L’esprit des lieux – Imaginaire des villes mortes ou agonisantes : poèmes, textes et illustrations…

–––– Emile Zola (1840-1902) : La Fortune des Rougon –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Emile Zola (1840-1902)

Emile Zola (1840-1902) : La Fortune des Rougon est un roman d’Émile Zola publié en 1871, premier volume de la série Les Rougon-Macquart. Le cadre est une petite ville appelée Plassans, qui correspond à Lorgues, où Zola a passé son enfance et une partie de sa jeunesse, et à Lorgues, dans le Var, où se sont déroulés en décembre 1851 les événements insurrectionnels décrits dans le roman.

    « Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d’angoisse tombait sur Plassans. La ville agonisante en était aux derniers râles. Les bourgeois rentraient rapidement chez eux, les portes se barricadaient avec un grand bruit de boulons et de barres de fer. Le sentiment général semblait être que Plassans n’existerait plus le lendemain, qu’il se serait abîmé sous terre ou évaporé dans le ciel. Quand Rougon entra pour dîner, il trouva les rues absolument désertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique.« 

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–––– Pierre Loti (1850-1923), Istamboul agonisant ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Pierre Loti (1850-1927)

Pierre Loti (1850-1923)

l'Istamboul de Pierre Loti entre 1903 et 1905 - Quartier de Tophane

l’Istamboul de Pierre Loti entre 1903 et 1905 – Quartier de Tophane

l'Istamboul de Pierre Loti entre 1903 et 1905 - les rives du Bosphore

Istamboul entre1903 et 1905 – les rives du Bosphore

    Je prie ceux qui voudront bien me lire d’être indulgents pour ces lettres si mal coordonnées. Elles ont été écrites fiévreusement dans l’indignation et la souffrance et publiées en hâte pour démasquer si possible, tant d’hypocrites ignominies , pour essayer de faire entendre un peu de vérité et pour demander un peu de justice Mais il faudrait pouvoir les continuer car chaque jour m’apporte de nouveaux détails certains à l’appui de ma cause. Malgré la censure et les belles paroles, la vérité finira par être universellement connue. Incendies, massacres, pillages, viols, monstrueuses et indicibles mutilations de prisonniers, rien ne manque au bilan des armées très chrétiennes. J’accorde, si l’on veut, que tout cela est inévitable quand des peuples primitifs sont déchaînés à la guerre ; aussi n’en aurais-fe pas parlé si les « libérateurs » n’avaient vraiment trop joué de cette corde-là, pour ameuter les ignorants et les crédules contre les pauvres Turcs, qui en ont fait beaucoup moins qu’eux-mêmes.

l'Istamboul de Pierre Loti entre 1903 et 1905 - Baignade dans le BosphoreIstamboul entre1903 et 1905 – Baignade dans le Bosphore

    Hier existait encore une ville qui s’était à peu près conservée, comme à miracle, depuis les époques où l’Orient resplendissait. On n’y entendait point les bruits de sifflets et de ferraille qui sont l’apanage de nos capitales modernes; la vie s’y écoulait méditative et discrète, apaisée par la foi ; les hommes y faisaient encore leur prière, et dea milliers de petites tombes, d’une forme exquise et toujours pareille, y peuplaient les places ombreuses, rappelant doucement la mort sans y mêler aucune terreur. Gela s’appelait Stamboul, et ce n’était pas au bout du monde ; non, c’était en Europe, à trois jours à peine de notre Paris fiévreux et trépidant. 

   Pauvre Stamboul ! Son délabrement, il faut le reconnaître, devenait extrême ; aussi, tous les snobs touristes — qui sont peut-être la classe humaine la moins capable de comprendre quelque chose à quoi que ce soit, — s’indignaient en débarquant des paquebots ou des trains de luxe, à voir ces maisons de travers, ces décombres qui gisaient partout et ces immondices qui souvent traînaient dans les ruelles mortes. Seuls les artistes et les rêveurs profonds se sentaient pris dès l’abord par ce charme de vieil Orient, que j’ai tant de fois cherché à exprimer, mais qui toujours a fui entre mes mots inhabiles. 

l'Istamboul de Pierre Loti entre 1903 et 1905 - Dans la cour d'une mosquéelstamboul entre 1903 et 1905 – Dans la cour d’une mosquée

    Pauvre grand et majestueux Stamboul ! Il dépérissait, comme l’Islam tout entier du reste, au souffle empesté de houille qui vient d’Occident. Il faut dire même que les Turcs, les nouveaux, élevés sur nos boulevards, lui témoignaient un dédain puéril ; semblables aux moucherons qu’attire la flamme des lampes, ces musulmans des jeunes couches, éblouis par tout le toc de nos idées subversives et de notre luxe à bon marché, préféraient se bâtir sur l’autre rive de la Corne d’Or des maisons singeant les nôtres. De plus en plus donc, les abords des grandes mosquées saintes se dépeuplaient de gens riches et modernisés ; c’étaient seulement les humbles qui restaient là, les humbles et les dignes, ceux qui continuaient de poursuivre le rêve des ancêtres et qui enroulaient encore d’un turban leur front grave. 

    Et puis tant d’incendies s’allumaient aussi chaque année dans ces vieux quartiers en bois, toujours prêts à flamber ! II y a cependant plusieurs faubourgs, Péra, Galata, Chichli, Nichantache, — auxquels je ne souhaite pas de mal, à Dieu ne plaise, — mais qui auraient pu brûler sans que le monde artiste en prît le deuil, au contraire. Eh bien I non, c’était toujours au cœur même de Stamboul que le feu s’attaquait de préférence, se plaisant à détruire les vestiges du merveilleux passé, — et préparant ces espaces vides où d’inconscients malfaiteurs projettent de tracer aujourd’hui des avenues bien droites en style américain et de construire des maisons bien uniformes. 

    Pour comble, depuis deux ans, la municipalité turque elle-même semble s’acharner contre tout ce qui est oriental. On a perdu, là-bas comme chez nous, le sens de la beauté et le respect des choses que vénéraient les aïeux ; les mosquées ni les tombes ne sont plus sacrées. Dernièrement, ne voulait-on pas détruire, pour faire place aux hideuses  maisons de rapport, ce cimetière historique de Rouméli-Hissar, qui est peut-être le joyau le plus précieux de la rive d’Europe I Quant à la grande muraille de Byzance qui va d’Eyoub aux Sept-Tours, à travers des terrains d’ailleurs inutilisables et dé- laissés de la vie, la grande muraille si imposante et farouchement superbe qui attire chaque année des visiteurs par centaines, je crois qu’elle ne subsiste encore que faute d’argent pour la démolir. Et j’apprends que de pitoyables petits édiles, sous prétexte d’élargir une rue déjà assez large, ont osé détruire l’exquise colonnade et les arceaux de la Chah-Zahdé, supprimant ainsi l’un des quartiers les plus recueillis et les plus délicieusement turcs I Gomment donc tolère-t-on là-bas des crimes aussi imbéciles ? Il y a cependant des hommes de haute intelligence I dans les « comités » de la Turquie, des hommes de sens artistique et des musulmans de race, capables de comprendre que, même pour la dignité nationale, il importerait de sauvegarder ces témoins d’un passé si grandiose. Peut-être, hélas 1 ces gouvernants d’aujourd’hui sont-ils débordés, je le veux bien, par les Rayas, infiltrés dans leurs rangs de plus en plus : des Arméniens, des Juifs, des Grecs, qui non seulement ne comprennent pas, mais qui haïssent toute empreinte de la majesté du vieil Islam. Il reste pourtant un point de vue pratique, à la portée de ces derniers, à ce qu’il semble : les étrangers qui arrivent en foule tous les ans pour visiter ce musée merveilleux qu’était Stamboul et qui ap- portent l’argent à mains pleines, les verra-t-on encore lorsque des édiles, de la force de ceux qui viennent de saboter la sainte colonnade, auront fini d’accommoder la ville des Khalifes dans le goût de Chicago ou seulement de Berlin? 

les cigognes d'Istamboul immortalisée par Pierre Loti

les cigognes d’Istamboul immortalisées par Pierre Loti

   Quand même et malgré tout, au commencement de l’année courante 1911, Stamboul existait encore ; il avait gardé la plupart de ses refuges adorables où l’on retrouvait le silence des vieux temps calmes, près des mosquées, sous des arbres centenaires ; il avait surtout gardé sa silhouette unique au monde que les levers de soleil ou les nuits de lune illuminaient en splendeur. Et voici, hélas ! que l’été dernier, par ces longues sécheresses qui faisaient l’eau si rare, tout le versant de la Gorne-d’Or a pris feu comme paille. Rien n’a pu arrêter les flammes folles, les étincelles qui s’envolaient au loin. Terriblement vite l’incendie a eu fini d’anéantir d’immenses quartiers de pure turquerie, confondant en un même brasier leurs mosquées, leurs maisons aux grilles jalouses, leurs arbres vénérables, leurs kiosques pour les saints tombeaux, tout ce qui en faisait la séduction et le mystère. Le profil même de cette ville des minarets et des dômes, le grand profil que l’on voyait de si loin sur le ciel, a été effleuré et presque changé. 

     Devant l’irréparable destruction, rien à faire que courber la tête. Mais il y a eu en même temps autre chose de plus humainement douloureux, devant quoi notre devoir est de ne pas rester inactifs. Dans l’espace de quelques heures, plus de soixante mille sinistrés se sont trouvés dans les rues, ayant perdu leur maison, leurs vêtements, leurs meubles, jusqu’à leurs outils de travail ; pauvres gens qui n’ont plus rien, et qu’à tout prix il faut secourir. 

l'Istamboul de Pierre Loti entre 1903 et 1905 - maisons traditionnelles en boisIstamboul entre 1903 et 1905 – maisons traditionnelles en bois

l'Istamboul de Pierre Loti entre 1903 et 1905 - portefaix devant une mosquée

Istamboul entre 1903 et 1905 – portefaix devant une mosquée

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–––– Stuart Merrill (1863-1915), poète symboliste américain francophone –––––––––––––––––––––

Stuart Fitzrandolph Merrill (1863-1915)Stuart Fitzrandolph Merrill (1863-1915)

La Ville moribonde,               –   A Edmond Pilon

C’est la Ville malade et lasse comme une mère,
Qui dort d’un lourd sommeil au bord d’un fleuve de mort.
Tant de ses fils, jadis, casqués d’ailes de chimère,
Sont partis, poings crispés à leur bannière éphémère,
Qu’elle a peur, ce soir-ci, des souvenirs du sort.

Aussi dort-elle, au son monotone de ses cloches,
Auprès du pont de pierre où nul voyageur ne va
Plus. Et tous ses chemins qui mènent, par bois et roches,
Avec des croix de fer aux bornes, vers les champs proches,
Sont déserts, car bientôt l’Effroi va passer là.

Ses petites maisons s’accroupissent sur la rue,
Pignons penchés, fenêtres closes comme des yeux,
Afin de retenir dans l’ombre soudain accrue
Leurs larmes de lumière. Et la vie est disparue
Avec le bruit des pas des vieilles et des vieux.
Ceux-ci, lents, ont gravi la pente de la colline
Pour aller à l’église où la Vierge, lourde d’or,
N’exauce plus les vœux de leur foule qui décline
La parole et le chant de la prière latine
Dont le sens leur est clos comme un ancien trésor.
Parfois l’orgue s’éveille en des sanglots que saccade
Tout le regret des temps ; et jusqu’au fleuve de mort,
Et par-delà le pont de pierre et l’estacade
Tonne sa voix pleurant les pompes de la croisade
De jadis, où la Foi rendait tout homme fort.
Et les bateaux pourris que retiennent les amarres
Au bord du quai moussu, semblent alors tressaillir
Dans un désir d’essor vers la terre des Barbares,
Là-bas sur la mer noire où l’on ne voit plus les phares,
Loin de la Ville, enfin, qui ne sait que vieillir.
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Société du Mercure de France, 1897.

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To Emile Verhaeren,

VERHAEREN, name like the loud clash of spears
Rung to some barbarous monarch in the night,
Verhaeren, knell that burying the light
Haunts those between whose fingers gush the tears!

Verhaeren, tocsin a doomed city hears
Through flames, or trumpets deafening hosts in flight,
Lightning of gold that makes the marshland bright,
O name whose sudden noises fill our ears!

Terror you conjure up, and the death-rattle,
Man with his Destiny in raging battle,
And tongues of fire that to the heavens dart

From burning forests; yet we hear, sometimes,
Like a bell calling from the gloaming’s heart,
Love in you dreaming out his tender rimes !

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–––– Franz Hellens (1881-1972), poète et romancier belge francophone –––––––––––––––––––––––

Frans Hellens (1881-1972) par Amedeo Modigliani

Franz Hellens (1881-1972) par Amedeo Modigliani
Franz Hellens est le pseudonyme de Frédéric van Ermengen, un écrivain flamand qui aura choisi d’écrire en français. Élevé à Gand, Hellens qui avait envisagé tout d’abord d’être peintre trouve dans cette ville son inspiration pour son premier ouvrage En ville morte, (1905). Ce roman apparaît hanté par l’héritage pictural flamand qui induit les situations et les modes de descriptions des scènes et des représentations. Hellens suivait en cela une tradition déjà bien établie en Belgique avec des auteurs tels que Lemonnier, Verhaeren ou Maeterlinck qui comblait ainsi un déficit culturel et symbolique découlant du caractère récent de la nation belge  : « S’il est vrai qu’une tradition purement littéraire nous manque, d’art nous appartient depuis des siècles » (Verhaeren).

   C’est ainsi que de nombreuses descriptions dans En Ville morte se font l’écho de tableaux de la peinture flamande. C’est le cas d’une scène où le héros du roman, George Stella décrit un groupe de femmes en faisant référence au tableau de Brueghel, La Parabole des aveugles :
   « Ainsi le vieux Breughel les vit, lorsqu’il conçut sa parabole. Te rappelles-tu ces spectres hallucinés, les yeux vides dardés au ciel ? » (page 18) et plus loin encore : « Et, dans l’obscurité exagérant leur ruine, émaciant les traits et déchiquetant les haillons, on aurait dit un procession d’aveugles au milieu du martèlement des sabots frappés sur les pavés, tous les visages tournés, vers le même vide. » (page 138)

Peter Brueghel l'ancien - Parabole des aveugles, 1568

Peter Brueghel l’ancien – Parabole des aveugles, 1568

     Un procédé identique est utilisé pour décrire une scène qui se situe dans les jardins du béguinage en faisant référence au tableau de l’Agneau mystique de Van Eyck ou bien aux tableaux de Memling lorsque les héros sont présentés un soir de Noël dans une ville recouverte de neige tels « de falotes ombres échappées des tableaux naïfs et anciens qui historiaient leur mémoire » et Hellens conclu la scène en l’enfermant dans le cadre pictural rigide d’un panneau de retable : « Là, finissait ce petit monde dont l’évocation aurait, tout entière, tenu dans un panneau de retable ».

Les frères Van Eyck - Adoration de l'anneau mystique (panneau central inférieur du retable de Gand).

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Les frères Van Eyck – Adoration de l’anneau mystique (panneau central inférieur du retable de Gand)

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.   La technique picturale de ce que l’on a appelé plus tard la fenêtre flamande qui permet au peintre, lors de la représentation d’une scène située dans un intérieur, de montrer le paysage ambiant  à travers une fenêtre est également utilisé par Hellens mais de manière inversée : ce n’est plus l’observateur qui regarde par la fenêtre mais ce sont les fenêtres des bâtiments de la ville qui épient celui-ci : les façades avec « les yeux ternes (de leurs) fenêtres » (page 16) ressemblent à des êtres humains,   » (…) toutes les fenêtres obscures ou allumées les regardaient; ils sentaient sur eux de défiantes prunelles » (page 57) et encore : des « fenêtres en ovine, aux carreaux crevés, comme d’ascétiques orbites, s’éternisaient à fleurs de pierre » (page 115).

    Dans son analyse du roman, Eric Lysoe assimile la ville de Gand décrite par Hellens à la Maison Usher d’Edgar Poe. Dans les deux cas le règne minéral par un phénomène d’anthropomorphisme revêt des traits humains et impose aux hommes sa domination. Il note  » que sur un total de 80, pas moins de 17 occurrences de « prunelle », « orbite », ou « œil » s’appliquaient au règne minéral et que parmi les 17 occurences de « visages », 7 désignent des bâtiments et parmi les 11 occurences du mot « faces », 5 désignent des façades ». C’est ainsi que certaines maisons ressemblent à des « visages de vieilles » coiffés « d’immaculés bonnets » (page 41) de neige.

Franz Hellens, En ville morte. Les scories. dessin de Jules de BruyckerFranz Hellens, En ville morte. Les scories. dessin de Jules de Bruycker, 1906.

    L’universitaire Robert Van Nuffel dans un article paru en 1951 sur Franz Hellens et Gand a montré les influences des peintres contemporains belges sur la genèse du roman En ville morte : « Si la mémoire induit Hellens en erreur quand elle le conduit à affirmer qu’il devint écrivain à l’heure où il cessa d’être peintre et par le biais de la peinture, il me paraît que ce qui est plus certain, c’est le fait que ce sont les peintres qui l’ont conduit à découvrir Gand dans sa lèpre et sa déchéance. Lemaire, et plus tard De Bruycker, lui ont révélé cette mort lente des pierres, l’horreur de cette décomposition qui fait des maisons des êtres décharnés et contrefaits, de leur façades des crânes où hurle la hideur des orbites caves et des bouches édentées ».

Jules de Bruycker     Le thème dans le roman En ville morte d’un vieux Gand délabré de caractère fantastique que  l’homme de lettres belge Edmond Picard qualifiera de « fantastique réel » doit beaucoup au talent de l’artiste Jules De Bruycker dont Hellens, en tant que critique d’art, était devenu l’un des spécialistes et l’ami. Hellens retrouvait dans les représentations des scène de liesse et de misère populaires dessinées ou gravées par ce grand artiste le « grand souffle de Brughel » et dans l’atmosphère et la luminosité de ses compositions celui de Rembrand : « On pense au Rembrand des scènes les plus visionnaires. Comme lui, De Bruycker ne cesse pas de serrer la réalité, mais il l’entoure d’une atmosphère véhémente, faite de clartés et d’ombres entremêlées dont l’effet est des plus inquiétant » . Dans une étude publiée en 1908 sur le thème de Gand et ses peintres d’aujourd’hui, Hellens décrit ainsi De Bruycker : « C’est un artiste agité, dont l’âme véhémente, l’esprit éveillé et d’une extrême vélocité de pénétration, ressentent un besoin d’énergie et d’activité auquel ne répond, dans la vieille cité, qu’un mouvement caduc, hébété et comme illusoire d’ancienne horloge aux rouages usés. De là cette misanthropie sarcastique qui traverse toute son œuvre ». Hellens racontera avoir connu l’artiste à Gand « lorsqu’il habitait au plus élevé d’une sorte de tour obscure, le Patershol, un couvent qui eut son heure de gloire » d’où l’on jouissait  d’une belle vue sur les toitures de la vieille ville.  C’est dans ce décor fantastique du Patershol et du quai des Tuileries à Gand que se déroule pour la plus grande part le roman En ville morte et les scènes représentées par De Bruycker. Hellens a décrit l’effet produit sur lui par ce lieu extraordinaire : « C’est un site non seulement curieux, mais rare, absolument caractéristique, que ce quai des Tuileries, autour duquel s’est concentrée toute l’atmosphère spéciale de la ville. Il n’a pas son pareil, sa physionomie esu unique. Il est sombre. Même visitée par un éclatant soleil, cette sorte de lagune, aux eaux d’un glauque sale, reste enveloppée dans une poussière de tristesse terne et haineuse. » et encore : « Il faut être demeuré là, aux crépuscules d’hiver, sous les platanes déchiquetés, pro sentir tout ce qu’il y a de profondément navrant dans l’agonie d’un quartier d’une authentique splendeur ». A Gand, De Bruycker côtoyait les déchus et les déshérités dont il faisait de nombreux croquis et aquarelles : « dans les salles d’attentes de troisième, aux abords des gares, autour des cabarets, parmi les vieillards des hospices, au paradis des théâtres; on le retrouve vociférant aux meetings, rôdant aux marchés, trinquant en compagnie des porte-faix alcooliques, tel un Gorky largement sympathique envers ses frères souffrants ».

Jules de Bruycker - vieux canal Gand ,1926Jules de Bruycker – vieux canal Gand ,1926

Jules de Bruycker - das grafenschlossJules de Bruycker – das grafenschloss

Extrait du roman

 » D’amers jours de mutisme suivaient leurs promenades hallucinées.
   Georges subissait l’écrasement des ruines; une à une, les pierres disjointes tombaient sur son âme, la marquaient de blessures profondes. Comme les ombres terrées dans les bouges, sa pensée prenait l’inclinaison délabrée des toitures, dévalait rapidement vers l’affaissement total.
    Il n’avait pas la force d’éluder le terrible ascendant des toits.
   Pas une fois la lumière n’avait tracé sur les murs les signes réparateurs. Le cerveau du poète errait dans l’ombre. Il avait encore, à travers cette nuit piquée de cierges mortuaires, nettement, comme une image unique, la perception d’une beauté surhumaine et cruelle dont se vêtait les ruines, d’une beauté qui tuait.
  Mais cela le torturait, comme s’il aimait un geste de mort, comme s’il se sentait voluptueux irrésistiblement d’une effusion de sang. (…)
    Les vieux quais tyranniques régnaient sur la ville. Dominés par le monde des pierres, ils régnaient cependant sur lui, le tenaient ligoté par des nœuds puissants et d’inextricables méandres.
   Les murs avaient leurs grandes ombres captives au fond des canaux. Mais de cette réclusion, comme d’une chaîne volontairement portée, les pierres ne souffraient pas. Dans l’eau, il y avait effacement des tares, les laideurs s’y noyaient en une illusion de profondeur; de sorte que l’eau, si obscure fût-elle, rendait à la ville le prix d’une farouche et défiante royauté. (…)
    Ce sentiment de totale mort, jamais il ne l’avait éprouvé ailleurs, même lorsqu’en pleine nuit il s’était aventuré dans la ville endormie. Du reste, il quittait rarement les ruines. Sous les masses décuplées de la Cathédrale ou du Beffroi, les nuits claires, une religieuse peur l’avait pris. D’une poussée, droites et vaporeuses, les deux tours s’élançaient dans l’ombre; leurs galbes volontaires épousaient la nuit, elles ne tenaient plus au sol, et leurs silhouettes s’éternisaient déjà, déifiées par la puissance de l’ombre. Alors, dans le silence où montait l’adoration du sommeil, il avait ressenti un écrasement, une infirmité de toutes ses aspirations momentanées et lasses. Il s’était étonné d’entendre le carillon rompre tant de paix. Quelle contradiction sonnait dans cette radoteuse voix tombant, comme d’une bouche édentée, sans raison d’être, avec un rythme puéril et une vide résonance!…
    Ici, le long des quais, c’était bien la mort. Et rien ne pouvait lui disputer ce domaine.
   D’ordinaire, un onctueux brouillard enveloppait les pierres et l’eau. Cette brume avait quelque chose de maternel et de consolant. Toute chose s’en imprégnait comme d’un dictame imprimant aux murs las, aux toitures souffrantes, aux arbres nus et tordus, une béatitude, effaçant les misères, opérant des miracles de beauté. Ainsi qu’un suaire éployé sur la nudité d’un corps, c’était le parachèvement céleste de l’œuvre mortelle, la spiritualisation des formes échappant aux contingences, noyées dans un bienheureux encens.
    Georges s’y perdait lui-même; il sentait sa chair se dissiper dans les vapeurs qui l’enveloppaient. Comme les murs devenus diaphanes, comme l’eau purifiée, comme toutes les choses, autour de lui, qui ne tenaient plus à leurs bases et communiaient en la même subtilité, il s’identifiait au rêve qui avait surpris le sommeil des quais, il s’abandonnait aux sensations très pures d’un panthéisme vaporeux et tiède.
   Peu à peu, le voile immatériel se gonflait. Les contours même disparaissaient ; il ne restait plus qu’un doute planant sur l’existence. Toute la terre s’en était allée en oubli. Et, dans ce suprême effacement de tout, se réalisait l’œuvre d’infinie pitié de la nature.  »  –  (Franz Hellens – En Ville Morte. Les Scories, 1906)

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–––– Crédits ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

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.FRANZ HELLENS ENTRE MYTHE ET REALITE : Colloque International organisé à la Katholieke Universteit Leuven les 25-26 novembre 1988 – édité par Vic Nachtergaele – Leuven University Press, mars 1990 – 203 pages.
Et dans cet ouvrage, l’étude de Raphaël De Smet sur Franz Hellens et Jules de Bruyders

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Les écritures poétiques de Franz Hellens : Etudes réunies par Sourour Ben Ali – Université Blaise Pascal – Presse Universitaire Blaise Pascal.
Textes de Laurence Brogniez (En ville morte de F. Hellens ou le deuil des « vieux maîtres »), de Eric Lysoe (Un prototype du Réalisme magique ?), Arnaud Huftier (« Je vous donne mon Parc artificiel »).

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Les villes du symbolisme : actes du colloque de Bruxelles, 21-23 octobre 2003 – publié par Marc Quaghebeur.

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