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Les mots mouvement expressionniste sont le plus souvent suivi du qualificatif de localisation et d’appartenance allemand tellement ce mouvement artistique qui a émergé en Europe au début du XXe siècle, principalement durant la période allant de 1910 à 1925, est apparu lié à une période très particulière de l’histoire allemande et a été développé par des artistes – écrivains, peintres, poètes, cinéastes et architectes – presque exclusivement allemands.
Pour le germaniste français Lionel Richard, auteur de deux ouvrages sur ce mouvement, cette exclusivité s’expliquerait par le fait que l’expressionnisme a été pour les milieux artistiques allemands la réponse à la situation sociale, économique et politique née des transformations très rapides de l’Allemagne wilhelminienne et du rôle qu’elle a joué dans la confrontation des impérialismes et nationalismes européens qui a abouti aux deux guerres mondiales. Sous le règne de Guillaume II, l’état impérial de l’Allemagne fraîchement unifiée a cherché à rattraper son retard industriel sur l’Angleterre et la France en imposant une industrialisation galopante à une société qui était restée traditionnelle. De 1893 à 1900, l’Allemagne passe avec retard d’un état agraire à un état industriel et sa population augmente de 15 millions de personnes. Le même processus douloureux d’industrialisation s’était développé en Angleterre et en France mais de manière moins brutale et plus graduelle parce que démarré plus tôt. De plus, en Allemagne le capitalisme naissant se distingue de celui de ces deux autres pays par son caractère autoritaire et corporatiste hérité des traditions féodales et patriarcales. et le pouvoir politique est exercé par un monarque absolu et pédant qui veut contrôler tout,y compris la littérature. Les jeunes générations allemandes des années qui ont précédé la première guerre mondiale ont donc été plus touchés que leurs contemporains anglais et français par la violence du capitalisme conquérant, le déséquilibre social qu’il engendrait et le blocage de la vie politique. De là, le désarroi de la jeunesse intellectuelle et artistique qui a conduit à sa révolte à l’encontre d’une société trop rigide qui s’adonnait à un matérialisme sans âme débridé. Ce processus rappelle celui qui avait donné naissance au mouvement romantique quelques décennies plus tôt. La plupart des expressionnistes allemands étaient engagés politiquement dans des mouvements révolutionnaires d’avant-garde et cherchaient à se mettre en prise directe avec le peuple :
« On s’est rendu compte à quel point une humanité devenait impossible qui s’était mis dans la dépendance absolue de ses œuvres, de sa technique, de sa statistique, de son commerce, de son industrie, de son ordre social pétrifié. On a essayé de sauver, de réveiller ce qu’il y avait d’humain dans l’homme. » – Kurt Pinthus
Adolf von Menzel – la fonderie, 1875
L’échec des révolutions manquées des années 1918-1919 en Allemagne sonnera le glas de ce mouvement qui s’éteindra totalement à l’avènement du nazisme qui le considérait alors comme un « art dégénéré ». En même temps, durant toute cette période, le mouvement a fait preuve d’une sensibilité dramatique particulière et d’une fascination pour l’Apocalypse comme s’il pressentait, dans le déséquilibre et les soubresauts violents de la société allemande en mutation, les prémices de l’horreur que l’Europe allait connaître quelques années plus tard :
« seul celui qui connaît cet empire de Guillaume le Charlatan et la société élevée à son image peut comprendre la rage qui fait éclater la syntaxe, le pressentiment désespéré de la chute, le cri excitant, le nihilisme destructeur, l’aspiration messianique et l’amour extatique universel de l’expressionisme. » – Kurt Pinthus
Sur le plan formel l’expressionnisme visait à déformer la réalité dans le but d’atteindre une plus grande intensité expressive et de susciter chez le public une forte réaction émotionnelle. De là le foisonnement, dans les œuvres de ses artistes, de représentations angoissantes utilisant, dans le cas de la peinture, des couleurs violentes et des lignes acérées et reflet de leur vision pessimiste du moment. Des éléments symboliques sont souvent mis en scène influencés par la psychanalyse naissante et d’autres mouvements artistiques contemporains tels le symbolisme. Attaché à exprimer « l’état d’âme » de l’artiste et sa vision subjective de la réalité en déformant celle-ci, l’expressionnisme se distinguait en cela de l‘impressionnisme français qui cherchait au contraire à décrire la réalité physique et s’inscrivait dans la continuité du fauvisme. Lionel Richard rattache l’expressionnisme à cette « chaîne » de mouvements artistiques subversifs – futurisme italien et russe, imagisme anglo-saxon, dadaïsme et surréalisme français – à laquelle se rattachent les bouleversements artistiques des trente premières années du XXe siècle.
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Quelques poèmes
Fin du monde
Il est des larmes dans le monde
Comme si le bon dieu était mort.
Et l’ombre de plomb qui tombe
Pèse du poids du tombeau
Viens, cachons-nous plus près…
La vie gît dans tous les cœurs
Comme en des cercueils.
Oh ! Embrassons-nous profondément.
Au monde frappe une nostalgie
Dont il nous faudra mourir.
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Weltende
Es ist einen Weinen in der Welt.
Als ob der liebe Gott gestorben wär.
Und der bleierne Schatten, der niedederfällt.
Lastet grabesschwer.
Komm, wir pollen uns näher verbergen…
Das Leben liegt in aller Herzen
Wie in Särgen.
Du ! Wir pollen uns tief küssen –
Es pocht sine Sehnsucht an die welt,
An der wir sterben müssen.
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Else Lasker-Schüler est née en 1869 à Elberfeld. Elle mène une vie de bohème et lie amitié avec tous les expressionnistes. Elle émigre en Suisse en 1933, puis en 1937 en Palestine où elle est morte en 1045.
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Fin du monde
Du crâne pointu du bourgeois le chapeau s’envole.
A tous vents se répercutent comme des clameurs.
De leurs toits les couvreurs tombent et se disloquent.
Et sur les côtes, à ce qu’on lit, monte le flot.
C’est la tempête, les mers sauvages font des bonds
Sur la terre pour démolir les épais barrages.
Les gens ont pour la plupart attrapé un rhume.
Les chemins de fer s’effondrent du haut des ponts.
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Weltende
Dem Bürger fliegt vom spitzen Kopf der hut.
In allen Lüften hallt es aie Geschrei.
Dachdecker stürzen ab und gehn entzwei
Und an den Küsten – liest man – steigt die Flut.
Der sturm ist da, die wilden Meere hupfen
An Land, um dicke Dämme zu zerdrücken.
Die meisten Menschen haben einen Schnupfen.
Die Eisenbahnen fallen von den Brücken.
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Ce poème de Jakob von Hoddis est considéré comme marquant le début de la poésie expressionniste et est représentatif du courant « nihiliste » du mouvement qui n’a pas su poser de manière rationnelle son sentiment de révolte et l’exprimer de manière politique. L’idée du chaos prédomine dans ce poème exprimée à l’aide d’images qui se juxtaposent sans lien logique entre elles. Johannes R. Becher exprimera plus tard l’effet produit par ce poème sur la jeune génération d’alors : « Ces deux strophes, oh ! ces huit vers, nous avions l’impression d’être transformés par eux en d’autres hommes, d’être emportés hors de cet univers de bourgeoisie stupide que nous ne savions comment parvenir à quitter. »
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Die Grossen Flammen Les Grandes flammes
So nehm ich denn die Finsternis Je prends donc les ténèbres
und balle sie zusammen et les serre en boule
und werfe sir, so weit ich kann. et les jette aussi loin que je peux
Bis in die grossen Flammen. jusque dans les grandes flammes
Die ich noce nicht gesehen habe que je n’ai pas encore vues
Und die dock da sind – irgendwo et qui sont pourtant là : quelque part
Lichterloh … flambant clair…
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Die alte laube La vieille tonnelle
Ich have so viel vergessen J’ai tant oublié,
Ich weiss nicht mehr, Je ne sais plus
woher ich Komme. d’où je viens.
Ich sass in diner Laube J’étais assis dans une tonnelle
Von grossen grünen Smaragden ; de grandes émeraudes vertes.
Sie schimmerten wie Glühwurmlicht. Elles scintillaient tels des vers luisants
Mehr aber weiss ich nicht. mais je n’en sais pas plus
Es war ganz hinten im Raume C’était tout au fond de l’espace
Und fast aie in rem Traume, et presque comme dans le rêve
der uns der allerliebste ist. qui nous est le plus agréable entre tous.
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Singende Schlangen Serpents chanteurs
Ich war schon wo, Et voilà que j’étais quelque part
Da gong es wüste zu : Où tout allait à vau-l’eau.
Ich haute weber hemd noce Schuh, Je n’avais ni chemises, ni souliers
Nur grène Schlangen que des serpents verts
In beiden Händen dans mes deux mains
Ich konnte mich nicht drehen Je ne pouvais ni avancer
Und nicht wenden ni reculer
Doch viele Beutelsterne Mais beaucoup d’étoiles en forme de sacs
Drehten sich um meine Arme tournaient autour de mes bras
Und sahen aus ressemblant à de flasques aérostats
Wie schlaffe Luftballons Quant aux serpents, ils chantaient
Die Schlangen aber sangen.
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Paul Scheerbart (1863-1915). Ami d’Ernst Rowohlt avec qui il fonda une maison d’édition, il est considéré comme l’un des précurseurs de l’expressionnisme.
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Capriccio
Je vais donc mourir :
Il fait noir. Et il a plu.
Mais tu ne sens plus la lourdeur des nuages
Qui là derrière drapent encore le ciel
En de doux velours.
Toutes les rues s’écoulent, noirs miroirs,
Le long des piles de maisons, où des lanternes,
Colliers de perles, pendent lumineuses.
Et tout en haut des milliers d’étoiles volent,
Insectes d’argent, autour de la lune.
Je suis au beau milieu. Quelque part. et regarde,
Absorbé et très grave, quelque peu emprunté
Mais d’un air passablement supérieur, les jambes
Raffinées, d’un bleu céleste, d’une dame,
Quand une auto me déchiquète de telle sorte
Que ma tête comme une bille rouge
Roule à ses pieds
Elle est surprise. Et peste avec décence. Et la pousse
Orgueilleusement de l’élégant et haut talon
De son petit soulier
Dans le caniveau…
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Capriccio
So will ich sterben
Dunkel ist es. Und es hat geregnet.
Doch du spürst licht mehr den Druck der Wolken.
Die da hinten noce den Himmel hüllen
In sanften Sammet.
Alle Strassen fliessen, schwarze Spiegel.
An den Häuserhaufen, wo Laternen.
Perlenschnüre, leuchtend hängen.
Und hoch oben fliegen tausend Sterne.
Silberne Insekten, um den Mond –
Ich bin inmitten. Irgendwo. Und blicke
Versunken une sehr ernsthaft, etwas blöde,
Doch ziemlich überlegen auf die raffinierten,
Himmelblauen Beine einer Dame,
Während mich sin Auto so zerschneidet,
Dass mein Kopf aie sine rote Murmel
Ihr zu Füssen rollt…
Sie ist erstaunt. Und schimpft dezent. Und stösst ihn
Hochmütig mit dem zierlich hohen Absatz
Ihres Schuhchens
In des Rinnstein –
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Alfred Lichtenstein est né en 1889 à Berlin et étudie le droit. Après avoir soutenu son doctorat à Erlangen en 1913, il est envoyé au front où il mourra au combat le 25 septembre 1914 à Vermandovillers, près de Reims. Ses poèmes et ses textes en prose ont été publiés en 1966 à Zurich (Verlag Die Arche)
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Début de guerre
Des cymbales d’argent s’enfoncent dans le matin
les fleuves des armées effilochent la nuit
Et tout alentour éteint les bois fleuris.
Cœur brisé les villages braillent
Dans le vent rouge de la guerre.
Des nuages étouffants boivent le paysage
Plaines et chemins de traverse ont des ailes
Des drapeaux bruissent,
Des tambours racornis chancellent de la colline
Et quelque hussard d’un bleu céleste
Crache dans l’herbe les premières fleurs.
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Kriegsbeginn
Silberne Zimbeln schreiten in den Morgen hinein
Die Flüsse der Heere zerfasern die Narcht.
Und rings die blumigen Wälder erloschen.
Die Dörfer heulen zerknirscht
in den roten Kriegswind.
Dumpfe Wolken trinken die Lanschaft auf.
Landstrassen und Ebenen bekommen Flügel.
Fahnen rauschen.
Knöcherne Trommeln wanken vom Hügel.
Und irgend sin himmelblauen Husar
spuckt die ersten Blumen in Gras.
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Yvan Goll est né en 1891 à Saint-Dié. Après ses études supérieures à Strasbourg, il se réfugie en Suisse pour ne pas être enrôlé dans l’armée allemande et à la fin de la guerre s’installe à Paris. Il émigre aux Etats-Unis en 1939 mais reviendra en France en 1945 où il mourra d’une leucémie en 1950. Bilingue, il joue un rôle important comme intercesseur entre les littératures française et allemande. Il collabora aux revues expressionnistes allemandes sous divers pseudonymes : Johannes Lang, Iwan Lassang et Tristan Torsi avant d’écrire sous son propre nom. Ses œuvres sont publiées aux Editions Emile-Paul (textes réunis par Claire Goll et François-Xavier Jaujard).
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Not Misère
Ich kann den Tag nicht mehr fassen Je ne peux plus saisir le jour
Mit meinen Händen. Avec mes mains.
Alle sterne zerfallen. Toutes les étoiles se disloquent.
Bleiern. Elles sont de plomb.
Der Himmel zerdrückt mich. Le ciel m’écrase
Nächte rollen wie Kugeln. Les nuits roulent telles des balles.
Grinsen. Ricanent.
Meine Wege brechen entzwei. Mes chemins se brisent en deux.
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Herbert Kühne est né en 1895 à Beelitz. Après des études de lettres, il passe son doctorat en 1923 et exercera le métier de professeur en histoire de l’art à Cologne puis à Mayence.
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Au sujet de la période Weimar en Allemagne qui a suivi la première guerre mondiale lire l’article illustres illustrateurs : Jeanne Mammen, période Weimar (1914-1933)
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