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Edgar Poe (1809-1849)
Le Domaine d’Arnheim est une nouvelle d’Edgar Poe publiée pour la première fois en 1847 et traduite en français par Charles Baudelaire. Le texte aura eu, grâce aux images oniriques qu’il présente, une influence sur les œuvres de certains écrivains et artistes. Julien Gracq y fait référence dans son roman « Un balcon en forêt » dans les pensées de son héros, l’aspirant Grange, lorsqu’il découvre le paysage des Ardennes par la fenêtre de son train : « C’est un train, pense-t-il, pour le domaine d’Arnhem « . En peinture, un tableau du peintre Magritte qui représente une chaîne de montagne coiffée d’une tête d’aigle s’intitule « le domaine d’Arnheim ».
« D’ordinaire, on se rendait à Arnhem par la rivière. Le visiteur quittait la ville de grand matin. Pendant l’après-midi, il passait entre des rives d’une beauté tranquille et domestique, sur lesquelles paissaient d’innombrables moutons dont les toisons mouchetaient de blanc le gazon brillant des prairies ondulées. Par degrés, l’impression de culture s’affaissait dans celle d’une vie purement pastorale. Lentement, celle-ci se noyait dans une sensation d’isolement, qui à son tour se transformait en une parfaite conscience de solitude. A mesure que le soir approchait, le canal devenait plus étroit; les berges s’escarpait de plus en plus abondant, plus sombre. La transparence de l’eau augmentait. Le ruisseau faisait mille détours, de sorte qu’on ne pouvait jamais en apercevoir la brillante surface qu’à une distance d’un huitième de mille. A chaque instant, le navire semblait emprisonné dans un cercle enchanté, formé de murs de feuillage, infranchissables et impénétrables, avec un plafond de satin d’outre-mer, et sans plan inférieur, – la quille oscillant, avec une admirable symétrie, sur celle d’une barque fantastique qui, s’étant retournée de haut en bas, aurait flotté de conserve avec la vrai barque, comme pour la soutenir.
Le canal devenait alors une “gorge”; je me sers de ce terme, bien qu’il ne soit pas exactement applicable ici, parce que la langue ne me fournit pas un mot qui représente mieux le trait le plus frappant et le plus distinctif du paysage. Ce caractère de gorge ne se manifestait que par la hauteur et le parallèlisme de ses rives : car il disparaissait dans tous leurs autres traits principaux.
Les parois de la ravine, entre lesquelles l’eau coulait toujours claire et paisible, montait à une hauteur de cent et quelquefois cent cinquante pieds, et s‘inclinaient tellement l’une vers l’autre, qu’elles fermaient presque l’entrée à la lumière du jour : les longues et épaisses mousses, qui pendaient, comme des panaches renversées, des arbrisseaux entrelacés par le haut, donnaient à tout l’âbime un air de mélancolie funèbre.
Les détours devenaient de plus en plus fréquents et compliqués et semblaient souvent revenir sur eux-mêmes, en sorte que el voyageur avait depuis longtemps perdu toute idée d’orientation. De plus, il était enveloppé d’un sentiment exquis d’étrangeté. L’idée de la nature subsistait encore, mais altérée déjà et subissant dans son caractère une curieuse modification : c’était une symétrie mystérieuse et solennelle, une uniformité émouvante, une correction magique dans ces ouvrages nouveaux. Pas une branche morte, pas une feuille desséchée ne se laissait apercevoir; pas un caillou égaré, pas une motte de terre brune. L’eau cristalline glissait sur le granit lisse ou sur la mousse immaculée avec une acuité de ligne qui effarait l’oeil et le ravissait en même temps.
Pendant quelques heures, on filait à travers les méandres de ce canal, l’obscurité augmentant d’instant en instant, quand tout à coup la barque subissant un brusque détour, se trouvait comme si elle tombait du ciel, dans un bassin circulaire d’une étendue très considérable, comparée à l’étendue de la gorge. Ce bassin avait environ deux cent yards* de diamètre, et était entouré de tous les côtés, excepté celui faisant face au navire au moment du débouché, de collines généralement égales en hauteur aux murs de l’abîme, mais d’un caractère entièrement différent.
Leurs flancs s’élevaient en talus du bord de l’eau, suivant un angle de quarante-cinq degrés, et elles étaient revêtues de la base jusqu’au sommet, sans lacune perceptible, d’une draperie faite de bouquets de fleurs les plus magnifiques ; à peine une feuille verte se laissait-elle voir çà et là, dans cette mer de couleurs, odorante et ondoyante. Ce bassin était d’une grande profondeur ; mais l’eau en était si transparente, que le fond, qui semblait consister en une masse épaisse de petits cailloux ronds d’albâtre, devenait distinctement visible par éclairs, — c’est-à-dire chaque fois que l’œil parvenait à ne pas voir, tout au fond du ciel renversé, la floraison répercutée des collines.
Sur ces dernières, il n’y avait pas d’arbres, pas même d’arbustes d’une grosseur quelconque. Les impressions produites sur l’observateur étaient celles de richesse, de chaleur, de couleur, de quiétude, d’uniformité, de douceur, de délicatesse, d’élégance, de volupté, et d’une miraculeuse extravagance de culture, faisant rêver d’une race nouvelle de fées, laborieuses, douées d’un goût parfait, magnifiques et minutieuses ; mais, quand le regard remontait le long du talus omnicolore, depuis sa fine ligne de jonction avec l’eau jusqu’à son extrémité vaguement estompée par les plus des nuages surplombants, il était vraiment difficile de ne pas se figurer une cataracte panoramique de rubis, de saphirs, d’opales et de chrysolithes, se précipitant silencieusement du ciel.
Le visiteur, tombant tout à coup dans cette baie, au sortir des ténèbres de la ravine, est ravi et stupéfait à la fois par le large globe du soleil couchant, qu’il supposait déjà tombé au-dessous de l’horizon, mais qui maintenant se présente en face de lui et forme la seule barrière d’une perspective immense qui s’ouvre à travers une autre fente prodigieuse séparant les collines.
Le voyageur quitte alors le navire qui l’a amené jusque-là, et descend dans un léger canot d’ivoire, agrémenté de dessins arabesques d’une ardente écarlate, en dedans comme en dehors. La poupe et la proue de ce bateau sont très élevées au-dessus de l’eau, et se terminent par une pointe aiguë, ce qui lui donne la forme générale d’un croissant irrégulier. Il repose sur la surface de la baie avec la grâce superbe d’un cygne. Le fond, recouvert d’hermine, supporte une aube articulée en bois de férole ; mais on ne voit ni domestique ni rameur. L’hôte est invité à ne pas perdre courage ; — les Parques auront soin de lui. La grande barque disparaît, et on le laisse seul dans le canot qui repose sans mouvement apparent au milieu du lac. Mais, pendant qu’il songe à la route qu’il doit suivre, il s’aperçoit d’un mouvement très doux dans la barque magique. Elle tourne lentement sur elle-même jusqu’à ce que sa proue soit dirigée vers le soleil. Elle avance avec une vélocité moelleuse mais graduellement accélérée, pendant que les légers bouillonnements qu’elle fait naître semblent dégager autour des flancs d’ivoire une mélodie surnaturelle, — semblent offrir la seule explication possible de cette musique caressante et mélancolique dont le voyageur charmé cherche vainement autour de lui l’origine invisible.
Le canot marche résolument et se rapproche de la barrière rocheuse de l’avenue liquide, de sorte que l’œil en peut mieux mesurer les profondeurs. À droite s’élève une chaîne de hautes collines couvertes de bois d’une luxuriance sauvage. Cependant on observe que la caractéristique de merveilleuse propreté, à l’endroit où la berge plonge dans l’eau, domine toujours. On n’aperçoit pas une seule trace du charriage des rivières ordinaires. À gauche, le caractère du paysage est plus doux et plus visiblement artificiel. Là, le banc émerge du courant en talus, et s’élève par une haute pente très douce, formant une large pelouse de gazon, qui ressemble parfaitement à un tissu de velours, et d’un vert si brillant, qu’il pourrait soutenir la comparaison avec celui de la plus pure émeraude. Ce plateau varie en largeur de dix à trois cents yards et s’arrête à un mur haut de cinquante pieds, qui s’allonge, en décrivant une infinité de courbes, mais en suivant toujours le cours général de la rivière, jusqu’à ce qu’il se perde dans l’espace vers l’ouest. Ce mur est fait d’un roc continu ; on l’a formé en tranchant perpendiculairement la paroi du précipice, primitivement hérissée d’inégalités, qui formait la rive méridionale de la rivière ; mais on n’a laissé subsister aucune trace de ce travail. La pierre taillée au ciseau porte la couleur des siècles et est abondamment recouverte et ombragée de lierre, de chèvrefeuille, d’églantine et de clématite. L’uniformité des deux lignes du mur, du sommet et de la base, est amplement tempérée à l’occasion par des arbres d’une hauteur gigantesque, s’élevant isolément ou par petits groupes, placés tantôt le long de la pelouse, tantôt dans le domaine derrière le mur, mais toujours très près de ce dernier, de sorte que de vastes branches (particulièrement de noyer) passent par-dessus et trempent leurs extrémités dans l’eau. Le regard ne peut pas aller au-delà, et la vue du domaine est rigoureusement empêchée par un impénétrable paravent de feuillage.
C’est pendant que le canot se rapproche graduellement de ce que j’ai appelé la barrière de l’avenue, qu’on observe à loisir toutes ces circonstances. Cependant, en arrivant auprès, son caractère d’abîme s’évanouit ; une autre voie d’écoulement de la baie se laisse voir à gauche, et le mur continue aussi de courir dans cette direction, longeant toujours le cours du ruisseau. À travers cette nouvelle ouverture, l’œil ne peut pas pénétrer bien loin ; car le ruisseau, toujours accompagné par le mur, se courbe de plus en plus vers la gauche et l’un et l’autre sont bientôt engloutis dans le feuillage.
Le bateau, néanmoins, glisse magiquement dans le canal sinueux ; et là, la rive opposée au mur se trouve être semblable à celle qui faisait déjà face au mur dans l’avenue en ligne droite déjà parcourue. Des collines élevées, prenant quelquefois des proportions de montagnes, et couvertes d’une végétation sauvage et luxuriante, ferment toujours le paysage.
Le voyageur, naviguant doucement, mais avec une vélocité légèrement croissante, trouve, après maints brusques détours, sa route en apparence barrée par une gigantesque barrière ou plutôt une porte d’or bruni, curieusement ouvragée et sculptée, et réfléchissant les rayons directs du soleil, qui maintenant s’abaisse rapidement et couronne de ses dernières flammes toute la forêt environnante. Cette porte est insérée dans le grand mur, qui semble ici traverser la rivière à angle droit. Mais, au bout de quelques instants, on s’aperçoit que le cours d’eau principal fuit toujours vers la gauche en suivant une longue courbe très douce, encore accompagnée du mur, pendant qu’un ruisseau d’un volume considérable, se séparant du premier, se fraye une voie sous la porte avec un léger bouillonnement, et se soustrait ainsi à la vue. Le canot tombe dans le petit canal et avance vers la porte, dont les lourds battants s’ouvrent lentement et musicalement. Le bateau glisse entre eux, et commence à descendre rapidement dans un vaste amphithéâtre complètement fermé de montagnes empourprées, dont la base est lavée par une rivière brillante dans toute l’étendue de leur circuit. En même temps, tout le paradis d’Arnheim éclate à la vue. On entend sourdre une mélodie ravissante ; on est oppressé par une sensation de parfums exquis et étranges ; on aperçoit, comme un vaste rêve, tout un monde végétal où se mêlent les grands arbres sveltes de l’Orient, les arbustes bocagers, les bandes d’oiseaux dorés et incarnats, les lacs frangés de lis, les prairies de violettes, de tulipes, de pavots, de jacinthes et de tubéreuses, les longs filets d’eau entrelaçant leurs rubans d’argent, — et, surgissant confusément au milieu de tout cela, une masse d’architecture moitié gothique, moitié sarrasine, qui a l’air de se soutenir dans les airs comme par miracle, — faisant étinceler sous la rouge clarté du soleil ses fenêtres encorbellées, ses miradores, ses minarets et ses tourelles, — et semble l’œuvre fantastique des Sylphes, des Fées, des Génies et des Gnomes réunis. »
Edgar Poe, Histoires grotesques et sérieuses – le Domaine d’Arnhem.
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Magritte – le domaine d’Arnhem, 1962
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