Poésie : 1871, Deux poèmes sublimes d’Arthur Rimbaud, Le bateau ivre et Les Veilleurs

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Arthur Rimbaud (1854-1891) - photo d'Etienne Carjat en 1872

Arthur Rimbaud (1854-1891) – photo d’Etienne Carjat en 1872

Le Bateau ivre

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et des lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
− Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
− Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
O que ma quille éclate ! O que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

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    Le poème composé de 25 quatrains d’alexandrins a été composé à la fin de l’été 1871 soit juste avant sa montée à Paris, soit après son arrivée, autour du 15 septembre, alors qu’il logeait chez les Mauté, les parents de la femme de Verlaine d’où il sera renvoyé quelques jours plus tard pour sa mauvaise conduite… Rimbaud n’avait alors que 16 ans.

George Caleb Bingham - trappeurs descendant le Missouri, vers 1845George Caleb Bingham – trappeurs descendant le Missouri, vers 1845

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Les Veilleurs

A l’heure où le ciel rose impose son grand cœur
Comme on pose un baiser sur le front d’une femme,
Je m’en vais jusqu’au lac pour y voir votre flamme
Surgir de l’onde calme et réchauffer mon pleur.

Et je peins, Angela, je peins dans la douleur,
Je peins sur la grand’ toile étoilée de mon âme
Votre esprit qu’il me reste, et qui sur l’eau s’exclame ;
Je peins, doux m’écriant : « Revoici la couleur ! »

Puis je danse toujours près du chevalet rouge,
Et je sens votre mort soudainement qui bouge,
S’approchant pour glisser au profond de mes mains ;

Et nous tournons, tournons, ainsi qu’en ma mémoire,
Quand les soirs nous allions jusqu’aux petits matins
Nager dans un poème et peindre la nuit noire.

Arthur Rimbaud – Avril 1871

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Rthur Rimbaud en communiant à l'âge de 11 ans

Arthur Rimbaud en communiant à l’âge de 11 ans

1870-1871 : trois années de fulgurances – l’éclosion d’un génie

  • année 1869 : Rimbaud vit à Charleville avec sa mère, son frère aîné et ses deux sœurs cadettes. Il n’a pratiquement jamais connu son père, un militaire de carrière. Sa mère, Vitalie Rimbaud est une femme austère, soucieuse de respectabilité qui fait régner une atmosphère étouffante dans sa maison, Arthur la surnommera « La Mother », « La Bouche d’ombre » ou « La Daromphe »… Elève au collège municipal de Charleville, il y poursuit des études brillantes et collectionne de nombreux prix; en juillet 1869, il remporte avec facilité les  épreuves du Concours académique de composition latine sur le thème « Jugurtha ». Le principal du collège Jules Desdouets aurait dit de lui : « Rien d’ordinaire ne germe dans cette tête, ce sera le génie du Mal ou celui du Bien. » Ces succès lui donne confiance en ses capacités mais intérieurement il supporte mal cette période de sa vie comme le laisse deviner ce poème d’enfance, intitulé Les poètes de sept ans :

Tout le jour il suait d’obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits,
Semblaient prouver en lui d’âpres hypocrisies.
Dans l’ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
À l’aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.

  • année 1870 : passé en classe de rhétorique, il se lie d’amitié avec son professeur, Georges Izambard, qui lui fera découvrir, au grand dam de Vitalie Rimbaud, la littérature de l’époque, notamment les Misérables de Victor Hugo.
  • janvier 1870 : un premier poème, Les Etrennes des orphelins, paraît dans La revue pour tous. Son orientation poétique s’inspire alors des poètes parnassiens.
  • 24 mai 1870 : Rimbaud qui songe à se rendre à Paris envoie trois poèmes à Théodore de Banville, chef de file du Parnasse, OphélieSensation et Credo in unam, et proclame qu’il souhaite « devenir parnassien ou rien ». Il a alors quinze ans et demi.
  • 29 août 1870 : à l’occasion des vacances d’été, Rimbaud fait sa première fugue et prend le train pour Paris mais contrôlé à la gare du Nord, il est arrêté pour billet de transport irrégulier.

    Vitalie Rimbaud vers 1890

    Vitalie Rimbaud

  • septembre 1870 : Le 1er septembre se déroule la bataille de Sedan qui voit la défaite de l’armée française face à l’armée prussienne qui se dirige vers Paris pour en mener le siège. Rimbaud envoie alors une lettre à George Izambard pour lui demander de l’aide. Celui-ci paye alors l’amende de Rimbaud et le billet de train pour Douai où il réside alors. Rimbaud prend alors la direction de Douai juste avant l’encerclement de la capitale par l’armée prussienne le 19 septembre. ll y séjournera 3 semaines redoutant son retour à Charleville. Il y fait la connaissance de Paul  Demeny, poète et éditeur à qui il confie un recueil de poèmes et manifeste le souhait de s’enrôler, comme son professeur, dans la Garde nationale pour lutter contre les prussiens mais sa demande sera refusée compte tenu de son jeune âge. Izambard qui a prévenu Vitalie Rimbaud de la présence de son fils chez lui reçoit l’ode de le renvoyer. Il accompagne celui-ci à Charleville où il assiste aux retrouvailles orageuses de la mère et du fils qui reçoit une volée de gifles…
  • 6 octobre 1870 : Rimbaud fait une nouvelle fugue. Paris étant en état de siège, il se rend à Charleroi où il tente, sans succès, de se faire embaucher comme journaliste. Il se rend alors à Bruxelles, puis de nouveau à Douai où il remet à Demeny un recueil de poèmes mais où Izambard, sur l’ordre de Vitalie Rimbaud, le fait ramener à Charleville entre deux gendarmes.
  • octobre / novembre 1870 : Compte tenu de la guerre, la réouverture du collège prévue en octobre a été retardée. le 25 novembre 1870, le Progrès des Ardennes publie un poème de Rimbaud sous le pseudonyme de Jean Baudry : Le rêve de Bismarck où il prévoit la défaite de Bismarck à Paris. 
  • février 1871 : le siège de Paris est levé et Rimbaud fait une nouvelle fugue vers la capitale. Il essaie d’entrer en contact avec des révolutionnaires comme Jules Vallès et Eugène Vermersch et le milieu littéraire. C’est à ce moment qu’il fait la connaissance du caricaturiste André Gill qui fera de lui plusieurs caricatures dont l’une le représente à califourchon sur la proue d’un navire en référence à son poème Le bateau ivre.

Rimbaus par GilRimbaud par André Gil

  • 13 et 15 mai 1871 : Rimbaud rejette la poésie des romantiques et des Parnassiens et dans deux lettres, l’une  à Izambard et l’autre à Demeny, déclare rejeter « la poésie subjective », proclame sa différence et déclare sa volonté de devenir « voyant », par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».
  • 21 au 28 mai 1871 : la semaine sanglante marque l’épilogue de la Commune avec l’exécution en masse des Communards par les Versaillais. Il semble que Rimbaud était retourné à Charleville avant le début de la Commune bien que certains témoignages attestent de sa présence à Paris durant ces évènements. D’après Georges Izambard, Rimbaud aurait rédigé une « constitution communiste ». Quoi qu’il en soit, le poète a très vivement ressenti le drame de la Commune. Selon Verlaine, c’est après la semaine sanglante que Rimbaud aurait composé son plus beau poème : Les Veilleurs. 

la Commune de Paris

  • août 1871 :  dans son poème parodique, Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, Rimbaud critique la poétique de Banville. Verlaine l’invite à Paris : « Venez chère grande âme, on vous appelle, on vous attend ! »
  • 15 septembre 1871 : Rimbaud arrive à Paris. Il est successivement logé par Verlaine, rue Nicolet, puis chez Charles Cros, André Gill, Ernest Cabaner et même quelques jours chez Théodore de Banville envers qui il ne ménageait pourtant pas ses critiques.
  • 30 septembre : Dîner dit des « Vilains Bonhommes » où il est accueilli par ses pairs.
  • 20 octobre : il fête ses 17 ans au moment où il a atteint sa pleine maturité poétique.

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Home, sweet home – villa « Le bateau ivre » à l’Isle-sur-Sorgue, architecte Jacques Patingre, 2010

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Jacques Patingre, architecte_dplgJacques Patingre, architecte DPLG

Jacques Palingre, architecte DPLG est également directeur associé de la société Villas La Provençale, un constructeur de maisons individuelles bien implanté en Provence avec des agences implantées à Marseilles, Arles, Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône), Avignon et Sarrians (Vaucluse). La société, née en 1987 et qui s’est développée depuis par  croissance naturelle ou absorption d’autres sociétés cumulent depuis 2007, collectionne les récompenses et a dépassé aujourd’hui le seuil des 5000 maisons construites.

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villa « Le Bateau Ivre »

Caractéristiques

  • dénomination : maison « Le Bateau Ivre »
  • lieu d’implantation : L’Isle-sur-Sorgue (Vaucluse), France.
  • caractéristiques du terrain :  Le terrain de 830 m2 était situé dans une zone inconstructible en bordure de la Sorgue. L’orientation du terrain, avec la présence de la Sorgue au Nord, était défavorable à l’implantation d’une maison bioclimatique pour laquelle une orientation Sud est préconisée.
  • maître d’ouvrage : famille Cruz
  • maître d’œuvre : Jacques Patingre, architecte DPLG
  • date des travaux : 2009-2010
  • constructeur : Villas La Provençale – marque de maisons contemporaine Villas Concept
  • surface de plancher : 200 m2 habitables
  • performances énergétiques : BBC objectif de consommation de 37 kWh/m2.an.
  • système constructif : murs en briques Optibric PU4G d’Imerys Structure,
    toiture en tuiles plate béton Perspective de Monier ,
    revêtement de façade Monoblanco de Parexlanko,
    planchers Milliwatt KP1,
    doublages PSE Placomur® Ultra 32 et des cloisons 
    et plafonds en plaques de plâtre Placo impact de Placo®,
    conduit et une sortie de cheminée Poujoulat,
    installation électrique/domotique Celiane My Home de Legrand.
  • techniques de chauffage : pompe à chaleur de 16 kW raccordée à un plancher chauffant/rafraichissant,  un chauffe-eau Thermodynamique Atlantic, et une VMC double flux à récupération d’énergie avec des entrées d’air et bouches d’extraction hygroréglables. A l’avenir, 21 m² de panneaux photovoltaïques devraient être installés ainsi qu’un chauffe-eau solaire pour que la maison devienne passive. Un projet de cheminée centrale est également à l’étude. Le propriétaire qui avait aménagé avec sa famille à la fin de l’année 2010 déclarait que « durant  toute la période hivernale, quelle que soit la température extérieure, il a fait aux alentours de 21 °C dans la maison, y compris au rez-de-chaussée où les espaces sont très ouverts. Notre consommation électrique pour l’eau chaude sanitaire et le chauffage ne devrait pas dépasser les 470 euros par an »
  • développement durable & données bioclimatiques : la façade sud comporte de nombreuses ouvertures qui font entrer un  maximum de lumière naturelle dans la maison : baie vitrée au salon et paroi constituée de 24 pavés de verre. Côté nord, la façade possède de multiples ouvertures de petites dimensions, rondes, carrées ou rectangulaires et de larges baies vitrées équipées de triple vitrages. Les chenaux de toiture canalisent les eaux de pluie et les dirigent vers une cuve de rétention pour les besoins d’arrosage.
  • labels et prix :  BBC-Effinergie et RT 2012 – Médaille d’or du challenge des Maisons Innovantes 2011 de l’Union des Maisons Françaises catégorie Figure Libre – Architecture Contemporaine. Primée lors des Trophées habitat Bleu Ciel d’EDF 2010. Lauréat du concours EDF Bleu Ciel Régional Médaille d’or Catégorie Maison Idéale. Lauréat du concours EDF Bleu Ciel Régional Médaille d’or Catégorie BAS CARBONE. Lauréat du concours EDF Bleu Ciel National Médaille d’or Catégorie Maison Idéale. Lauréat du concours EDF Bleu Ciel National Grand Prix du Jury.
  • coût : 2.400 euros le m2

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Plan et organisation intérieure

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    Le confort de vie et la communication sont également privilégiés par le choix de volumes distincts et ouverts. Ainsi, le rez-de-chaussée est dédié aux activités « jour », avec des espaces très ouverts favorisant la circulation : d’un côté, un vaste séjour de 50 m2 ; de l’autre, la partie technique avec la cuisine. Au centre, on trouve un hall cathédrale, faisant office de bureau, qui profite d’un immense escalier métallique à marches en verre. Une baie vitrée toute en hauteur le relie directement à deux terrasses, à la cuisine d’été, à la piscine en L et au jardin donnant sur la rivière. Un chemin au sol d’ardoise et de galets entoure la maison et isole ainsi ses fondations de l’humidité du jardin.
   L’espace nuit est réservé à l’étage, où deux volumes reliés par une passerelle également en métal et verre séparent, d’un côté, la suite parentale et la chambre du plus jeune des enfants, de l’autre, deux autres chambres d’enfant avec leur salle de bains privative. Une verrière dans l’atrium central permet de plonger le regard sur la piscine en L, tandis que les hublots de la chambre parentale apportent une lumière diffuse sans trop ouvrir la façade.
     Un aspect original avec une patine à effet couteau est décliné dans plusieurs coloris dans toute la villa (rouge dans le cuisine, prune dans les toilettes et gris sur les murs de l’étage)

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le point de vue d’Enki

   Réalisation exemplaire que cette maison conçue par Villa Concept, une marque du constructeur provençal Villas La Provençale sous la direction de Jacques Patingre, architecte DPLG. Celui ci déclare avoir été influencé, dans sa formation par les architectes Le Corbusier et Richard Meier et plus localement par Fernand Pouillon et Raymond Perrachon. Il est vrai que l’on retrouve dans cette construction un peu de la rigueur d’un Meier et un peu de la magie formelle de Le Corbusier. L’appellation de la maison « Le Bateau Ivre », outre un clin d’œil au poème de Rimbaud, fait référence à l’image archétypale du bateau à voile qui aurait guidé le crayon des concepteurs. Effectivement un croquis fourni par l’architecte et portant comme légende « comme un bateau ivre sur la ligne de parage des eaux… à l’Isle sur la Sorgue » montre un esquif à deux voiles dont la configuration générale rappelle la façade principale Nord de la villa.

Façade nord correspondant au positionnement des toitures et des murs extérieurs et façade nord « retravaillée » dans un but décoratif.

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La perception des façades
      Sur le plan formel, cette façade Nord est un modèle d’équilibre et d’harmonie et l’on est d’emblée séduit par l’agencement des volumes et la manière dont les formes jouent et se répondent. Il est à noter que cet effet est produit pour une grande part par les déformations de certains murs de la structure de base dans un but décoratif : en façades Nord et Sud les murs de façade principales sont étirés vers le haut et latéralement pour provoquer des effets d’obliques et de courbes. Il est dommage que ces déformations n’aient pu être justifiées par des raisons fonctionnelles dans le cas où les toitures auraient été elles-mêmes courbes et les murs extérieurs obliques plutôt que droits, mais tel n’est pas le cas, peut-être pour des raisons économiques. C’est le point faible de ce projet qui péche par un manque de vérité des formes. Si l’on tente de décrypter les raisons qui motivent notre empathie à l’égard des façades, au sens premier et esthétique du terme, on peut émettre l’hypothèse que les formes mises en scène dans cette façade nous rappellent des formes familières de type archétypal qui agissent sur notre jugement et l’influence de manière inconsciente.

  • Capture d’écran 2014-02-26 à 15.01.09la forme des voiles gonflées par le vent d’un navire est l’un de ces archétype et la présence d’un cours d’eau tout proche, la Sorgue, qu’accompagne l’horizontalité de son rivage sur lequel flotte le navire-maison renforce cette hypothèse. D’ailleurs, certaines fenêtres ne sont-elles pas des hublots ?
  • une autre hypothèse ramène à l’archétype de la Image 4maison-personnage décrit par Bachelard : la maison est une personne et est souvent représentée de manière anthropomorphique dans les dessins d’enfants, sauf qu’en regardant la façade nord et dans une moindre mesure la façade sud, il faudrait plutôt parler d’une trinité de trois volumes sur jambes ou sur pattes ou de visages à large bouche : le volume haut et étroit à deux yeux, le volume haut et large à trois yeux et le volume bas et allongé que constitue le garage. Ces volumes ne sont pas hiératiques et figés, à la façon du baroque, le jeu des obliques et des courbes les animent et les fait vivre comme des personnages de bande dessinée. La façade est vivante, elle nous parle de l’enfance et son langage est un langage rassurant et sympathique. Pour les enfants qui y habitent, cette maison doit avoir l’apparence d’un jouet.

    Il serait vain de croire que l’effet produit par une architecture se réfère de manière automatique à une forme primaire de type archétypal spécifique. Ce cas peut effectivement dans certains cas se produire mais il est très rare.  Il me semble que le mécanisme inconscient de reconnaissance des formes s’effectue de manière confuse et s’applique le plus souvent de manière conjointe à plusieurs types de formes  voisines aux significations diverses. C’est l’effet d’ensemble produit par les références multiples à des modèles différenciés et parfois même contradictoires qui produira chez chaque individu un effet esthétique qui lui sera propre puisque ses connaissances, son expérience et sa personnalité sont différentes de chacun de ses semblables.

l’organisation intérieure
L’architecte a souhaité dissocier la construction en quatre volumes distincts qui s’expriment effectivement en façades :

  • 2 volumes principaux regroupant au rez-de-chaussée aux pièces de jour (séjour, salon, cuisine) et les chambres et les salles de bains à l’étage. Au rez-de-chaussée les pièces de vie se prolonge sur l’extérieur par des terrasses en partie protégées
  • 1 volume intermédiaire assurant l’articulation entre les deux volumes principaux, ouvert sur toute hauteur et abritant l’escalier et à l’étage une passerelle de liaison entre les espaces de chambre
  • 1 volume accolé à l’un des volumes principaux abritant pièces de service et garage.

    On peut s’étonner du parti adopté, dans le cas d’un projet qui se proclamait bioclimatique et qui avait l’ambition d’être économe en matière de consommation d’énergie, d’avoir dissocié le volume habitable en deux parties séparées reliées par un volume charnière de faible surface possédant au nord une grande surface vitrée. Ce parti a en effet pour conséquences d’augmenter la surface totale des façades et donc d’augmenter les déperditions. Une surface d’ensemble. plus compacte obtenue en alignant la façade nord du volume d’articulation avec les façades nord des deux volumes principaux aurait permis, pour un coût très faible puisque le gros-œuvre et les menuiseries extérieures  étaient déjà programmées, permis d’augmenter la surface habitable et réduire les déperditions, ceci sans que l’aspect des façades soit trop modifiées.

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 Le système constructif

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Gœthe : Faust, l’apparition de Méphistophélès ou la métamorphose du barbet…

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Johann Wolfgang von Gœthe (1749-1832) par Delacroix

Johann Wolfgang von Gœthe (1749-1832) par Delacroix

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Méphistophélès par Eugène Delacroix

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   Le Faust de Goethe est une pièce de théâtre considérée comme l’une des œuvres majeures du Sturm und Drang, ce mouvement allemand précurseur du romantisme qui exaltait les sentiments du cœur et les passions humaines ainsi que les rapports exaltés avec la nature. Gœthe y aura travaillé durant une grande partie de sa vie écrivant sur le tard un Faust II qui ne sera publié qu’après sa mort. La version définitive du Faust I dont il est question dans cet article a été publiée en 1808.
   La pièce s’inspire de légendes nées en Europe centrale qui font référence à un personnage ayant réellement existé, un alchimiste allemand du nom de Faustus qui aurait vendu son âme au diable en échange de la connaissance et de certains pouvoirs et qui avait connu une fin tragique. Le premier texte qui décrit le docteur Faust est le Volksbuch, un récit dont l’auteur nous est inconnu, publié pour la première fois à Francfort en 1587 mais qui fera l’objet, par la suite, de nombreuses rééditions dans toute l’Europe. Ce récit est tiré des volksbücher, ces récits populaires très répandus en Allemagne au XVIe siècle où il était question de magie et de pactes passés avec les puissances infernales. Ces thèmes sont apparus très tôt dans la littérature européenne puisque déjà, aux IVe, VIe et XIIIe siècle, des œuvres le mettaient en scène (histoires de Cyprien d’Antioche, de Helladius et de Théophile) et sont revenus par la suite de manière récurrente .
    Plus tard, en Angleterre élisabéthaine, le dramaturge Christopher Marlowe avait tiré de la légende, en 1592, une pièce de  théâtre intitulée The Tragical History of Doctor Faustus dans laquelle le docteur Faust apparaît plus intéressé par le pouvoir et le plaisir que par la connaissance et dont le personnage féminin, la belle Hélène, est présentée non comme une victime innocente bafouée mais comme une succube. Le Faust de Marlowe sera à l’origine de tous les Faust dramatisés de la légende et ceux en particulier mis en scène en Allemagne dans les théâtres de foire et de marionnettes, le Puppenspiel. Au XVIIIe siècle, avec l’Aufklarung qui proclame le triomphe de la raison, on voit philosophes et théologiens s’insurger et condamner toute forme d’irrationnel, de merveilleux et de magie; la figure de Faust devient alors celle du magicien condamné et damné mais apparaît aussi comme bien installée dans l’imaginaire populaire.
   C’est Gotthold Ephraim Lessing qui, en Allemagne vers 1759, va dévêtir Faust de ses oripeaux de magicien et redonner à sa figure son contenu tragique d’homme prométhéen qui aspire à la connaissance absolue et s’oppose en cela à la société et à la religion mais ce drame n’est qu’une ébauche de ce que l’auteur projetait d’écrire et il faudra attendre les stürmer (du nom de l’ouvrage Sturm und Drang de Klinger, paru en 1776) pour la figure moderne de Faust prenne son envol. Ces jeunes écrivains exaltés remettent en cause les valeurs et les certitudes  jusque là défendues par leur siècle notamment la toute-puissance de la raison qu’il juge réductrice, la notion d’un dieu juste et sa conséquence, l’ordre moral qui régit la société et opprime les individus. Ils exaltent la nature, les grandes passions individuelles et le génie personnel. Parmi eux, certains, tels le jeune Goethe, Maler Müller, R.M. Lenz et Klinger s’intéresseront à la figure de Faust mais c’est Gœthe, après de longs tâtonnements qui avec son œuvre magistrale publiée en 1808 portera la figure de Faust à la hauteur d’un symbole et d’un mythe universel.

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Faust (Gœthe), Faust, Vagner et le barbet

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Faust (Gœthe), Faust, Vagner et le caniche par Paul Mila, 1835

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Faust (Gœthe), Faust, Vagner et le caniche par Friedrich Gustav Schlick, 1847-1850

Delacroix - Faust (Gœthe), Faust, Vagner et le barbet

Faust (Gœthe), Faust, Vagner et le barbet par Delacroix

FAUST.

   (…) Deux ames, hélas ! se partagent mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre ; l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement convulsif entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux ! Ô si, dans l’air il y a des esprits qui planent entre la terre et le ciel, qu’ils descendent de leurs nuages dorés, et me conduisent à une vie plus nouvelle et plus variée ! Oui, si je possédais un manteau magique, et qu’il pût me transporter vers des régions étrangères, je ne m’en déferais point pour les habits les plus précieux, pas même pour le manteau d’un roi.

VAGNER.

    N’appelez pas cette troupe bien connue qui s’étend nomme la tempête autour de la vaste atmosphère, et qui de tous côtés prépare à l’homme une infinité de dangers. La bande des esprits venus du Nord aiguise contre vous des langues à triple dard. Celle qui vient de l’Est dessèche vos poumons et s’en nourrit. Si ce sont les déserts du Midi qui les envoient, ils entassent autour de votre tête flamme sur flamme, et l’Ouest en vomit un essaim qui vous rafraîchit d’abord, et finit par dévorer, autour de vous, vos champs et moissons. Enclins à causer du dommage, ils écoutent volontiers votre appel, ils vous obéissent même, parce qu’ils aiment à vous tromper ; ils s’annoncent comme envoyés du ciel, et quand ils mentent, c’est avec une voix angélique. Retirons-nous donc ! Le monde se couvre déjà de ténèbres, l’air se rafraîchit, le brouillard tombe ! C’est au soir qu’on apprécie surtout l’agrément du logis. Mais, qu’avez-vous à vous arrêter ? Que considérez-vous là avec tant d’attention ? Qui peut donc vous étonner ainsi dans le crépuscule ?

FAUST.

    Vois-tu ce chien noir errer au travers des blés et des chaumes?

VAGNER.

    Je le vois depuis long-tems, il ne me semble offrir rien d’extraordinaire.

FAUST.

    Considère-le bien; pour qui prends-tu cet animal ?

VAGNER.

    Pour un barbet, qui cherche à sa manière la trace de son maître.

FAUST.

    Remarques-tu comme il tourne en spirales, en s’approchant de nous de plus en plus ? Et si je ne me trompe, il traîne derrière ses pas une trace de feu.

VAGNER.

     Je ne vois rien qu’un barbet noir ; il se peut bien qu’un éblouissement abuse vos yeux.

FAUST.

     Il me semble qu’il tire à nos pieds des lacets magiques, comme pour nous attacher.

VAGNER.

     Je le vois incertain et craintif sauter autour de nous, parce qu’au lieu de son maître, il trouve deux inconnus.

FAUST.

    Le cercle se rétrécit, déjà il est proche.

VAGNER.

     Tu vois ! ce n’est là qu’un chien et non un fantôme. Il grogne et semble dans l’incertitude ; il se met sur le ventre, agite sa queue, toutes manières de chien.

FAUST.

    Accompagne-nous ; viens ici.

VAGNER.

    C’est une folle espèce de barbet. Tu t’arrêtes, il t’attends ; tu lui parles, il s’élance à toi ; perds quelque chose, il le rapportera, et sautera dans l’eau après ta canne.

FAUST.

     Tu as bien raison, je ne remarque en lui nulle trace d’esprit, et tout est éducation.

VAGNER.

    Le chien, quand il est bien élevé, est digne de l’affection du sage lui-même. Oui, il mérite bien tes bontés. C’est l’écolier le plus assidu des étudians.

(Ils rentrent par la porte de la ville.)

CABINET D’ETUDE

FAUST, entrant avec le barbet.

     J’ai quitté les champs et les prairies qu’une nuit profonde, environne. Je sens une religieuse horreur éveiller, par des pressentimens, la meilleure de mes deux ames. Les grossières sensations s’ endorment avec leur activité orageuse ; je suis animé d’un ardent amour des hommes et l’amour de Dieu me ravit aussi. Sois tranquille, barbet ; ne cours pas çà et là auprès de la porte ; qu’y flaires-tu ? Va te coucher derrière le poële ; je te donnerai mon meilleur coussin ; puisque là-bas sur le chemin de la montagne, tu nous as récréés par tes tours et par tes sauts, aie soin que je trouve en toi maintenant un hôte parfaitement paisible.

     Ah ! dès que notre cellule étroite s’éclaire de la lampe bienfaisante, la lumière pénètre aussi dans notre sein, dans notre cœur qui se connaît lui-même. La raison recommence à parler, et l’espérance à luire ; on se baigne au ruisseau de la vie, à la source d’où elle jaillit.

     Ne grogne point, barbet ! Les hurlemens d’un animal ne peuvent s’accorder avec les divins accens qui remplissent mon ame entière. Nous sommes accoutumés à ce que les hommes déprécient ce qu’ils ne peuvent comprendre, à ce que le bon et le beau, qui souvent leur sont nuisibles, les fassent murmurer ; mais faut-il que le chien grogne à leur exemple ?…. Hélas ! je sens déjà qu’avec la meilleure volonté, la satisfaction ne peut plus jaillir de mon cœur. Mais pourquoi le fleuve doit-il si tôt tarir, et nous replonger dans notre soif éternelle ? J’en ai trop fait l’expérience ! Cette misère va cependant se terminer bientôt ; nous apprenons à estimer ce qui s’élève au-dessus des choses de la terre, nous aspirons à une révélation, qui nulle part ne brille d’un éclat plus pur et plus beau que dans le Nouveau-Testament. J’ai envie d’ouvrir le texte, et me livrant une fois à des sentimens sincères, de traduire le saint original dans la langue allemande qui m’est si chère.

    (Il ouvre un volume et s’apprête.)

     Il est écrit : Au commencement était la parole !

     Ici je m’arrête déjà ! Qui me soutiendra plus loin ? Il m’est impossible d’estimer assez ce mot, la parole ; il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit : Au commencement était la volonté !Réfléchissons bien cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien la volonté qui crée et conserve tout ? Il devrait y avoir : Au commencement était la force ! Cependant tout en écrivant ceci, quelque chose dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit me secourt enfin ! Je suis tout à coup inspiré et j’écris consolé :  Au commencement était l’action !

     S’il faut que je partage la chambre avec toi, barbet, laisse-là tes hurlemens et tes cris ! Je ne puis souffrir près de moi un compagnon si bruyant : il faut que l’un de nous deux quitte la chambre ! C’est malgré moi que je viole les droits de l’hospitalité ; le porte est ouverte et tu as le champ libre. Mais que vois-je ? Cela est-il naturel ? Est-ce une ombre, est-ce une réalité ? Comme mon barbet vient de se gonfler ! Il se lève avec effort, ce n’est plus une forme de chien. Quel spectre ai-je introduit chez moi ? Il a déjà l’air d’un hippopotame, avec ses yeux de feu et son effroyable mâchoire. Oh ! je serai ton maître ! Pour une bête aussi infernale, la clef de Salomon m’est nécessaire.

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Friedrich August Moritz Retzsch-beschwoerung des pudels im studierzimmer, 1816

le caniche dans le cabinet de Faust par Friedrich August Moritz Retzsch, 1816

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Faust de Gœthe, Méphistophélès en chien - illustration de Johann Heinrich Ramberg

Faust de Gœthe, Méphistophélès en chien – illustration de Johann Heinrich Ramberg

ESPRITS, dans la rue.

Par un puissant sortilège,
Ici l’un de nous est pris
Comme un vieux renard au piège :
Restez-là, restez, esprits ! —
Mais faisons un peu silence ;
Balançons-nous, balançons
Nos ailes d’or en cadence,
Et nous le délivrerons !
Il est là ! C’est notre frère,
Volons à son secours !
Car il employa toujours
Tous ses efforts à nous plaire.

FAUST.

D’abord, pour aborder le monstre, j’emploierai la conjuration des quatre.

Que la Salamandre s’enflamme !
Que 1’Ondin se replie !
Que le Sylphe s’évanouisse !
Que le Lutin travaille !

     Qui ne connaîtrait pas les élémens, leur force et leurs propriétés, ne se rendrait jamais maître des esprits.

Vole en flammes, Salamandre !
Coulez ensemble en murmurant, Ondins !
Brille en éclatant météore, Sylphe !
Apporte-moi tes secours domestiques,
Incubus ! incubus !
Viens ici, et ferme la marche !

     Aucun des quatre n’existe dans cet animal. Il reste immobile, et grince des dents devant moi ; je ne lui ai fait encore aucun mal. Tu vas m’entendre employer de plus fortes conjurations. 

    Es-tu, mon ami, un échappé de l’enfer ? alors regarde ce signe ; les noires phalanges se courbent devant lui.

     Déjà il se gonfle, ses crins sont hérissés !

     Être maudit ! peux-tu le lire, celui qui jamais ne fut créé, l’inexprimable, adoré par tout le ciel, et criminellement transpercé ?

     Relégué derrière le poële, il s’enfle comme un éléphant, il remplit déjà tout l’espace, et va se résoudre en vapeur. Ne monte pas au moins jusqu’à la voûte ! Viens plutôt te coucher aux pieds de ton maître. Tu vois que je ne menace pas en vain. Je suis prêt à te roussir avec le feu sacré. N’attends pas la lumière au triple éclat ! N’attends pas la plus puissante de mes conjurations !

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Faust de Gœthe, Méphistophélès offrant son aide à Faust par Delacroix

Faust de Gœthe, Méphistophélès offrant son aide à Faust par Delacroix

MEPHISTOPHELES entre pendant que le nuage tombe, et sort de derrière le poêle, en habit d’étudiant.

     D’où vient ce vacarme ? Qu’est-ce qu’il y a pour le service de Monsieur ?

FAUST.

     C’était donc là le contenu du barbet ? Un écolier ambulant.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Je salue le savant docteur : Vous m’avez bien fait suer.

FAUST.

    Quel est ton nom ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     La demande me paraît bien frivole, pour quelqu’un qui a tant de mépris pour les mots ; qui toujours s’écarte des apparences, et regarde surtout le fond des êtres.

FAUST.

     Chez vous autres, messieurs, on doit pouvoir aisément deviner votre nature d’après vos noms, et c’est ce qu’on fait connaître clairement en vous appelant ennemis de Dieu, séducteurs, menteurs. Eh bien ! qui donc es-tu ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Une partie de cette force qui tantôt veut le mal, et tantôt fait le bien.

FAUST.

     Que signifie cette énigme ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

    Je suis l’Esprit qui toujours nie ; et c’est avec justice : car tout ce qui existe est digne d’être détruit ; il serait donc mieux que rien n’existât. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu’on entend par mal ; voilà mon élément.

FAUST.

    Tu te nommes partie, et te voilà en entier devant moi.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Je te dis la modeste vérité. Si l’homme, ce petit monde de folie, se regarde ordinairement comme formant un entier, je suis, moi, une partie de la partie qui existait au commencement de tout, une partie. de cette obscurité qui donna naissance à la lumière, la lumière orgueilleuse, qui maintenant dispute à sa mère, la nuit, son rang antique et l’espace qu’elle occupait ; ce qui ne lui réussit guère pourtant, car malgré ses efforts elle ne peut que ramper à la surface des corps qui l’arrêtent ; elle jaillit de la matière, elle l’embellit, mais un corps suffit pour enchaîner sa marche. Je puis donc espérer qu’elle ne sera plus de longue durée, ou qu’elle s’anéantira avec les corps eux-mêmes.

FAUST.

     Maintenant, je connais tes honorables fonctions ; tu ne peux anéantir la masse, et tu te rattrapes sur les détails.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Et franchement, je n’ai point fait grand ouvrage : ce qui s’oppose au néant, le quelque chose, ce monde matériel, quoi que j’aie entrepris jusqu’ici ; je n’ai pu encore l’entr’ouvrir ; et j’ai en vain déchaîné contre lui, flots, tempêtes, tremblemens, incendies ; la mer et la terre sont demeurées tranquilles. Nous n’avons rien à gagner sur cette maudite semence, matière des animaux et des hommes. Combien n’en ai-je pas déjà enterré ! Et toujours circule un sang frais et nouveau. Voilà la marche des choses ; c’est à en devenir fou. Mille germes s’élancent de l’air, de l’eau, comme de la terre, dans le sec, l’humide, le froid, le chaud. Si je ne m’étais pas réservé le feu, je n’aurais rien pour ma part.

FAUST.

     Ainsi tu opposes au mouvement éternel, à la puissance secourable qui crée, la main froide du démon, qui se roidit en vain avec malice ! Quelle autre chose cherches-tu à entreprendre, étonnant fils du chaos !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Nous nous en occuperons à loisir la prochaine fois ! Oserais-je bien cette fois m’éloigner ?

FAUST.

    Je ne vois pas pourquoi tu me le demandes. J’ai maintenant appris à te connaître ; visite-moi désormais quand tu voudras : voici la fenêtre, la porte, et même la cheminée à choisir.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Je l’avouerai ! un petit obstacle m’empêche de sortir : le pied magique sur votre seuil.

FAUST.

     Le pentagramme te met en peine ? Hé ! dis-moi, fils de l’enfer, si cela te conjure, comment es-tu entré ici ? Comment un tel esprit s’est-il laissé attraper ainsi ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Considère-le bien : il est mal posé ; l’angle tourné vers la porte est, comme tu vois, un peu ouvert.

FAUST.

Le hasard s’est bien rencontré ! Et tu serais donc mon prisonnier ? C’est un heureux accident !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Le barbet, lorsqu’il entra, ne fit attention à rien ; du dehors la chose paraissait toute autre, et maintenant le diable ne peut plus sortir.

FAUST.

     Mais pourquoi ne sors-tu pas par la fenêtre ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     C’est une loi des diables et des revenans, qu’ils doivent sortir par où ils sont entrés. Le premier acte est libre en nous ; nous sommes esclaves du second.

FAUST.

     L’enfer même a donc ses lois ? C’est fort bien ainsi, un pacte fait avec vous, messieurs , serait fidèlement observé.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Ce qu’on te promet, tu peux en jouir entièrement ; il ne t’en sera rien retenu. Ce n’est pas cependant si peu de chose que tu crois, mais une autre fois nous en reparlerons. Cependant je te prie et te reprie de me laisser partir cette fois-ci.

FAUST.

     Reste donc encore un instant, pour me dire ma bonne aventure.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Eh bien ! lâche-moi toujours ! Je reviendrai bientôt ; et tu pourras me faire les demandes à loisir.

FAUST.

     Je n’ai point cherché à te surprendre, tu es venu toi-même t’enlacer dans le piège. Que celui qui tient le diable le tienne bien ; il ne le reprendra pas de si tôt.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Si cela te plaît, je suis prêt aussi à rester ici pour te tenir compagnie ; avec la condition cependant de te faire par mon art passer dignement le tems.

FAUST.

     Je vois avec plaisir que cela te convient ; mais il faut que ton art soit divertissant.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Ton esprit, mon ami, va gagner davantage dans cette heure seulement que dans l’uniformité d’une année entière. Ce que te chantent les esprits subtils, les belles images qu’ils apportent, ne sont pas une vaine magie. Ton odorat se délectera ainsi que ton palais, et ton cœur sera transporté. De vains préparatifs ne sont point nécessaires, nous voici rassemblés, commencez !

ESPRITS.

Disparaissez bien vite
Arceaux noirs et poudreux,
Et que l’azur des cieux
Un instant vous visite !

Des nuages épais
Percez, percez les voiles,
Scintillantes étoiles,
Par vos tendres reflets.
Ah ! déjà ces murs sombres
Ont semblé s’agiter,
Et vers les cieux monter
Comme de vaines ombres.
De sites, de passans,
La campagne se couvre,
Et notre œil y découvre
Des fleurs, des bois, des champs,
Et d’épaisses feuillées
Où les tendres amans
Promènent leurs pensées.

Mais plus loin sont couverts
Les longs rameaux des treilles,
De bourgeons, pampres verts,
Et de grappes vermeilles ;
Sous de vastes pressoirs
Elles roulent ensuite,
Et le vin à flots noirs,
Bientôt s’en précipite.
Le lac étend ses flots
À l’entour des montagnes,

Dans les vastes campagnes,
Il serpente en ruisseaux.
Partout, l’oiseau timide,
Cherchant l’ombre et le frais,
S’enfuit d’un vol rapide
Au milieu des marais,
Vers la retraite obscure
De ces nombreux îlots,
Dont la tendre verdure
S’agite sur les flots.
Là, de chants d’allégresse
La rive retentit ;
D’autres chœurs, là, sans cesse,
La danse nous ravit :
Les uns gaîment s’avancent
Autour des coteaux verts,
De plus hardis s’élancent
Au sein des flots amers :
Tous, pour goûter la vie,
Tous cherchent dans les cieux
Une étoile chérie,
Qui s’alluma pour eux.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

     Il dort : c’est bien, jeunes esprits de l’air ! Vous l’avez fidèlement enchanté ! C’est un concert que je vous redois. Tu n’es pas encore homme à bien tenir le diable ! Fascinez-le par de doux prestiges, plongez-le dans une mer d’illusions. Cependant, pour détruire le charme de ce seuil, j’ai besoin de la dent d’un rat….. Je n’aurai pas long-tems à conjurer, en voici un qui trotte par-là et qui m’entendra bien vite.

     Le seigneur des rats et des souris, des mouches, des grenouilles, des punaises, des poux, t’ordonne de venir ici, et de ronger ce seuil comme s’il était frotté d’huile. — Ah ! te voilà déjà tout en l’air ! Allons, vite à l’ouvrage ! La pointe qui m’a arrêté, elle est là sur le bord… encore un morceau, c’est fait !

FAUST, se réveillant.

     Suis-je donc trompé cette fois encore ? Toute cette foule d’esprits a-t-elle déjà disparu ? Serait-ce un songe qui m’a présenté le diable ?…. Et n’est-ce qu’un barbet qui a sauté après moi ?

Méphistophélès par DelacroixMéphistophélès par Delacroix

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Pierre-Henri de Valenciennes : une représentation nouvelle de la nature en peinture

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Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819)Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819)

    Pierre-Henri de Valenciennes étudie la peinture et le dessin à l’Académie royale de Toulouse de 1770 à 1771 suivant l’enseignement de Jean-Baptiste Despax, peintre d’histoire mais il fut essentiellement un peintre autodidacte. Après un premier voyage en Italie en 1769, à l’âge de 19 ans, en compagnie de son mécène, Mathias Dubourg, conseiller au parlement de Toulouse. A son retour, il se rend à Paris où il sera pour un temps élève dans l’atelier de Gabriel-François Doyen. De 1777 à 1784-85, il est en Italie, à Rome, d’où il effectuera divers excursions et voyages notamment au Moyen-Orient. Ce séjour sera crucial pour sa formation de peintre. A Rome, il s’agit pour lui de rechercher et mettre à jour la vérité cachée de la ville « et non pas un ramassis indigeste des monuments en tous genres » afin d’en restituer « l’histoire et non pas son roman ». Il s’entraîne pour ce faire à saisir la nature sur le fait et exécute pour ce faire de nombreuses études en plein air qui témoignent d’une sensibilité nouvelle devant la nature. Il donne ainsi une grande importance du travail sur le motif et préconise l’étude en plein air en préalable à la composition en atelier des compositions historiques qui étaient à la mode à l’époque. Il revient en France en 17851786  et se fixe à Paris. C’est là que se déroulera la plus grande partie de sa carrière. Il est admis à l’Académie de peinture en 1787 et obtient en 1805 une première médaille d’or au Salon où il va exposer régulièrement. Il ouvre son propre atelier où, entre 1795 et 1800, où il formera entre autres Jean-Victor Bertin et Achille Etna Michallon, eux-mêmes futurs maîtres de Corot, ainsi que Louis Étienne Watelet, louise-Joséphine Sarrazin de Belmont, Jean-Baptiste DesperthesLouis-François Lejeune et le premier peintre de panoramas français Pierre Prévost, en s’appuyant sur ses études de plein air comme base de son enseignement. Ses efforts seront couronnés par la fondation, en 1816, d’un prix du Paysage Historique à l’École royale des Beaux-Arts, prix plus tard supprimé, en 1863. 

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Les œuvres de la période italienne

Pierre-Henri de Valenciennes - Vue du couvent d'Ara Coeli parmi les pins

Pierre-Henri de Valenciennes – Vue du couvent d’Ara Coeli parmi les pins, 1780.

Pierre-Henri de Valenciennes - Le palais de Nemi, vers 1780

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P.H. de Valenciennes : galerie de quelques tableaux de la période italienne
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    Pierre-Henri de Valenciennes exerce également son influence comme théoricien et pédagogue. En Italie, il a étudié la perspective et donne des cours de perspective à l’École polytechnique. Il présenta ses idées dans son ouvrage  Éléments de perspective pratique à l’usage des artistes, suivis de réflexions et conseils à un élève sur la peinture et particulièrement sur le genre du paysage, publié vers 1800 et traduit en allemand en 1803. Il est nommé professeur de perspective le 14 juillet 1812, à lÉcole impériale des Beaux- Arts, succédant à Charles-Pierre Dandrillon. Il sera décoré de la Légion d’honneur. Il meurt à Paris le 16 février 1819, où il est enterré au cimetière du Père-Lachaise.
   On le considère comme un des précurseurs du paysage moderne. Il fut non seulement un artiste de grand talent, mais aussi un théoricien. Oublié quelques décennies après sa mort, Valenciennes exercera pourtant une profonde influence sur les générations suivantes, principalement en ce qui concerne l’art du paysage qui, de genre mineur qu’il était au XVIIIe siècle, deviendra à la fin du siècle suivant le lieu d’expériences esthétiques radicales.

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Les grands tableaux historiques

Nicolas Poussin - Paysage avec Orphée et Eurydice, 1650-1653

Nicolas Poussin – Paysage avec Orphée et Eurydice, 1650-1653

   La représentation à la mode à l’époque de Valenciennes est celle, qui n’avait pas évolué depuis Poussin, du « paysage historique » qui représente un événement historique qui se situe dans un environnement ancien que le peintre doit représenter tel qu’il était – ou que l’on imaginait qu’il était – à son époque. Dans le tableau présenté ci-après « l’éruption du Vésuve », Pierre-Henri de valenciennes s’est référé aux textes écrits par Pline le Jeune qui décrit la mort de son beau-père, Pline l’Ancien, lors de l’éruption du volcan.
    Mais cette référence au fait historique s’effectue moins de manière explicite par la figuration d’éléments historiques ou littéraires que par le traitement des éléments naturels du paysage. C’est dans ceux-ci que doivent être recherchés les supports du sens. « L’artiste ne fait pas alors le froid portrait de la nature insignifiante et inanimée, il la peint parlant à l’âme, ayant une action sentimentale, une expression déterminée, qui se communique facilement à tout homme sensible. » (PH de Valenciennes). 

Pierre-Henri de Valenciennes - l'éruption du Vésuve, 1813

Pierre-Henri de Valenciennes – l’éruption du Vésuve, 1813.

Pierre-Henri de Valenciennes - Orage en bord de mer, 1788

Pierre-Henri de Valenciennes – Orage en bord de mer, 1788

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Pierre-Henri de Valenciennes et l’étude de nature

    Vers 1800, une nouvelle préoccupation apparaît chez les peintres européens du paysage, celle de la représentation des phénomènes naturels éphémères ou transitoires de la nature. Lorsque un peintre peint un paysage, il est en effet confronté à la variation permanente de celui-ci en fonction de l’évolution des conditions atmosphériques.  C’est ainsi que d’heure en heure et parfois même de minute en minute, l’intensité et la direction des rayons lumineux varient, la densité et la forme des formations nuageuses se modifient sous l’action des vents, tous ces phénomènes influant sur la configuration des parties éclairées et ombrées, leur contraste, et l’expression des couleurs. Pierre-Henri de Valenciennes enseignait à ses élèves que le peintre ne dispose dans la journée que de deux heures pour fixer le spectacle de la nature et de seulement une demi-heure au lever et au coucher du soleil :

« il est bon de peindre la même vue à différentes heures du jour, pour observer les différences que produit la lumière sur les formes… les changements sont si sensibles que l’on ne peut plus reconnaître les objets… » 

   Dés lors les peintres ajouteront à l’art très codifié de la composition basé sur la maîtrise de la géométrie et de la perpective, l’art de la représentation ou de l’interprétation des effets naturels fugaces et pittoresques tels que les reflets de l’eau, la consistance des nuages, les variations de teintes et du luminosité des feuillages, la structure des formations géologiques mais le tableau est toujours construit à partir de « l’invention » (inventio), par laquelle l’artiste introduit un ordre dans la composition fondé sur la perspective centrale qui joue rôle essentiel : pour l’inventio, la nature est orientée vers le sujet qui la perçoit et, inversement, ce dernier constitue le fondement du paysage. On aborde ici le problème du paysage comme catégorie esthétique, tel que l’a par exemple défini le philosophe Georg Simmel par opposition à la nature en 1957 : le « paysage », construction d’une unité, ne naît que de la contemplation active d’un individu, de sa situation dans la nature.

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Pierre-Henri de Valenciennes - Paysage italien

Pierre-Henri de Valenciennes – paysage italien, date inconnue

Pierre-Henri de Valenciennes - Effet de nuages

Pierre-Henri de Valenciennes – Effet de nuages

Pierre-Henri de Valenciennes-L’île de Cézembe vue de St-Malo au soleil couchant.

Pierre-Henri de Valenciennes-L’île de Cézembe vue de St-Malo au soleil couchant.

Pierre-Henri de Valenciennes - étude d'arbres et de buissons, date inconnue

Pierre-Henri de Valenciennes – étude d’arbres et de buissons,

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GRECE ANTIQUE : archives

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ARCHEOLOGIE : les mystères des mines d’argent de Périclès

Comment les Grecs de l’Antiquité extrayaient-ils les minerais d’argent des profondeurs de la terre ? En explorant des dizaines de puits, une équipe d’archéologues et de géologues tentent de le comprendre. Avec à la clé des découvertes surprenantes, mais encore bon nombre d’interrogations.

    Sur le plateau du Laurion1, au sud d’Athènes, penché au bord d’un puits de cent mètres de verticale absolue, Denis Morin2, archéologue, spécialiste en histoire des techniques, s’interroge : comment des esclaves munis de simples lampes à huile ont-ils pu creuser aussi profondément dans la pierre pour atteindre des filons de plomb argentifère ? Et ce, sans assistance respiratoire.
     Sur un site de 150 km 2, des centaines de puits, auparavant jamais visités, conduisaient vers ces riches gisements parmi les plus importants de l’Antiquité. Deux missions franco-grecques, en 2002 et récemment en février dernier3, ont permis à une équipe d’archéologues et de géologues, parfois munis d’appareils respiratoires, de descendre grâce aux techniques de la spéléologie au fond d’une trentaine de puits. « Ils ont été creusés dans le marbre, cinq siècles avant notre ère », commente Denis Morin. Comment ? « À la main, à l’aide de pics, explique-t-il. Ces deux premières missions nous ont permis de prendre conscience de l’extraordinaire ingénierie technique des Grecs. Ils savaient forer des puits parfaitement verticaux et réguliers, ce qui leur permettait d’extraire plus facilement le minerai au moyen de treuils et de machines élévatrices encore inconnues. » En analysant les encoches et les points de fixation laissés sur les parois, les archéologues savent désormais comment étaient aménagés les puits. De section carrée de 1,90 mètre de côté, ils étaient séparés par une cloison en rondins de bois en deux conduits de volume inégal, un tiers pour l’un, deux tiers pour l’autre. Dans le premier tiers était aménagé un escalier et, peut-être, des structures d’aérage. La cloison protégeait également les mineurs du minerai en train d’être treuillé dans la seconde partie du puits. 

Denis Morin descend en rappel explorer un des nombreux puits du plateau du Laurion, CNRS PhototèqueDenis Morin descend en rappel explorer un des nombreux puits du plateau du Laurion, CNRS Phototèque

   Cependant bien des questions demeurent encore sans réponse. Certains des puits explorés par l’équipe de Denis Morin mesurent plus de cent mètres de profondeur. Or, à partir de vingt à trente mètres, les mesures ont montré que l’oxygène commence à s’y faire rare. Impossible de descendre et encore moins de les creuser sans assistance respiratoire. Pour l’instant, les archéologues n’ont pas encore apporté de réponses acceptables sur ce point. Mais les recherches ont permis d’avancer des hypothèses sur différentes possibilités d’aération. Ils ont notamment découvert un puits de petite taille, creusé parallèlement au puits principal, qui a la particularité de ne pas communiquer avec la surface. Grâce à des galeries de jonction situées à différents niveaux, les Grecs avaient certainement créé là un système ingénieux de circulation de l’air. Une seconde hypothèse propose l’existence de foyers au fond de ces puits parallèles qui auraient pu engendrer des appels d’air. Les archéologues attendent de retrouver des traces de charbon de bois pour la confirmer. Enfin, ils supposent aussi que certains de ces puits communiquaient entre eux grâce à un réseau de galeries souterraines sur plusieurs niveaux capables de générer d’autres courants d’air. Ces hypothèses et les paramètres physiques dont dépend l’efficacité du renouvellement de l’air nourrissent actuellement des modèles qui devraient permettre de mieux comprendre. 
    Autre mystère de taille : comment les Grecs savaient-ils où creuser pour atteindre les riches filons ? Quelles connaissances avaient-ils du sous-sol ? « Les Grecs, suppose Denis Morin, devaient avoir des notions de géologie très précises, puisqu’ils se sont aventurés à creuser des puits si profonds alors que les minerais affleurent rarement à la surface. » La mission 2004 prévue par Denis Morin permettra de poursuivre en ce sens les explorations souterraines et d’accroître les connaissances géologiques de ce site emblématique qui fit la d’Athènes.

Athens, 449-420 BC. Silver Drachma (14mm, 4.17 gm). Helmeted head of Athena right / ΑΘΕ (ΑΘΗΝΑΙΩΝ - of Athenians), Owl standing right, olive sprig to left; all within incuse square. (crédit Wikipedia)Athens, 449-420 BC. Silver Drachma (14mm, 4.17 gm). Helmeted head of Athena right / ΑΘΕ (ΑΘΗΝΑΙΩΝ – of Athenians), Owl standing right, olive sprig to left; all within incuse square. (crédit Wikipedia)

Article : Fabrice Impériali : Les mystères des mines d’argent de Périclès – Le journal du CNRS – CNRS

 Notes :

  • Les mines d’argent du Laurion furent l’un des fondements de la puissance d’Athènes en particulier sous le règne de Périclès. Elles permirent la production massive de pièces d’argent, les célèbres drachmes à chouettes lauriotiques et favorisèrent le financement de plusieurs campagnes militaires.
  • Denis Morin est rattaché à l’unité toulousaine d’Archéologie et d’Histoire. Il coordonne l’équipe de recherche Ermina, équipe interdisciplinaire d’études et de recherches sur les mines anciennes et le patrimoine industriel qui intervient sur plusieurs sites en Europe.
  • En étroite collaboration avec le Service national grec de géologie (Institute of Geology and Mineral Explorationer) et avec le concours de l’École française d’Athènes.
Contact : Denis MorinUnité Toulousaine d’Archéologie et d’Histoire, Toulouse. morindenis@aol.com
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°°°Schéma du Puits Kitzo au Laurion (crédit Wikipedia)
Schéma du Puits Kitzo au Laurion (crédit Wikipedia)
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Mineurs grecs, Reproduction d'une plaquette en terre cuite de Corinthe.Mineurs grecs, reproduction d’une plaquette en terre cuite de Corinthe.
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Avis de recherche : enfin des nouvelles sur la belle inconnue de Kerbastic…

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Kay Francis (1905-1968) - photo de Elmer Fryer, Hollywoodla belle inconnue de Kerbalic

Rappel :  
   Lors d’un séjour dans « Le domaine de Kerbalic », un hôtel situé à proximité de Lorient, j’avais été frappé par une photographie exposée sur les murs de l’un des couloirs de l’Hôtel. Il s’agissait du portrait d’une jeune femme brune à la beauté  troublante et envoûtante. La photographie portait une dédicace ainsi libellée :  « To la comtesse de Polignac, with compliments, Francis ». N’ayant pu obtenir d’informations plus précises, j’avais alors publié un avis de recherche concernant l’identité de la belle.  (pour y revenir, c’est ICI )

   Séjournant de nouveau, quelques mois plus tard dans cet hôtel, je ne manquais pas d’aller rendre visite à la belle inconnue et constatais qu’elle produisait sur moi le même effet que lors de notre première rencontre… Je  restais lontemps à la contempler essayant de percer le secret de l’étrange séduction que ce visage opérait sur moi…

   Pouvait-elle être une actrice ? la pose qu’elle avait adoptée pour la photo était une pose droite, naturelle, qui tranchait avec la pose des photos de vedettes de l’époque où celles-ci étaient souvent photographiées en position oblique, arborant un sourire convenu. Rien d’artificiel dans son sourire. D’ailleur souriait-elle ? Rien n’était moins sûr. En cherchant bien, on pouvait discerner l’esquisse d’un très léger creusement des fossettes mais cette observation n’était même pas certaine… Pourtant l’expression du visage ne traduisait aucune sentiment d’indifférence ou dureté; bien au contraire, elle exprimait un sentiment d‘ouverture, de disponibilité. Voilà une jeune femme qui semblait ouverte aux relations humaines, à la vie mais en même temps cette ouverture semblait s’effectuer avec une certaine réserve comme si les expériences passées de sa vie n’avaient pas laissées que de bons souvenirs… D’ailleurs ne discernait-on pas un léger voile de tristesse ou de lassitude dans son regard ? La jeune femme semblait s’être livrée  à l’œil de l’objectif sans effet de pose, sans aucun artifice, de manière vraie et naturelle et exprimait ainsi sa nature profonde et son état d’âme du moment en toute sincérité. Cette attitude n’était pas celle d’une actrice qui avait l’habitude de travestir ses sentiments et états d’âme. Peut-être s’agissait-il d’une jeune femme de la bonne société qui évoluait autour des Polignac. La suite de l’histoire allait prouver que je m’étais, dans mon jugement, totalement fourvoyé…

    Ne voulant pas en rester là, j’avais demandé à la Direction de l’hôtel si elle aurait l’amabilité de me faire parvenir une photocopie de la photo de la belle inconnue. Peut-être, en démontant la photographie de son cadre trouverait-on à cette occasion quelques  indications cachées ou indices permettant de retrouver son identité… Ma requête fut acceptée de bonne grâce et on me demanda mon adresse internet pour pouvoir me transmettre la copie de la photo et les éventuelles informations si celles-ci venaient à être découvertes…

Domaine de Kerbastic, près de Lorient, ancienne résidence des PolignacDomaine de Kerbastic, près de Lorient, ancienne résidence des Polignac

    Après quelque temps, je reçu effectivement sur ma boîte mail une copie de la photographie accompagnée des quelques mots suivants :

Avec un peu de retard, nous vous transmettons la copie de la photo de la femme « mystérieuse » dont nous n’avons pas malheureusement l’identité.
La dédicace en bas de la photo est bien la suivante : « To la comtesse de Polignac, with compliments, Francis ». Il s’agit bien de Marie Blanche de Polignac, comtesse de Polignac.
le signataire est peut-être Francis Poulenc qui était un intime des Polignac
La photo porte le nom du photographe : Elmer Fryer.

   Je possédais désormais la photo de la belle inconnue et le nom du photographe qui avait pris la photo. Si celui-ci avait été un photographe connu à l’époque à laquelle il avait pris cette photo, peut-être découvrirais-je sur le sites de la toile qui lui étaient consacrés quelques indices me permettant de remonter jusqu’à la belle…

Je lançais donc aussitôt la recherche : « Elmer Fryer photographe »

Et je tombais immédiatement sur de nombreux sites qui lui étaient consacrés, la plupart en anglais, faisant référence à son activité de photographe « glamour » à Hollywood :

« Elmer Fryer is another Hollywood great who cannot be missed when mentioning the glamour photography of yesteryear.
Fryer was born January 21, 1898 in Springfield, Missouri.  He began working as a photographer in 1924.  When Warner Brothers and First National Studios joined operations in 1929, Fryer replaced Fred Archer as head of the new Warner-First National Stills Department.  During the 1930s he took portraits of Dolores Del Rio, Kay Francis, Barbara Stanwyck, Bette Davis, James Cagney, Errol Flynn, George Brent among other Warner Brothers stars.  Fryer left Warner Brothers in 1941, shortly before his death at age 46 on March 3, 1944.
Fryer is known for his detailed and complex eye for posing his subjects.  He had a wonderful sense of modernist style and fashion.  He made use of the art deco period’s elegant shading and shadowing in black and white photography. »

le photographe Elmer Fryer avec l'actrice Jane Wyman

le photographe Elmer Fryer avec l’actrice Jane Wyman en 1936

« Elmer Fryer est un autre photographe majeur d’Hollywood dont le nom doit être cité lorsque l’on mentionne la photographie « glamour » de ces années passées.
Fryer est né le 21 janvier 1898 à Springfield, dans le Missouri. Il commença à travailler comme photographe en 1924.  Quand les compagnies de cinéma Warner Brothers et First National Studios fusionnent en 1929, Fryer remplaça le photographe Fred Archer à la tête du Département de Photographie. Durant les années 1930, il prit les portraits de Dolores Del Rio, Kay Francis, Barbara Stanwyck, Bette Davis, James Cagney, Errol Flynn, George Brent et de beaucoup d’autres stars. Fryer quitta la Warber en 1941, quelques années avant de mourir à l’âge de 46 ans, le 3 mars 1944.
Fryer était réputé pour son art pointu et complexe de la pose de ses sujets. Il possédait un sens aigu de la modernité et de la mode. Il  excella dans la maîtrise du clair-obscur du noir et blanc de la période art déco. »

   L’article citait parmi les vedettes photographiées par Fryer le nom de Kay Francis… Pouvait-il s’agir de la belle inconnue que je recherchais ? A la recherche Kay Francis sur les sites « image » les photos d’une belle jeune femme brune apparurent :

Kay Francis

   A n’en pas douter, j’avais trouvé l’identité de ma belle inconnue… Elle s’appelait Francis, avait comme prénom Kay (diminutif de Katharine) et avait été l’une des actrices en pointe du cinéma américain au cours des années Trente…

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Kay Francis

Kay Francis enfant

Kay Francis

   Katharine Edwina Gibbs est née le 13 janvier 1905 à Oklahoma City (Oklahoma. Ses parents, Joseph Sprague Gibbs et sa femme actrice et chanteuse Katharine Clinton Francis d’origine canadienne s’étaient mariés en 1903, mais lorsque Katharina eut quatre ans, le père quitta le domicile familial. La jeune fille avait hérité de la grande taille de son père. Après des études de secrétariat à New York, elle envisage de mener une carrière de styliste et tombe amoureuse à 16 ans d’un garçon que l’on ne connaît que sous le nom de « Reg », envisageant de s’enfuir avec lui pour se marier mais elle n’en aura pas le cran et avouera plus tard avoir regretté toute sa vie de ne pas l’avoir fait.

Kay Francis

James Dwight Francis

James Dwight Francis

Un premier mariage raté
En 1921, elle obtient son premier emploi dans un bureau de planification urbaine de Park Avenue, Juliana Cutting. Elle entrera par ce biais en contact avec l’élite des décideurs new-yorkais et y fera la connaissance d’un ancien instructeur de l’armée de l’air de la Première Guerre mondiale, James Dwight Francis, appartenant à la haute bourgeoisie du Massachusetts et petit-fils d’un général, héros de la Guerre civile. Elle en tombe amoureuse et il sera son premier amant. Mais il est difficile d’être une femme libre dans les années vingt, au cours de cette seule année 1922, Kay tombera trois fois enceinte et pratiquera à chaque fois un avortement… Elle obtient la même année son premier emploi, modèle dans un magasin de vêtement, puis travaille un temps comme secrétaire..

Kay à 20 ans dans Harper's Bazaar

Kay à 20 ans dans Harper’s Bazaar

.  Ce bonheur ne durera malheureusement pas; elle connaît à partir de 1923 des ennuis de santé et se rend compte que son mari n’a rien du Prince charmant qu’elle s’était imaginé; son mari ne travaille pas, boit, la trompe et va jusqu’à l’abuser physiquement. La déception est profonde et elle finira par écrire à la mi-mai 1924 que son mariage avec Dwight est à l’eau et que celui-ci est « pire qu’un goujat ». Certains mettront plus tard sur le compte de cette profonde déception le style de vie débridé qui deviendra désormais le sien et sa recherche effrénée de partenaires sexuels. C’est à cette époque qu’elle adopte la coupe garçonne pour sa coiffure.

L’envol du papillon
   Elle rencontre sur un court de tennis Paul Abbott avec qui elle entretient une liaison et  se sépare en octobre 1924 d’avec Dwight. Elle pose à plusieurs reprises pour le peintre portraitiste anglais spécialistes des célébrités, Sir Gerald Kelly. Elle rencontre un autre homme, William Gaston, dont elle écrit dans son journal du 2 janvier 1925 qu’elle « admire son sourire. » En 1923, un auteur écrivant sous le pseudonyme de Warner Fabian publiait une nouvelle intitulée Flaming Youth. Le livre décrivait les jeunes femmes des années vingt comme « tourmentées, séductrices, avides, insatisfaites, dépendantes, débridées, quelque peu morbides, égoïstes, intelligentes, sans éducation, débauchées, guidées aveuglément par leurs instincts et leurs désirs pervers, à l’esprit autant relâché que leur apparence corporelle était soignée, névrosées et battantes. » Et Warner Fabian complétait la description de ces américaines de l’Âge du Jazz par ces termes : « Ce sont tous des desperados, ces gosses, tous ont la vie qui coule dans leurs veines; les filles autant que les garçons, et peut-être même plus que les garçons.. » Tous ces qualificatifs auraient très bien pu s’appliquer à la jeune femme qu’était devenue Kay à l’issue de son premier mariage.

L'actrice Kay Francis en 1925 peinte par Sir Gerald Kelly Kay Francis en 1925 peinte par Sir Gerald Kelly 

Kay Francis - photo de son passeport pour la France en 1925

Kay Francis – photo de son passeport pour la France en 1925

L’expérience parisienne
    Le 28 février 1925, Kay Francis embarque pour la France sur le SS Minnetonka pour un séjour pris en charge par les parents de Dwight. Il s’agit en fait de divorcer avec celui-ci, la France, contrairement aux Etats-Unis, accordant le divorce sans motif ou preuve de culpabilité. Le divorce à Paris était alors  à la mode dans les années vingt pour les riches américains qui en profitaient pour faire une croisière luxueuse sur les liners Leviathan et Île-de-France, visiter les maisons de couture et faire la fête. Elle arrive à Paris le 8 mars et s’installe à l’hôtel Vendôme. Le divorce sera prononcé le 26 mars. Elle restera en France jusqu’en septembre avec quelques escapades dans d’autres villes européennes comme Londres et Anvers. Au sujet de son séjour parisien elle écrira dans son journal que c’était une période de folles nuits pleines de sexe et d’alcool. Elle sera durant cette période la coqueluche des boîtes de nuit parisiennes, séduisant les parisiens et les américains expatriés et multipliant les aventures avec des amants des deux sexes. Voici comment l’écrivain américain Hart Crane décrivait le Paris des années vingt : « Paris était vraiment une épreuve pour un américain : Diners, soirées, poètes, milliardaires en goguette, peintres, traducteurs, homards, sherry, aspirine, cinéma, déesses saphiques, éditeurs, livres, marins, et comment ! ». Paul Abbott avait accompagné Kay pour sa venue  en France mais celle-ci ne fait que très peu référence à lui dans son journal. Il est à peu près certain que leur relation était terminée lorsqu’elle retourna en Amérique. Deux américains qui étaient présents à Paris lors de son séjour, Charles Baskerville et Lois Long déclarèrent que Kay avait fait sensation dans la capitale française avec son air de brune ténébreuse et son sens inné de la mode. Baskerville qui connaissait Kay depuis 1922 et qui avait été l’un de ses amants occasionnels, la décrit ainsi à cette époque : « C’était une extraordinaire personne. L’été, elle ne s’encombrait pas d’une garde-robe, mais se contentait d’un lainage en cachemire – gris, noire et blanc – un châle persan qui avait été confectionné dans une écharpe de soirée. A chaque fois que nous allions dans une chouette soirée, elle portait son écharpe de cachemire par-dessus sa robe et elle était d’une beauté renversante. Elle se tenait magnifiquement. Ses cheveux étaient coupés aussi courts que les miens, et elle ne portait aucun bijou, seulement du rouge à lèvres. Pas de fard à paupières. »

La rencontre avec la comtesse de Polignac
    Une semaine seulement après son arrivée, Kay est déjà invitée chez la comtesse de Polignac qu’elle rencontrera à plusieurs reprises invitée à prendre le thé ou à des cocktails. La fille unique de Jeanne Lanvin, Marguerite surnommée Marie Blanche, épouse du comte Jean de Polignac, encourageait et recevait très généreusement chez elle, à Paris dans son Hôtel particulier de la rue Barbet de Jouy où les dimanches de Marie Blanche étaient très courus comme en Bretagne dans son domaine Kerbastic,  près de Lorient, parmi les plus grands artistes de son époque, musiciens, peintres et écrivains. 

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la comtesse Marie-Blanche de Polignac dans sa salle à manger de l’Hôtel de la rue Barbet-de-Jouy devant le décor de Christian Bérard (photo publiée à l’occasion de la vente dirigée par Libert, commissaire-priseur en décembre 2008

Edouard Vuillard - Comtesse Marie Blanche de Polignac, 1928-1932

Edouard Vuillard – Comtesse Marie Blanche de Polignac, 1928-1932

     L’hôtel particulier de la rue Barbet-de-Jouy que , avait été habitée dans les années 1880 par la marquise Arconati Visconti, une amie de Réjane et acquis par Jeanne Lanvin, pour pour abriter le jeune couple formé par Marguerite et le docteur René Jacquemaire, petit-fils de Georges Clemenceau après leur mariage en 1917. Jeanne Lanvin avait même prévu d’adjoindre à  cette bâtisse une construction dont son médecin de gendre pourrait faire une clinique. Mais, coupant court à  tout projet, le ménage s’était disloqué. Marguerite, finalement, convolera en secondes noces avec le comte Jean de Polignac qui, dans la foulée, la rebaptisera Marie-Blanche. Il formeront un couple de légende dorée ! Marguerite, princesse adorée de sa mère Jeanne Lanvin, devient princesse de Polignac, noblesse de la plus ancienne lignée. Selon Francis Poulenc : « Si l’on jouait au jeu des portraits, je dirais que Marie-Blanche était, qu’elle est à jamais, un Vuillard : toute de délicatesse et de nuances françaises. » Élevée dans un cadre somptueux – sa mère Jeanne Lanvin avait fait appel à Rateau pour décorer l’hôtel de la rue Barbet-de-Jouy –, elle est aussi une musicienne et chanteuse appréciée des plus grands. Un amour qu’elle partage avec son époux. « La musique avait aimanté Jean et Marie-Blanche l’un vers l’autre et fidèlement bercé leur union », comme l’avait évoqué devant sa nièce Constance, Pierre de Polignac – Son Altesse sérénissime le prince Pierre de Monaco. Chez le couple, tant à Paris que dans leur « demeure de campagne » à Neuilly, boulevard Richard-Wallace et, pendant l’été, à Kerbastic en Bretagne, se retrouvent Francis Poulenc, Christian Bérard et toute une pléiade d’artistes.

Hôtel de Madame LANVIN, rue Barbet de Jouy à Paris

 L’hôtel particulier de la rue Barbet-de-Jouy, maintenant démoli.

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la belle inconnue de Kerbastic

    Alors, le portrait exposé au domaine de Kerbastic a t’il été donné à la comtesse de Polignac lors du séjour de Kay Francis en 1925 ? Non, certainement pas car le photographe qui a pris le cliché,   Elmer Fryer, officiait à Hollywood en non pas à New York, ville où habitait Kay avant sa venue en France. De plus, Kay, à cette époque portait des cheveux courts
     J’ai retrouvé de nombreuses photos de Kay avec la même coiffure qu’elle arborait sur la photo de Kerbastic avec la raie au milieu et des mèches bouclées tombant sur le cou. Les premières datent de l’année 1930 (voir photos ci-après). En 1929, pour le tournage de Cocoanuts avec les Marx Brothers, Kay a encore les cheveux courts. La photo a été prise à Hollywood par Elmer Fryer, or Kay a rejoint Hollywood sur la demande de la Paramount en 1929 après le tournage de The cocoanuts. C’est donc après 1930 que la photo a été prise par Elmer Fryer qui venait d’être embauché par la Werner Brothers comme responsable du département photographie.
  Cette photo, de caractère intimiste, tranche avec les photos « officielles » destinées au grand public et aux médias. Manifestement, Kay a choisi, à l’attention de ceux qu’elle considérait peut-être comme des amis, une photo où elle « ne jouait pas », où elle apparaissait elle-même, sans artifices, en toute sincérité…

Le Normandie dans le port de New YorkLe Normandie dans le port de New York

Le Normandie - La salle à manger de la 1ère classeLe Normandie – La salle à manger de la 1ère classe

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Les voyages de Kay Francis en Europe
    Kay a gardé un bon souvenir de son séjour en Europe en 1925. En 1932, elle prévoit d’y retourner mais ce projet doit être annulé par suite du tournage du film Trouble in Paradise.
   Il faudra attendre l’année 1934 pour qu’elle puisse y retourner. Depuis fin janvier, alors qu’elle est encore mariée avec Kenneth McKenna, elle a noué une relation amoureuse avec Maurice Chevalier qui connaîtra des hauts et des bas. Maurice Chevalier retourne en France en juin laissant Kay déprimée et le 23 juin, elle s’embarque sur le Rex, un paquebot de croisière italien accompagnée de Richard Barthelmesse, un ami acteur et sa femme. Le séjour en Europe ressemblera à celui de 1925 avec de nouveau une frénésie de plaisir et de sexe. Le 12 septembre, elle est à Paris et un médecin lui confirme qu’elle est à nouveau enceinte. Elle avortera quelque temps après et sera de retour à New York début octobre. De là elle regagne Hollywood mais va souffrir quelque temps des complications dues à son avortement.
 Elle retourne une nouvelle fois en Europe le 26 avril 1935 sur le SS Aquitania en compagnie de Anderson Lawler, un acteur homosexuel. C’est lui qui est à l’origine de la légende, non confirmée, selon laquelle Kay, pendant le voyage, tambourinait à sa porte, ivre et complètement nue, en criant : « Je ne suis pas une star, je suis une femme et je veux être baisée ! ». Elle sera de retour à New York le 20 juin.
   Elle y sera de nouveau fin 1936 et début 1937 avec Delmer Daves, son amant depuis mars 1935. Partis de New York sur le Normandie le 25 novembre, le couple regagne New York en janvier 1937.

   Au total, Kay aura effectué quatre séjours en Europe et à Paris entre 1934 et 1937, séjours au cours desquels elle a séjourné à Paris et a très bien pu rencontrer la comtesse de Polignac et lui remettre sa photo dédicacée. Si l’on examine la photo, on constate que Kay a perdu l’air encore juvénile qu’elle arborait sur les photos précédant l’année 1929, sans pour autant avoir perdu l’éclat de sa jeunesse. La photo a pu être prise dans la période allant de 1930 à 1936, après sa vingt-cinquième année, à Hollywood après son départ de New York et son installation dans cette ville.

Kay Francis dans the cocoanuts, 1929

Kay Francis dans the cocoanuts, 1929

kay francis

Kay Francis en princesse espagnole dans "Behind the Make-up", 1930

Kay Francis en princesse espagnole dans « Behind the Make-up », 1930

Kay Francis dans Paramount on Parade, 1930

Kay Francis dans Paramount on Parade, 1930

Kay Francis dans Passion Flower, 1930

Kay Francis dans Passion Flower, 1930

Kay Francis by Sergio Gargiulo, 1932

Kay Francis by Sergio Gargiulo, 1932

Kay Francis dans "Jewel Robbery", 1832

Kay Francis dans « Jewel Robbery », 1832

Francis Kay, in the infamous gorilla coat, 1934

Francis Kay, in « the infamous gorilla coat », 1934

Kay Francis dans stolen holiday 1937

Kay Francis dans stolen holiday, 1937

Kay Francis dans Comet Over Broadway en 1938Kay Francis en 1938 (Warner Bros)

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année 1938 : Kay Francis dans Comet Over Broadway (à gauche) et portrait (Warner Bros)

Warner Brothers publicity still of Kay Francis dated 1938.

Warner Brothers publicity still of Kay Francis dated 1938. 

Kay Francis 1941 The Man Who Lost Himself

Kay Francis en 1941, impériale dans The Man Who Lost Himself

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Imaginaire & poésie : au-delà du cri…

Cet article est en construction… Vos suggestions et apports seront les bienvenus…

 

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le cri en trajectoire géométrique …
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Federico Garcia Lorca : El Grito

73d9325da1173f0d-lorca    Dans ce poème El grito (Cante fondo, 1921) Federico Garcia Lorca évoque le cri du cante jondo, « Ay ! ». Le poète évoque dans deux métaphores, visuelle d’abord et ensuite sonore, l’impact de ce cri. Dans la première métaphore dans laquelle le cri est présenté comme suivant une construction géomètrique elliptique, une ligne sonore qui exprime toute la violence du chant :
     « Desde los olivos será un arco iris negro sobre la noche azul »

Et, dans la métaphore suivante, plus sonore, le cri se matérialise et s’apparente à l’archet d’un violon dont les cordes sont celles du vent :               
     « Como un arco de viola el grito ha hecho vibrar largas cuerdas del viento ».

Violence et ondulation de la voix, tout y est ; mais inscrit dans une vision nocturne quasiment magique, où les gitans de Grenade dans leur grotte de Cerro San miguel ou du Sacromonte, allument leurs lampes :
     « las gentes de las cuevas asoman sus velones »

      L’ellipse d’un cri                          la elipse de un grito

Sierra Nevada - vista desde Diezma

va de montagne en montagne   va de monte a monte.
Depuis les oliviers                       Desde los olivos,
Il sera noir arc-en-ciel               Serà un arco iris negro
Sur la nuit bleue                           Sobre la noche azul.
Aïe !                                                 Ay !

Comme un archet de viole          Como un arco de viola
Le cri a fait vibrer                        El grito ha hecho vibrar
Les longues cordes du vent        Largas cuerdas del viento.
Aïe !                                                  Ay !
      (le peuple des grottes                  (la gentes de las cuevas
      sort ses cierges.)                          asoman sus velones)
      Aïe !                                                 Ay ! 

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le cri comme lame ou rasoir …
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Stephen King – Différentes saisons – L’automne de l’innocence – Le corps.

Stephen King“Qu’est-ce que c’est ?” ai-je demandé, encore endormi, troublé, déplacé dans l’espace et dans le temps. J’avais peur d’arriver trop tard dans ce qui se passait – trop tard pour me défendre, peut-être.
Alors, comme pour répondre à ma question, un long cri traînant et caverneux s’est élevé de la forêt — comme le cri d’une femme qui mourrait dans une terreur et une soufrance extrêmes.
(…) « C’est un oiseau, non ? ai-je demandé à Chris.
—    Non. Du moins je ne pense pas. Je crois que c’est un chat sauvage. Mon vieux dit qu’ils gueulent comme si on les égorgeait quand ils sont en chaleur. On dirait une femme, hein ?
— Ouais. » Ma voix s’est brisée au milieu du mot et deux cubes de glace sont tomlbés dans l’intervalle.
« Mais aucune femme ne crierait aussi fort, a dit Chris… avant d’ajouter , impuissant : Tu ne crois pas Gordie ? (…)
Le cri sauvage, plaintif, s’est élevé à nouveau dans la nuit, fendant l’air comme une lame de cristal. Nous nous sommes figés, les mains sur Teddy — s’il avait été un drapeau, on aurait eu l’air de cette photo des marines prenant possession d’Iwo Jima. Le hurlement a escaladé les octaves avec une facilité dingue, atteint finalement un plateau glacé, vitrifié, où il a plané un moment avant de redescendre en spirale et de disparaître dans un registre impossible, la basse d’une abeille gigantesque. Puis il y eu comme une explosion de rire dément…et le silence est revenu.

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le cri comme pointe aiguisée …
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Roland Dorgelès –  Les Croix de bois / Mourir pour la Patrie.

Roland Dorgeles en 1915Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça…
L’homme s’est effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l’aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir.
Jamais, même aux pires heures, on a senti la Mort présente comme aujourd’hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C’est un soldat, ce tas bleu ? Il doit être encore chaud.
Oh ! Être obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là,  devant lui. La Mort : un petit pieu de bois et huit hommes blèmes, l’arme au pied.
Ce long cri s’est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux. Qu’écoutait tout un régiment horrifié, on a compris des mots, une supplication d’agonie : « demandez pardon pour moi.. Demandez pardon au colonel… »
Il s’est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l’a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu’au bout il a crié. On entendait : « Mes petits enfants…Mon colonel… ». Son sanglot déchirait ce silence d’épouvante et les soldats tremblants n’avaient plus qu’une idée : « Oh ! vite… vite… que ça finisse. Qu’on tire, qu’on ne l’entende plus !… »
Le craquement tragique d’une salve. Un autre coup de feu, tout seul : le coup de grâce. C’était fini…

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le cri comme feu ou incandescence …
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Henri Barbusse, Le Feu, XX.

1312408-Henri_Barbusse .

   On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri de fer rouge dans l’eau.
On passe. On est passé, au hasard : j’ai vu, ça et là, des formes tournoyer, s’enlever et se coucher, éclairées d’un brusque reflet d’au delà. J’ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de cris, qu’on apercevait sans les entendre dans l’anéantissement du vacarme.

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Homère, Ulysse (cité par Pierre Vidal-Naquet dans Le monde d’Homère)

Polyphème aveuglé par Ulysse, cratère du 7e s. av JC

Au chant IX, crevant l’œil unique du Cyclope Polyphème, il travaille « comme on fore une poutre pour un bateau à la tarière » et

Comme quand le forgeron plonge une grande hache
ou une doloire dans l’eau froide pour la tremper,
le métal siffle, et là git la force du fer,
ainsi son œil sifflait sous l’action du pieu d’olivier.

La comparaison est d’autant plus étonnante que pas le moindre morceau de métal n’intervient dans l’action d’Ulysse qui ne se sert que de bois. Dans l’Odyssée aussi, l’artisan est un héros secret.

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le cri muet …
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le Cri – Munch, 1893

Edvard Munch - le Cri, 1893Edvard Munch – le Cri, 1893

220px-Edvard_Munch_1933-2    Munch devait être obsédé par le thème décrit par ce tableau puisqu’il en a peint près de cinquante versions.
Le spectateur est confronté au personnage central, référence évidente à la mort, une sorte de mélange entre un fantôme dont le corps ondule et flotte dans les airs, un squelette et un cadavre : sa tête est dépourvue de cheveux et ses yeux sont creux. Sa bouche grande ouverte fait penser qu’il est lui-même en train de crier. Pourtant, il se bouche les oreilles !  Le spectateur est incité à partager son expérience et ressent comme lui un profond vertige face au déséquilibre des courbes.
L’artiste a échangé les couleurs du ciel (rouge) et de la terre (bleu) comme pour renforcer le trouble du spectateur.
Un réseau de lignes parallèles étend les contours du personnage et donne l’impression que le cri se répand dans tout le paysage comme les cercles obtenus dans l’eau en y faisant tomber un objet. La répétition de lignes engendre un effet de propagation.

Plusieurs interprétation peuvent être faite de la lecture de ce tableau :

Interprétation 1 : le personnage crie sous l’emprise d’une terreur panique
Le monde extérieur apparaît au personnage destructuré, déformé et menaçant et provoque en lui un sentiment de panique, il est le seul à appréhender le monde de cette manière, les autres passants arpentent la digue tranquillement. Pour extérioriser sa peur, le personnage hurle. Les mains encadrant la tête peuvent aussi bien exprimer la protection des tympans face à l’intensité du hurlement que la fonction de porte-voix pour intensifier le volume sonore du cri. Toutefois, dans cette hypothèse, le cri, si il était poussé, devrait troubler les deux promeneurs situés à l’arrière-plan

Interprétation 2 : le cri est muet et contenu intérieurement
Le personnage appréhende toujours le monde extérieur de manière pathologique mais son cri est un cri muet, un cri circonscrit dans les limites de son Moi intérieur, de sa conscience. Il est le seul à éprouver cette angoisse et le fait que son cri est muet ne lui permet pas de la partager avec ses semblables. Les mains peuvent s’apparenter dans ce cas aux deux mâchoires d’un étau qui compriment la tête et enferment les pensées à l’intérieur de celle-ci. Ce tableau exprime le drame de la folie qui déforme la vision du monde et de la solitude

Interprétation 3 : le monde extérieur crie, le personnage panique et se protège.
Le personnage a toujours du monde une vision déformée qu’il est le seul à éprouver. Le monde convulse dans un cri si insupportable qu’il porte ses mains à ses oreilles pour s’en protéger. Le trou béant de la bouche exprimerait dans ce cas la stupéfaction.

Cette interprétation est confortée par la note que l’artiste a écrit dans son journal à propose de ce tableau :

« J’étais en train de marcher le long de la route avec deux amis – le soleil se couchait – soudain le ciel devint rouge sang – j’ai fait une pause, me sentant épuisé, et me suis appuyé contre la grille – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et de la ville – mes amis ont continué à marcher, et je suis resté là tremblant d’anxiété – et j’ai entendu un cri infini déchirer la Nature ».

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Jacques Fabre “Jakolarime” – 2004 : Le Cri

Jacques Fabre

Le soir lourd s’avançait sur la digue fuyante;
Un silence de plomb soudain figea tout l’air.
L’eau ne clapotait plus. Les flots noirs de la mer
Ouvraient un bal mortel d’apocalypse lente.

Sur le chemin marqué de traces rutilantes,
Nonchalants promeneurs, au sacrifice offerts,
Deux badauts cheminaient, inconscients, vers l’Enfer,
Le regard ignorant ma dépouille ondoyante.

Sous la fusion des nues, sous l’oeil clos d’un dieu mort,
Les volutes dressées des eaux vives du fjord
Convoitaient la cité et les bateaux fragiles.

Et j’allais, spectre aveugle, à deux mains étouffant
Le vacarme virtuel des cohortes futiles,
Hurlant mon cri muet au travers du néant.

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le cri génital …
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Pascal Guignard – Sur le Jadis

Pascal GuignardLe cerf brame. C’est le cri génital par excellence. C’est le cri du jadis. Stridence prévocalique de la génitalité qui est originaire. Aucune biche ne peut apaiser ce cri profond, cri de la profondeur temporelle, rauque, au fond de la forêt.
Cri dont les auteurs sont difficilement visibles.
Les cerfs, comme les écrivains n’aiment pas se montrer.
Vox vauca !
Tout amour est sans retour.
Ono no Komachi a écrit : Le Bouddha, un cerf des montagnes ! Qu’on tente de l’entraver, il se dérobe près des sources.
La mer est la res temporelle encore liée à la res astrale. Un être immense aïeul qui a un mouvement d’assaut – accompagné d’un petit effet d’enroulement et de plainte. Un intarissable assaut sonore continu et discontinu, lancinant et imprédictible s’y avance, s’y involue, s’y dégorge, s’y recèle. Le rythme prébiologique des vagues anticipe le rythme cardiaque qui précède le rythme de la respiration pulmonée. Le rythme des marées lie au rythme nycthéméral. Le temps s’ouvre en deux. Tout dans le ciel puis dans la mer se met à ouvrir ses mondes en deux.
Arrive et passé, tel est le temps.
Va arriver, va arriver, ne passé jamais, le fond de poussée antérieur au temps.
La stridence définit le cri de la chouette nocturne, la strigx.
Striga est le grand duc, oiseau de nuit.
Le cri de la dame blanche qui est dans les étoiles.

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le cri métamorphe …
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Federico Garcia Lorca – Poésie I (1921-1922), Editions Gallimard, 1954, page 32

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Et la chanson de l’eau                                   
Reste chose éternelle…                                
Toute chanson                                             
Est une eau dormante                                   
de l’amour.                                                  
Tout astre brillant                                         
une eau dormante
du temps.                                                   
Et tout soupir                                            
une eau dormante                                      
du cri.

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                                                                 La soleà

Vêtue de voiles noirs,                                                   Vestida con mantos negros,
elle pense que le monde est bien petit                      piensa que el mundo es chiquito
et le cœur immense.                                                     Y el corazon es immeso.
Vêtue de voiles noirs,                                                   Vestida con mantos negros,
Elle pense que le tendre soupir,                             Piensa que el suspiro tierno
le cri, disparaissent                                                   y el grito, desaparecen
au fil du vent.                                                               En la corriente del viento.
Vêtue de voiles noirs,                                                   Vestida con mantos negros,
elle avait laissé sa fenêtre ouverte                            se dejo el balcon abierto
et à l’aube par la fenêtre                                              y al alba por el balcon
tout le ciel a débouché.                                                 Desemboco todo el cielo
Ah !                                                                                    Ay ayayayay
Vêtue de voiles noirs !                                                  que vestida con mantos negros !

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Pierre Dhainaut – revue des Belles lettres par Gérard Bocholier

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Le chant d’une alouette
La même transparence ensuite
Emplit le front, le ciel
Comment se nomme
La force qui change
Un cri en buée
La buée en lumière ?
Farouche, prodigue,
On s’apprête à la suivre :
On ne craint pas d’obstacle

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William Blake

William Blake

Pauvre, pâle, pitoyable forme
Que je suis dans la tempête !
Des fleurs de fer et des hurlements de plomb
Entourent ma tête douloureuse

(trad. Daisy et Jean Audard. Messages, 1939, cité par Gaston Blanchard)

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Maurice Blanchard – Cahiers de Poésie, «  le surréalisme encore et toujours »

blanchardportrait

.

« De stridentes alouettes se brisèrent sur un miroir et depuis, ce sont des fruits qui chantent l’Alleluia. Leurs gorges transparentes sont devenues des points noirs perdus dans l’ivoire des vertèbres. Un cri de vitrier les rendit à leur plumage de cristal. »

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le cri vagabond …

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Emile Verhaeren – Les Soirs

Dans Le Cri, Vehaeren sature le cri d’un oiseau sur l’étang :

Le cri

Emile Verhaeren (1855-1916)

Près d’un étang désert, où dort une eau brunie, 
Un rai du soir s’accroche au sommet d’un roseau ; 
Un cri s’écoute, un cri désespéré d’oiseau, 
Un cri pauvre et perdu dans la plaine infinie.

Comme il est faible et frêle et peureux et fluet ! 
Et comme avec tristesse il se traîne et s’écoute, 
Et comme il se répète et comme avec la route 
Il s’enfonce et se perd dans l’horizon muet !

Et comme il marque l’heure, au rythme de son râle, 
Et comme, en son accent minable et souffreteux, 
Et comme, en son écho languissant et boiteux, 
Se plaint infiniment la douleur vespérale !

Il est si doux parfois qu’on ne le saisit pas. 
Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte 
L’obscur et triste adieu de quelque vie éteinte ; 
Il dit les pauvres morts et les pauvres trépas :

La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce 
Mort des ailes et des tiges et des parfums ; 
Il pleure au souvenir des vols qui sont défunts 
Et qui gisent, cassés, dans l’herbe et dans la mousse.

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le cri perdu …

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Sully Prudhomme – Les Epreuves

Cri perdu

Sully Prudhomme (1839-1907)

Quelqu’un m’est apparu très loin dans le passé : 
C’était un ouvrier des hautes Pyramides, 
Adolescent perdu dans ces foules timides 
Qu’écrasait le granit pour Chéops entassé. 

Or ses genoux tremblaient ; il pliait, harassé 
Sous la pierre, surcroît au poids des cieux torrides ; 
L’effort gonflait son front et le creusait de rides ; 
Il cria tout à coup comme un arbre cassé. 

Ce cri fit frémir l’air, ébranla l’éther sombre, 
Monta, puis atteignit les étoiles sans nombre 
Où l’astrologue lit les jeux tristes du sort ; 

Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice, 
Et depuis trois mille ans sous l’énorme bâtisse, 
Dans sa gloire, Chéops inaltérable dort.

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le cri pour résister …

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André Chenet – Au cœur du Cri

Encre du cri

André Chenet

J’habite à la pointe des terres venteuses
entre les seins d’une femme océane
avec les éléphants de mer
et leurs cohortes de vestales
avec les armuriers géants
qui mûrissent les métaux
avec les seigneurs des eaux
les prophètes hallucinés
je suis le fils des morts
et de la poussière
l’amant sacrifié
d’une sorcière exilée
sur une île transparente
j’entends battre le cœur du soleil
dans le sel de mon sang
j’entends respirer la terre
dans sa robe vespérale
une mémoire me manque
pour dire toute la vérité
pour dire l’horreur
et la beauté d’exister
je n’ai que le cri
pour résister

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le premier cri …

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Florence Méry : Le refoulement « manqué » du cri de naissance

Florence Méry « Le refoulement « manqué » du cri de naissance », Analyse Freudienne Presse 2/ 2003 (no 8) , p. 117-122 . 
URL : www.cairn.info/revue-an 

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le dernier cri …

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Louise Ackermann – Pensées philosophiques

Le Cri

Louise Ackermann

Lorsque le passager, sur un vaisseau qui sombre,
Entend autour de lui les vagues retentir,
Qu’a perte de regard la mer immense et sombre
Se soulève pour l’engloutir,

Sans espoir de salut et quand le pont s’entr’ouvre,
Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri,
Il redresse son front hors du flot qui le couvre,
Et pousse au large un dernier cri.

Cri vain ! cri déchirant ! L’oiseau qui plane ou passe
Au delà du nuage a frissonné d’horreur,
Et les vents déchaînés hésitent dans l’espace
A l’étouffer sous leur clameur.

Comme ce voyageur, en des mers inconnues,
J’erre et vais disparaître au sein des flots hurlants ;
Le gouffre est à mes pieds, sur ma tête les nues
S’amoncellent, la foudre aux flancs.

Les ondes et les cieux autour de leur victime
Luttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité ;
En proie à ces conflits, mon vaisseau sur l’abîme
Court sans boussole et démâté.

Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orage
Qui livre des combats dans les airs ténébreux ;
La mer est plus profonde et surtout le naufrage
Plus complet et plus désastreux.

Jouet de l’ouragan qui l’emporte et le mène,
Encombré de trésors et d’agrès submergés,
Ce navire perdu, mais c’est la nef humaine,
Et nous sommes les naufragés.

L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre ;
L’Épouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil ;
Assise au gouvernail, la Fatalité sombre
Le dirige vers un écueil.

Moi, que sans mon aveu l’aveugle Destinée
Embarqua sur l’étrange et frêle bâtiment,
Je ne veux pas non plus, muette et résignée,
Subir mon engloutissement.

Puisque, dans la stupeur des détresses suprêmes,
Mes pâles compagnons restent silencieux,
A ma voix d’enlever ces monceaux d’anathèmes
Qui s’amassent contre les cieux.

Afin qu’elle éclatât d’un jet plus énergique,
J’ai, dans ma résistance à l’assaut des flots noirs,
De tous les cœurs en moi, comme en un centre unique,
Rassemblé tous les désespoirs.

Qu’ils vibrant donc si fort, mes accents intrépides,
Que ces mêmes cieux sourds en tressaillent surpris ;
Les airs n’ont pas besoin, ni les vagues stupides,
Pour frissonner d’avoir compris.

Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie ;
Il proteste, il accuse au moment d’expirer.
Eh bien ! ce cri d’angoisse et d’horreur infinie,
Je l’ai jeté ; je puis sombrer !

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le lyrisme du cri d’avant et hors le langage…

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Lautréamond : Les Chants de Maldoror – ANALYSE  , chapitre C- La conflagration intertextuelle : vers le cri ou la voix aliénée

sites : menu  et  http://perso.univ-lyon2.fr/~edbreuil/litterature/Ducasse/mk/II/c.htm

Isidore Lucien Ducasse, comte de Lautréamont

    Il semble bien en effet que, dans la gigantesque conflagration de fragments d’écriture qu’est le texte, Lautréamont se soit laissé dévorer, ouvrant la voie au lyrisme impersonnel, à ce lyrisme de « l’effondrement central de l’être » et du « désengagement du sujet » où celui-ci disparaît derrière la fureur de l’écriture.

    Ce lyrisme de la voix impersonnelle a pour horizon un lyrisme du cri, une désarticulation de la parole dont la strophe IV,2 montre à nouveau la voie. Une parole non encore élaborée et intégralement corporelle, un son qui renvoie le texte à son état originel, l’en-deçà des mots, l’antithèse du langage. Après l’effondrement de l’être, le cri est paradoxalement l’expression la plus immédiate de l’être, il est un retour à l’être :

    La primitivité nerveuse nous prouve que le cri n’est pas un ralliement, pas même un réflexe. Il est essentiellement direct. Le cri n’appelle pas, il exulte. (…) Le jeu linguistique cesse quand le cri revient avec ses puissances initiales, avec sa rage gratuite, clair comme un cogitosonore et énergétique : je crie donc je suis une énergie. (…) Alors, encore une fois, le cri est dans la gorge avant d’être dans l’oreille. Il n’imite rien. Il est personnel : il est la personne criée. (…) [Il] ne signifie rien ; mais, inversement, [il] est signé de tout mon être.

    Le cri est une somme d’être et d’énergies qui se substitue à la voix. Il est l’expression pure hors de tout langage, résidant pourtant dans la langue française parce qu’émis à l’aide de fragments de textes hétérogènes et préexistant au poème. Dans sa force, il est aussi une puissance de silence, qui éclipse justement la voix : « Tout ce qui est intermédiaire entre le cri et la décision, toutes les paroles, toutes les confidences doivent se taire. » Bachelard cite ainsi ce passage des Chants où Maldoror déclare faire sécession avec le langage :

« Maintenant, c’est fini depuis longtemps ; depuis longtemps, je n’adresse la parole à personne. O vous, qui que vous soyez, quand vous serez à côté de moi, que les cordes de votre glotte ne laissent échapper aucune intonation ; que votre larynx immobile n’aille pas s’efforcer de surpasser le rossignol ; et vous-même n’essayez nullement de me faire connaître votre âme à l’aide du langage. Gardez un silence religieux, que rien n’interrompe ; croisez humblement vos mains sur la poitrine, et dirigez vos paupières sur le bas. (…) Oh ! quand vous entendez l’avalanche de neige tomber du haut de la froide montagne ; la lionne se plaindre, au désert aride, de la disparition de ses petits ; la tempête accomplir sa destinée ; le condamné mugir, dans la prison, la veille de la guillotine ; et le poulpe féroce raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement de l’homme ! »

II,8 – pp.153-154

   Ici le silence de Maldoror laisse effectivement la place au geste, puisqu’il prie son auditoire d’exécuter une série de gestes religieux à valeur rituelle, prélude à une liturgie qui serait le geste scripturaire du sujet, le geste de conflagration. Ce geste une fois effectué, intervient l’universel rugissement du monde, somme d’énergies par laquelle les animaux manifestent leur existence et qui confirme les intuitions de Bachelard. Si le cri est si valorisé jusqu’à obtenir une dimension cosmique, c’est parce qu’il est une puissance d’ébranlement nerveux et de réinvention du monde, qui fait de celui-ci, dans le cri, une somme d’énergies :

   Un tel cri originel nie les lois physiques comme la faute originelle nie les lois morales. Un tel cri est direct et meurtrier ; il porte vraiment la haine jusqu’au cœur de l’adversaire, comme une flèche. » Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant des imprécations et des menaces. Il me semblait qu’ils devaient m’entendre ! Il me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies par les mugissements de l’océan en courroux ! » (II,13 – pp.178-179) Ainsi le cri humain fait sa partie dans un univers en rage.

    Le cri porte ainsi deux des postulations centrales des Chants : réinventer le monde dans un geste démiurgique et déployer une somme d’énergies agressives qui soit conquête (les deux postulations sont donc consubstantielles). Le paradoxe de ce cri est qu’il demeure un lyrisme, il est véhiculé par une voix. Se pose alors le problème de l’émergence de la voix chez un sujet sauvage et inversement, celui de la communication du cri. Il semble qu’à nouveau ce soit l’animalité des Chants qui permette d’articuler le cri – c’est-à-dire faire entrer le cri, parole désarticulée, dans une voix, parole articulée – sans lui ôter sa force de désarticulation :

    Comment un tel cri peut-il déterminer une syntaxe ? Malgré toutes les anacoluthes actives, comment l’être révolté peut-il conduire une action ? C’est le problème résolu par Les Chants de Maldoror. Tout s’articule dans le corps quand le cri, lui-même inarticulé, mais merveilleusement simple et unique, dit la victoire de la force. (…) [Lautréamont] a entendu des cris sans hiérarchie qui font penser à ce que nous appellerions volontiers des cris de masse, des cris qui naissent de la masse biologique. (…) [Les Chants sont] un univers spécial, un univers actif, un univers crié. Dans cet univers, l’énergie est une esthétique.

    La forme animale agit alors comme un objet canalisant l’énergie du cri, un objet dans lequel il peut s’incarner, qui l’articule et le transmet aux lecteurs sous une forme lisible et audible. La conflagration crée le cri ou l’émet à partir d’un ensemble de fragments textuels, et l’animalité des Chants lui donne forme.

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Antonin Artaud – Le Cri – Mexico, 1936

Antonin Artaud par Man Ray

NEUTRE, FEMININ, MASCULIN

Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte qu’on piétine, de l’angoisse armée en guerre, et de la revendication.
C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent, profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie.
Neutre. Féminin. Masculin.
Pour lancer ce cri je me vide.
Non pas d’air, mais de la puissance même du bruit. Je dresse devant moi mon corps d’homme. Et ayant jeté sur lui « l’œil » d’une mensuration horrible, place par place je le force à rentrer en moi.
Ventre d’abord. C’est par le ventre qu’il faut que le silence commence, à droite, à gauche, au point des engorgements herniaires, là où opèrent les chirurgiens.
Le Masculin pour faire sortir le cri de la force appuierait d’abord à la place des engorgements, commanderait l’irruption des poumons dans le souffle et du souffle dans les poumons.
Ici, hélas, c’est tout le contraire et la guerre que je veux faire vient de la guerre qu’on me fait à moi.
Il y a dans mon Neutre un massacre ! Vous comprenez, il y a l’image enflammée d’un massacre qui alimenta ma guerre à moi. Ma guerre est nourrie d’une guerre, et elle crache sa guerre à soi.
Neutre. Féminin. Masculin. Il y a dans ce neutre un recueillement, la volonté à l’affût de la guerre, et qui va faire sortir la guerre, de la force de son ébranlement.
Le Neutre parfois est inexistant. C’est un Neutre de repos, de lumière, d’espace enfin.
Entre deux souffles, le vide s’étend, mais alors c’est comme un espace qu’il s’étend.
Ici c’est un vide asphyxié. Le vide serré d’une gorge, où la violence même du râle a bouché la respiration.
C’est dans le ventre que le souffle descend et crée son vide d’où il le relance au sommet des poumons. 
Cela veut dire : pour crier je n’ai pas besoin de la force, je n’ai besoin que de la faiblesse, et la volonté partira de la faiblesse, mais vivra, pour recharger la faiblesse de toute la force de la revendication.
Et pourtant, et c’est ici le secret, comme au théâtre, la force ne sortira pas. Le masculin actif sera comprimé. Et il gardera la volonté énergique du souffle. Il la gardera pour le corps entier, et pour l’extérieur il y aura un tableau de la disparition de la force auquel les sens croiront assister.
Or, du vide de mon ventre j’ai atteint le vide qui menace le sommet des poumons.
De là sans solution de continuité sensible le souffle tombe sur les reins, d’abord à gauche, c’est un cri féminin, puis à droite, au point où l’acupuncture chinoise pique la fatigue nerveuse, quand elle indique un mauvais fonctionnement de la rate, des viscères, quand elle révèle une intoxication.
Maintenant je peux remplir mes poumons dans un bruit de cataracte, dont l’irruption détruirait mes poumons, si le cri que j’ai voulu pousser n’était un rêve.
Massant les deux points du vide sur le ventre, et de là, sans passer aux poumons, massant les deux points un peu au-dessus des reins, ils ont fait naître en moi l’image de ce cri armé en guerre, de ce terrible cri souterrain.
Pour ce cri il faut que je tombe.
C’est le cri du guerrier foudroyé qui dans un bruit de glaces ivre froisse en passant les murailles brisées.
Je tombe.
Je tombe mais je n’ai pas peur.
Je rends ma peur dans le bruit de la rage, dans un solennel barrissement.
Neutre. Féminin. Masculin.
Le Neutre était pesant et fixé. Le Féminin est tonitruant et terrible, comme l’aboiement d’un fabuleux molosse, trapu comme les colonnes caverneuses, compact comme l’air qui mure les voûtes gigantesques du souterrain.
Je crie en rêve, mais je sais que je rêve, et sur les deux côtés du rêve je fais régner ma volonté.
Je crie dans une armature d’os, dans les cavernes de ma cage thoracique qui aux yeux médusés de ma tête prend une importance démesurée.
Mais avec ce cri foudroyé, pour crier il faut que je tombe.
Je tombe dans un souterrain et je ne sors pas, je ne sors plus.
Plus jamais dans le Masculin.
Je l’ai dit : le Masculin n’est rien. Il garde de la force, mais il m’ensevelit dans la force.
Et pour le dehors c’est une claque, une larve d’air, un globule sulfureux qui explose dans l’eau, ce masculin, le soupir d’une bouche fermée et au moment où elle se ferme. Quand tout l’air a passé dans le cri et qu’il ne reste plus rien pour le visage. De cet énorme barrissement de molosse, le visage féminin et fermé vient tout juste de se désintéresser. 
Et c’est ici que les cataractes commencent.
Ce cri que je viens de lancer est un rêve.
Mais un rêve qui mange le rêve.
Je suis bien dans un souterrain, je respire, avec les souffles appropriés, ô merveille, et c’est moi l’acteur.
L’air autour de moi est immense, mais bouché, car de toutes parts la caverne est murée.
J’imite un guerrier médusé, tombé tout seul dans les cavernes de la terre et qui crie frappé par la peur.
Or le cri que je viens de lancer appelle un trou de silence
d’abord, de silence qui se rétracte, puis le bruit d’une
cataracte, un bruit d’eau, c’est dans l’ordre, car le bruit est lié au théâtre, C’est ainsi que tout vrai théâtre,
procède le rythme bien compris

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LE THEÂTRE DE SERAPHIN

Cela veut dire qu’il y a de nouveau magie de vivre ; que l’air du souterrain qui est ivre, comme une armée reflue de ma bouche fermée à mes narines grandes ouvertes, dans un terrible bruit guerrier.
Cela veut dire que quand je joue mon cri a cessé de tourner sur lui-même, mais qu’il éveille son double de sources dans les murailles du souterrain.
Et ce double est plus qu’un écho, il est le souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret.
Grand comme une conque, bon à tenir dans le creux de la main, ce secret ; c’est ainsi que la Tradition parle.
Toute la magie d’exister aura passé dans une seule poitrine quand les Temps se seront refermés.
Et cela sera tout près d’un grand cri, d’une source de voix humaine, une seule et isolée voix humaine, comme un guerrier qui n’aura plus d’armée.
Pour dépeindre le cri que j’ai rêvé, pour le dépeindre avec les paroles vives, avec les mots appropriés, et pour, bouche à bouche et souffle à souffle, faire passer non dans l’oreille, mais dans la poitrine du spectateur.
Entre le personnage qui s’agite en moi quand, acteur, j’avance sur une scène et celui que je suis quand j’avance dans la réalité, il y a une différence de degré certes, mais au profit de la réalité théâtrale.
Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c’est là que je me sens exister.
Qu’est-ce qui m’empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je crois au rêve de la réalité ?
Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre je fais quelque chose.
Les évènements du rêve conduits par ma conscience profonde m’apprennent le sens des évènements de la veille où la fatalité toute nue me conduit.
Or le théâtre est comme une grande veille, où c’est moi qui conduis la fatalité.
Mais ce théâtre où je mène ma fatalité personnelle et qui a pour point de départ le souffle, et qui s’appuie après le souffle sur le son ou sur le cri, il faut pour refaire la chaîne, la chaîne d’un temps où le spectateur dans le spectacle cherchait sa propre réalité, permettre à ce spectateur de s’identifier avec le spectacle, souffle par souffle et temps par temps.
Ce spectateur ce n’est pas assez que la magie du spectacle l’enchaîne, elle ne l’enchaînera pas si on ne sait pas où le prendre. C’est assez d’une magie hasardeuse, d’une poésie qui n’a plus la science pour l’étayer.
Au théâtre poésie et science doivent désormais s’identifier.
Toute émotion a des bases organiques. C’est en cultivant son émotion dans son corps que l’acteur en recharge la densité voltaïque.
Savoir par avance les points du corps qu’il faut toucher c’est jeter le spectateur dans les transes magiques.
Et c’est cette sorte précieuse de science que la poésie au théâtre s’est depuis longtemps déshabituée.
Connaître les localisations du corps, c’est donc refaire la chaîne magique.
Et je veux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré.

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Julie Hayland – MORDRE LA LANGUE, Le Cri comme espace ultime de révolte

« N’importe qui ne sait plus crier en Europe, et spécialement les acteurs en transe ne savent plus pousser de cris. Pour des gens qui ne savent plus que parler et qui ont oublié qu’ils avaient un corps au théâtre, ils ont oublié également l’usage de leur gosier. Réduits à des gosiers anormaux ce n’est même pas un organe mais une abstraction monstrueuse qui parle : les acteurs en France ne savent que parler.
C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent, profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie. »
Antonin Artaud, Le théâtre et son double.

Pour lire l’article, c’est ICI

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Le Cri de la tempête …

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Gaston Bachelard : L’air et les songes, chapitre XI, le vent.

Gaston Bachelard (1884-1962)    Dans la rêverie de la tempête, ce n’est pas l’œil qui donne les images, c’est l’oreille étonnée. Nous participons directement au drame de l’air violent. Sans doute, les spectacles de la terre viendront nourrir cette horreur sonore. Ainsi dans La Nef, le cri né dans l’air amasse des fumées et des ombres : « Une montagne de vapeur envahit les profondeurs du ciel. Déjà paraissent en fourrières les gelludes au plumage d’airain, les grées hideuses qui n’ont pas d’os et ressemblent à de la cendre… Un tourbillon d’ailes de fer, de crinières d’yeux étincelants, emplit la nue qui s’embrase. » Quelques pages plus loin, Elémir Bourges parle encore des « louves ailées, gelludes, harpyes, stymphalides ». Ainsi s’amassent, dans les tourbillons de l’ouragan, des êtres monstrueux et discordants. Mais quand on veut bien suivre la production de ces êtres imaginaires, on reconnaît bientôt que la force qui les crée est un cri de colère. Et non pas un cri sorti d’un gosier animal, mais le cri d’une tempête. L’ouranide est d’abord l’immense clameur des vents courroucés. En en suivant la genèse dans les récits cosmologiques, on assiste à une cosmologie du cri, c’est-à-dire à une cosmologie qui assemble l’être autour d’un cri. Le cri est à la fois la première réalité verbale et la première réalité cosmogonique.

     On peut trouver des exemples où les songes forment des images autour d’un bruit, autour d’un cri : comment l’image fréquente des « vipères ailées » aurait-elle un sens si l’homme n’avait subi l’anxiété des « sifflements du vent » ? En une ellipse rapide, Victor Hugo écrit : « Le vent semble une vipère » (La Légende des siècles. Les paysans au bord de la mer). Dans de nombreux folklores on peut saisir la contamination des images du vent et de celles du serpent.

Victor Hugo : le cri de l’ouragan

Victor_Hugo_001Une profonde rumeur soufflait dans la région inaccessible.

Le rugissement de l’abîme, rien n’est comparable à cela. C’est l’immense voix bestiale du monde. Ce que nous appelons la matière, cet organisme insondable, cet amalgame d’énergies incommensurables où parfois on distingue une quantité imperceptible d’intention qui fait frissonner, ce cosmos aveugle et nocturne, ce Pan incompréhensible, a un cri, cri étrange, prolongé, obstiné, continu, qui est moins que la parole et plus que le tonnerre. Ce cri, c’est l’ouragan. Les autres voix, chants, mélodies, clameurs, verbes, sortent des nids, des couvées, des accouplements, des hyménées, des demeures; celle-ci, trombe, sort de ce Rien qui est Tout. Les autres voix expriment l’âme de l’univers; celle-ci en exprime le monstre. C’est l’informe, hurlant. C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini. Chose pathétique et terrifiante. Ces rumeurs dialoguent au-dessus et au delà de l’homme. Elles s’élèvent, s’abaissent, ondulent, déterminent des flots de bruit, font toutes sortes de surprises farouches à l’esprit, tantôt éclatent tout près de notre oreille avec une importunité de fanfare, tantôt ont l’enrouement rauque du lointain ; brouhaha vertigineux qui ressemble à un langage, et qui est un langage en effet ; c’est l’effort que fait le monde pour parler, c’est le bégaiement du prodige. Dans ce vagissement se manifeste confusément tout ce qu’endure, subit, souffre, accepte et rejette l’énorme palpitation ténébreuse. Le plus souvent, cela déraisonne, cela semble un accès de maladie chronique, et c’est plutôt de l’épilepsie répandue que de la force employée; on croit assister à une chute du haut mal dans l’infini. Par moments, on entrevoit une revendication de l’élément, on ne sait quelle velléité de reprise du chaos sur la création. Par moments, c’est une plainte, l’espace se lamente et se justifie, c’est quelque chose comme la cause du monde plaidée ; on croit deviner que l’univers est un procès ; on écoute, on tâche de saisir les raisons données, le pour et contre redoutable ; tel gémissement de l’ombre a la ténacité d’un syllogisme. Vaste trouble pour la pensée. La raison d’être des mythologies et des polythéismes est là. A l’effroi de ces grands murmures s’ajoutent des profils surhumains sitôt évanouis qu’aperçus, des euménides à peu près distinctes, des gorges de furies dessinées dans les nuages, des chimères plutoniennes presque affirmées. Aucune horreur n’égale ces sanglots, ces rires, ces souplesses du fracas, ces demandes et ces réponses indéchiffrables, ces appels à des auxiliaires inconnus. L’homme ne sait que devenir en présence de cette incantation épouvantable. Il plie sous l’énigme de ces intonations draconiennes. Quel sous-entendu y a-t-il ? Que signifient-elles ? qui menacent-elles ? qui supplient-elles ? Il y a là comme un déchaînement. Vociférations de précipice à précipice, de l’air à l’eau, du vent au flot, de la pluie au rocher, du zénith au nadir, des astres (Victor Hugo, l’homme qui rit)

Yvon Le Scanff  – (Le paysage romantique et l’expérience du sublime)

Cette rage de l’expression qui caractérise cette voix, tente de dire ou de montrer ce qu’on ne veut entendre ni voir. C’est bien ce qui devrait rester caché et qui pourtant, paradoxalement, se manifeste : « les autres voix expriment l’âme de l’univers; celle-ci en exprime le monstre. C’est l’informe, hurlant. C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini ». C’est le cri blasphématoire du chaos matériel.

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Avis de recherche : qui est la belle inconnue de Kerbastic ?

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Kay Francis (1905-1968) - photo de Elmer Fryer, HollywoodLa belle inconnue de Kerbastic

   Lors d’un séjour dans un hôtel situé à proximité de Lorient, j’avais été frappé par une photographie exposée sur un mur de l’un des couloirs de l’Hôtel. Il s’agissait du portrait d’une jeune femme brune à la beauté  troublante et envoûtante. La photographie portait une dédicace libellée  ainsi :  « To la comtesse de Polignac, with compliments, Francis »

   Beauté troublante et envoûtante…  ce sont  effectivement ces adjectifs qui conviennent pour qualifier l’effet que ce visage produisait sur tous ceux qui se retrouvaient en sa présence. Imaginez : vous marchez, perdus profondément dans vos pensées, dans un couloir d’hôtel, vos yeux balaient machinalement et sans trop y prêter attention l’environnement qui se révèle à vous au fur et à mesure de votre progression et soudainement un visage apparaît ou plutôt surgit du décor… Un visage au regard fascinant qui capte votre attention, la fixe, et ne va désormais plus desserrer son emprise, à l’instar de ces prédateurs – grands fauves ou reptiles – tapis en embuscade, qui surgissent brusquement de nulle part, sidèrent leur proie, la paralysent par hypnose ou par la violence de l’impact mental de leur apparition – surprise, terreur panique ou trop grande intensité de l’émerveillement ? – et finissent par l’attirer inexorablement vers leur gueule grande ouverte…

    Qu’est-ce qui, dans ce visage, m’avait « sidéré » ? Sidéré, au sens littéral et étymologique du terme, qui signifie : « qui subit le pouvoir des étoiles », on aurait pu dire également « par le feu lancé du ciel » ou « foudroyé »… Car à n’en pas douter, cette captation de la pensée, ce « ravissement » de l’être dans les deux sens du terme à savoir sa captation à la fois par la beauté et par une force mystérieuse qui vous enlève et vous transporte avait toute l’apparence d’un coup de foudre… Coup de foudre qui, il est vrai, ne risquait pas de prêter à conséquence puisque de toute évidence la photo avait été prise, d’après la coiffure de la demoiselle et le maquillage qu’elle arborait, dans les années vingt ou trente et que celle-ci devait aujourd’hui, soit dormir de son dernier sommeil, soit être d’un âge vénérable… Mais ce coup de foudre m’interpellait. Par quel mécanismes mystérieux, ce visage produisait-il sur moi un tel effet et qui était cette jeune femme ? 

   Je questionnais alors la directrice de l’hôtel qui me déclara avoir été elle-aussi frappée par la beauté de le jeune femme et avoir remarqué que les clients de l’hôtel semblaient ressentir la même émotion car nombreux étaient ceux qui s’arrêtaient un moment devant ce portrait pour le contempler mais elle m’avoua aussi qu’elle ignorait tout de l’identité du modèle représenté. La seule information qu’elle me communiqua était que la comtesse de Polignac dont le nom figurait dans la dédicace devait certainement être Marguerite de Polignac dite Marie-Blanche, née en 1897 et décédée en 1958, fille unique et muse de la célèbre Jeanne Lanvin, la créatrice dans les premières années du XXe siècle de la maison de haute-couture Lanvin et du comte italien Emimio di Pietro. Marguerite avait épousé en secondes noces en 1925 le comte Jean de Polignac qui la rebaptisa Marie-Blanche et avait joué dans les années d’avant-guerre un rôle important de mécène sur la scène parisienne. L’hôtel où je me trouvait, « Le domaine de Kerbastic » était une ancienne résidence des Polignac où la comtesse avait tenu salon et organisé des rencontres musicales.

Domaine de Kerbastic, près de Lorient, ancienne résidence des PolignacDomaine de Kerbastic, près de Lorient, ancienne résidence des Polignac

Edouard Vuillard - Comtesse Marie Blanche de Polignac, 1928-1932

Edouard Vuillard – Comtesse Marie Blanche de Polignac, 1928-1932

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Quelques pistes :
   La dédicace était écrite en anglais. Francis est un prénom exclusivement masculin que l’on trouve aussi en anglais. Il existe bien un prénom féminin proche de Francis en anglais mais ce prénom est Frances… On peut donc imaginer que la dédicace n’a pas été écrite par la jeune femme représentée sur la photo mais par un homme… la directrice de l’hôtel avait pensé au compositeur Francis Poulenc qui était alors un proche de Marie-Blanche de Polignac et un habitué de Kerbastic. Mais alors pourquoi un compositeur français aurait-il écrit dans la langue de Shakespeare ?

   En désespoir de cause, je lance donc un avis de recherche… Qui pourra donner des informations sur la belle inconnue ?   Par avance, merci…

à suivre…

Pour découvrir qui était la belle inconnue de Kerbastic, c’est ICI

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Des petits Huang Shan à deux pas de chez moi : Parmelan (Bornes), Semnoz, Roc des Bœufs (Bauges)

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Pic_-_HuangShan

 Huangshan     Connaissez vous les monts Huang, ou Huang Shan qui signifient littéralement en chinois « la montagne jaune » ? . C’est un massif montagneux granitique de la province de l’Anhui méridional, à l’est de la Chine. La région est connue pour la magnificence de ses paysages à l’aspect changeant formés d’une multitude de pics piquetés de pins aux formes tourmentées émergeant de mers de nuages et de bruines. Ces montagnes mythiques ont toujours constituées un sujet privilégié pour la peinture et la littérature chinoises traditionnelles et sont aujourd’hui une destination touristique prisée. Un million de visiteurs les visitent chaque année.  Eh bien à deux pas de chez moi, sur les bords du Lac d’Annecy, j’ai la chance d’avoir de multiples petits Huang Chang à portée de main, ou plus exactement de pieds… Il s’agit du vaste plateau de lapiaz du Parmelan (1.832 m), de l’arête du Roc des Bœufs (1.774 m) qui fait charnière entre le col de Leschaux et la vallée d’Entrevernes et du Semnoz (1.699 m) qui sont des massifs composés de roches calcaires dures formées par sédimentation pendant la période de l’urgonien (entre  -130 à -112 millions d’années) au fond de mer tropicales peu profondes. Les points de départ des randonnées pédestres permettant d’accéder à ces sommets se situent tous à environ Trois quarts d’heure d’Annecy.
pin à crochetOn y trouve, selon les sommets, des lapiaz, sortes de crevasses, fissures ou rigoles creusant la roche calcaire plus ou moins profondément, des falaises verticales de plusieurs centaines de mètres, des plateaux aux formes arrondies lorsque les couches supérieures datant de l’urgonien ont été érodées (Semnoz). A cette altitude, compte tenu des conditions difficiles résultant de l’altitude (froid, vent, ensoleillement et substrat rocheux), le pin à crochet ou pin de Briançon (pinus uncinata) est un des rares arbres encore présent. Ce sont ces pins aux formes tourmentées lorsqu’ils sont accrochés aux flancs des falaises qui donne aux lieux qu’ils ont colonisés une allure qui fait parfois penser aux pins des monts Huang Shan de Chine (pinus hwangshanensis).

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montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 par Enki -  DSC_0386montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 par Enki

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 12h 58 par Enki - DSC_0434

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 12h 58 par Enki

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 13h 18 par Enki - DSC_0458

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 13h 18 par Enki

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montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 13h 27 par Enki

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 13h 27 par Enki - DSC_0461

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 13h 27 par Enki

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 13h 30 par Enki - DSC_0467

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 13h 30 par Enki

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 12h 56 par Enki - DSC_0432montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 12h 56 par Enki - DSC_0431

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 12h 53 par Enki - DSC_0423

montée au Roc des Bœufs le 5 octobre 2012 à 12h 15 par Enki - DSC_0359montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 1§h 43 - DSC_0229

montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 16h 50 - DSC_0254montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 16h 43 - DSC_0228

montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 16h 47 - DSC_0244

Pins à crochets au Roc des Bœufs en hiver le 7 janvier 2012 – photo prise par Totoff (blog SkiTour)

Pins à crochets au Roc des Bœufs en hiver le 7 janvier 2012 – photo prise par Totoff (blog SkiTour)

Roc des Bœufs le 19 septembre 2010 à 10h 59 - photo Enki -DSC_0332 2

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 59 – photo Enki

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 59 par Enki - DSC_0333 2

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 59 par Enki

Roc des Bœufs le 19 septembre 2010 à 10h 43 par Enki - DSC_0318 2

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 43 par Enki

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 40 par Enki - DSC_0317 2

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 40 par Enki

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 14 par Enki - DSC_0294

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 14 par Enki

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 38 par Enki - DSC_0312 2

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 37 par Enki - DSC_0311 2

     

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 37 par Enki

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 20 par Enki - DSC_0301

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 10h 20 par Enki

montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 17h 12 - DSC_0296

montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 17h 12 par Enki

montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 16h 02 - DSC_0205

montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 16h 02 par Enki – DSC_0205

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 9h 36 - DSC_0281

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 9h 36 par Enki

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 11h 08 - DSC_0337

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 11h 08 par Enki

montée au Parmelan le 19 septembre 2010 à 11h 39 - DSC_0348

sommet du Parmelan le 19 septembre 2010 à 11h 39 par Enki

montée au Semnoz le 11 novembre 2011 à 18h 30 - DSC_0548

coucher du soleil vu du  Semnoz le 11 novembre 2011 à 18h 30 par Enki

mer de nuages sur les montagnes du HuangShan

mer de nuages sur les monts du HuangShan

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Plantes et jardins : le pin au Japon vu par Paul Claudel et d’illustres illustrateurs japonais

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     Cet article fait suite à l’article sur le même thème également publié et intitulé « Plantes et jardins : le pin au Japon vu par d’illustres illustrateurs japonais (Hiroshige, Hokusai, etc..) » que vous pouvez consulter ICI.

Capture d’écran 2014-01-31 à 11.06.39

Pin devant le Mont Fuji – photo Ricoh Caplio R3

Sōzaemon Nishimura

Pin devant le Mont Fuji par Sozaemon Nishimura

Hashimoto Gaho - Landscape with Autumn Moon about, 1885 - Museum of Fine Arts, Boston

Hashimoto Gaho – Landscape with Autumn Moon about, 1885 – Museum of Fine Arts, Boston

Shiro Kasamatsu - Pin sous la pluie, Kinokunizaka, in Tokyo, 1938

Shiro Kasamatsu – Pin sous la pluie, Kinokunizaka, in Tokyo, 1938

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Paul Claudel (1868-1955)

    Paul Claudel a mené de front une carrière d’écrivain et de diplomate. Après avoir été reçu premier au concours des Affaires étrangères en 1890, il est nommé dans un premier temps durant l’année 1893 aux Etats-Unis comme vice-consul à New York puis à Boston et enfin,  en novembre 1894, en Chine à Shangai. Il rentre alors en France où il séjournera de février à mai 1895 et rejoint la Chine qu’il parcourra durant l’été de la même année écrivant à cette occasion des poèmes qui formeront l’ossature de son futur recueil Connaissance de l’Est. Durant son séjour à Shangai, il composera Vers d’exil, une œuvre importante en alexandrins. Après Shangai, il est nommé en 1896 à Fuzhou, capitale du Fujian, la province qui fait face à l’île de Formose, puis en 1897 à Hankou (aujourd’hui intégrée à Wuhan) où la France possédait une concession. Au cours de l’année 1898, il visite le Japon avant de retourner à Fuzhou et cette expérience, beaucoup moins connue que son second séjour sera néanmoins importante par les réflexions qui en sont résultées sur l’architecture et la peinture japonaises et le marqueront profondément. A son retour en Chine, il écrira plusieurs textes qui évoqueront cette visite : deux articles écrits pour L’Echo de Chine : observations sur le Japon et La Vie d’Hôtel au Japon et quatre poèmes qui paraîtront plus tard dans son recueil Connaissance de l’Est : Le Pin, l’Arche d’Or dans la forêt, Le Promeneur et Ça et là, C’est le poème Le Pin qui est présenté ci après.

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LE PIN  – Paul Claudel 

jptree      L’arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l’homme.
    Mais un homme se tient debout dans son propre équilibre, et les deux bras qui pendent, dociles, au long de son corps, sont extérieurs à son unité. L’arbre s’exhausse par un effort, et cependant qu’il s’attache à la terre par la prise collective de ses racines, les membres multiples et divergents, atténués jusqu’au tissu fragile et sensible des feuilles, par où il va chercher dans l’air même et la lumière son point d’appui, constituent non seulement son geste, mais son acte essentiel et la condition de sa stature.
    La famille des conifères accuse un caractère propre. J’y aperçois non pas une ramification du tronc dans ses branches, mais leur articulation sur une tige qui demeure unique et distincte, et s’exténue en s’effilant. De quoi le sapin s’offre pour un type avec l’intersection symétrique de ses bois, et dont le schéma essentiel serait une droite coupée de perpendiculaires échelonnées.
    Ce type comporte, suivant les différentes régions de l’univers, des variations multiples. La plus intéressante est celle de ces pins que j’ai étudiés au Japon.
    Plutôt que la rigidité propre du bois, le tronc fait paraître une élasticité charnue. Sous l’effort du gras cylindre de fibres qu’elle enserre, la gaîne éclate, et l’écorce rude, divisée en écailles pentagonales par de profondes fissures d’où suinte abondamment la résine, s’exfolie en fortes couches. Et si, par la souplesse d’un corps comme désossé, la tige cède aux actions extérieures qui, violentes, l’assaillent, ou, ambiantes, la sollicitent, elle résiste par une énergie propre, et le drame inscrit au dessin tourmenté de ces axes est celui du combat pathétique de l’Arbre.
     Tels, le long de la vieille route tragique du Tokkaido, j’ai vu les pins soutenir leur lutte contre les Puissances de l’air. En vain le vent de l’Océan les couche : agriffé de toutes ses racines au sol pierreux, l’arbre invincible se tord, se retourne sur lui-même, et comme un homme arc-bouté sur le système contrarié de sa quadruple articulation, il fait tête, et des membres que de tous côtés il allonge et replie, il semble s’accrocher à l’antagoniste, se rétablir, se redresser sous l’assaut polymorphe du monstre qui l’accable. Au long de cette plage solennelle, j’ai, ce sombre soir, passé en revue la rangée héroïque et inspecté toutes les péripéties de la bataille. L’un s’abat à la renverse et tend vers le ciel la panoplie monstrueuse de hallebardes et d’écus qu’il brandit à ses poings d’hécatonchire ; un autre, plein de plaies, mutilé comme à coups de poutre, et qui hérisse de tous côtés des échardes et des moignons, lutte encore et agite quelques faibles rameaux ; un autre, qui semble du dos se maintenir contre la poussée, se rassoit sur le puissant contrefort de sa cuisse roidie ; et enfin j’ai vu les géants et les princes, qui, massifs, cambrés sur leurs reins musculeux, de l’effort géminé de leurs bras herculéens maintiennent d’un côté et de l’autre l’ennemi tumultueux qui les bat.

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Maruyama Ōkyo (1733-1795) – Pine Trees in Snow, between 1781 and 1789

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     Il me reste à parler du feuillage.
    Si, considérant les espèces qui se plaisent aux terres meubles, aux sols riches et gras, je les compare au pin, je découvre ces quatre caractères en elles : que la proportion de la feuille au bois est plus forte, que cette feuille est caduque, que, plate, elle offre un envers et un endroit, et enfin, que la frondaison, disposée sur les rameaux qui s’écartent en un point commun de la verticale, se compose en un bouquet unique. Le pin pousse dans des sols pierreux et secs ; par suite, l’absorption des éléments dont il se nourrit est moins immédiate et nécessite de sa part une élaboration plus forte et plus complète, une activité fonctionnelle plus grande, et, si je puis dire, plus personnelle. Obligé de prendre l’eau par mesure, il ne s’élargit point comme un calice. Celui-ci, que je vois, divise sa frondaison, écarte de tous côtés ses manipules ; au lieu de feuilles qui recueillent la pluie, ce sont des houppes de petits tubes qui plongent dans l’humidité ambiante et l’absorbent. Et c’est pourquoi, indépendant des saisons, sensible à des influences plus continues et plus subtiles, le pin montre un feuillage pérennel.
     J’ai du coup expliqué son caractère aérien, suspendu, fragmentaire. Comme le pin prête aux lignes d’une contrée harmonieuse l’encadrement capricieux de ses bois, pour mieux rehausser le charmant éclat de la nature il porte sur tout la tache de ses touffessingulières : sur la gloire et la puissance de l’Océan bleu dans le soleil, sur les moissons, et interrompant le dessin des constellations ou l’aube, sur le ciel. Il incline ses terrasses au-dessous des buissons d’azalées en flammes jusqu’à la surface des lacs bleu de gentiane, ou par-dessus les murailles abruptes de la cité impériale, jusqu’à l’argent verdi d’herbe des canaux : et ce soir où je vis le Fuji comme un colosse et comme une vierge trôner dans les clartés de l’Infini, la houppe obscure d’un pin se juxtapose à la montagne couleur de tourterelle.

Paul Claudel : Le Pin dans Connaissance de l’Est (séjour au Japon de 1898)

Pine Trees, six sided screen, by Hasegawa Tohaku (1539-1610), JapanesePine Trees, six sided screen, by Hasegawa Tohaku (1539-1610), Japanese

   Avec quelques coups de pinceau, un peintre japonais traduit la présence forte, de pins gris qui se tiennent debout dans la nuit de l’hiver. Associés à Confucius et aux immortels taoïstes, le pin est un sujet de prédilection des peintres et des poètes chinois et japonais. En raison de sa rusticité et du fait qu’il conserve ses feuilles vertes, même pendant l’hiver, le pin est devenu un symbole de longue vie, d’immortalité, de constance, de courage, de force dans l’adversité, et de fermeté face aux coups assénés par la nature ». 

Hozugawa-River-leftMaruyama Okyo – Hozu River (保津川), Edo period 1795

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    Ce travail est la dernière œuvre de Maruyama Okyo, et est constitué de 2 paires de huit panneaux pliés représentant deux aspects de la la rivière Hozu près de la ville de Okyo. Le premier ensemble représente  lune portion de rivière en amont avec son  flux violent qui déferle entre les rochers et dévale vers l’aval. Le second ensemble représente une scène plus calme qui montre le ruisseau s’écouler tranquillement en présentant divers aspects. Pour chacune des scènes un pin vert a été représenté.

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Maruyama Okyo – Hozu River (保津川), détail,  Edo period 1795

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Auspicious pines, bamboo, plum, cranes and turtles (detail), Edo period (1615 –1868), by Kano Sansetsu (1590–1651). Japan.

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Auspicious pine, bamboo, plum, crane, and turtles, Edo period (1615 –1868), by Kano Sansetsu (1590–1651). Japan

One of a pair of six-fold paper screens Japan Edo period 18th century

One of a pair of six-fold paper screens Japan Edo period 18th century

    Pins et rochers peint à l’encre et en couleur sur un fond doré. La partie inférieure du panneau est traité pour donner l’aspect de sable et de gravier. Le sujet représenté était très populaire durant les 16e et 17e siècle au Japon sous le nom de Shorin-zu byobu (forêt de pins sur panneaux). Les pins avec leur feuillage persistant sont une référence à l’immortalité.

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Fusen –  » Crane Birds & Matsu Tree « 

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Terada Seikan (1898 -?) –  » Arashiyama Valley « 

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Uezuma Yonen ( 1883 – ?) –  » Horaisan Mountain « 

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Kinryo –  » Horaisan Mountain « 

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Hashimoto Gaho (1835-1908) cerisiers en fleur et feuilles d'automne (diptych), vers 1893Hashimoto Gaho (1835-1908) cerisiers en fleur et feuilles d’automne (diptych), vers 1893

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Katsushika Hokusai - Pine tree and full Moon, 1848Katsushika Hokusai – Pine tree and full Moon, 1848

moule "Kashigata" à motif mats (pin)

moule « Kashigata » à motif mats (pin)

     Il s’agit d’un moule de pâtisserie en bois appelé « kashigata ». En japonais, le pin est appelée « matsu ». Souvent réalisé en sakura (bois de cerisier) préalablement mis à sécher 3 années avant d’être travaillé, les kashigatas ont été utilisés pour faire des confiseries séché à base de farine de riz et de sucre appelé rakugan. Cette pratique remonte au milieu du 17e siècle. Ces friandises ont été utilisés comme offrandes et des collations pour les occasions festives et même des événements malheureux. Par exemple, quand une personne décédait, les gens faisaient des bonbons ou des pâtisseries en forme de fleurs, poissons, etc qui étaient ensuite placés sur le « butsudan » (sanctuaire de famille de la maison) pour la personne décédée. Les Kashigatas ont également été utilisés dans la fabrication de wagashi (nama-gashi ou fraîchement gâteau et salut-gashi ou confiserie séché) pour les cérémonies de thé. 

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Shokei Kenko - Landscape, Sansuizu Muromachi period, late 15th-early 16th century - Museum of Fine Arts, Boston

Shokei Kenko – Landscape, Sansuizu Muromachi period, late 15th-early 16th century – Museum of Fine Arts, Boston

Unkoku Togan - Landscapes, 16th-17th century - Museum of Fine Arts, Boston

Unkoku Togan – Landscapes, 16th-17th century – Museum of Fine Arts, Boston

Sesshu Toyo - Birds in Trees, Saru taka zu byobu, 17th-18th century - Museum of Fine Arts, Boston

Sesshu Toyo – Birds in Trees, Saru taka zu byobu, 17th-18th century – Museum of Fine Arts, Boston

Soga - Hawk, 17th century - Museum of Fine Arts, Boston

Soga – Hawk, 17th century – Museum of Fine Arts, Boston

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