poésie de l’échappée belle : Nicolas Bouvier (1929-1998), poète genevois

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Nicolas BouvierNicolas Bouvier (1929-1998)

« La calamiteuse météorologie de ma ville natale, Genève, nous garantit de nombreux jours de pluie. Sombres dimanches où je dévorais, entre six et sept ans, tout Jules Verne, Curwood, Stevenson, London, Fenimore Cooper, à plat ventre sur le tapis de la bibliothèque. A huit ans, je traçais avec l’ongle de mon pouce le cours du Yukon dans le beurre de ma tartine. Déjà l’attente du monde : grandir puis déguerpir. » – L’échappée belle

    Nicolas Bouvier est un écrivain, photographe, iconographe et voyageur suisse, né le 6 mars 1929 au Grand-Lancy et mort le 17 février 1998 à Genève. 
   Fils du bibliothécaire Auguste Bouvier et d’Antoinette Maurice, Nicolas Bouvier passe une partie de son enfance à rêver le monde, hypnotisé par les couleurs des atlas de géographie. Des heures de lecture clandestines finissent de donner à l’enfant le goût d’aller voir ailleurs. Encouragé par son père qui voyagea, en quelque sorte, par procuration à travers son fils, Nicolas Bouvier part pour son premier voyage, effectué en solitaire, en Norvège, à dix-sept ans. Il est chargé de rapporter des timbres à son père, pour sa collection. Il suit des cours d’histoire médiévale, de sanskrit et de droit à Genève.
    1948, il est envoyé en reportage en Finlande par le journal La Tribune de Genève, puis en 1950, voyage dans le Sahara algérien pour le quotidien Le Courrier.
    En 1951, il effectue un premier voyage au long cours, avec Thierry Vernet et Jacques Choisy, de Venise jusqu’à Istanbul. Puis, en juin 1953, il repart en Fiat Topolino avec Thierry Vernet de Belgrade à Kaboul à travers la Yougoslavie, la Turquie, l’Iran et le Pakistan. Cette première partie du voyage est racontée dans L’Usage du monde, un livre devenu culte. Après un an et six mois de voyage, les deux amis se séparent, Thierry Vernet rejoignant son amoureuse à Ceylan, et Nicolas Bouvier continuant seul sa route à travers l’Inde afin de gagner la Chine. La route étant fermée pour des raisons politiques, il gagne Ceylan où, malade et déprimé, il reste sept mois. Il décrira ce séjour dans Le Poisson-scorpion, publié en 1982 près de vingt-cinq ans plus tard. Il finira par embarquer en octobre 1955 sur un bateau français des Messageries maritimes qui le conduira au Japon, où il restera une année, rédigeant des articles pour les journaux et magazines japonais. Il rentre par bateau à Marseille fin1956. Son expérience du Japon, augmentée d’autres séjours plus tardifs, donneront lieu à Chronique japonaise en 1970.
    En 1958 il épouse Éliane Petitpierre, fille du conseiller fédéral Max Petitpierre et nièce de Denis de Rougemont, à Neuchâtel; puis le couple s’installe à Cologny. De 1958 à 1963 (année de la mort de son père), il effectue des travaux d’iconographie pour l’OMS et la Nouvelle Bibliothèque Illustrée des Sciences et des Inventions des Éditions Rencontre. Au fil de ses travaux il constitue d’abondantes archives personnelles constituées notamment d’estampes populaires et de planches techniques. De 1964 à 1965 ils séjourneront au Japon avec leurs deux enfants. D’autres voyages en Asie (Japon, Corée du Sud, Chine) ou en Europe (Irlande, Îles d’Aran) suivront.
    L’œuvre de Nicolas Bouvier, jusqu’à récemment peu connue du public français, et notamment universitaire, est pourtant considérée comme un chef-d’œuvre de la littérature de voyage. L’Usage du monde, publié à compte d’auteur en 1963, a contribué à redéfinir la littérature de voyage au xxe siècle, et est aujourd’hui une référence pour de nombreux voyageurs et écrivains. Bouvier expérimente aussi d’autres genres littéraires, comme le récit poétique ou le récit illustré, « iconotexte » qui se présente comme un « patchwork », étroite collaboration entre texte et images (les dessins de Thierry Vernet). Chez Bouvier, l’écriture nait du voyage et de la contemplation que ce dernier procure. François Laut, dont la biographie de l’écrivain a pour sous-titre L’Œil qui écrit, ne s’y était pas trompé. Atteint d’un cancer, Nicolas Bouvier meurt le 17 février 1998. Il est inhumé à Cologny.   (Crédit Wikipedia).

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     « Comme une eau, le monde vous traverse, et, pour un temps, vous prête ses couleurs. Puis, se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »

L’Usage du monde

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Love song III

Quand tisonner les mots pour un peu de couleur
ne sera plus ton affaire
quand le rouge du sorbier et la cambrure des filles
ne te feront plus regretter ta jeunesse
quand un nouveau visage tout écorné d’absence
ne fera plus trembler ce que tu croyais solide
quand le froid aura pris congé du froid
et l’oubli dit adieu à l’oubli
quand tout aura revêtu la silencieuse opacité du
houx ce jour-là
quelqu’un t’attendra au bord du chemin
pour te dire que c’était bien ainsi
que tu devais terminer ton voyage
démuni
tout à fait démuni
alors peut-être…
mais que la neige tombée cette nuit
soit aussi comme un doigt sur ta bouche

Genève, décembre 1977

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Love song II

Si vous voulez
peignez haut dans l’air sec vos icônes de neige
entourez-les de majuscules ornées
pendant que les flocons fondent sur votre langue
alléluia ! Moi j’ai d’autres affaires
je traverse en dormant la nuit hémisphérique
derrière le velours de l’absence
je retrouve à tâtons l’amande d’un visage
soie ancienne
les yeux couchés dedans
fenêtres où je t’ai vue tant de fois accoudée
frêle et m’interrogeant
comme un signe ou comme un présage
dont on n’est pas certain d’avoir trouvé le sens
Le chant vert du loriot ne sait rien du silence

Nord-Japon, hiver 1966

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La dernière douane

Depuis que le silence
n’est plus le père de la musique
depuis que la parole a fini d’avouer
qu’elle ne nous conduit qu’au silence
les gouttières pleurent
il fait noir et il pleut
dans l’oubli des noms et des souvenirs
il reste quelque chose à dire
entre cette pluie et
Celle qu’on attend
entre le sarcasme et le testament
entre les trois coups de l’horloge
et les deux battements du sang
Mais par où commencer
depuis que le midi du pré
refuse de dire pourquoi
nous ne comprenons la simplicité
que quand le cœur se brise

Genève, avril 1983

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C’est l’été le plus chaud du siècle    Chine : Oracle gravé sur une coquille de tortue
le jour le plus chaud de l’été
les ouvrières ont la nuque rasée
et des éventails en papier
Au terminus de la ligne 23
ce matin j’ai appris dix caractères chinois
je suis monté dans cet autobus rose
qui passe un col à l’ombre des bambous
marché le long de la rivière
marché, nagé et maintenant : 
le soleil est un fil à plomb
au fil de l’eau passe une figue mordue
les plumes d’un poulet tué par le faucon
Rainettes, salamandres, libellules
le ciel est une éponge grise
trois montagnes font le dos rond
Sur les bornes de la rizière
il est écrit que la vie est fumée
j’en ferai ma fumée à moi
allongé au frais dans ce cimetière
entre Ayabé et Miyama
j’ai oublié dix caractères chinois

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La chanteuse a les yeux cernés de fatigue
j’aime beaucoup cette musique d’assassins
Un coup d’archet strident tranche une gorge
cithare et clarinette saignent
en grappes de groseilles tièdes

La voix de cette femme : rêche, bourrée de sang
elle module et se plaint
elle éteint les étoiles
Tout est désormais plaie et douceur

in Le Dehors et le Dedans

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Le duché de Savoie de Boileau de Bouillon. 1579Le duché de Savoie de Boileau de Bouillon. 1579

Hommage à la géographie ancienne

  Cartulaire de mon cœur
  paroles du monde ancien
  vieux mots usés et sages
  qui pour un temps m’aviez fait compagnie
  et si souvent porté secours
  d’où me revenez-vous ce soir ?
  bourdonnants, suspendus à mon cou
  flammèches ou abeilles
  sur l’étole du prélat défroqué

  Mots du secret, du souci et de l’ombre
  murmures, portée de rats, fourrure du souvenir
  frileusement nichés sur mes genoux
  que d’anxiété dans ces brillantes prunelles
  qu’attendez-vous encore de moi ?
  voilà si longtemps que nous nous sommes quittés

  Il fait noir dans la cuisine
  un peu d’alcool brille au fond du verre
  tu te tais alors qu’il faudrait que tu hurles
  Judas des mots
  et tu n’as pas fini de payer ton silence

  Genève, hiver 1977 – In  Œuvres, Le Dehors et le Dedansp.865 – © Gallimard, 2004

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    J’aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée. Mais s’il y a plaie, ulcère, boutonnière de chair mal fermée, peut-être pourrez-vous tout de même vous assoupir un peu, car elle ira là, au plus pressé, et il faut voir quelle immobilité grisée remplace son odieuse agitation. On peut alors l’observer à son aise : aucune allure évidemment, mal carénée, et mieux vaut passer sous silence son vol rompu, erratique, absurde, bien fait pour tourmenter les nerfs – le moustique, dont on se passerait volontiers, est un artiste en comparaison.

     Cafards, rats, corbeaux, vautours de quinze kilos qui n’auraient pas le cran de tuer une caille; il existe un entre-monde charognard, tout dans les gris, les bruns mâchés, besogneux au couleurs minables, aux livrées subalternes, toujours prêts à aider au passage. Ces domestiques ont pourtant leurs points faibles – le rat craint la lumière, le cafard est timoré, le vautour ne tiendrait pas dans le creux de la main – et c’est sans peine que la mouche en remontre à cette piétaille. Rien ne l’arrête, et je suis persuadé qu’en passant l’Ether au tamis on y trouverait encore quelques mouches.

    Partout où la vie cède, reflue, la voilà qui s’affaire en orbes mesquines, prêchant le Moins – finissons-en…renonçons à ces palpitations dérisoires, laissons faire le gros soleil – avec son dévouement d’infirmière et ses maudites toilettes de pattes.

    L’homme est trop exigeant: il rêve d’une mort élue, achevée, personnelle, profil complémentaire du profil de sa vie. Il y a travaille et parfois il l’obtient. La mouche d’Asie n’entre pas dans ces distinctions-là. Pour cette salope, mort ou vivant c’est bien pareil et il suffit de voir le sommeil des enfants du Bazar (sommeil de massacrés sous les essaims noirs et tranquilles) pour comprendre qu’elle confond tout à plaisir, en parfaite servante de l’informe.

    Les anciens, qui y voyaient clair, l’ont toujours considérée comme engendrée par le Malin. Elle en a tous les attributs : la trompeuse insignifiance, l’ubiquité, la prolifération foudraoyante, et plus de fidélité qu’un dogue (beaucoup vous auront lâché qu’elle sera encore là).

    Les mouches avaient leurs dieux : Baal-Zeboub (Belzébuth) en Syrie, Melkart en Phénicie, Zeus Apomyios d’Elide, auxquels on sacrifiait, en les priant bien fort d’aller paître plus loin leurs infects troupeaux. Le Moyen-Age les croyait nées de la crotte, ressuscitées de la cendre, et les voyait sortir de la bouche du pécheur. Du haut de sa chaire, saint Bernard de Clairvaux les foudroyait par grappes avant de célébrer l’office. Luther lui-même assure, dans une de ses lettres, que le Diable lui envoie ses mouches qui “ « conchient son papier” « .

    Aux grandes époques de l’empire chinois, on a légiféré contre les mouches, et je suis bien certain que tous les Etats vigoureux se sont, d’une manière et de l’autre, occupés de cet ennemi. On se moque à bon droit – et aussi parce que c’est la mode – de l’hygiène maladive des Américains. N’empêche que, le jour où avec une esquadrille lestée de bombes DDT ils ont occis d’un seul coup les mouches de la ville d’Athènes, leurs avions naviguaient exactement dans les sillage de saint Georges.

L’usage du monde

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paysage afghan - photos Jim and Anna Gingras

paysage afghan – photos Jim and Anna Gingras

(L’auteur voyage dans les hauts cols du nord de l’Afghanistan : ) 
    Pourtant il ne faut pas croire que l’Islam, dans ces hautes terres, soit tellement épris du terrestre et du succès. Il y a ici un appétit essentiel sans cesse entretenu par le spectacle d’une nature où l’homme apparaît comme un humble accident, par la finesse et la lenteur d’une vie ou le frugal tue le mesquin. Le Dieu de L’Hindoukouch n’est pas comme celui de Bethléem, amoureux de l’homme, il est son créateur miséricordieux et grand. C’est un crédo simple mais qui frappe. Les gens d’ici l’éprouvent avec plus de force et de verdeur que nous. L’Allah ou Akbar, tout tient à cela : ce nom dont la magie suffit à transformer notre vide intérieur en espace.

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    C’est grâce à Holan, autant qu’à Michaux, que j’ai compris que certaines visites que la vie nous rend sont si mystérieuses qu’elles doivent prendre la forme d’un poème, que la prose la plus éclatante ne rendrait justice ni à leur transparence ni à leur opacité qui sont forcément voisines puisque nous ne comprenons pas la transparence mais pouvons seulement la flairer comme un limier flaire un gibier dont il sait qu’il n’est pas pour lui. Ce sont eux qui m’ont, sur le tard, conduit à écrire des poèmes, non par ambition littéraire, mais pour survivre et mieux vivre, sachant, à travers eux, que la poésie est le seul antidote contre la solitude et la mort. ( œuvres complètes p. 885).

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     Relisez Maupassant dont Akutagawa s’est tant inspiré, dont les Japonais en général sont si férus. Maupassant : un grand fond de solitude et de glace, une révolte qui n’aboutit pas, quelque chose de forcené, la tête contre les murs, l’écrasement des personnages. On retrouve tout cela, et pour de bonnes raisons, dans la littérature japonaise d’après la restauration, tempéré seulement par de l’esthétisme. (L’histoire peut être lamentable, les personnages lentement anéantis, mais il n’y aura pas de pâtés sur la page).

Le vide et le plein : Carnets du Japon 1964-1970

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Adjectifs

     Gobineau, avec quelques autres de ces flibustiers orientaux déjà cités, m’a ouvert la grande épicerie des adjectifs où je suis allé me servir avec tout le mauvais goût que je me souhaite.

     Dans la littérature des années cinquante, temps où j’ai fait mes études, si éprise de rhétorique sartrienne ou d’austérité camusienne, l’adjectifn’avait pas bonne mine. Oh non ! Il faisait bonbonnière ottomane ou tango argentin gominé. Ce caniche frisotté troublait l’absinthe de Monsieur Teste. La belle phrase – comme on dit « une belle âme » dans les confessionnaux de province – vertueuse, sobre, forte de son seul et inéluctable sens était celle qui s’en passait le mieux. Or, il m’apparut clairement qu’à l’est de Zagreb, on ignorait tout de ces lois somptuaires et de ces édits jansénistes ; on savait, en revanche, qu’on ne peut rendre justice à la stridence d’une cornemuse, au tremblement liquide d’une flûte de Pan, à ces dégringolades chromatiques et si navrantes du « tar » (le luth iranien) sans leur accorder au moins trois adjectifs, enfoncés avec le pouce dans la phrase comme pistache dans la brioche. Gobineau ne l’oublie jamais lorsqu’il fait parler ses personnages : qu’on soit au Caucase, en Arménie, au Turkestan ou en Perse, les destins les plus modestes ou les plus malheureux sont comme soulevés et portés par un discours emphatique, fleuri, compatissant qui aide encore là où la vie n’aide plus et qui relève bien plus d’un vœu pieux et respectable que du mensonge, si mensonger soit-il.

L’échappée belle

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Bleu de Grèce

    Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l’œil s’y prépare; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation, les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un grand peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l’émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées séfévides, et maintenant, ce bleu qui chante et qui s’envole, à l’aise avec les ocres du sable, avec le doux vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit…
     Ecrire dans un bistrot dont les poules fientent entre vos pieds tandis que cinquante curieux se pressent contre la table, n’est pas propre à vous détendre … Exposer sa peinture – après bien des démarches – et ne pas vendre une toile, non plus.On se lasse aussi de courir la ville d’échec en échec, un fort soleil sur les épaules. Mais quand le courage manque, on peut toujours aller voir la vaisselle bleue de Kachan au musée ethnographique : des plats, des bols, des aiguières qui sont l’apaisement même et auxquels la lumière de l’après-midi imprime une très lente pulsation qui envahit bientôt l’esprit du spectateur. Peu de contrariétés résistent à ce traitement là.

L’usage du monde

Bleu de Grèce

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     Fin d’après-midi. Pluie. Nous nous morfondions. Par la fenêtre ouverte on entendait le pas mou des chameaux dans la boue, et le convoyeur qui chantait, tordant sa voix comme une éponge : une phrase, une pause, une grande gueulée sauvage…

– Qu’est-ce qui le fait hurler si fort ?
– Il anticipe un peu, répondit en riant le capitaine, écoutez ce que ça donne.

« …partout du sainfoin, des tulipes sauvages
c’est fou… le soleil brille
et l’odeur des lilas me tourne la tête. »

Comme les vizirs des contes arabes, je me sentis fondre de plaisir. C’était bien les Kurdes ! ce défi, cette gaieté remuante, cette espèce de levain céleste qui les travaille tout le temps. Toutes les occasions de se divertir sont bonnes ; les gens de Mahabad n’en négligeaient aucune, et il fait convenir que les élections qui venaient de commencer en fournissaient d’incomparables. Dans une histoire qui faisaient pâmer toutes les boutiques de la ville, un mollah apostrophe deux paysans prosternés devant l’urne aux bulletins : « Pourquoi adorez-vous cette boîte, mécréants ? » – Vénéré Mollah, elle vient de faire un miracle : Tout le village a mis Kassem dedans et c’est Youssouf qui en est sorti. »

Et une tempête de rires balayait la politique et ses turpitudes.
L’usage du monde

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     La fin du jour est silencieuse. On a parlé son saoul en déjeunant. Porté par le chant du moteur et le défilement du paysage, le flux du voyage vous traverse, et vous éclaircit la tête. Des idées qu’on hébergeait sans raison vous quittent; d’autres au contraire s’ajustent et se font à vous comme les pierres au lit d’un torrent. Aucun besoin d’intervenir, la route travaille pour vous. On souhaiterait qu’elle s’étende ainsi, en dispensant ses bons offices, non seulement jusqu’à l’extrémité de l’Inde, mais plus loin encore, jusqu’à la mort. (…)

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     Je m’en souviens comme d’hier : chaude pluie de juin, de hautes frondaisons vert pâle bougeaient contre un ciel lumineux et gris. Ces mêmes arbres aujourd’hui dessinés par la neige. Dans l’intervalle qui sépare ces deux trajets j’ai l’impression d’avoir été d’une certaine façon absent de ma vie. Je suis curieux de voir qui du pays ou de moi aura le plus changé.
                                                                                                     Chronique japonaise

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     « En une heure je n’avais croisé qu’un paysan efflanqué qui trottait sur le bas-côté, les orteils en éventail, portant sur la tête un fruit vert d’une odeur si offensante et d’une taille si incongrue qu’on se demandait s’il s’agissait d’une grossière imposture ou d’un accessoire de comédie. Je pensais m’être fourvoyé et m’apprêtais à faire demi-tour quand j’aperçus à travers la sueur qui me piquait les yeux un long éclair d’argent porté par une silhouette avantageuse campée au milieu du chemin. C’était un gros gaillard hors d’haleine, le poil jaillissant des oreilles, dans un uniforme de la douane impeccablement repassé. Il me demanda en roulant les prunelles si j’allais sur Negombo. Il tenait sous le bras un espadon à l’oeil encore frais, assez lourd pour lui faire fléchir les genoux, qu’il déposa à l’arrière de la voiture sans même attendre ma réponse. Je gardais là un grand coutelas népalais qu’il se mit à tripoter avec sans-gêne.
      Strict-ly-for-bid-den-to-have-this-kind-of-weapon-on-the-Island, fit-il avec cet accent du Sud où l’anglais est carrément passé à la friture. »
                                                                                                                 Le poisson-scorpion

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Les premiers lignes : du Journal d’Aran : 

     «Clon-mac-noïse, février 1985. La rivière se love à fleur des prés couverts de gelée blanche. Elle est bordée de saules et de moutons couchés qui font deviner son cours imprévisible comme il doit l’être : un méandre de plus est ce qu’une rivière peut faire de mieux ; c’est d’ailleurs ce qu’on attend.»
                                         Journal d’Aran et d’autres lieux – Éditions Payot & Rivages 2001.

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     Je suis parvenu à la conviction que quelles que soient les conneries que l’on puisse faire sur le plan pédagogique, il y a des valeurs qui font le carat, qui résistent. Elles peuvent rester sous terre pendant quarante, cinquante ans. Mais aussitôt qu’on leur donne de l’air, elles sont là. Une chose qui me touche beaucoup dans le monde slave, c’est une forme de piété candide, innocente, assez sonore aussi. Aussitôt qu’avec l’effet Gorbatchev on a réouvert les églises, le chant choral, la dévotion aux icônes et cette folie d’allumer des cierges à tout propos sont revenus. Parce que ce sont de bonnes choses. C’est comme les tranches géologiques. Il y a des reliefs durs qui survivent et des reliefs molassiques qui s’érodent. C’est pourquoi tous ces problèmes d’identité, qu’on chérit et qu’on évoque si souvent maintenant, me paraissent une véritable tarte à la crème. Parce que de deux choses l’une : ou bien on a une identité authentique, auquel cas on ne peut la perdre, ou bien on n’en a pas et ce n’est pas la peine d’utiliser son énergie à défendre ce qu’on n’a jamais eu. Le seul problème réel c’est le problème de l’identité personnelle. C’est-à-dire qu’il y a des jours où on existe et des jours où on existe pas. Moi, il y a des jours où je ne fais que pomper de l’air et rendre de l’oxyde de carbone. Où je n’existe absolument pas. Et il y a des jours où j’ai de brefs moments de présence aux choses, où la vie m’amuse. Michaux a très bien exprimé ceci dans « Ecuador » : « dix, quinze minutes, voilà ma vie. »
                                                                                                  Routes et déroutes

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     « Devenir invité muet (…) avant de piper mot » : au premier sens des termes ou avant de vouloir nommer ce qu’on voit ? 

     Avant de vouloir nommer ce qu’on voit parce que dans une certaine mesure, si on veut convoquer les choses dans leur fraîcheur native, il faut avoir soi-même quasiment disparu. Exactement comme les chasseurs, zoologistes ou photographes qui veulent voir un ours. Ils se cachent. Ils font une petite cabane qui ressemble à s’y méprendre à un bosquet de sapins, et c’est ainsi qu’ils parviennent à voir. Je trouve qu’entre le voyage et l’écriture il y a un point commun, pour moi c’est très important. Dans les deux cas, il s’agit d’un exercice de disparition, d’escamotage. Parce que quand vous n’y êtes plus, les choses viennent. Quand vous y êtes trop, vous bouffes le paysage par une sorte de corpulence morale qui fait qu’on ne peut pas voir. Vous entendez des voix qui vous disent : « Ôte-toi de là » – comme dans les points de vue on engueule les gens corpulents parce qu’ils cachent le Mont Blanc ou le Mont Rose. Et du fait que l’existence entière est un exercice de disparition, je trouve que tant le voyage que l’écriture sont de très bonnes écoles.
                                                                                                                 Routes et déroutes

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Ferdinand Hodler - Le Grand Muveran - 1911Ferdinand Hodler – Le Grand Muveran – 1911

     «Vous étendez les bras, vous touchez la montagne.»

     «Je veux célébrer ici une Suisse dont on parle trop peu : une Suisse en mouvement, une Suisse nomade qu’on évoque trop rarement, une Suisse saisie depuis deux mille ans par la tentation et la passion «d’aller et venir». Ce silence et cette omission m’irritent. Ce nomadisme m’intéresse.
L’échappée belle – Éditions Metropolis (Genève)

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     Si à tous ceux qui vieillissent on interdisait cette petite phrase « Vous souvenez-vous? », il n’y aurait plus de conversation du tout : nous pourrions tous, et tout de suite, nous trancher paisiblement la gorge.
                                                                                   Le poisson-scorpion

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    C’est tout de même plus drôle d’être amoureux que d’être informé, ne trouvez-vous pas ? Un homme averti en vaut deux ? mais il ne vaudra jamais le quart d’une dupe amoureuse de la vie. Moi je connais bien cela, et quand la vie me lâche, cette espèce d’hôpital que devient la mienne, ce goût de bile, ces chambres vides. Alors je m’arc-boute, je contre, je m’obstine, je me fais mauvais, dur, tranchant et cette espèce d’eczéma encore qui me mange la figure. Bon signe, ça ! Signe que ça bascule. Je verrais très bien une incantation magique commencer par ces deux mots : affûte, aiguise.

un rituel du fil et de la lame
un million de coups d’aiguisoir et
l’ombre se retire, tranchée
et je grave une fois de plus sur 
le manche
l’encoche d’une victoire secrète

     On ne peut pas non plus s’incarner toujours, alors quand on n’est pas chair, qu’on soit au moins couteau. Le Diable est un émousseur.
                                               Le vide et le plein : Carnets du Japon 1964-1970

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    …des paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences incalculables, il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y en a bien sur cette terre 5 ou 6 pour chacun d’entre nous.
L’usage du monde

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Bibliographie

· L’Usage du monde , Payot 2001.
· Japon , Rencontre 1967.
· Chronique japonaise , Payot 2001.
· Le Poisson-scorpion , Folio 1996.
· Le Dehors et le dedans , Zoé 1998.
· Boissonnas. Une dynastie de photographes , Payot Lausanne 1999
· Journal d’Aran et d’autres lieux , Payot 2001.
· L’Art populaire en Suisse , Zoé 1991.
· La Vie immédiate , Payot 1991.
· Routes et déroutes. Entretiens avec Irène Lihtenstein-Fall , Métropolis 1997.
· Le Hibou et la baleine , Zoé 1998.
· Les Chemins du Halla San , MiniZoé 1998.
· L’Echappée belle. Eloge de quelques pérégrins , Métropolis 1997.
· Une orchidée que l’on appela vanille , Métropolis 1998.
· Entre Errance et éternité. Regards sur les montagnes du monde , Zoé 1998.
· L’œil du voyageur , Hoebeke 2001.
· Vingt-cinq ans ensemble, histoire de la télévision suisse romande
· Comment va l’écriture ce matin?
· Histoires d’une image, Zoé 2001

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liens

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