l’esprit des lieux : « Inventario della casa di campagna » du ju(ri)ste Piero Calamandrei (1941)

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Piero Calamandrei (1889-1956)Piero Calamandrei (1889-1956)

     Piero Calamandrei  était un écrivain, un juriste, un professeur d’université et un homme politique florentin, réputé pour ses ouvrages traitant de la procédure civile.
     Après un parcours universitaire qui le conduit à Pise, Rome et Messine où il deviendra en 1915 professeur à la faculté de droit, fonction qu’il quittera bientôt pour s’engager de manière volontaire dans l’armée au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il y obtient le grade de capitaine mais refuse une nouvelle promotion à la fin du conflit pour reprendre ses cours à l’université, dans un premier temps à Modène, puis à Sienne et à Florence. Il écrit durant cette période d’entre deux guerres plusieurs ouvrages de droit civil importants et sera également co-fondateur de la Rivista di diritta processuale, d’Il foro toscano (1926). Après l’arrivée de Mussollini au pouvoir, le nouveau garde des sceaux Dino Grandi fit appel à lui pour la rédaction du nouveau code italien de procédure civile malgré l’attitude antifasciste qu’il manifestait. Très critique vis-à-vis du fascisme des chemises noires, il a été l’un des signataires en 1925 de l’appel des intellectuels antifascistes, et contribua au journal d’opposition florentin Non mollare ! entre janvier et octobre 1925 mais en tant que professeur d’université, il dut néanmoins prêter serment de fidélité au régime en 1931.
    A la libération en 1944, les Alliés le nomment recteur de l’université de Florence où il exercera ses fonctions jusqu’en octobre 1947. Il est également Président du Conseil national des avocats de 1944 à 1956, fonde en 1945 la revue mensuelle de politique et de littérature Il Ponte qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Il est élu en 1946 à l’Assemblée constituante de représentant du Partito d’Azione, et à la Chambre des Députés de 1948 dans les rangs du Parti social-démocrate italien, il prend alors une part déterminante, en sa qualité de juriste, à la rédaction de la Constitution italienne. Il participera enfin aux élections législatives de 1953 sous l’étiquette de Unità popolare, une formation de centre-gauche, mais il ne sera pas élu.
     À l’exemple d’un cénacle restreint de penseurs et d’écrivains, la vocation essentielle de Piero Calamandrei aura été de donner voix à l’âme de sa nation. C’est par cet avocat et écrivain florentin, résolument anticlérical, que l’idée d’âme nationale, tellement indécise et difficile à circonscrire, a pu survivre et s’exprimer dans une Italie dévoyée par les lois raciales de 1938 et bientôt asservie par le ralliement de Benito Mussolini à Adolf Hitler en juin 1940.
     Son fils Franco (1917-1982), journaliste, ancien résistant, avec qui il a entretenu des relations parfois conflictuelles, a adhéré en 1943 au Parti communiste italien et a longtemps siégé comme député et sénateur.

Jean-Baptiste Camille Corot - Vue de Florence depuis le jardin de BoboliJean-Baptiste Camille Corot – Vue de Florence depuis le jardin de Boboli

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Inventaire d'une maison de campagne

Inventario della casa di campagnaPiero Calamandrei (1941) Qualifié de « Dialogue fécond entre l’adulte et l’enfant qu’il a été » par l’universitaire tchèque Jana Mràskovà, le livre a été édité en France en 2009 sous le titre « Inventaire d’une maison de campagne » (Editions de la revue Conférence dans sa collection Lettres d’Italie) – Traduction Christophe Carraud.

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      « Près de cinquante années ont passé et Piero Calamandrei éprouve le désir mélancolique de retourner à Montauto, ferme où il se rendait chaque été lorsqu’il était enfant. Montauto, perdue dans les bois de Val di Pesa, était pour lui un lieu de joie, malgré les présages sinistres qui s’accumulaient dans le monde. A l’aide d’une prose lyrique, sans encombrements ni complaisances, Calamandrei laisse resurgir ces souvenirs déterminants. Ceux d’une enfance au milieu de la douceur des collines, des touffes d’aubépine, des branches de romarin, de l’air enchanté des marronniers d’Inde et des cris de la grive dans les genévriers. On a l’impression qu’en ce lieu même s’est forgée une rêverie jubilatoire face au culte de la virilité fasciste. A Montauto a pu s’élaborer une intimité amoureuse avec les arbres et les insectes sur des sentiers « sans compagnons ni passeport, routes fantastiques d’un ciel sans frontière ». Cinquante ans ont passé et ce lieu demeure toujours fidéle. « Les rois passent, les empires s’écroulent mais les fleurs, les champignons et les oiseaux reviennent toujours en leurs temps comme si rien n’avait bougé ». Le monde y est encore plongé dans une atmosphère fabuleuse qui fait qu’avec l’auteur, de page en page, nous marchons sur la pointe des pieds pour ne pas dissiper l’enchantement. Ce chef-d’oeuvre est un appel à l’engagement que nécessite le présent, avant que tout s’efface dans la nuit. Pour Calamandrei il s’agit de creuser « jusqu’à l’épuisement pour libérer de la gangue épaisse qu’a formée le dépôt des années » l’impérieuse vérité des rêves. »          Frederic Calmettes de la librairie Le Square à Grenoble

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toscana

vue sur Florence

Tavarnelle, Val di Pesa

Questa è la terra dove ci par che
anche le cose abbiano acquistato per lunga civiltà
il dono della semplicità e della misura :
i composti panorami che senza sbalzi di
dirupi e asperità di rocce riescono
di collina in collina a non ripetersi mai,
i boschi in cui la cortina delle fronde
non è mai così folta da nascondere
la nervosa agilità dei fusti;
i fiori di campo, un po’ gracili e asciutti,
la grazia provinciale e dimessa di queste farfalle.
Anche la natura par che qui si sorvegli
per sdegno di ogni veemenza…
.
da : “Inventario della casa di campagna
Vallecchi Editore, Firenze 1989

Paysage de Val di Pesa, Toscane

Paysages du Val di Pesa, Toscane

Brogino

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     L’ouvrage a été écrit par Calamandrei entre août 1939 et août 1941 au moment même où il révisait le Code de Procédure civile et a été édité dans un premier temps à seulement 300 exemplaires qui seront offerts aux amis de l’écrivain pour Noël 1941. En 1945, le texte original sera complété par quelques chapitres. La traduction de l’édition française de 2009 (Editions de la revue Conférence dans sa collection Lettres d’Italie) a été réalisée par Christophe Carraud qui en a écrit également la préface dont nous citons ici un extrait :

(…) Car l’Inventaire d’une maison de campagne n’est pas seulement un merveilleux livre de souvenirs d’enfance; d’autres dimensions y patientent sous l’émotion contenue, en manière de résistance à la défiguration des temps. En sorte que le lecteur peut se plaire aux deux plans admirablement mêlés qu’il y trouve : d’un côté une prose lyrique, de nature autobiographique, inspirée par un voyage à travers le paysage toscan de villages où, enfant, l’auteur passait l’été; de l’autre, une réflexion sur le sens de l’histoire et la responsabilité qu’elle exige. Avec ce livre, non seulement  Calamandrei accédait à la stature d’un écrivain majeure, capable de « se faire sa langue et son son », comme Proust l’avait dit de tout écrivain véritable, en accordant son paysage intérieur au paysage toscan – le monde même qui, dans sa mesure et sa lumière, semblait à l’auteur menacé par les brutalités alentour –, mais il inventait ce qui allait marquer la rhétorique civile de ses discours publics : le caractère inséparable de l’engagement politique et de la langue qui vient lui donner sa substance en l’établissant  au niveau du respect que l’on doit à la profusion du réel. Ainsi les différents plans de l’expérience  auront-ils chance de n’être pas disjoints, et de faire de la politique elle-même une responsabilité, une réponse : ce que le Comitato de Liberazione Nazionale Toscano définissait le 18 septembre 1944, se référant à l’action  et aux textes de Calamandrei, comme le « langage de la liberté », par quoi apprendre à lire le monde et à se conformer à sa richesse. Leçon tout ensemble éthique et esthétique, aussi décisive que légère.
     Les lettres de remerciements que Calamandrei reçut pour l’envoi de son livre allaient bien au-delà des compliments d’usage. Si tous les correspondants (…) décrivent avec admiration « la justesse de ce ton moyen », « la légèreté de parole », « l’adhérence nue de la langue aux choses », ou encore cette « impression d’un ciel limpide de septembre » qui fait penser à Brueghel ou à Giorgione*, ils évoquent aussi, à un niveau plus profond que ces qualités indéniables, le sentiment qu’ils eurent de percevoir dans ces pages le sourd murmure de leur identité. Le commerce intime qu’ils entretiennent avec le livre renvoie à une certaine idée de ce qu’un pays peut être; et ce pays, à la fois réel et rêvé, ce pays aimé, donc, vient répondre de sa permanence discrète à la caricature grotesque et sinistre qu’un régime lui impose.    – Christophe Carraud – extrait de la Préface de sa traduction de l’Inventaire d’une maison de campagne (2009).

* cette référence du style littéraire de Calamandrei à la peinture a également été relevée par Claude Darras dans ses « Papiers collés » :

« Petit livre de souvenirs lointains », selon sa propre définition, l’ouvrage procède de la littérature pure, sans concession, avec pour seule loi interne la nécessité d’écrire et d’atteindre, à travers les mots, à une authenticité indéniable. C’est l’équivalent littéraire de la peinture, au sens où ne priment plus le récit, la narration, l’intrigue, mais la forme, le style, les battements de cœur. Équivalent de la peinture ? Peintre élégant, l’auteur ne laisse-t-il pas à la postérité de nombreux portraits, paysages et natures mortes peints à l’huile selon un classicisme de belle facture ? Prosateur d’exception, il éprouve une jubilation contagieuse à nommer les couleurs de ses trouvailles : les baies d’acier poli du laurier-tin, le gris cendré de l’écorce du pin, la teinte chaude d’acajou veiné de sombre du marron d’Inde, la cigale cuirassée de celluloïd et de mica, les manteaux à paillettes des papillons en satin bleu-vert et rouge géranium, la cendre argentée des oliviers, le vert bruyant de mai… Délicate inventivité chromatique d’où il ressort que les couleurs sont inséparables des mots qui servent à les définir et que si le langage est « aussi sensuel que la peinture », comme le pensait Henri Matisse, il peut être encore plus palpable qu’elle.

Giorgione - NativitéGiorgione – Nativité

Bruegel

Bruegel – la moisson

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–––– le langage de la liberté de Piero Calamandrei par Jana Mràskova –––––––––––
(Article traduit de l’italien par Christophe Carraud.)

Piero Calamentrei

Piero Calamandrei

     Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’avocat et écrivain florentin Piero Calamandrei rédige l’Inventaire d’une maison de campagne : une prose lyrique qui prend la forme d’une autobiographie idéalisant l’enfance, et qui évoque sur un ton élé- giaque les « pères étrusques » en exaltant la « douceur » du paysage toscan et de l’ordre naturel. Le livre, rempli de noms d’arbres, de fleurs, d’insectes, de champignons et de papillons, est classé dans les bibliothèques américaines sous les rubriques « biologie », « histoire naturelle », « excursions en plain air ». En Italie, des extraits en sont repris dans les manuels des écoles primaires et les anthologies des collèges ; des éditions sont même spécialement destinées aux enfants: on recommande l’Inventaire comme l’un des premiers livres que devrait comporter la bibliothèque d’un enfant italien.
     C’est Calamandrei lui-même qui voulut cacher le sens de l’Inventaire sous le voile de l’ironie, le présentant comme un caprice littéraire et qualifiant ses trois cents pages de « petit livre de souvenirs lointains ». Pourtant les historiens de la littérature considèrent l’Inventaire comme son œuvre la plus accomplie, le point d’aboutissement de son activité littéraire. Giorgio Luti, qui a procuré des éditions récentes des œuvres littéraires de Calamandrei, soutient qu’« à l’espace de création conquis par la prose de l’Inventaire, l’écrivain Calamandrei restera fermement attaché par la suite : le style du prosateur ne changera plus ».
     Même si les historiens les plus compétents et les gardiens les plus fervents de l’héritage politique et juridique de Calamandrei connaissent bien l’Inventaire et en apprécient le charme, ils ne semblent pas percevoir le lien qui unit cette prose poétique aux textes politiques de l’auteur. Ils veulent que l’écrivain politique, chez Calamandrei, naisse en 1944, à cinquante-cinq ans ; je crois à l’inverse que l’Inventaire préfigure la poétique politique de Calamandrei, et qu’il a légitimement sa place dans la généalogie de sa rhétorique publique.
     Après la libération de Florence et celle de l’Italie, Piero Calamandrei, professeur de droit, devient une figure éminente de la vie politique : recteur de l’Université de Florence de 1943 à 1947, fondateur et directeur du mensuel politique et littéraire Il Ponte, député au Parlement pour le Parti d’Action, et l’un des rédacteurs de la Constitution italienne. Antifasciste fervent dès le début des années 20, il commence à accéder à la parole publique en 1944, après vingt ans d’« humiliation silencieuse ».
    Face aux admirateurs de la poétique de la Résistance de Calamandrei, les détracteurs et les critiques ne manquent pas. De la libération de Florence durant l’été 1944 à la mort de Calamandrei en 1956, beaucoup d’Italiens écoutèrent ses discours sur l’héritage de la Résistance antifasciste et de ses héros, en se demandant quels étaient la source et le secret de la grandeur, de la passion, de la fraîcheur de ses propos sur la société. « Vous qui savez encore parler de ces sujets avec des mots qui ne sont pas usés », écrivait Italo Calvino à Calamandrei dix ans après la guerre. Mais à en croire les souvenirs de certains membres du Parti d’Action, le langage des discours de Calamandrei au Parlement ne semblait pas toujours adapté au caractère pragmatique ni aux buts de la lutte politique. Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde adopte un langage politique bien différent : la rhétorique civile de Calamandrei n’est pas facile à lire, surtout pour les historiens qui se concentrent sur le contenu politique au moment d’interpréter les documents historiques.
     Il est vrai que les textes politiques de Calamandrei sont intrigants par bien des aspects. Son écriture possède une logique propre. Les événements historiques contemporains semblent y perdre leur temporalité et s’y fondre avec des éléments mythiques, des souvenirs d’enfance ou de la Grande Guerre. Ils prennent une dimension symbolique et se chargent d’une émotion profonde. L’écrivain insère dans ses discours politiques des éléments féeriques et fantastiques, des connotations carnavalesques et burlesques. Dans ses textes, paraissent tour à tour la gaieté et l’espièglerie du poète, et la gravité que lui donne le sens de la réalité. La description des événements politiques s’infléchit souvent de la façon la plus surprenante pour le lecteur : à la réalité italienne dans sa crudité — un pays fasciste corrompu, ruiné et humilié, complice du désastre mondial (« un pays de tortionnaires et de bourreaux », écrit Calamandrei) —, l’écrivain s’empresse d’opposer le « vrai visage de l’Italie », les « traits souriants de ce peuple aimable et humain », et d’exalter la tradition italienne — « cette tradition d’humanité et de piété qui est la marque la plus constante et la plus profonde de notre caractère ».
Le langage politique élaboré par Calamandrei dans l’après-guerre, si particulier soit-il, sera vu comme l’exemple peut-être le plus typique de la rhétorique italienne de la Résistance. L’historien américain James Wilkinson, tout en considérant Calamandrei comme un témoin de la « “ nouvelle culture ” inspirée par la Résistance […], la “ culture du CLN ”, comme certains l’ont définie », tend à rapprocher ses textes du style de Camus, « dont les envolées rhétoriques compensent le manque de prise sur les événements ». Il ignore cependant la qualité poétique des textes, la structure des discours politiques de Calamandrei et ses racines toscanes.
     La rhétorique italienne de la Résistance antifasciste paraît irrationnelle, sinon dangereuse dans ses conséquences, au professeur de sciences politiques anglais Martin Clark, auteur du livre d’histoire contemporaine le plus répandu dans les universités du monde anglo-saxon. Il affirme que «les phases finales de la Seconde Guerre mondiale fournissent des mythes et une classe dirigeante politique à une génération entière, comme ce fut le cas au lendemain de la Grande Guerre… La Résistance est généralement décrite, dans la rhétorique qui a suivi, comme beaucoup plus “ révolutionnaire ” et “ unitaire ” qu’elle ne le fut en réalité. Les Italiens de l’après-guerre regardaient avec orgueil ce qui avait été en vérité une période chaotique de défaite nationale. Les “ valeurs de la Résistance ” étaient vagues, alors que la Résistance antifasciste avait été, malgré toute son exaltation idéologique […], une révolte populaire plutôt “ primitive ” […], qui [néanmoins] obtint des résultats surprenants ».

Partigiani-FirenzeFlorence, août 1944: Partisans face à l’objectif après avoir défilé dans la ville.
L’étoile qu’ils arborent sur leur poitrine montre leur appartenance idéologique.

     En réalité, la Résistance antifasciste en Italie ne peut se laisser réduire à une révolte « primitive », pas plus qu’à un mouvement militaire et politique. La lutte politique antifasciste et la guerre de libération eurent une dimension intellectuelle et éthique importante. Avant que l’antifascisme ne fasse entendre sa voix vigoureuse dans l’Italie de l’après-guerre, l’idéologie et la culture de la Résistance, la forma mentis antifasciste et son langage s’étaient développés des années durant sous le régime fasciste. Ma recherche sur le langage antifasciste de Piero Calamandrei veut se situer dans le cadre du débat sur la nature de la rhétorique politique de la Résistance et sur la structure de ses mythes. En tenant compte de la nature hétérogène du langage, on peut considérer le langage politique en Italie à la veille de la Libération non seulement comme un instrument de description factuelle ou de propagande politique, mais aussi comme un vecteur subtil, complexe et souvent vital pour faire face à une crise générale. Une telle lecture des textes politiques antifascistes peut mieux faire entrevoir la relation complexe qu’ils entretiennent avec la réalité sociale. Si l’on examine les mythes politiques antifascistes après la Seconde Guerre mondiale, on peut saisir la différence fondamentale qui les sépare de ceux qui fleurirent au lendemain de la Grande Guerre, dans la mesure où ils naissent d’une situation historique différente et de vingt ans d’expérience du fascisme.
    Mon étude sur le langage public de cet intellectuel antifasciste, représentant du Parti d’Action et de la tradition libérale-socialiste — même s’il n’a pas directement participé à la résistance armée des partisans —, ne prétend assurément pas résoudre tous les problèmes posés par la rhétorique de l’antifascisme italien. Cet essai, qui fait partie d’un projet plus vaste sur les sources et la nature de la poétique politique de Calamandrei, a un objectif limité : rechercher les origines de la rhétorique de la Résistance de Calamandrei en analysant de quelle manière la poétique de l’Inventaire — la prose lyrique autobiographique — anticipe la rhétorique civile et construit inconsciemment son propre style littéraire, sa propre approche psychologique et même son propre message social. L’Inventaire, qui permet à l’écrivain de retrouver son « propre alphabet » — un langage personnel qui recueille le sens d’une existence individuelle et exprime l’authenticité d’une voix humaine singulière —, peut être lu en même temps comme un chef-d’œuvre de la résistance culturelle antifasciste en Toscane, un texte où l’auteur encode un message urgent, civique et collectif. De même que l’œuvre de poétique antifasciste antérieure, publiée dans l’Italie fasciste de 1935, Éloge des juges écrit par un avocat, la poétique de l’Inventaire appartient à ce que le critique littéraire Luigi Russo, ami de Calamandrei, décrivait comme « le langage interlinéaire antifasciste » — langage que Calamandrei lui-même définissait comme « cette littérature antifasciste “ allusive ”, où le refus du régime s’écrivait non pas dans les lignes, mais entre les lignes : non dans ce qui était dit, mais dans ce qui était tu ».
     La première édition de l’Inventaire d’une maison de campagne fut publiée confidentiellement, dans un tirage limité à 300 exemplaires, par l’éditeur florentin Le Monnier. Calamandrei envoya comme cadeau de Noël à ses amis antifascistes, la plupart avocats, professeurs ou écrivains, les exemplaires tout juste sortis des presses. On était à la fin de 1941, terrible année de guerre où l’Italie s’était alignée sur Hitler, une année vécue par beaucoup d’intellectuels antifascistes italiens dans un état de « désarroi et de désespoir ». Les destinataires répondirent par des lettres chaleureuses de remerciements.
Le livre prit d’autres significations par la suite, dans la période de « fébrile activité cinématographique » qui suivit le retour de Calamandrei dans Florence libérée au cours de l’automne 1944. Tandis qu’il préparait la seconde édition, augmentée, de l’Inventaire, destinée à un public plus large, l’écrivain était sur le point d’achever son premier long texte politique — la préface au traité juridique classique de Cesare Beccaria, imprégné de l’esprit des Lumières, Dei delitti e delle pene — tout en travaillant aux premiers discours et articles politiques, salués par les antifascistes florentins et définis par le quotidien du Comité de Libération Nationale Toscan (CLN) comme le « langage de la liberté ».

« La maison de campagne. »
CASA DI CAMPAGNAL’Inventaire d’une maison de campagne est une prose lyrique inspirée par un voyage à travers le paysage toscan, et plus particulièrement au village où l’auteur passait l’été quand il était enfant.
La « maison de campagne » est une invention de l’imagination, une construction complexe — création typique de la poétique de Calamandrei, que le poète définissait comme une « rêverie » (fantasticheria). Elle naît du matériau déposé dans l’âme du poète, uni par le «fil de la mémoire». La «maison de campagne» est construite selon un modèle déposé dans « les archives secrètes de la mémoire ». Décrivant des objets réels, des événements et des personnes qui peuplèrent son enfance, le poète parle d’une maison réelle, de vrais jouets, de collections de papillons ou d’herbiers que l’historien peut encore toucher de la main aux archives de l’Istituto storico della Resistenza in Toscana. En même temps, la « maison de campagne » porte en elle un sens symbolique : elle représente l’univers intérieur du poète, un refuge mental de l’existence, un « nid de souvenirs » — espace imaginaire dans lequel la mémoire protège et sauvegarde l’identité, la continuité et l’intégrité du poète, espace méticuleusement construit où l’on se sent en sécurité, où l’on est en mesure de composer son âme avec confiance. Elle est un microcosme à l’intérieur duquel on devient capable de comprendre la structure et l’ordre des choses, de trouver un sens aux événements grâce à « des lois qui ne changent pas avec le changement des régimes ». La « maison de campagne » est un espace accompli, qui inclut aussi les ombres des anciens habitants. Selon la « rêverie » du poète, on dit que les demeures des hommes gardent après leur vie le double invisible de ceux qui les ont habitées ; si nous avions des yeux pour nous regarder en profondeur dans nos maisons, nous pourrions voir, nous aussi, comme un dessin allusif flottant dans l’air, la silhouette de ces ombres incolores, assises tristement sur les dépouilles qu’elles aimaient.

Matthäus Merian , l'Ancien, Paysage anthropomorphe 17°siècle

Matthäus Merian , l’Ancien, Paysage anthropomorphe 17°siècle

     La « maison de campagne » est située dans le paysage toscan. Les contours de la Toscane correspondent aux formes du paysage mental de Calamandrei. Le poète et ses lieux semblent constituer un seul organisme. Dans toute la poétique de Calamandrei, le paysage toscan anime le style, le ton et la couleur du discours : « Dans la douce phrase des collines toscanes, dont les oliviers forment les mots, les cyprès sont les ponctuations. Et dans la sobriété de ce mélange de tons feutrés et discrets, l’argent des oliviers et le vert sombre des cyprès est la couleur du paysage toscan. »
    Dans le bruissement du vent, [les bois semblent] parler avec l’accent de la Toscane. Le processus poétique se fonde sur des « retours » à cet espace familier ; le poète mobilise ses souvenirs pour échapper, ne serait-ce qu’un instant, à une actualité qui l’oppresse.   Mais les constructions poétiques ne remplacent pas le présent, elles en sont le complément: le poète les définit comme des «rêveries», une « apparition, qui s’estompe entre souvenir et rêve, […] comme une vision féerique ». Le mot d’« apparition », comme les verbes « apparaître » ou « sembler », sont caractéristiques de la poétique de Calamandrei. Quoiqu’elles soient décrites comme des «songes», des « souvenirs », des « visions », des « fantaisies » ou des « imaginations», les rêveries représentent souvent les idéaux et les valeurs essentiels de l’écrivain. Elles servent d’intermédiaire à l’effort du poète pour « distinguer dans les ombres fuyantes du réel l’éternelle et impérieuse vérité des rêves » et découvrir « le véritable visage des choses ». L’idée de « retour » et l’usage des préfixes –re et –ri sont eux aussi typiques de la langue de Calamandrei. Mais malgré la fréquence des « retours », le discours de Calamandrei n’est ni de l’ordre de la nostalgie, ni de celui des caprices de l’imagination. Les « apparitions » n’indiquent pas plus que les «retours» une fuite définitive hors de la réalité. Ces moments « mystérieux » et « exceptionnels » enrichissent la réalité présente. «Retours» et «apparitions» ont valeur d’instru- ments, de vecteurs. Le poète souligne le mot « retrouver » pour décrire la tentative épistémologique et psychologique d’établir un lien entre imagination et réalité, de parvenir à une synthèse entre le monde des faits et celui des souvenirs, des rêves et des utopies. Les « apparitions » n’appartiennent pas exclusivement au monde de l’imagination : elles surgissent de la souffrance et du silence enfermés dans l’âme du poète pour faire face à une réalité privée d’espérance. Les « retours » ne signifient pas le refuge dans le passé45 : le passé évoqué par l’imagination, comme l’avenir imaginé, sont au service des besoins de l’écriture en son présent, et permettent de prendre la mesure de la réalité, d’accroître le sentiment de l’ordre, du droit, de la justice et de la « normalité », tant au plan de l’âme du poète qu’à celui de la nature ou de la société.
     En entrant dans la « maison de campagne », le poète franchit « le seuil de l’âge des souvenirs» ou celui de son «jardin d’enfance». Le contact avec la nature évoque lui aussi le « retour » à la maison : « …cette intimité amoureuse avec les arbres et les herbes qui me donne aujourd’hui encore, quand je me promène dans une pinède, l’impression de franchir après une longue absence le seuil de ma maison. »
     Même si l’Inventaire raconte avant tout des « retours » dans le royaume de la mémoire, de l’imagination et des rêves, le silence du traumatisme présent ne cesse de faire contrepoint à la voix du poète. Il y a une perpétuelle tension entre les « rêveries » de Calamandrei et une réalité vulgaire, sans espérance, « incivique », destructive — entre l’image d’un « jardin » et celle d’un « no man’s land ». L’écriture de Calamandrei est avant tout une réponse à la souffrance psychique, au sentiment d’absurdité ou à l’horreur qui l’étreint quand il se met à écrire. L’angoisse vécue au moment de l’écriture stimule le récit, sélectionne et archive les souvenirs, organise l’expérience, invente le monde du rêve, renommant les choses dans le but de reconstruire un espace intérieur dévasté : « C’est comme si je marchais à pied le long des rails d’une voie abandonnée: les maisons des garde-barrière sont en ruines, et sur les murs déteints on ne parvient plus à lire le nom des gares. »
     Le processus poétique consiste à rechercher des mots perdus : le texte reconstitue les histoires oubliées et s’efforce de récupérer tout ce qui s’est effacé douloureusement de l’esprit de l’écrivain. En nommant les choses et en créant des concepts, le poète pactise avec le monde objectif. Grâce à « l’art magique de l’écriture », un miracle se produit dans l’âme du narrateur : les blessures sont guéries, tout ce qui était détruit est reconstruit, tout ce qui était perdu est retrouvé, et les morts ressuscitent. Le poète «se retrouve sur un terrain plus solide» et l’«aveugle» parvient à retrouver le chemin.

Les facteurs de destruction et la mélancolie.
     Les catastrophes personnelles, comme le suicide du père du poète, ou les catastrophes collectives et sociales, comme le fascisme et la guerre, dévastent le paysage intérieur de l’écrivain et menacent l’intégrité de sa « maison de campagne ». Dans l’Inventaire, c’est le temps lui-même — comme facteur de vieillissement et de mortalité — qui devient un ennemi. Le Temps trouble l’équilibre de l’homme, complote sa mort, érode sa mémoire ; le Temps est un agent de destruction, qui accuse l’inutilité et l’absurdité de l’existence et des efforts humains. Déjà, dans un conte de jeunesse de Calamandrei, «L’orologio di Pulcinella», les personnages étaient représentés comme victimes du Temps. L’image de l’horloge de Pulcinella apparaît furtivement dans l’Inventaire, passant sous silence l’issue tra- gique de la fable, la mort de Pulcinella pour avoir trop ri. Le Temps demeure une des causes des crises d’angoisse cycliques du poète, un cauchemar, « une malédiction ». Il est un peintre dont la palette se réduit à des couleurs sombres : le noir du désespoir ou le gris de la fatigue, de la monotonie et de l’uniformité de l’existence quotidienne. En écoutant anxieusement les cigales, qui « enregistrent avec une exactitude mécanique et fatiguée les beaux moments qui s’en vont », le poète recueille les « longues pauses de silence », et ce qui le frappe avant tout, c’est le silence « des cigales vieillies et sentant la mort, qui n’ont plus de voix ».
     L’angoisse de Calamandrei se nourrit non seulement de l’écoulement naturel du temps, mais du temps historique qu’il est en train de vivre. Comme l’écrit son biographe et ami Galante Garrone, « les malheurs du monde avaient changé en des spasmes d’angoisse ce fond de tristesse qu’il portait toujours en lui ». Nous pouvons mieux pénétrer son état intérieur par ses lettres et ses journaux écrits de 1939 à 194562.
     Calamandrei commence à rédiger l’Inventaire en 1939, en réponse à une double crise, individuelle et collective. Ce qu’il écrit dans son journal du printemps 1939 illustre bien la symbiose entre les aspects privés et publics de l’expérience du poète : « Pâques d’une tristesse infinie, dans une mélancolie que nourrissent notre âge physiquement sur le déclin et ce sentiment de vieillesse spirituelle que me démontre à chaque instant l’éloignement spirituel de Franco, et puis cette imminence de la guerre, qui donne à notre tristesse particulière un caractère symbolique, comme si nous étions les derniers représentants d’une civilisation qui va s’effondrer sous une nouvelle invasion de barbares, venue non seulement du dehors, mais du dedans, de nos foyers, de nos enfants. »
     Les rapports de Calamandrei avec son fils unique auquel cet extrait fait allusion étaient à la limite de la rupture. Franco semblait ne pas comprendre l’idée de « civilisation » de son père, ni son orientation politique, ni sa conception de la littérature et du style littéraire. Le détachement progressif de Franco rendait plus intense, chez le poète, le sentiment d’absence de but.
    La poétique de l’Inventaire transforme la plainte en une confession apaisée de l’obsession qui nous ronge tous : celle de nous survivre chez ceux qui viendront après nous et de laisser un signe de notre passage. […] Je m’épuise […] à me demander à qui je laisserai ma bibliothèque… Une grande partie de ce matériau « pour la mémoire à venir » servira de succédané à un dialogue impossible avec le fils et de continuation de ses « entretiens avec Franco ».

L’histoire comme cauchemar.
      En 1939, Calamandrei a cinquante ans. L’obsession de la mort qui l’a assailli toute sa vie se fait plus intense. La crise de l’âge mûr, « la saison tumultueuse des adieux » coïncide avec une situation politique qui ne l’est pas moins. La politique et la culture politique du gouvernement fasciste, tout comme sa rhétorique — « des mots en chemise noire » —, étaient une cause de trouble perpétuelle, l’un des facteurs déterminants de sa tristesse. À la fin des années 30, l’histoire était devenue pour l’écrivain une source continuelle de douleur et d’angoisse : « un cauchemar », une « fièvre », « une parodie sinistre ».
    Les fascistes « usurpaient » les noms et les mots-clefs du vocabulaire de Calamandrei, en en faussant scandaleusement le sens pour justifier leurs actions criminelles. Ils défiguraient les idées de « patrie », de « civilisation » et d’« humanité » aussi chères à Calamandrei que sa « maison de campagne ». Mussolini devient ainsi le « protagoniste » négatif du « drame » personnel de Calamandrei.
     Le Journal montre que Calamandrei jugeait le régime de Mussolini irrationnel, scandaleux et dangereux pour l’existence même de l’Italie. En juriste, il considérait les fascistes comme des criminels. Les lois raciales de 1938 l’avaient profondément indigné. Tout en repoussant les appels que les fascistes faisaient aux vétérans de la Grande Guerre de s’inscrire au Parti, il accepta malgré tout de participer à la révision du Code de Procédure civile, au moment où il était en train d’écrire l’Inventaire. Il était déçu de ne pouvoir influer sur la politique extérieure italienne, tout en en prévoyant les conséquences désastreuses dans son Journal secret. Troublé, et passionnément conscient du devoir moral d’agir « en bon citoyen », il ne trouvait pas de solutions aux contradictions auxquelles il devait faire face. Dans un certain sens, l’Inventaire constitue sa réponse à la question qu’il se posait lors du déclenchement de la guerre dans son Journal : « Comment échapper à ce terrible cauchemar ? »
    La crise intérieure de Calamandrei atteint son paroxysme au moment de l’attaque italienne contre la France : «  Angoisse poignante : on vit comme des ombres […] La France est finie : l’avenir est fini. Les jours qui se sont écoulés du 19 à aujourd’hui sont peut-être les plus angoissés de ma vie […] Le monde a changé : la France finie, c’est comme si le soleil s’était éteint : on n’en verra plus les couleurs. Désespoir. […] Ces jours passent comme un ouragan. Ma vie n’a plus le même sens, la même couleur : tout vit dans une atmosphère de rêve désespéré. Où allons-nous? […] On ne vit plus […] Fuir, repousser cette oppression, cet asthme psychique […] Obscurité absolue du monde […] Avilissement général : la Toscane prostituée83 […] Comment sortir de ce monde ? »

L’inventaire d’une maison de campagne comme remède à la mélancolie.
La « mélancolie naturelle et profonde qui se cache sous ma sérénité » s’intensifie après le suicide du père en 1931, quand Calamandrei déplore « un grand vide » que les mots ne sauraient exprimer, et avoue avoir toujours perçu la vie « comme une fuite rapide et mystérieuse vers la mort ». Quand la Seconde Guerre mondiale le jette à nouveau dans une crise sévère, la décision de composer l’Inventaire a tous les caractères d’une réaction : en mobilisant le pouvoir positif de l’imagination, l’écrivain traduit le silence, l’angoisse et les larmes en paroles. Il parvient à inventer une manière de lutter contre l’abdication symbolique liée à la dépression pour contrôler sa mélancolie et retrouver sa propre intégrité. L’« alphabet » de l’écrivain, ses clefs interprétatives, deviennent l’instrument de résolution de la crise. Le langage a valeur de vecteur de résistance, de lutte contre l’oppression et d’échappatoire. Le processus poétique active la dimension de la mémoire et des rêves : une enjambée vers l’enfance pour éloigner le fantôme de la mort. « La parole et l’image mythique […] deviennent une lumière, une aura lumineuse où l’esprit peut se mouvoir sans obstacles ». Malgré la censure fasciste, « les mots se libèrent » et peuvent prendre leur essor dans l’esprit de Calamandrei comme les papillons de l’Inventaire, « sans passeport », sur « les routes fantastiques d’un ciel sans frontières ».
    Dans un grave moment historique, face à la crise de l’âge mûr, le poète se remet en chemin dans un voyage hors du temps : « L’itinéraire se marquait en moi par des points de référence secrets, choisis selon une topographie hermétique dont moi seul possédais la clef […] Aux seuls signes que me donneraient des régions de parfums, des oasis de fraîcheur humide alternant avec une tiédeur traversée de soleil, je pourrais retrouver le chemin les yeux fermés […] Une intuition mystérieuse m’entraînait à reconnaître l’étroite parenté des aspects du monde les plus disparates. »
     La poétique est en germe dans le chaos de la crise, et les images, les couleurs, les sons, les sensations, les mots naissent du « nid des souvenirs ». Dans ses rêveries, le poète voyage dans une « douce époque de liberté », dans son « jardin d’enfance » — dans un paradis. Une « phosphorescence sentimentale » de souvenirs et de rêves — une réalité seconde de lumières, de cou- leurs, de sons et d’air — remplace l’« obscurité absolue », remplit « le vide » et calme les crises d’« asthme psychique » du poète.
     La lumière et le soleil se diffusent dans la poétique de l’Inventaire. L’auteur consacre une attention de peintre au dégradé des couleurs. Son livre ressemble à première vue à une œuvre impressionniste : l’air — élément vital de la vie — s’élève comme la première perception issue du souvenir, comme un jeu de lumières et de couleurs :  » Si je devais décrire ce qu’il y a à l’origine de la vie, […] je dirais que c’est un courant de poussière lumineuse qui çà et là parvient pour un instant à se figer dans une fleur ou une aile de papillon. « 
     Un arc-en-ciel, autre métaphore récurrente de la poétique de Calamandrei, éclaire sa mélancolie. Comme souvent dans le langage qu’il s’est forgé, l’image a aussi une connotation cognitive ; l’arc-en-ciel fournit au poète non seulement la lumière colorée des sens, mais celle de la raison :  » Mais est-il vrai que les paysages d’alors avaient les couleurs dont ils sont peints dans mon souvenir ? Mon regret d’adulte n’est-il pas le véritable artisan qui sait les révéler ainsi par magie, comme l’éloignement sait transformer la brume en arc-en-ciel ? […] Peut-être devrait-on en conclure que nous sommes les véritables inventeurs de la jeunesse, nous qui ne la possédons plus et la voyons avoir cette beauté dans nos souvenirs. »
    La recherche de la lumière, des couleurs et de l’air domine toute la poétique de Calamandrei. L’air est une métaphore fréquente du soulagement de la douleur psychique, de l’« asthme psychique ». Ce qui donne à l’Inventaire sa raison d’être, c’est l’effort de fabriquer un air respirable. Les événements de l’enfance se déroulent dans « une atmosphère fabuleuse ». Le monde de l’Inventaire est l’espace inventé d’une liberté, un espace situé hors « de la prison des villes » — hors de Florence envahie par le « carnaval fasciste », hors de la ville infestée par les « chants martiaux et guerriers, comme le sont aussi en Italie les chants des jeunes filles, qui ont pour refrain duce duce, ou boum boum pour aimable onomatopée de bataille ». S’évadant de cette atmosphère pesante et suffocante où les fascistes ont réussi « à rendre écœurants » jusqu’aux « chants des gamines », l’évocation de l’enfance dans l’Inventaire permet de retrouver une autre dimension : « Sitôt franchie la porte, la pantomime changeait de rythme et devenait une fable ».
     Dans la dimension du mythe, l’action destructrice du temps, de la mort et du fascisme s’effacent. Des êtres disparus depuis longtemps réapparaissent, issus de l’enfance : la solitude du poète se peuple de « rêveries » et d’ombres qui l’aident dans sa recherche des mots : « Ainsi quand on écrit et qu’il semble qu’il y a derrière soi, penchée sur soi, une présence aimée qui veille ». Les « rêveries » comblent les failles de la structure mentale de l’écrivain, elles en apaisent la souffrance. Le poète traduit ses « tristesses muettes » et ses larmes en mots et en récits, trouvant en eux une alternative au deuil, et attribue le mérite de ce remède à ses origines toscanes. Dans la culture toscane, les mots, les plaisanteries et les sourires sont des stratagèmes pour éviter les larmes et les imprécations. Il existe sans aucun doute une tradition toscane de maîtrise de la douleur par l’activité littéraire, de développement d’un art positif de la consolation. « Consolation » est l’un des maîtres mots du lexique de Calamandrei.

La grammaire de la douleur, de la consolation et de la résistance.
    Le mot « inventaire » peut renvoyer aussi bien au verbe « inventorier » qu’au verbe « inventer » — autant dire aux deux phases de l’« inventaire » métaphysique de Calamandrei. L’auteur fait à la fois un compte rendu des événements de sa vie, et un bilan des idées fondamentales de son discours. L’«inventaire» est surtout un compte rendu désolé des destructions et des pertes : « Les événements extérieurs » sont « aussi divers que ceux qui étaient espérés ou imaginés […] Les espoirs de 1919 se sont aujourd’hui presque tous transformés en désillusions ». À la différence de ce qui se passera dans la poétique politique qui suivra, les résultats attristants de l’« inventaire d’une maison de campagne » resteront tus pour la plupart. Les signes évidents des destructions ou des craintes de destructions matérielles, comme les accusations portées contre le fascisme, sont explicites dans le Journal, alors qu’ils sont à peine soulignés dans l’Inventaire, où les souffrances restent souvent inexprimées, implicites, cachées « entre les lignes », soustraites aux phrases.
     L’opération mentale et littéraire qui suit consiste à inventer pour résoudre la crise intérieure, recomposer l’intégrité du poète, reconstruire la « maison de campagne ». Il s’agit de retrouver et de récupérer les objets, les valeurs et les concepts-clés du discours de l’écrivain. Le processus poétique sert non seulement à rappeler, restaurer ou récupérer ces trésors, mais à les faire revivre de telle sorte qu’ils puissent nourrir le discours sur le présent. À ce stade de l’inventaire, mémoire, fantaisie et dons littéraires de l’écrivain s’unissent dans la lutte contre l’agonie et les ruines : ils s’associent dans l’invention de « rêveries » qui reconstituent les « fils » et les « liens » de l’âme du poète, bâtis- sant des ponts sur le « vide » de ses abîmes mentaux.
     Le texte poétique de Calamandrei constitue un dialogue en contrepoint entre « inventorier » et « inventer », ou encore, comme l’évoquait le critique Francesco Flora, un dialogue entre un adulte et un enfant. Calamandrei structure sa perception de la réalité et son discours en faisant se répondre « sujets douloureux » et « sujets consolateurs ». L’allure particulière de la construction syntaxique, qui frappe les lecteurs des éditoriaux que Calamandrei fait paraître dans Il Ponte, a son origine dans l’Inventaire, sinon même dans les œuvres littéraires de jeunesse. La grammaire du « langage de la liberté » est révélatrice à cet égard : dans la première phrase de l’unité syntaxique, Calamandrei adulte procède à une évaluation à la fois rationnelle et émotive de la réalité — la présentant comme une force oppressante, un problème ou un cauchemar ; dans la phrase suivante, l’enfant qu’il porte à l’intérieur de lui-même résiste en parlant la langue des rêves (« car la logique des enfants est celle-là même des rêves »). Les deux parties de l’unité syntaxique sont liées par une conjonction adversative (mais, toutefois, néanmoins). Cette structure récurrente (qu’on retrouve parfois jusque dans la construction des paragraphes) semble avoir un fondement psychologique. Le « mais » tout comme la « rêverie » qui suit ont valeur d’instruments de résistance à la mélancolie. Cette structure syntaxique, issue comme une arme du conflit intérieur de l’écrivain, se verra ensuite mise au service de la lutte politique dans la poétique civile que développera Calamandrei dans l’après-guerre. Si, dans l’Inventaire, les conjonctions adversatives sont conçues comme signe de résistance contre l’oubli de l’enfance, dans la poétique politique de l’après-guerre, de façon analogue et avec la même passion, elles servent la lutte collective contre l’oubli de l’héritage social et moral de la Résistance antifasciste.
    Dans l’Inventaire, le poète alimente la résistance contre l’oubli de l’héritage de l’enfance en lui-même et dans sa propre langue. Il exalte la liberté de jouer, de rêver, d’inventer combines et histoires ; la liberté du rêve et de la fantaisie, et la liberté de rire. La conjonc- tion adversative, souvent implicite mais active dans l’« invention » des « chères rêveries », résiste à l’oubli de l’énergie vitale, de la fraîcheur, des couleurs, de l’imagination poétique. Une part importante du mécanisme psychologique et littéraire fait naître la lumière, l’air et les couleurs dans la « chambre noire du cœur ».
     L’auteur de l’Inventaire perçoit souvent le monde à travers un voile de larmes. Cependant sa capacité de voir le monde à travers «le filtre de l’ironie»  est elle aussi essentielle à son discours; cette ironie fait même corps avec celui-ci, quand elle traduit le silence et les larmes privés dans le langage antifasciste, l’image poétique symbolisant souvent une résistance politique et culturelle. Elle fait le lien entre l’« inventaire » et l’« invention », jetant un pont sur l’abîme jusqu’au monde des fantaisies, des rêves et des souvenirs. Comme le montre Bergson, l’ironie met toujours en relation « l’être et le devoir être » et « donc […] le rire est une anesthésie momentanée du cœur ». Dans l’Inventaire, l’ironie s’interpose entre l’enfant lointain et le poète adulte fasciné par la mort et les ombres, entre les éléments de gaîté enfantine et le contenu funèbre qui sous-tend le discours de Calamandrei. Elle comble la distance entre le temps de la jeunesse et le moment de l’écriture, entre temps mythique et temps historique. Elle est intrinsèquement liée au récit de Calamandrei, comme une sorte de « sérum de vérité » : elle prévient d’une relation de sens très étroite entre les fables et la réalité, les « rêveries » et l’histoire. En donnant du sens à la fois à l’existence individuelle et à la réalité trans-individuelle, elle aide le poète à organiser son expérience, incite sa vérité à s’objectiver, et contribue ainsi à résoudre la crise intérieure. Le ton de l’ironie donne vie aux schémas syntaxiques de Calamandrei en révélant à la fois l’humilité et la chaleur de sa voix. C’est grâce à elle que l’auteur parvient à transformer son aventure personnelle en une bouleversante expérience humaine.

Les sources du style littéraire.
    Si Homère, Virgile, Dante et d’autres classiques inspirent les textes de Calamandrei composés dans un style d’une « haute et solide tradition », et si Carducci était le poète préféré de sa jeunesse, la « prose classique » de Calamandrei est aussi influencée par le « crépuscularisme », tendance littéraire issue de la culture décadente italienne du début du siècle. Cette influence représente un élément de modernité, qui imprime à son écriture « la mobilité inquiète de la sensibilité moderne ». L’Inventaire en porte la marque. Même si Calamandrei veut faire revivre dans Il Ponte non pas le climat crépusculaire, mais plutôt le patriotisme viril de Carducci, le crépuscularisme ne cesse pas d’être pour autant l’une des sources de sa poétique d’après-guerre.
     Si certains «petits poèmes» de jeunesse de Calamandrei sont typiquement « crépusculaires », dans l’Inventaire la culture crépusculaire est présente avant tout comme « condition de l’esprit », comme « paysage et climat ». L’idée selon laquelle l’art littéraire consiste à « raconter les larmes », le psychologisme excessif, le désir de combler un « vide » spirituel, la fascination de la mort, de la fatigue, de la monotonie et de l’absurdité de l’existence, comme la diction à mi-voix, l’ironie mélancolique et l’auto-ironie, sont autant d’éléments constituant l’« éloquence de la douleur » de Calamandrei. Le crépuscularisme peut avoir influencé l’emploi des conjonctions adversatives introduisant des « rêveries ». Le souvenir du « climat crépusculaire » du début du sicle, où le « petit enfant » avait valeur d’autorité — en opposition au surhomme de D’Annunzio — peut avoir incité l’écrivain à prendre pour interlocuteur son « moi » d’enfant, qui, par la fantaisie et l’imagination, construit un « sujet de consolation ». Le petit enfant crépusculaire — souvent moribond, faible, malade, ingénu et hypersensible dans les premiers poèmes de Calamandrei — devient un acteur de résistance dans l’Inventaire, résistance à la fois contre la mort et contre la culture fasciste. Une plainte d’enfant doucement murmurée semble défier les « discours virils », la rhétorique fasciste que Calamandrei décrivait comme « un mélange de d’annunzianisme de troisième zone, passé à travers une éloquence de marchands de foire, et de laconisme napoléonien ostentatoire, sous lequel on sentait la suffisance d’illettré et de mufle d’un adjudant ». Le petit enfant crépusculaire introduit dans la langue de Calamandrei une sensibilité particulière. Après avoir été amoureusement réadopté et en même temps ironiquement examiné durant les « explorations solitaires » entreprises par le poète dans l’Inventaire, il pénètre dans le langage de la Libération et aide à articuler les souffrances, les larmes et les silences de la nouvelle liberté, tout comme ses espérances.
     Même si le crépuscularisme peut avoir influencé la poétique de Calamandrei, les « sujets de consolation » proviennent d’un espace bien délimité « entre fable et mémoire ». Les contes et les fables fascinent l’homme mélancolique et le poète : ils ont le pouvoir de rappeler la mémoire de l’enfance et d’accomplir le miracle de la consolation. En temps de crise, la structure de la fable est identifiée à « la logique des enfants qui est celle-là même des rêves », et qui aide à retrouver l’équilibre. Plus le traumatisme est grave, plus l’élément fabuleux a d’urgence et de force de persuasion, comme si le besoin d’histoires était lié à la nécessité permanente d’intégrer des aspects de l’enfance dans la structure mentale de Calamandrei. Les éléments fabuleux deviennent les structures permanentes de son paysage intérieur, envahissant sa façon de raisonner et de rêver, modelant la perception de sa profession et sa conception de la politique, et construisant en même temps la trame de ses récits.
     Si Calamandrei avait écouté des histoires depuis l’enfance, le grand juriste, comme le souligne Giorgio Luti, avait été dès sa jeunesse un grand conteur, commençant à publier des fables lorsqu’il faisait ses études. Malgré l’abandon de la forme du conte dans les années 20, des éléments continuent à en transparaître dans ses textes. La langue poétique et féerique appartient à son expérience de jeune père : il raconte des histoires à Franco et observe, fasciné, le langage vivant et plein d’imagination de son fils. Calamandrei le note méticuleusement, l’analyse et ne l’oubliera jamais. Dans l’Inventaire, l’une des intentions du poète est de recréer « une atmosphère fabuleuse » : avec cette prose poétique, il considère comme des attributs légitimes de son « propre alphabet » des éléments fabuleux et miraculeux, des objets animés, des abstractions personnifiées. Et en effet, beaucoup de textes civils de Calamandrei peuvent se lire comme des fables : un célèbre historien turinois de l’antifascisme définit Calamandrei comme « un grand orateur politique » qui possède aussi le talent d’un « grand-père sachant raconter des histoires ».
    Mais des éléments fabuleux continuent de réapparaître dans l’écriture de Calamandrei. La fable emmène le poète hors de l’atmosphère obscure et brumeuse du couchant ou de l’aube, hors de l’indistinction des contours au crépuscule, vers la « lumière du matin ». C’est elle qui inspire la créativité de l’artiste, tout en ayant sur lui un effet thérapeutique. Pour Calamandrei, les fables étaient un univers alternatif en miniature. Le conte s’opposait à l’angoisse et au sentiment de vanité et d’absurdité : la solution finale confirmait la vérité de la thèse initiale — les lois morales fonctionnent, la justice triomphe, la bonté est honorée et célébrée comme la valeur suprême. En introduisant le sens, l’im- mortalité et l’éternité, le conte soignait l’angoisse intérieure de l’écrivain, et répliquait à la crainte que « rien ne survive et ne soit laissé ». Dans les contes, le miracle a lieu. Et c’est la conception même de Calamandrei que l’existence soit vécue comme un miracle — « le miracle de […] vivre, de se relever et de recommencer à regarder devant soi sans désespoir ». « Miracle », on le comprend, est donc un mot-clef dans tous les textes poétiques de Calamandrei, y compris les textes politiques. Déjà dans sa jeunesse, Calamandrei avait choisi la forme du conte « en quête d’un langage nouveau et plausible ». Il ne changera plus d’idée.

La fable comme sourire ambigu des pères étrusques.
     Dans l’Inventaire, Calamandrei invente donc « son propre alphabet », une langue qui permette de récrire son expérience inconsolable en une histoire accueillante aux miracles — en un mythe, en une fable. Pour résister au temps et à son caractère inexorable, comme pour résister au temps historique et à la douleur de l’instant présent, le poète invente une « lumière d’éternité » «hors du temps», où «le temps ne compte pas» et se voit sup- primé de la mémoire. En celle-ci, les heures du passé sont délivrées « de toute contingence historique » ; c’est dans la « lumineuse éternité» que se révèle le sens véritable de la réalité absurde. La lumière du mythe offre à la fois liberté et sécurité. Le poète regrette seulement de ne pas savoir la « fixer ». Elle ne peut naître que de l’acte d’écriture. L’Inventaire recrée « une lumière matinale » — celle des origines du jour, de la vie, de la « civilisation », de la « patrie » et de l’« humanité » chères à Calamandrei. Le poète du crépuscule, de l’« obsession du soleil couchant », du dernier rayon de lumière, fasciné par la mort et accablé par le processus de dégénérescence, parvient à « retour- ner» aux «années enchantées» de l’enfance, à cette «douce époque de liberté ». La lumière et l’air animent non seulement l’individu Calamandrei, mais en lui le citoyen et le patriote. Le poète se libère non seulement lui-même, mais il libère avec lui la Toscane soumise au fascisme. Il transforme par enchantement le paysage de l’enfance en un lieu magique de « lumineuse éternité », où les Étrusques remontent eux aussi du temps de l’enfance, ou d’un passé plus reculé encore.

le sarcophage des époux

Etrusques : le sarcophage des époux

     Les Étrusques réapparaissent comme une « rêverie » qui relie les fils différents de l’être de Calamandrei et apporte une consolation. Purifiés des contingences historiques, les «ancêtres étrusques » participent au « passage en revue de moi-même à moi-même» que l’auteur accomplit à la naissance de son «langage de la liberté ». Ils sont membres de la « famille » qui habite la « maison de campagne », contribuant à la légèreté de son atmosphère, à son « air de parenté ». Rappelant sa visite à un musée étrusque sous le fascisme, l’écrivain évoque « l’air de famille » qu’il y avait respiré. Les Étrusques habitaient le « nid des souvenirs » du poète. Lors de la composition de l’Inventaire, Calamandrei écrit à son ami Pietro Pancrazi qu’il a le sentiment d’avoir « grandi » sur les tombes étrusques et de percevoir « une parenté qui l’unit à ces morts », selon un fil que les millénaires n’ont pas rompu. Dans l’esprit du poète, les Étrusques représentent l’un des « fils hétérogènes issus des cordiers les plus différents » ; au même titre que ses aïeux, il les considère comme « les chers artisans lointains de son être». La vision des ancêtres étrusques crée une «harmonie familière» et confère une intégrité à la maison de campagne dans les années d’« écroulements ».
     Si le poète situait les Étrusques hors du temps, éternels et immortels, il les considérait aussi comme des êtres humains, de fragiles créatures mortelles auxquelles il pouvait s’identifier. Cette dualité lui permet de trouver une consolation à sa propre mortalité. Les voyant comme des « créatures éphémères comme nous », il apaise « l’angoisse de l’adieu dont chaque minute de notre vie est faite, aujourd’hui comme alors». Les Étrusques appartenaient à ces morts pensifs avec lesquels Calamandrei s’entretenait. Ils étaient les coauteurs de ses poèmes lyriques sur la mort.
    L’« air de famille » que Calamandrei respire au musée étrusque est un antidote thérapeutique à son « asthme psychique » mais aussi politique à la « touffeur morale » du régime fasciste. Les pères étrusques empêchent le poète de se sentir un étranger et peuplent sa solitude : ils servent aussi d’interlocuteurs sociaux. Ce sont des citoyens toscans, qui aident Calamandrei à édifier sa religion civile. Les Étrusques forment une composante importante de la pietas toscane : « Ce sentiment presque religieux de parenté que nous observons, nous les Toscans, à l’égard de nos ancêtres étrusques ». Pénétrant dans le discours de Calamandrei sur la « relation entre création et société », les Étrusques étaient conçus comme des prophètes légendaires d’une « religion de la liberté » antifasciste dans les années mussoliniennes. Leur « présence souterraine » préfigure la résistance au fascisme : dans leurs nécropoles, les Étrusques étaient les « gardiens souterrains » de la « civilisation ». Les « pacifiques Étrusques » qui « se retirent vaincus dans leurs refuges funèbres» au temps des Romains, apparaissent à nouveau à Calamandrei quand, sur les routes d’Italie, semble résonner à nouveau « le pas romain des “ légions en carré ” ». Les Étrusques conspirent métaphoriquement contre la domination fasciste surtout après 1939, quand ils deviennent un « sujet interdit » du gouvernement fasciste.
     Les « hypogées enfouis » des Étrusques et « les fleurs qui se nourrissent de leurs cendres » symbolisent la résistance de la terre italienne dans des temps privés d’espérance : « Telle est l’Italie : même en étant optimiste, on ne parvient pas à trouver un peu de sol résistant, où que l’on tâte du pied. De tous côtés on sent glisser la fange et la pourriture. »
     Le poète décrit les Étrusques comme des êtres mesurés et pensifs, comme des « personnes civiles, aimables et discrètes ». À la différence des fascistes, ils n’avaient pas obscurci la « lumière d’humanité » qui baigne le paysage toscan. Ils n’avaient pas trahi « le style des lieux, ses retouches discrètes ». Comme la culture de Calamandrei, le charme et le style de la culture « souterraine » des Étrusques tirent leur origine des «horizons limités» et de la « douceur » du paysage toscan, qui inspirent « le goût de l’harmonie et de l’aménité » et avec lui « une tendresse éperdue ». Les Étrusques mythiques se dressent comme des modèles et des héros de l’antifascisme culturel toscan. Le rêve des Étrusques éclaire la vision d’une identité italienne post-fasciste et inspire la « rêverie » sur « le vrai visage de l’Italie ».
     La rareté des sources historiques donne un air de mystère à la culture étrusque qui convient admirablement à l’esprit conteur de Calamandrei en créant une atmosphère d’« au-delà » et en introduisant une saveur burlesque de jeu sophistiqué. Le jeu entre fantaisie et ironie caractérisait déjà les contes de jeunesse de Calamandrei ; mais la fable sur les Étrusques reflète aussi l’expérience des « meilleures années de la vie » du poète, vécue sous le pouvoir de Mussolini. Confronté pendant des années à la pression quotidienne du fascisme, Calamandrei s’était construit un mécanisme de défense où les notions de culture et de style, les principes politiques et moraux qu’il s’était forgés dans sa jeunesse sous le toit de Rodolfo Calamandrei et dans l’Italie pré-fasciste, devaient être protégés pour survivre et servir de pierres miliaires de son microcosme antifasciste. Se fondant sur les règles de ce mécanisme de défense, le poète fait un usage subversif du caractère mystérieux des Étrusques. Ceux- ci, « humbles » et « muets », disparus depuis près de deux mille ans, conspirent pourtant contre Mussolini, se moquant du Romain détesté et de ses «discours virils» mégalomaniaques. Même si leur langue n’a jamais été déchiffrée et que les «ancêtre étrusques» ont « mystérieusement disparu sans avoir révélé le secret de leur langage », ils demeurent « cependant vivants et présents dans la langue que nous parlons ». « Disparus en silence », sans pouvoir révéler leurs « tristesses muettes », ils ont laissé en héritage « un accent familier » dans le parler florentin. Si le fascisme représentait aux yeux des intellectuels qui s’y opposaient une machine à écraser la nature florentine de la langue italienne, les Étrusques nourrissaient en Calamandrei la conscience de la culture toscane, redonnant de la force à son langage civil. Grâce à eux, se reformaient les idées de « patrie », d’« humanité », de « peuple » et de « civilisation » qui deviendront les protagonistes de ses fables politiques de l’après-guerre.
Avant que la « patrie », entendue comme équivalent de l’Italie civile, réapparaisse dans le discours de Calamandrei, elle devait survivre dans la « maison de campagne » aux « années de profond malheur » à l’oppression fasciste, et errer comme le poète dans le paysage de l’Inventaire. Revenant d’une visite dans une nécropole étrusque, Calamandrei «[se] surprend à murmurer pour [lui]-même un mot qui [lui] semble inventé à l’instant, tant il y a en lui de mystère et de fraîcheur : “ patrie ” ». L’Inventaire s’achève par ces mots: «Toscane, notre douce patrie». Cette «rêverie» poursuivie «d’une fenêtre qui donne sur la mer» durant les vacances de Calamandrei, apparaît comme un talisman protégeant de la « Toscane prostituée » qu’il invective dans son Journal. Allant de cauchemar en consolation, « cette terre » devient chère et familière. Le poète éprouve pour sa « patrie » une « tendresse éperdue, comme celle qu’on ressent pour la maison paternelle que nous avons quittée, et où nous voudrions rentrer pour y mourir en paix ». Les pacifiques Étrusques font cicatriser les blessures intérieures de Calamandrei : l’image de la tache de sang devant la véritable « maison paternelle », celle de Rodolfo Calamandrei, après le suicide du père, et le traumatisme de l’Italie « assassinée » par son propre gouvernement. Les «pères étrusques», ces «hommes auxquels nous ressemblons jusque dans les traits de notre visage » accueillent le poète dans ce paysage doux, bienveillant et familier : dans les années « d’infinie tristesse» du fascisme et de la guerre, les cendres des Étrusques sur lesquelles il avance offrent un « sol résistant » à son existence.
     L’écho des Étrusques appartient aux « voix familières » du paysage toscan et de la « maison de campagne », inspirant un style qui semble répéter la physionomie de la « patrie » toscane : « Pays où chaque sourire s’achève en tristesse, où l’on cache ses larmes sous une boutade pour ne pas ennuyer ceux qui les remarqueraient. »
     C’est comme si le poète s’efforçait d’imiter le «sourire ambigu de statues qui ne veut point paraître de la douleur », celui des effigies funéraires de ses pères et concitoyens étrusques. La « rêverie » sur les Étrusques est l’une des nombreuses « variations sur le thème » de la force rédemptrice de l’« éternel retour » aux origines, de la conviction que la reconstitution des fils de la mémoire évite la désagrégation de soi-même et celle de la patrie.

La parabole des papillons.
     Selon Calamandrei, l’art et la poésie sont « une contemplation rêveuse du monde ». Dans la parabole des papillons, il élabore le schéma de son procédé poétique : les papillons s’élèvent de la terre, volent dans le ciel pour faire l’expérience de la liberté des airs, contemplent du haut les prés fleuris et scrutent la carte du paysage. Après cette aventure psychologico-épistémologique, ils reviennent vers la terre. Leur « migration perpétuelle vers la terre » est analogue au mécanisme de la créativité littéraire chez Calamandrei. Vanesses, piérides — après leur vol, ces voyageuses sont sereines et heureuses. « Je n’ai jamais eu l’impression qu’elles fussent fatiguées ou perdues », dit le poète de ces créatures qui semblent conquérir l’harmonie par leurs seuls efforts. Les élégants papillons antifascistes demeurent modestes, « éduqués à l’école de ces horizons mesurés », comme les Étrusques — cette école où Calamandrei avait été un étudiant humble et heureux, pour y devenir ensuite un maître dévoué —, préservant ainsi le doux style toscan, qui leur permet qu’« un rien suffise à leur élégance discrète ».
L’aventure des papillons a aussi un aspect linguistique : chacun d’eux, pendant son vol, tandis qu’il contemple la terre du haut, « découvre ainsi le sens magique de certaines teintes et l’alphabet de certaines arabesques ». Comme les papillons crépusculaires, Calamandrei cherche à découvrir son langage interprétatif, à lire « à l’intérieur de soi-même, avec son propre alphabet ». En même temps, dans sa lutte pour résister à la pression de l’« alphabet » fasciste, le futur poète de la Résistance et du « langage de la liberté » préfère «exprimer son génie sur ses propres ailes» «au lieu de coopérer de façon aveugle et anonyme à la construction de la ruche commune ». Après l’Inventaire, la prédilection de Calamandrei pour les papillons deviendra notoire chez ses amis et lecteurs.

L’Inventaire comme chapitre de l’autobiographie de Calamandrei.
Comme l’écrit le critique Piccone Stella, « le temps de Calamandrei n’est pas un temps perdu et retrouvé, mais toujours un temps présent […] Son chant est toujours une confession, une définition de soi-même, une autobiographie ».
     Écrivant cette « autobiographie », Calamandrei précise : « La journée où se révéla à mes yeux […] le miracle des cham- pignons, est l’une de celles qui ont le plus compté dans ma vie. Si je disais que ce fut pour moi une journée historique, on aurait tort de sourire : car chacun déchiffre en soi-même, avec son propre alphabet, les circonstances –insignifiantes au regard extérieur — qui ont fait partie des étapes décisives de son histoire ».
     Le souvenir de l’enfance prend l’homme adulte par surprise, le fait revivre, et la mémoire de sa « frénésie enfantine » devient une source d’énergie vitale et d’inspiration artistique. Mais quand le poète cinquantenaire veut « retrouver » cet enfant dont il est la continuation et le seul gardien des secrets, le souvenir est « ambigu et fuyant ». La figure du père du poète se révèle plus proche — un homme âgé, marqué par la tristesse et les rides, dont il reproduit « le timbre de la voix et la façon de marcher ». L’Inventaire est un voyage « en quête des morts et de moi-même ».
     Ce texte forme un chapitre du dialogue constant de Piero avec son père : un pas vers l’acceptation de son suicide, et vers l’identification du fils avec le père. Les « rêveries » de l’Inventaire sont une phase de la résistance de Calamandrei à une composante de l’héritage paternel, la mélancolie. Le poète s’identifie et en même temps prend ses distances avec l’image d’un homme « aux yeux perdus, tourmenté » ; il se révolte contre sa mélancolie en décrivant son refus de l’« assujettissement » à un « silence obligé » à la table familiale, imposé par le mélancolique Rodolfo à Piero enfant. En ce sens, l’Inventaire est un chapitre additionnel aux Colloqui con Franco.
Il y a aussi, dans l’Inventaire, des pages consacrées au souvenir frustrant du « premier amour » du poète enfant pour une loin- taine cousine. À l’inverse, la relation fondamentale de sa vie — l’amour pour son épouse — ne devient jamais un thème littéraire : peut-être parce que son mariage avec Ada Cocci fut un mariage heureux.

« Sauver l’âme. »
     Comme j’ai cherché à le montrer, on peut déchiffrer des sens multiples dans la poétique ambiguë, ironique, subtile et souvent critique de Calamandrei, dans la mesure où celle-ci s’oppose à autant de « silences obligés ». Les papillons, les Étrusques ou le bruissement des forêts toscanes consolent le poète et lui murmurent des mots de résistance contre le vacarme, les couleurs et les masques du « carnaval fasciste » — contre la rhétorique stridente des « discours virils » de Mussolini, les « chants sur commande », et contre la conception fasciste de l’humanité et du monde. La poétique de l’Inventaire se place entre le refuge et la révolte contre tous les types de torture, les supplices infligés aux créatures vivantes comme « les instruments de torture qu’on admire à Nuremberg ».

l'équipe nationale de football italienne en 1934l’équipe nationale de football italienne en 1934

     La contemplation de la vie des insectes dans son organisation, la contemplation des fleurs des campagnes toscanes, des arbres et des champignons dans les bois, rappelle les problèmes de l’existence humaine. Calamandrei suggère humblement, avec un sourire triste teinté d’ironie, son idée de la vie commune dans la cité et son idéal de société, où les lois ne sont pas en contradiction avec celles « de la physiologie » ni avec « le rythme du cœur » : les cigales n’ont pas de raison de se révolter contre leur gouverne- ment, « de même qu’aucun d’entre nous n’aurait l’idée de comploter contre la tyrannie du cœur qui nous impose son rythme ». Se fondant sur les concepts retrouvés d’« humanité », de « patrie » et de « civilisation », l’écrivain annonce, dans les années 1939-1941, un style alternatif, non officiel, celui de sa « manière d’être antifasciste ». Son langage, apparemment ingénu et politiquement inoffensif, prononce la résistance au fascisme. Comme si Calamandrei suivait le conseil que lui donnait en exil l’historien Gaetano Salvemini : « Résistez en silence, attendez, ne faites pas de gestes inutiles : veillez à sauvez l’âme ».

La reprise de l’Inventaire dans le « langage de la liberté ».
     Les récits de jeunesse, les souvenirs de la Grande Guerre, le langage subversif qui se déchiffre « entre les lignes » des conférences juridiques de Calamandrei, le silence de l’Éloge des juges écrit par un avocat — tous ces éléments se retrouvent dans le « lan- gage secret » de l’Inventaire d’une maison de campagne. Même si le poète le définit d’une plume ironique comme « un petit livre de souvenirs lointains », le texte forme plutôt une « reprise » qu’un souvenir de l’expérience vécue : « reprise » dans l’acception de Kierkegaard, c’est-à-dire un processus semblable au souvenir, mais orienté vers l’avenir, vers le bonheur et la vertu, qui préserve la continuité dans la perspective même du renouvellement.
     Calamandrei écrit « pour une mémoire à venir ». Le lecteur peut mesurer combien tous les textes de la maturité sont liés à une grande crise historique. Le texte lyrique anticipe par beaucoup d’aspects la poétique politique militante qui suivra : les «rêveries» sur Beccaria ou sur les martyrs de la Résistance reprennent en un sens le paradigme des Étrusques. L’Inventaire est une tentative de « langage de la liberté » qui annonce bien des années à l’avance le retour de la liberté civique en Italie.
    Dans l’Inventaire, le poète, confiné dans sa maison de campagne, déplore que chacun, parmi les hommes comme parmi les plantes, vive et meure sous le régime cellulaire […] Le jour de mon chagrin le plus désespéré, le tremblement de mon angoisse ne parvient pas à franchir le cercle clos de mon cœur.
     Ce n’est qu’au moment où Calamandrei revient dans Florence libérée et détruite, à la fin du moins d’août 1944, que sa maison de campagne s’agrandit aux dimensions d’une « grande maison fraternelle ». L’art de jeter des ponts sur ses propres abîmes intérieurs et la capacité de trouver une voix malgré le « grand gouffre de silence » ont été appréciés par beaucoup d’auditeurs à Florence et dans les autres régions d’Italie où les ponts et les mai- sons étaient en ruines. En 1944-1945, l’art de fabriquer un sol résistant sur les cendres de « nos morts » et sur les décombres était fondamental après le « tremblement de terre » de l’histoire. La poétique de consolation et de reconstruction trouve sa raison d’être publique dans le « labyrinthe de ruines » à quoi l’Italie semble se réduire. Les discours de Calamandrei étaient aimés des Italiens qui concevaient leur antifascisme comme une culture politique alternative, comme l’opportunité de construire une Ita- lie différente avec une âme meilleure. Au moment de la Libération, c’est du trésor que constitue la poétique de l’Inventaire, des mots et des histoires élaborées par l’écrivain dans sa lutte privée contre la mélancolie, que naissent « comme par miracle » les armes de la lutte politique pour la démocratie. Les ombres paternelles et fraternelles animent l’éloquence au profit de la répu- blique, de la constitution démocratique, d’un programme de réformes sociales.
     Pourtant, le «langage de la liberté» n’était pour l’essentiel qu’une étape dans l’effort incessant du poète d’atteindre l’intégrité — dans sa recherche des « liens », des « fils de l’existence », des traces des morts, des « fils de la mémoire ». Les différents stades de l’existence du poète semblent pris dans ces « fils de la mémoire » : « …de la même façon, s’il existait un fil de mémoire entre les différentes phases de sa métamorphose, le papillon devrait retrouver, déposés en soi, les rêves de la chrysalide; »
     Les « rêveries » dans la revue Il Ponte comblent « le grand vide ineffable », les « tourbillons » de « silence, de silence vide et désolé » ;  elles aident à affronter les ruines indescriptibles et les « horreurs indicibles » auxquelles un être humain est confronté face à l’histoire. Après la Libération, le poète apprend à « mesurer la douleur » et à organiser les événements de la vie civile et de l’histoire — qui se présentent sous la forme de « cauchemar », de « fièvre », d’« ouragan », de « tremblement de terre » — dans un apologue. Puisque l’histoire se présente comme une « parodie sinistre » et un « horrible apologue », Calamandrei la récrit comme une fable — comme une « histoire plus consolante », un récit où les douleurs, purifiées, « ne font plus souffrir ». Pour lui, la liberté de l’Italie post-fasciste est «un moment où l’on a presque autant besoin de consolation que de pain ».
     Dans un jugement partagé par Alessandro Galante Garrone, le philosophe Norberto Bobbio écrit que la « saison heureuse » de Calamandrei, celle de la poétique civile, « fut un des miracles de la liberté (qui, à dire vrai, n’en a pas fait beaucoup dans notre pays) ». Les mots, les images, les phrases et les histoires de la rhétorique politique de Calamandrei apparaissent indubitablement comme un miracle, comme les « papillons et les oiseaux » qui accompagnent dans la fable de jeunesse la naissance du printemps. De la même manière, son « langage de la liberté » semble naître d’on ne sait où, « peut-être de l’air lui-même ». L’atmosphère de la Toscane libérée rappelle à Calamandrei l’air des origines, l’air du mythe, « un air pur et transparent comme si c’était le premier matin du monde ».
      À la fin de la guerre en Italie, au printemps 1945, Calamandrei écrit : « Je ne sais si cette peine, ce sens du vide qui me paralyse presque, est joie ou douleur : douleur inguérissable ».
     La douleur était causée par les destructions, ressenties comme « bombardement des souvenirs ». La joie naît de la Libération : « le nid des souvenirs », jalousement défendu contre les « intrus » dans l’Inventaire, est à présent libéré et ouvert dans l’engagement public. Le « chagrin le plus désespéré », le « tremblement de l’angoisse » du poète, comme ses rêves, ses souvenirs et ses fables, deviennent des particules de l’atmosphère de la vie publique italienne de l’après-guerre.
     Avec la Libération de l’Italie, le silence politique de l’antifas- cisme prend fin et le langage antifasciste se libère. Le citoyen et le poète en font plus qu’un. Dans son « alphabet » de la libération, Calamandrei appelle la liberté « une seconde naissance ».   Après la naissance, il ne peut y avoir que l’enfance, et la poétique civile en devient un reflet, ou, mieux, elle devient une réplique de la « seconde vision de l’enfance » déployée dans l’Inventaire d’une maison de campagne.
     Mais le langage civil de Calamandrei fait plus que reproduire la poétique de l’enfance, avec sa passion pour les inventions facétieuses et les contes à fin heureuse. Dans l’Inventaire déjà, le poète était en quête non seulement de lui-même, mais de ses morts. Il tâchait d’inventer, avec le langage des origines, « un langage secret de l’au-delà ». Le monde littéraire « crépusculaire » de la jeunesse avait affaire, en fin de compte, avec la mort autant qu’avec l’enfance. L’Inventaire était déjà, en un sens, « un exercice spirituel pour s’habituer à la pensée de la mort ». La mort était « la maîtresse de la maison de campagne », une maîtresse puissante, à qui le livre est dédié. Les Étrusques et les autres ombres évoquées par l’imagination contribuent à créer l’« alphabet » du poète, qui lui permet de formuler son «congé fatal», son «adieu» au « monde ensanglanté » et « doux » à la fois. Les ombres de l’Inventaire étaient déjà convoquées pour construire un avenir imaginaire, « un au-delà », un espace qui semblait servir toujours davantage, dans la poétique de la maturité, de « rêverie » consolante — comme le futur « nid » de mort du poète, un lieu de paix et de « libération » des tourments de ce monde, habité par les parents, les amis, les poètes aimés et d’autres personnes chères ; une sorte de maison, une version du « jardin » du paradis opposé au « no man’s land ». En ce sens aussi, la poétique de l’Inventaire continue à se déployer dans « le langage de la liberté ».
     Dans la « rhétorique politique » de Calamandrei, les ombres des « martyrs » de la Résistance se détachent parmi « nos morts ». D’une certaine manière, chaque discours public de commémoration est aussi un discours extrêmement privé, un discours de bienve- nue aux camarades antifascistes tombés dans un « nid de mort » amical, un paradis, un « au-delà » antifasciste. Même si la mort les condamne au silence, les martyrs de la Résistance ou les victimes du fascisme acquièrent une voix dans les textes politico- poétiques de Calamandrei. Cette voix, qui vient de la sphère de l’« éternelle lucidité », prolonge en même temps ses échos dans l’élaboration du caractère de la démocratie italienne de l’après-guerre. « Nos morts » continuent de participer à la vie politique en défendant le sens et l’héritage de la Résistance et en parlant pour Calamandrei. Son expérience de vie lui montrait que les anti-fascistes n’avaient pas lutté et n’étaient pas morts en vain, et que les valeurs de la Résistance n’avaient rien de « vague ». Comme « nos morts » dans l’Inventaire, les ombres des antifascistes disparus sont « de chères présences qui veillent » tandis qu’il écrit ses éditoriaux pour Il Ponte et ses discours politiques. Leurs voix angéliques qui flottent dans l’air réconfortent le poète chaque fois que revient l’« asthme psychique ». « Ce sont des légendes : mais c’est de ces légendes que l’air d’ici est fait », affirme Calamandrei dans sa dernière fable lyrique sur le paysage de son existence et le secret de sa résistance.

Jana MRÁSKOVÁ. (Traduit de l’italien par Christophe Carraud.)

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