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Raphaël – Détail de la fresque de l’Ecole d’Athènes – Platon (-427, – 346) à gauche et Aristote, à droite
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Une philosophie idéaliste
Platon était un philosophe idéaliste. Il était convaincu que les Idées sont «plus réelles» que la matière. Pour comprendre la primauté des idées dont l’expression est éternelle sur les êtres matériels et leurs apparences qui, eux, sont périssables, on peut citer les exemples suivants :
Une poule dévorée par un renard va disparaître du monde et son existence n’aura été que transitoire ; un cercle tracé à la craie sur un tableau noir que l’on efface d’un coup d’éponge disparait du tableau mais les idées de la poule et du cercle sont éternelles et subsistent dans nos esprits.
Si les idées sont éternelles, elles sont aussi le moteur du monde et animent toutes les créatures. C’est ainsi que les hommes sont mus par des idéaux : le Vrai, le Bien, le Beau, qui les libèrent et les affranchissent en quelque sorte du monde matériel.Dans la République, dans l’allégorie de la caverne, Platon écrit même que l’idée de Bien est la cause de toutes choses, un peu comme le soleil qui permet à tous les êtres terrestres de vivre.
Cette vision du monde va être lourde de conséquences : d’un côté, elle va sublimer l’homme en « l’élevant » au-dessus du monde matériel et lui faire atteindre les hautes sphères de l’esprit mais de l’autre, elle va l’éloigner et le couper du monde réel.
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la question de l’imitation, mimésis.
Dans La République (livre X ), Platon parle de l’imitation (mimésis). Cette imitation n’a pas bonne réputation, car elle s’oppose à ce qui est véritablement, et à la vérité par là même. Prenons un exemple : pour faire un objet, un artisan doit être guidé par une Idée (eidos), une Forme qui constitue son essence. Il façonne son objet en se réglant sur ce modèle idéal, qui n’est pas simplement une construction intellectuelle inventée par l’esprit humain, mais qui EST, non sous la forme sensible (matérielle et perceptible) mais intelligible ( idéelle et saisissable par l’esprit). Les peintres et les poètes ne sont que des imitateurs, au sens où, loin de produire les choses en conformité avec leur Idée, ils les produisent dans leur apparence, tel un homme qui promènerait dans le monde un miroir et ferait apparaître tous ses reflets.
Ainsi, si l’on prend pour exemple cité par Platon de l’objet lit : Le menuisier fabrique un lit en contemplant la forme ou idée [eidos] de lit, le lit en soi unique et originaire, le seul vrai lit, le seul lit vraiment réel. Le lit du menuisier est une copie de cette vraie réalité et lui donne ainsi une identité par le rapport qu’il a avec l’essence. Le lit du peintre est, quant à lui, une imitation du lit du menuisier. Le peintre peint une image et n’est que l’imitateur [mimètès] d’un copieur, il est « l’auteur d’un produit éloigné de la nature de trois degrés » et cette copie de copie ne donne qu’un aspect, ne traduit qu’une perspective, un faux-semblant, un simulacre [eidolon], mais qui ne trompe et n’abuse que les enfants et les ignorants, et s’ils sont à distance. C’est précisément parce que le peintre est éloigné du vrai qu’il peut tout exécuter car il ne rend qu’une petite partie de chaque chose. Ce qui est vrai de la peinture l’est aussi de la poésie. C’est un art des effets, des reflets, des apparences : le poète qui chante le courage n’est qu’un imitateur de vertu.
Ainsi, l’art comme imitation n’a rien à voir avec le beau et l’artiste n’est qu’un illusioniste qui, en imitant, s’éloigne de la nature réelle des choses, de leur essence. Tout comme il faut chasser le poète de la cité idéale, il faut fuir le peintre qui nous éloignent l’un et l’autre sans cesse de la vérité et nous détournent de la sagesse. La condamnation est double puisqu’elle est menée au regard de la morale et de la vérité : la poésie et la peinture sont mauvaises par leurs contenus parce qu’elles nous montrent des dieux se révoltant, et mauvaises par leurs effets parce qu’elles s’adressent à la sensibilité, réveillent nos passions et le désordre de nos sentiments. Elles ne visent donc « rien de sain ». Mais surtout, elles produisent l’illusion du vrai en se jouant de l’apparence. En d’autres termes, toute peinture en imitant le réel, nous fait prendre l’apparence pour la réalité et nous détourne de la vérité.
« L’imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; et cependant, s’il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu’il aura donné à sa peinture l’apparence d’un charpentier véritable. » Platon, La République
« La peinture et en général tout art imitatif accomplit son œuvre loin de la vérité et a commerce, liaison et amitié avec la partie de nous-mêmes qui répugne à la sagesse, et ne vise rien de sain, ni de vrai »
Cette imitation produite par les artistes joue un rôle de séduction ; elle attire l’homme dans les filets de l’apparence. Platon assimile ces imitateurs professionnels aux sophistes, ces savants itinérants de la Grèce antique, qui se faisaient payer fort cher pour leurs leçons de rhétorique dont la fin n’était pas le savoir, mais la persuasion, l’action efficace accordant les esprits à un discours, et fondant la décision politique. Platon a vigoureusement combattu le savoir-faire sophistique qu’il considérait comme une supercherie : le sophiste qui enseigne à bien parler, est un illusionniste qui ne sait pas de quoi il parle ; il apprend même à son élève à se passer de savoir pour discourir ! Il n’est qu’un ignorant, incapable de saisir les essences et les vérités intelligibles ; il ne sait ce qu’est la vertu, le courage, ni ce qu’est une loi juste, mais il sait par le langage s’adresser aux émotions de son auditoire et emporter leur accord. Comme le peintre capable de faire des trompe-l’œil, comme Zeuxis qui représentait des grappes de raisin si parfaites que les oiseaux cherchaient à les picorer, le sophiste donne le sentiment du réel, mais ne livre pas le réel. Il a rompu avec l’Être au sens métaphysique du terme : il est enraciné dans la réalité sensible et ceci pour la doubler d’une image trompeuse. Son imitation tient de l’Être (car elle est bien quelque chose : un discours) mais surtout du non-Être : elle est un entrelacement trouble d’Être et de non-Être contre lequel le philosophe doit nous prémunir. Sa tâche est, comme le raconte l’Allégorie de la caverne dans la République (Livre VII), de dissiper la fascination qu’exercent toutes ces imitations, pour tourner l’homme vers la contemplation des vérités métaphysiques qui sont, de toute éternité, immuables, pareilles à elles-mêmes, et qui siègent dans la réalité intelligible.
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Praxitèle – Vénus de Cnide, premier nu féminin de l’art de la statuaire, copie d’époque en marbre de Paros. La période d’activité de Praxitèle va de 375 à 335 av. J.C. et coïncide pour une part avec la vie de Platon qui est mort en 346 av. J.C.
la mimêsis vraie et et le faux-semblant
Ainsi, si Platon critique l’art, et, en particulier l’art grec de son temps, c’est parce qu’il veut « faire vrai ». C’est pourquoi, dans le Sophiste, il distingue l’imitation conforme de l’imitation illusoire : « Je pose, pour l’art qui produit, deux formes, dont chacune est double. Je mets la divine et l’humaine dans une section et dans l’autre la production des choses réelles et la création de certaines ressemblances ».
Comment alors distinguer la production des choses réelles de la création de certaines ressemblances ? En distinguant simplement la position du spectateur de celle de l’objet représenté. Celui qui veut créer des ressemblances s’attache à la manière dont le spectateur va voir ou saisir l’objet représenté. Il va donc créer une illusion telle que dans la perception l’image semblera conforme à la réalité. Une fois encore, il s’intéresse donc à l’effet produit. Par opposition, la production des choses réelles s’attache à être fidèle à l’objet représenté, elle respecte donc les proportions. C’est en ce sens que si Platon rejette l’art grec de son temps, il loue l’art égyptien qui n’est pas soucieux de plaire ou de séduire, mais qui cherche à représenter les choses telles qu’elles sont : « Il n’était ni permis, ni aux peintres, ni à aucun de ceux dont c’est par ailleurs le métier, de produire des attitudes […] de s’écarter de ces modèles en ouvrant de nouvelles voies, pas même d’imaginer rien qui différait des représentations traditionnelles ». Il n’y a donc pas une condamnation radicale de tout art et de toute imitation, chez Platon, mais une condamnation d’une certaine peinture illusionniste et mensongère. Dès lors, une certaine imitation est possible, celle qui tente d’atteindre les choses telles qu’elles sont. C’est alors la notion d’imitation dont il faut préciser le sens puisqu’elle n’est acceptable qu’à condition de permettre de nous mettre en rapport avec les formes ou les Idées. Ce qui compte, n’est pas ce que le spectateur perçoit et ressent, mais le souci de vérité, souci qui consiste à dépasser l’apparence sensible. Mais puisque, d’une manière générale, Platon parle de la peinture de son temps, il la condamne.
Néanmoins, il y a une création possible sur le modèle d’une certaine forme d’imitation nous renvoyant à la notion de beauté, la création du démiurge. Ce point est abordé par Platon dans le Timée lorsqu’il aborde la question de la création du monde : « toute œuvre dont l’ouvrier aura fixé son regard sur ce qui se conserve toujours identique, utilisant un tel objet pour modèle, afin d’en reproduire l’essence et les propriétés, cette œuvre sera belle nécessairement, comme tout ce qui est ainsi accompli ». L’œuvre sera belle parce qu’elle reproduit l’essence et les propriétés et non parce qu’elle se joue de l’apparence. Nous retrouvons ici les raisons pour lesquelles, Platon fait référence à l’art égyptien comme art stylisé dont tout l’effort porte sur les proportions. En quelque sorte, la vraie nature, n’est pas la nature que nous voyons par nos yeux, mais l’essence, celle que nous voyons par notre esprit. L’imitation doit donc porter sur cette essence et non sur ce qui apparaît. C’est en tout cas cette fonction de l’imitation que nous allons retrouver dans le néoplatonisme, en particulier chez Plotin et qui va nous permettre de comprendre la notion de beauté idéale à la Renaissance.
Le Doryphore (ou « Porte-lance ») est une statue célèbre du sculpteur grec Polyclète, qui représentait un jeune guerrier armé de la lance (sculptée vers 440 av. J.-C.). L’original en bronze est perdu, mais plusieurs copies antiques nous sont parvenues dont un marbre romain qui se trouve au musée archéologique de Naples. Polyclète avait entrepris de démontrer, par une « statue dont toutes les parties seraient entre elles dans une proportion parfaite », quels sont les rapports de grandeur dans lesquels la nature a placé la perfection des formes humaines. Il atteignit si bien son but que la statue qu’il donna comme exemple et comme modèle fut considérée comme un chef d’œuvre incontestable. La tête entre au total sept fois dans le corps, deux fois entre les genoux et les pieds, deux fois dans la largeur des épaules et deux fois dans la hauteur du torse. Ainsi, le Doryphore incarne le mieux les théories du traité de Polyclète. La copie la mieux conservée de son œuvre est la copie romaine du musée archéologique national de Naples. La figure est animée par un chiasme (ou contraposto, l’inclinaison des hanches répondant inversement à l’inclinaison des épaules). Cette position a des répercussions sur toute la composition du corps de l’homme au repos. La jambe libre est dégagée d’un côté, la tête est tournée de l’autre. Une jambe est portante, et de l’autre côté, la main portait la lance. Cependant, la statue reste bidimensionnelle et frontale. De plus, le niveau d’idéalisation est très poussé, et l’équilibre de l’attitude n’a rien de naturel. Si la musculature et le réseau de veines sont entièrement maîtrisés, compris, l’anatomie entre dans un schéma idéal. La ligne des pectoraux répond à celle des hanches, l’arc thoracique répond à celui du bas-ventre, la hauteur de la tête équivaut à celle du pied, … Le visage lui-même est particulièrement serein et régulier dans ses traits. L’ovale du visage est parfait, les mèches de la chevelure rayonnent de manière régulière, les arcades sourcilières sont nettes. (crédit Wikipedia)
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l’Académie de Platon – mosaïque de la villa de T. Siminius Stephanus à Pompéi
La dialectique de la beauté
La beauté a été définie par Platon à travers différents écrits philosophiques, où l’idée du beau, la beauté en elle-même, est bien plus grande que la satisfaction issue de beaux objets. Dans l’Hippias majeur, Platon met en scène Socrate qui demande à Hippias ce qu’est le beau : « pourrais-tu me dire ce que c’est que le beau ? ». Réponse : « une belle vierge, voilà ce qu’est le beau ». Socrate rétorque alors qu’il « existe aussi de belles juments, de belles lyres… » ; Hippias définit ce qu’est une chose belle mais pas la beauté en soi, si bien que le dialogue entre les deux philosophes ne peut aboutir : « Les belles choses sont difficiles » conclut Socrate. Aucune définition satisfaisante de la beauté n’a été trouvée, Socrate déclarant, comme il le fait toujours devant ceux qui croient savoir, s’être lui-même trouvé ridicule de ne pas pouvoir répondre à cette question qui est devenue la question philosophique par excellence. Le but de Platon n’est pas de chercher, comme le fait Hippias ou l’élève naïf, dans l’expérience « ce qui est beau » mais « ce qu’est le beau », c’est-à-dire son essence. Ce n’est pas l’objet beau qui intéresse Platon mais l’être du beau, son essence, sa définition, son Idée. Et dans ce dialogue, si le Beau n’est pas clairement défini, Platon nous donne des clefs qui permettent de l’approcher :
- Ne pas se contenter d’exemples, car il est toujours possible de trouver des exemples contraires,
- Ne pas confondre la beauté d’un objet avec ses caractéristiques physiques.
- Ne pas confondre la beauté avec une belle chose, car la beauté est universelle. « le philosophe ne prend jamais les choses belles pour le Beau lui-même ». Il existe une beauté en soi que le philosophe doit apprendre à découvrir mais celle-ci ne peut être vue et seulement pensée. Pour définir le beau, il faut pouvoir remonter des belles choses à la beauté en soi. Il faut donc introduire une différence entre les belles choses et la beauté véritable. Il faut détourner le regard des belles choses pour saisir la beauté. Le beau est cause des belles choses. « C’est par la beauté que les belles choses sont belles » nous dit Platon dans le Phédon. Il faut trouver « ce qui est beau pour tous et en tous temps ». La question de Socrate exige une réponse universelle, elle doit valoir pour tous.
- Ne pas définir la beauté par opposition à la laideur – « la beauté est quelque chose qui ne paraît jamais laid », car il faudra alors définir aussi ce qu’est le laid. Il faut énoncer quelque chose qui évite « le défaut d’être tantôt beau tantôt laid. ». Il faut dégager ce qui est beau absolument et pas relativement à son genre et à son espèce. La belle chose n’est pas la chose parfaite en son genre.
- Ne pas confondre le beau et le bien : « le beau est ce qui convient, ce qui est avantageux et ce qui est utile » ; le beau serait la conséquence du bien selon Platon, ou du moins, intimement liés. Les livres VI et VII de la République précisent les rapports entre le Bien et le Beau : « l’idée du Bien » apparaît comme « la partie la plus brillante de l’être »; elle se situe au-dessus de la science et de la vérité, au-dessus des essences elles-mêmes; « elle est la cause de tout ce qu’il y a de bon et de beau » : c’est elle « qui, dans le monde invisible, produit la vérité et l’intelligence »; c’est elle aussi « qui, dans le monde visible, produit la lumière et l’astre dont elle émane ». Le « Bien » ne produit pas seulement les essences; il concourt aussi à la génération des existence et est la cause exemplaire de la nature. Beaucoup se sont posé la question de la relation entre le Beau et le Bien. Platon définit un « tout intégré » comprenant le Beau, le Vrai et le Bien. La définition du beau reste inaccessible mais on sait qu’il s’agit d’un savoir et non d’une rencontre avec un objet sensible. (la seule beauté est celle des idées) Elle reste inaccessible car dans l’Hippias, on recherche la beauté comme une essence. Elle est plus qu’une essence, elle est avec le bien et le vrai ce qui caractérise toutes les essences, ce qui constitue leur supériorité ontologique.
- Ne pas confondre la beauté en soi, le beau, avec ce qui est plaisant. Pour ce qui est des arts d’imitation, le plaisir ne peut être seul critère du beau. C’est leur vérité qui fonde leur beauté. Est beau ce qui est conforme à ce qu’il imite : une peinture représentant des actes courageux sera belle si elle restitue correctement le courage, si elle met en œuvre le courage lui-même. Pour Platon, il s’agira donc d’imiter les choses belles qui pourront susciter en l’homme le bien. La beauté de l’imitation dépend donc et de la conformité à l’objet et de la nature de l’objet imité.
- Ne pas confondre le beau avec le convenable, l’utile ou l’avantageux, le plaisir que l’on trouve à travers la vue et l’ouïe.
- Des choses sont belles par elles-mêmes, parce qu’elles procurent un plaisir pur, autrement dit, sans mélange (non mêlé à une douleur, comme l’évoque le Philèbe, 51a) : les couleurs, les formes géométriques, les sons et les parfums sont beaux en ce sens. L’expérience du beau suppose donc ici un corps libéré du besoin et de la souffrance qu’il peut engendrer. Elle semble inviter à la connaissance d’autres réalités…
- La beauté est également, en sens plus intellectuel, ce qui manifeste la juste proportion des parties et l’harmonie du tout : « Partout mesure et proportion ont pour résultat de produire la beauté et quelque excellence » (Philèbe, 64 e) Toute fabrication ainsi pourra produire la beauté, aussi bien celle du constructeur de navires que celle de l’architecte dès lors qu’ils agencent harmonieusement les parties. Cette harmonie et cette juste proportion reposent sur la conformité à une fonction ou une fin. Une coque de navire n’est belle que relativement à la fonction qu’est la sienne. La cuillère n’est belle qu’en rapport à ce qu’elle permet d’accomplir. La beauté serait donc fonction d’un bien auquel l’objet beau se montre conforme. Platon va d’autre part opposer à la démesure, la mesure. La critique platonicienne repose en partie sur l’idée d’ordre et de proportion : non seulement, l’ordre et la proportion sont préférables d’un point de vue moral, mais surtout l’ensemble des domaines sur lesquels porte la pensée humaine, la nature, la cité, la technique, le corps et l’âme, est fondé sur ces notions.
Olympia – Trirème grecque reconstituée
le parthénon
« Considère, par exemple, les peintres, les architectes, les constructeurs de navire et tous les autres artisans, tu verras avec quel ordre rigoureux chacun dispose les divers éléments de son œuvre, les forçant à s’ajuster harmonieusement les uns aux autres, jusqu’à ce qu’enfin tout l’ensemble se tienne et s’ordonne avec beauté. De même que les autres artisans, ceux dont nous avons parlé précédemment et qui s’occupent du corps, les médecins et les pédotribes, s’attachent à mettre dans leur ouvrage, qui est le corps, la beauté des justes proportions. […] L’ordre et la proportion font donc la bonne qualité d’une maison, tandis qu’avec le désordre elle est sans valeur ».
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La beauté en soi
Si les arts, définis par la mimésis, souffrent d’une infériorité ontologique (leurs productions sont très éloignées de l’Être véritable), la beauté, par un mouvement inverse, doit nous reconduire aux Idées et à l’Etre véritable.
Il s’agit tout d’abord, pour Platon, de penser le Beau, c’est-à-dire l’essence du Beau de laquelle participent toutes les choses belles. Il recherche l’unité d’une essence au-delà de la multiplicité sensible.
Cette dichotomie entre le domaine des idées et leur représentation matérielle se retrouve dans le dualisme quelque peu manichéen entre l’âme et le corps. Chez l’homme, l’âme viendrait du « Ciel des Idées », lieu intelligible où elle connaissait la vérité mais s’est incarnée dans le corps qui, fait de matière, est par nature imparfait et, sous l’action de nos sens, nous induit en erreur : le plaisir n’est pas le bien et nous entraîne au contraire dans la démesure.
Il faut donc, selon Platon, apprendre à séparer l’âme du corps afin d’atteindre le Vrai et le Bien, c’est le sens de sa formule «philosopher, c’est apprendre à mourir». En vérité, il ne s’agit pas de réprimer directement les désirs, mais plutôt de les convertir, de les utiliser pour s’élever vers les idéaux. Même s’il n’emploie pas le mot, Platon préconise donc la sublimation des désirs. C’est particulièrement évident dans Le Banquet, où il expose sa conception du désir et de la beauté. Le désir de la beauté nous élève peu à peu vers les idées, car nous voyons que ce n’est pas le corps que nous désirons, mais sa beauté. Le Beau n’est donc pas spécifiquement l’œuvre des « Beaux-arts », des arts d’imitation, bien au contraire, puisque qu’ils nous enracinent dans le monde sensible en le reproduisant. Il existe un désir capable de rejoindre l’essence du Beau, et de nous détourner peu à peu des faux semblants qui nous séduisent ; ce désir s’appelle Eros.
Dans le Banquet, Platon nous invite à tourner notre âme vers la beauté en décrivant une dialectique amoureuse qui nous fait aller de la beauté sensible à la saisie du Beau en soi. dans un épisode du livre, les convives d’une réception sont invités à prononcer à tour de rôle un discours qui soit un éloge à l’Amour (Éros). Vient le tour de Socrate, l’orateur le plus important. Socrate rapporte alors le discours qui lui aurait été tenu dans sa jeunesse par une femme de Mantinée, Diotime, qu’il présente comme une prêtresse et une prophétesse qui l’aurait « instruit des choses concernant l’amour ». Selon elle, « l’amour a nécessairement pour objet aussi l’immortalité. » C’est ce qu’exprime l’instinct de procréation que l’on observe chez les animaux et chez les hommes « féconds selon le corps ». C’est ce qu’exprime aussi le désir de gloire immortelle qui préside à l’enfantement de beaux discours par les hommes « féconds selon l’âme ». L’immortalité véritable fait l’objet d’une révélation suprême au cours de laquelle Diotime évoque la doctrine platonicienne des Formes intelligibles (Wikipedia) et montre « la droite voie qu’il faut suivre » dans l’accomplissement d’une dialectique amoureuse, une élévation ou encore un mouvement par lequel Eros passe d’un désir d’un beau corps au désir de tous les beaux corps, ayant conçu que la beauté a une unité qui dépasse le cas particulier et unifie tous les objets beaux. Ensuite le désir, ayant eu part à l’idée du beau, se montre capable d’estimer la beauté des âmes et s’attacher à des qualités morales. Ainsi, de la beauté des âmes, nous sommes conduits à la beauté morale. A cet amour de la beauté morale succède l’amour de la beauté des activités intellectuelles, des actions et des lois, et enfin des sciences, disciplines rationnelles dans lesquelles l’esprit cherche à connaître le Vrai jusqu’à ce que « grandi et fortifié, il aperçoive cette science unique qui est celle du Beau ». Cette initiation se termine donc par le désir de la Beauté elle-même, révélée dans la contemplation, science suprême car elle saisit, en elles-mêmes, les formes, les Idées.
« Diotime : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi. »
« Il atteindra le terme suprême de l’amour et soudain il verra une certaine beauté qui par nature est merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses efforts jusque là, une beauté qui tout d’abord est éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, ni la croissance ni le déclin, qui ensuite n’est pas belle par un côté et laide par un autre, qui n’est ni belle en ce temps-ci, ni laide en ce temps-là, ni belle sous tel rapport et laide sous tel autre, ni belle ici et alide ailleurs, en tant que belle pour certains et laide pour d’autres. » (Le banquet, 210 e)
«Celui qui veut atteindre à ce but par la vraie voie doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. Il doit, en outre, s’il est bien dirigé, n’en aimer qu’un seul, et dans celui qu’il aura choisi engendrer de beaux discours. Ensuite, il doit arriver à comprendre que la beauté qui se trouve dans un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans tous les autres. En effet, s’il faut rechercher la beauté qui réside dans l’Idée, ce serait une grande folie de ne pas croire que la beauté qui réside dans tous les corps est une et identique. Une fois pénétré de cette pensée, notre homme doit se montrer l’amant de tous les beaux corps et dépouiller, comme une petitesse méprisable, toute passion qui se concentrerait sur un seul. Après cela, il doit regarder la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du corps ; en sorte qu’une belle âme, même dans un corps dépourvu d’agréments, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour lui faire engendrer en elle les discours les plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera nécessairement amené à contempler la beauté qui se trouve dans les actions des hommes et dans les lois, à voir que cette beauté est partout identique à elle-même, et conséquemment à faire peu de cas de la beauté corporelle. Des actions des hommes il devra passer aux sciences, pour en contempler la beauté ; et alors, ayant une vue plus large du beau, il ne sera plus enchaîné comme un esclave dans l’étroit amour de la beauté d’un jeune garçon, d’un homme ou d’une seule action ; mais, lancé sur l’océan de la beauté, et repaissant ses yeux de ce spectacle, il enfantera avec une inépuisable fécondité les discours et les pensées les plus magnifiques de la philosophie, jusqu’à ce qu’ayant affermi et agrandi son esprit par cette sublime contemplation, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau__.
Celui qui, dans les mystères de l’Amour, se sera élevé jusqu’au point où nous en sommes, après avoir parcouru dans l’ordre convenable tous les degrés du beau, parvenu enfin au terme de l’initiation, apercevra tout à coup une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate ! qui était le but de tous ses travaux antérieurs : beauté éternelle, incréée et impérissable, exempte d’accroissement et de diminution, beauté qui n’est point belle en telle partie et laide en telle autre, belle seulement en tel temps et non en tel autre, belle sous un rapport et laide sous un autre, belle en tel lieu et laide en tel autre, belle pour ceux-ci et laide pour ceux-là ; beauté qui n’a rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de corporel, qui n’est pas non plus tel discours ou telle science, qui ne réside pas dans un être différent d’elle-même, dans un animal, par exemple, ou dans la terre, ou dans le ciel, ou dans toute autre chose ; mais qui existe éternellement et absolument par elle-même et en elle-même ; de laquelle participent toutes les autres beautés, sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre diminution ou le moindre accroissement, ni la modifie en quoi que ce soit.
Quand, des beautés inférieures on s’est élevé, par un amour bien entendu des jeunes gens, jusqu’à cette beauté parfaite, et qu’on commence à l’entrevoir, on touche presqu’au but ; car le droit chemin de l’Amour, qu’on le suive de soi-même ou qu’on y soit guidé par un autre, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas, et de s’élever jusqu’à la beauté suprême, en passant, pour ainsi dire, par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux belles occupations, des belles occupations aux belles sciences, jusqu’à ce que de science en science on parvienne à la science par excellence, qui n’est autre que la science du beau lui-même, et qu’on finisse par le connaître tel qu’il est en soi. »
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La place de l’art dans la doctrine platonicienne
Il faut donc comprendre que la beauté n’est pas d’abord celle de l’œuvre d’art, qu’elle n’est pas la beauté de l’apparence telle que nous pouvons l’aborder d’une manière moderne, mais la beauté que saisit l’intelligence. La beauté est immatérielle, la véritable beauté ne se voit qu’avec les yeux de l’âme. Nulle référence à l’art dans cette approche de la question de la beauté, mais l’idée selon laquelle, s’élever à la beauté, c’est s’élever à l’Idée de beau que seule l’intelligence peut saisir pleinement. Si ce détour est important, c’est parce qu’il va nous permettre de comprendre ce que nous pouvons entendre par beauté idéale. C’est en effet, cette double approche – celle de la question de la beauté telle qu’elle est abordée dans le Banquet, et celle de l’imitation dans le Timée – qui peut nous permettre de mieux saisir la manière dont la question du Beau sera abordée plus tard chez Plotin et nourrir, par la suite, la réflexion sur la beauté de la Renaissance.
Si la philosophie est pensée comme recherche de l’être vrai, du fondement, des premiers principes, au moyen de l’intelligence, l’objet d’art qui nous apparaît par la sensibilité est de fait éliminé du champ de la recherche philosophique. La théorie des idées platonicienne, surmontant la désillusion causée par Anaxagore, nous signifie clairement la première que la pensée ne peut penser que de l’intelligible. Dans ces conditions, l’objet d’art qui se présente avant tout comme un objet sensible se situe bien hors du champ de la philosophie. Pour Platon, cette exclusion prend deux aspects : la constatation du moindre statut ontologique de l’objet d’art et la dévaluation de la sensibilité par laquelle il nous apparaît. L’art en tant qu’objet tout comme la faculté du sujet qui le saisit, sont dévalués. Le beau devient ainsi non plus ce qui émerveille la sensibilité mais ce qui se laisse saisir par l’intelligence, ce qui en peut s’obtenir que par médiations successives : c’est par la dialectique que nous passons des beaux corps aux belles âmes puis aux belles idées. La dialectique est l’art des divisions et des synthèses, nous explique Platon dans le Phèdre : elle est technique des médiations, simple technique qui permet à l’âme d’accéder au vrai puisque le vrai ne se construit pas, dans la perspective de Platon, mais est une technique incontournable dans la mesure où la contemplation des idées n’est pas une forme de mysticisme. L’âme n’est donc pas le lieu d’une relation immédiate à elle-même, relation qui permettrait la saisie d’une essence. L’esthétique ne peut avoir d’autre statut que d’être l’apanage d’une faculté sensible inférieure. La dévaluation de l’art est le pendant de la conception platonicienne du Vrai comme Idée transcendante et de la dialectique comme simple méthode. Il faudra une autre conception du vrai et de la méthode pour que l’art puisse obtenir un statut ontologique.
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Dictionnaire
Apeikazein : d’après François Jullien, La mimèsis dégage en effet une vérité, comme on l’apprend d’Aristote : en dissociant la « forme propre » de la matière à laquelle elle est associée dans la nature (ce que le grec nomme précisément apeikazein), le peintre met en évidence la cause formelle de l’objet et l’élève du particulier au général – il fait œuvre d’abstraction et de connaissance. (François Jullien, Cette étrange idée du beau). Pour J. Frère, apeikazein peut se traduire par « former des images ». Emmanuelle Hénin dans Ut pictura theatrum donne un exemple de l’utilisation de apeikazein par Platon : « Mais c’est que dans la musique il y a des figures et des modulations, puisque la musique est faite de rythme et d’harmonie, en sorte qu’on peut s’exprimer correctement en dépeignant (apeikazein) un air ou une attitude comme rythmés ou harmonieux… ». Camille Laura-Villet donne à son tour une définition de ce terme : Revenons au texte de Platon, à ces premières lignes du Livre VII de la République afin de voir en quoi elles donnent forme au tableau, en même temps qu’elles l’énoncent. Le premier terme à nous mettre sur la voie de ce voir est assez évident : il s’agit de « représente-toi », lequel verbe est associé à « tableau » qui traduit le grec apeikason du verbe apeikazen, formé du préfixe apo– et du verbe eikasen qui vient de la racine eikôn que l’on traduit par image, tableau ou encore reflet dans un miroir. (…) De plus, apeikazein renvoie à l’idée de représentation par l’imagination et plus précisément encore à la notion d’imaginaire. A partir du tableau que tu auras éprouvé, dont tu auras fait l’expérience en toi-même, en d’autres termes, si tu fais l’expérience de ce qui va suivre, si tu parviens à décomposer en toi-même ce que je te livre comme un tout, à entendre les liens qui justifient ce tout de manière à les recomposer en toi-même après les avoir défaits, tu auras accès à ta nature qui est notre nature. Par ton expérience individuelle, tu accéderas au tout de l’être. (Voir un tableau, entendre le monde….page 11). Dans La mesure et l’image dans la République, Makoto Sekimura donne une définition de apeikazein : dans le livre III, la mimèsis est considérée comme assimilatrice et définie comme action de « se faire soi-même l’image (apeikazein heauton) » de quelqu’un (396d) et de « se modeler soi-même sur les types humains (tupoi) et [de] s’y engager » (396d-e). Le mot tupos qu’on trouve fréquemment dans la théorie de l’éducation représente la conformité entre image et modèle. Platon insiste sur l’importance du rôle de la juste mesure entre l’âme et l’objet auquel s’adresse l’action imitatrice.
eikon :
Dans La mesure et l’image dans la République, Makoto Sekimura donne une définition de eikôn : Comme on le voit dans le Sophiste (235d-236c), Platon privilégie notamment l’image (eikôn) qu’il oppose au simulacre (phantasma). La différence entre image et simulacre trouve son explication dans la notion de mesure. La technique des artistes qui créent des images consiste à reproduire les proportions (summetria) réelles du modèle, tandis que le simulacre est une apparence qui trompe le spectateur en lui faisant prendre une illusion pour la réalité. Dans le livre X, la critique sévère à l’égard des imitateurs concerne plutôt les simulacres produits par ces artistes pour les gens dont l’âme opine contrairement à l’opération de mesure (para ta metra, 603a).
Mimésis : Ce mot est un terme grec signifiant imitation, dont le sens a évolué au cours des siècles. Platon et Aristote emploient le mot pour désigner les arts d’imitation, c’est-à-dire les différentes formes poétiques et la représentation du réel par la littérature. Le concept est d’abord discuté par Platon dans la République. Il sera repris dans un autre sens par Aristote, qui lui donne une valeur positive et le met au cœur de sa conception de la littérature et de l’art. Dans la Poétique, Aristote distinguera deux types de mimèsis : la simple imitation de la nature et la stylisation de celle-ci. Aristote proposera également trois façons d’imiter : comme les choses sont, comme on les dit et comme elles devraient être. L’imitation est à la base des différents arts et notamment de la tragédie, qui est définie comme « l’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue ». Suscitant pitié et crainte dans l’esprit du spectateur, la tragédie « accomplit la purgation des émotions de ce genre (catharsis) » (Poétique) – (crédit Wikipedia).
Parousia, français parousie : Ce mot vient du grec ancien παρουσία / parousía qui signifie « présence » (ou encore « arrivée », « venue ») – exemple : « les choses sont belles par la « présence », parousie, de la beauté. » (François Jullien, Cette étrange idée du beau)
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