai d’une des îles d’Aran
°°°
–––– La maison sublime par Jérôme Thélot, 2008 ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
John Butler Yeats – Portrait de John Millington Synge (1905)
De John Synge, Yeats s’est souvenu dans l’un des grands poèmes de la fin de sa vie, en 1937, quand il eut retrouvé le visage de son ami, mort en 1909, dans le beau portrait qu’en avait peint son père, John Yeats, à la Galerie Municipale d’Art Moderne de Dublin, — et il écrit (c’est la dernière strophe du poème) : « Et voici là John Synge lui-même, / Cet homme enraciné ‘à en perdre les mots’. » That rooted man, / ‘Forgetting human words’. Yeats livre ici une clef pour entendre l’œuvre et le destin de Synge, et en plusieurs autres occasions il a souligné cette relation entre l’homme silencieux que Synge fut si souvent, à en perdre les mots, et l’homme d’un lieu qu’il fut tout autant, ce lieu en l’occurrence l’Irlande, et ses îles, ses vallées, ses grèves, et ses paysans enracinés.
« J’ai décrit ailleurs comment nous découvrîmes que, lorsque nous franchissions la porte d’une chaumière paysanne, nous sortions de l’Europe au sens où l’on entend ce mot. »
Yeats, Dramatis personae.
°°°
Extrait du texte de Jérôme Thélot : la maison sublime
(…) Or voici donc la scène inaugurale de tout ce théâtre, la scène vraiment emblématique du rapport entre l’homme rooted et l’homme de paroles — cette scène que dans son expérience de marcheur et de témoin Synge a lui-même fréquentée dans les petites fermes de l’Irlande —, où quelqu’un, un vagabond d’abord silencieux, entre dans une maison pauvre de nulle part, au bord de l’océan qui gronde ou dans une vallée la plus reculée sous le ciel qui change. De cette scène, la puissance de suggestion est formidable. Car si l’œuvre dramatique de Synge doit son unité à sa langue, cette langue elle-même doit ses traits à cette maison du western world, chaumière ou pub, où n’importe qui n’importe quand, comme le playboy, peut, devant ses hôtes, soudain devenir ce qu’il est, un enchanteur et un faussaire, un beau parleur qui pour le temps de son séjour, et rien qu’en parlant, ravive les apparences et renflamme l’amour dans cette maison alors plus vaste que le monde.
maison dans laquelle habitait Synge dans l’île de Inis Meain
Tenanciers irlandais chassés de leurs terres par les propriétaires.
De ces maisons comme il ne s’en trouve plus guère aujourd’hui en Irlande, les forces de police, du milieu du XIXe jusqu’au début du XXe siècle, expulsaient brutalement les habitants quand les fermages n’étaient pas payés, exécutant les volontés de propriétaires terriens autorisés par les lois iniques de la politique des colons. Maison poignante — symbole de la poésie selon Synge — et semblable à celle par la vertu de laquelle se produisent les drames de ses deux premières pièces : Cavaliers de la mer (Riders to the sea), et L’ombre de la vallée (In the Shadow of the glen), écrites l’une et l’autre en 1902. Voici les indications scéniques données pour le décor de ces drames : pour Riders to the sea : « L’action se passe dans une île à l’ouest de l’Irlande. / La cuisine d’une chaumière. » Pour In the shadow of the glen : « La dernière chaumière au bout d’une longue vallée dans le comté de Wicklow. / La cuisine de la chaumière; à droite un feu de tourbe. » Ce décor se retrouvera dans les deux dernières pièces, Le Baladin et Deirdre des douleurs : une maison fermée autour d’un feu de tourbe, une chaumière pauvre, dont la pauvreté est pourtant aussi éloignée — comme on lit dans Les Îles Aran — de la « nullité des riches » que de la « sordidité des pauvres », maison donc qui rend possible un rapport au monde non pas d’abord politique mais d’emblée ontologique. La misère y est grande, évidemment, et même insupportable; un paysan du Connemara s’en ouvre à Synge : « Je suis depuis presque vingt ans sur ce bout de rocher qu’un chien ne voudrait même pas regarder, où les cochons meurent, où les pommes de terre meurent, même les juges et les gens de qualité viennent ici et baissent les fermages après avoir vu comment l’Atlantique sauvage se précipite contre ces satanés rochers. […] Et je ne sais pas comment je vais continuer à vivre dans cet endroit que le Seigneur a créé en dernier, je crois bien, après tout le reste.» Mais cette misère n’empêche pas une autre sorte de richesse, comme si le malheur existentiel n’était pas incompatible avec une adhésion ontologique dont le poète témoigne : « Les fermiers, dit Synge, avec leur humour et leur simplicité, avec les fermes grises où ils vivent, jouissent, au sens réel, de richesses infinies dans une petite pièce ». Dans cette petite pièce — une cuisine avec sa cheminée où le drame aura lieu, et donnant parfois, à côté, sur une inner room où les hommes dorment avec les bêtes — on se retrouve le soir pour redire les malheurs du pays, réciter des poèmes extravagants, répéter des histoires de fées, de fous, d’émigrations et de naufrages. Ou bien, à toute heure, on y accueille le vagabond sans abri et même le rétameur.
Îles d’Aran – couple assis près de l’âtre
La maison est ainsi la condition de possibilité de l’échange entre les hommes, par lequel sa précarité trouve sa sanctification : lieu du partage de la désolation commune, de l’égalité dans la misère, lieu de l’exposition de chacun au fait nu d’exister, à l’existence dure solidairement vécue. Aux Îles Aran, il est arrivé que Synge fût enfermé seul dans la maison, — et il raconte : « En me levant ce matin, je découvris que les gens étaient partis à la messe en bouclant du dehors la porte de la cuisine, si bien que je ne pouvais pas l’ouvrir pour me donner de la lumière. Je suis tellement habitué à me tenir là avec les autres que je n’ai jamais ressenti encore la chambre comme un endroit où n’importe qui pourrait vivre et travailler seul. Après un temps d’attente avec juste assez de lumière venue de la cheminée pour me laisser voir les chevrons et la grisaille des murs, je fus pris d’une tristesse inexprimable, car je sentais que ce petit coin de la surface du monde, et les gens qui y vivaient, jouissaient d’une paix et d’une dignité dont nous sommes retranchés pour toujours.» Ce petit coin de la surface du monde est ainsi, proprement, sublime. J’emploie le mot sublime ici au sens de Burke — Burke qui était irlandais, que Synge a lu (il le mentionne dans l’un de ses articles sur l’histoire de la littérature irlandaise), et dont le concept de « delight », nommant l’émotion du sublime, peut servir à décrire ce plaisir compliquée d’effroi, ce bonheur ontologique accru par le malheur existentiel, que Synge a trouvés dans la maison du western world. Le sublime — ou la terreur délicieuse, ou le soulèvement de la jubilation devant le retrait du malheur menaçant toujours — c’est cela qui fonde la dignité de cette maison, la dignité du précaire exposé aux violences de l’extériorité. Le delight— ou le plaisir qui naît de l’éloignement du déplaisir, et ce déplaisir encore mais s’éloignant — c’est l’émoi propre à la maison selon Synge. Car les adultes et les enfants qui parlent ensemble dans ce « petit coin de la surface du monde », le font toujours sous la menace de la destruction, et donc dans le ravissement d’échapper présentement à la catastrophe qui toujours se prépare et cette fois-ci se retire. C’est que le dedans de la maison contraste avec son dehors, et s’articule à ce dehors d’une façon telle que la maison entière symbolise la parole humaine, comme ce en quoi les hommes se protègent du péril et de la dernière misère. Dedans, le feu de tourbe délie les langues : le bol de lait ou le verre de whisky — le poteen fabriqué clandestinement — réchauffe les poètes, les penny poets récitant leurs ballades, comme les voyageurs racontant ce qu’ils ont vu dehors. Dehors, c’est ce que Pegeen, dans Le Baladin, nomme the big world : non seulement le continent opposé à l’île d’Irlande, mais tout l’Extérieur, opposé au domaine propre du paysan irlandais. Dehors, c’est la nuit : le big world est lourdement proche par la nuit, il pèse sur le toit de chaume comme cette nuit sans égard pour les marcheurs dans les sentiers de boue, la nuit qui est longue en hiver derrière la porte de la cuisine. Et dehors, c’est le vent : or il n’est pas facile de dire ce qu’est le vent d’Irlande. Dans les pièces de Synge, le vent retentit dans les paroles des personnages comme leur crainte de sortir, comme leur angoisse de cet espace infiniment vacant qui cerne la chaumière. La vieille mythologie irlandaise donnait le vent pour symbole non de vanité métaphysique, mais de destruction. Yeats dans son dernier poème, une semaine avant sa mort, La Tour noire (The Black Tower), relance ce symbolisme : « Là-bas dans la tombe les morts très droits se dressent, / Mais les vents montent du rivage : / Ils tremblent quand les vents grondent, / De vieux ossements sur la montagne tremblent. » Dehors, ce vent et cette nuit condamnent le marcheur à l’épouvante, si durement que, dedans, les récits d’envoûtements par les fées du pays, d’égarements dans la folie, de chute aussi du bétail du haut des falaises, servent à conjurer la peur de perdre l’abri. La maison est sublime de cet énorme espace de dangers autour d’elle. Sublime de la destruction prochaine et encore différée. Sublime de la frugalité du repas où les marcheurs reprennent des forces avant de repartir. Synge fut ce marcheur, allant silencieux par les fossés de la nuit : « Un soir, après de grosses pluies, je me mis en marche en empruntant un sentier escarpé en partie enfoncé dans les bruyères qui traversait les collines me séparant d’un village. » « Une nuit, je devais descendre jusqu’à la ville de Wicklow depuis un village de montagne avant de remonter ensuite dans les collines. » « Un peu plus tard, je leur souhaitais une bonne nuit et repris la route, car j’avais encore deux montagnes à franchir. » Petite est la maison servant d’abri contre le big world. Délicieuse est la crainte — le delight — que le refuge émeut, de l’espace terrible du vent et de la mer. Sublime est la faiblesse protectrice adossée à la démesure de l’infini : « La chaumière est enveloppée d’un épais brouillard blanc et nous avons l’impression d’être coupés de toute habitation. Tout autour, derrière les collines, le grondement et la rumeur du tonnerre se rapprochent, parfois avec un claquement sauvage et brutal. Le vert des fougères est presque douloureux dans cette lumière étrange. D’énormes moutons passent et repassent sur la ligne du ciel. »
Scènes de la vie rurale dans le comté de Galway
La maison selon Synge apparaît donc comme une parole menacée d’infini, frappée de néant, cette parole pourtant l’abri aussi vivace que précaire contre l’insensé qui l’étonne et qui l’inspire. La phénoménologie de la maison, conduite poétiquement par Synge dans ses récits de marcheur et dans ses drames, s’accomplit ainsi comme l’écoute d’une lamentation — le farouche keen —, cette déploration des morts, plainte extatique dans laquelle s’exalte l’expérience de la terreur du monde et de la désolation sublime. Le verbe to keen semble sans équivalent en français, et Pierre Leyris conserve tel quel le mot keen dans sa traduction. Le keen, donc, se fait entendre dès la première pièce de Synge, lorsque Maurya, la mère qui travaille à la maison, comprend qu’elle a perdu ses six fils, dehors, noyés dans l’éternelle tempête, — et voici le keen :
Ils sont tous partis maintenant, plus rien que la mer puisse me faire… Je n’aurai plus de raison de me lever la nuit pour être à pleurer et prier quand le vent hurle au sud et qu’on entend la houle de l’est, la houle de l’ouest, toutes les deux à cogner l’une dans l’autre, avec le grand vacarme de leurs deux bruits. Plus de raison maintenant de descendre chercher l’eau bénite dans les nuits noires d’après la fête des Morts, plus de raison d’être à s’inquiéter de comment est la mer en entendant les autres femmes commencer à chanter la plainte de mort.
Cavaliers de la mer, dans Théâtre, p.42.
La mélopée de deuil accompagne aussi de sa grande rumeur toute la fin de la dernière pièce, Deirdre of the Sorrows, avant et après la mort de Deirdre. Et quand cette lamentation funèbre retentit en somme dans toute l’Irlande concentrée sur la scène, la vieille servante de Deirdre, Laverkam, invite encore le tyran Conohor, par qui le mal est entré dans le monde, à trouver refuge contre sa propre jalousie, contre sa haine de tous et de lui-même, et contre la nuit qui tombe, dans une chaumière qu’elle a, en Ulster : « J’ai une petite maison de terre où tu pourrais prendre repos, Conohor, la rosée tombe dru. » (T.315) Le keen et la maison se correspondent. Le keen est la parole sublime de la détresse des pauvres, dans l’ardeur de laquelle ils résistent à l’horreur d’exister, comme la maison est dans son feu de tourbe le lieu où se touchent la destruction du dehors et la chaleur du dedans :
Alors a commencé la sauvage déploration, la plainte de mort. Chaque vieille femme, son tour venu de mener le récitatif, semblait dans l’instant même possédée d’une profonde extase de douleur, se balançant d’avant en arrière, penchant le front jusqu’à toucher la pierre devant elle, tout en invoquant la morte par un chant de sanglots lancinant, qui renaissait sans cesse.
Texte des Îles d’Aran traduit par Françoise Morvan et cité par elle en note dans Théâtre, p. 37.(…)
Le keen est l’expression du lieu sublime. Le keen est enraciné dans la maison entendue comme abri du delight. Le keen, disons, est la maison de l’être. « Le chagrin de la lamentation ne relève pas d’une affliction personnelle […] mais semble nourri de toute la fureur passionnée qui est tapie quelque part chez tout indigène de l’île. Dans ce cri de douleur, la conscience intime semble se mettre à nu pour un instant et révéler l’état d’âme d’êtres humains qui ressentent leur isolement face à un univers dont les vents et les flots leur font la guerre. Ils se taisent habituellement, mais en présence de la mort tout simulacre d’indifférence ou de patience est oublié, et ils hurlent de désespoir, pitoyablement, devant l’horreur du destin auquel il sont tous condamnés. »
°°°
Référence de l’article : Jerome Thelot, « John Millington Synge. L’île absolue », Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨文化 [En ligne], Hors série | 2008, mis en ligne le 14 septembre 2009. URL : http://transtexts.revues.org/228
°°°
maison en ruine à Inis Meain, l’une des Îles d’Aran.
°°°
–––– regards croisés ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
En lisant ce beau texte de Jérôme Thélot sur l’imaginaire de la maison chez les iliens d’Aran qui constitue un espace protégé et sacré où les mythes fondateurs de la société îlienne se fondent et se transmettent, je pensais à d’autres textes écrits par des philosophes, historiens des religions ou ethnologues sur les rapports qu’entretenaient les hommes des sociétés premières avec le monde extérieur et l’univers tout entier et en particulier à deux textes cités par Georges Gusdorf dans son essai « Mythe et métaphysique« , l’un de Van der Leew et l’autre de Mircea Eliade :
« Est espace sacré, un lieu qui devient un emplacement lorsque l’effet de de la puissance s’y reproduit ou y est renouvelé par l’homme. C’est l’emplacement du culte. Que cet emplacement soit une maison ou un temple, il n’importe. car la vie domestique est, elle aussi, une célébration qui se répète toujours, dans le cours régulier du travail, des repas, des purifications, etc.. » (Van der Leew, la Religion dans son essence et ses manifestations)
« Toute ville, toute habitation se trouve « au centre de l’univers », et à ce titre la construction n’en a été possible que moyennant l’abolition de l’espace et du temps profanes et l’instauration de l’espace et du temps sacrés. De la même façon que la ville est toujours une imago muni, la maison est un microcosme. Le seuil sépare les deux espaces; le foyer est assimilé au centre du monde. » (Mircea Eliade – Traité d’histoire des religions).
En dehors de certains lieux consacrés, temples, églises, maisons, vestiges païens ou éléments naturels auxquels on prête des vertus magiques, où s’exprime « l’Ordre du monde », le monde extérieur apparaît menacé par l’irruption de l’imprévisible et le déchainement du chaos et est pour cela plein de dangers pour l’individu et la communauté.
°°°
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Passionnante et Essentielle Lecture
Je suis arrivé sur votre page par Nicolas Bouvier
Et apres un voyage en Irlande où je n’ai malheureusement pas visité les iles d’Aran
Merci…
Christophe Sola, Paris