Mardi 8 avril 2014, Lac d’Annecy au lieu-dit Le Piron dans la commune de Sévrier, aux environs de 17 h 30. Le ciel était resté couvert toute la journée et il avait plu abondamment. Brusquement, en début de soirée, le plafond neigeux s’est dégagé en divers points et des rayons de lumière obliques ont illuminé intensément certaines parties du paysage contrastant fortement avec les lourds nuages sombres pleins de menaces encore présents . Au bout de l’allée, entre les haies bordant les propriétés du bord du Lac, une tache lumineuse de couleur vert opaline, presque phosphorescente s’est imposée, vous attirant comme un aimant tel le petit pan de mur jaune de Vermeer dans La Recherche du Temps perdu… (Photos prises avec mon IPhone.)
Mardi 8 avril 2014, Lac d’Annecy au lieu-dit Le Pirondans la commune de Sévrier, aux environs de 17 h 30. Le ciel était resté couvert toute la journée et il avait plu abondamment. Brusquement, en début de soirée, le plafond neigeux s’est dégagé en divers points et des rayons de lumière obliques ont illuminé intensément certaines parties du paysage contrastant fortement avec les lourds nuages sombres pleins de menaces encore présents . Au bout de l’allée, entre les haies bordant les propriétés du bord du Lac, une tache lumineuse de couleur vert opaline, presque phosphorescente s’est imposée, vous attirant comme un aimant tel le petit pan de mur jaune de Vermeer dans La Recherche du temps Perdu… (Photos prises avec mon IPhone.)
Johannes Vermeer – Vue de Delft
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Rien à voir, me direz-vous ? Pas si sûr…
Dans La Recherche du Temps Perdu, l’un des personnage du roman, l’écrivain Bergotte, visitant une exposition de tableaux de Vermeer, tombe en arrêt devant la toile « Vue de Delft » sur laquelle figure un petit pan de mur au jaune lumineux traité par le peintre de manière si extraordinaire que la couleur semble vibrer.
« Enfin il fut devant le Ver Meer qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. ‘C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.’ » (III, p. 692)*
En atteignant l’entrée de l’allée qui conduisait au lac, ce rectangle lumineux de couleur vert opaline si inhabituelle, bien délimité par les deux haies latérales et les rives du Lac qui l’entouraient comme le cadre d’un tableau, émettait lui aussi des vibrations visuelles qui m’ont fait penser immédiatement au petit pan de mur jaune de Proust. « Artialisation », c’est par ce terme, déjà utilisé par Montaigne, que le spécialiste du paysage, Alain Roger, nomme le processus de « médiation du paysage par l’art » par lequel le paysage devient une construction culturelle, subjective et relative… Ceci dit, je constate que le tableau de Vermeer représente une vue de Delft un jour d’orage, puisque l’on voit de lourds nuages noirs dominer la scène et plus loin des nuages immaculés resplendissants de lumière; des conditions semblables à celles qui prévalaient sur le Lac d’Annecy lorsque j’ai pris ces photos. La luminosité exceptionnelle qui s’attache à certains points des deux paysages est liée au contraste fort qui résulte de leur opposition aux zones encore ombrées : ombres des nuages et ombres portées. Pour cette couleur verte qui est apparue si intensément un cours moment, je n’ai trouvé aucune explication satisfaisante. On attribue généralement cette couleur au plancton qui est abondant au printemps mais pourquoi disparaîtrait-il aussi brusquement ? Si certains ont une explication sur ce sujet, je serais intéressé qu’ils veuillent bien m’en faire part…
Il ne vous ai jamais venu à l’idée d’ingurgiter un Picasso ou un Paul Klee comme vous pourriez le faire avec une pizza et comme moi, jusqu’à présent, vous vous contentiez sans doute de dévorer les œuvres d’art, avec les yeux, au sens figuré… Hé bien, vous pouvez le faire maintenant au sens propre ! Contemplez, admirez, dévorez, ingurgitez et digérez – repus à souhait – de l’art ! Bon appétit…
Ces plats, dont l’art de la composition savante s’apparente à un ikebana culinaire, ont été composés par un restaurant japonais de Melbourne, le Wabi Sabi Salon. A quand un’ ptit’ bouffe ?
Gottfried Benn (1886-1956) dessin de Tobias Falberg
Gottfried Benn est l’un des plus grands écrivain allemand. Comme beaucoup d’allemands de sa génération, il avait été profondément marqué par la rupture majeure de la société allemande à la suite de l’effondrement national consécutif à la défaite de 1918. Fils d’un pasteur luthérien de Mansfeld (actuelle Prignitz), il étudie à Sellin, dans la région de Nouvelle Marche, et à Francfort-sur-l’Oder, avant de se tourner vers la théologie à l’université de Marbourg et la médecine militaire à l’Académie Kaiser-Wilhelm de Berlin. A l’orée de la Première Guerre mondiale il publie un court recueil de poèmes expressionnistes (Morgue, 1912). Engagé en 1914, il est envoyé pour une brève période sur le front belge, où il sert comme médecin militaire à Bruxelles. Par une étrange coïncidence, il loge dans l’ancien atelier du peintre symboliste belge Fernand Khnopff, à Saint-Gilles, au n°1 de la rue Saint-Bernard, où il écrira une grande part des poèmes présentés ci-après.Il assiste au procès et à l’exécution de l’infirmière Edith Cavell, cette infirmière britannique condamnée à être fusillée pour avoir aidé à l’évasion de centaines de soldats alliés en Belgique. Il exerce ensuite comme médecin militaire à l’hôpital Molière d’Ixelles où il soigne les prostituées puis retourne à Berlin, où il ouvre un cabinet de dermatologie et devient spécialiste des maladies vénériennes.
La politique culturelle du nouvel État ne prend pas la voie qu’il espérait et, en juin 1933, Hans Friederich Blunck remplace Benn à la tête de la section poésie de l’Académie. Consterné par la Nuit des Longs Couteaux, Benn retire son soutien au mouvement nazi. Il décide d’accomplir « la forme aristocratique de l’émigration » et rejoint en 1935 la Wehrmacht, où il trouve nombre d’officiers désapprouvant comme lui le régime. En mai 1936, la revue SSDas Schwarze Korps (« Le corps noir ») attaque la poésie expressionniste et expérimentale, qualifiée de dégénérée, juive, et homosexuelle. À l’été 1937, Wolfgang Willrich, un membre de la SS, dénonce Benn dans son livre Säuberung des Kunsttempels (« Nettoyage du temple de l’art »). Heinrich Himmler, cependant, intervient pour réprimander Willrich et défendre Benn sur le terrain de ses succès depuis 1933 (ses premières productions artistiques étant hors de propos). En mars 1938, le Reichsschrifttumskammer (Chambre de la littérature du Reich : corporation des auteurs nationaux-socialistes) interdit à Benn de continuer à publier.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Benn est en poste dans l’est de l’Allemagne, où il écrit des poèmes et des essais. Après la guerre, son travail est interdit par les Alliés en raison de son soutien initial à Hitler. En 1951, il obtient le prix Georg Büchner. Il meurt à Berlin-Ouest en 1956 et est enterré au cimetière de Dahlem, à Berlin.
Les poèmes de Gottfried Benn qui suivent ont été traduits par Jean-Charles Lombard (Seghers, Paris, 1965 – collection : Poètes d’aujourd’hui, n° 134 ). Découverts sur le site fantastique Bruges-la-Morte de Joël Goffin (rubrique Textes inédits ou pu connus) que je vous invite à visiter, c’estICI.
TRAIN RAPIDE
D’un brun de cognac. D’un brun de feuillage. Brun-rouge. Jaune malais. Train rapide Berlin-Trelleborg et les stations de la Baltique.
Chair qui allait nue. Jusque dans la bouche brunie par la mer. Plénitude inclinée vers le bonheur grec. Nostalgie de faucille : comme l’été est avancé! L’avant-dernier jour déjà du neuvième mois!
Chaume et dernière meule languissent en nous. Épanouissements, le sang, les lassitudes, la présence des dahlias nous bouleverse.
Le brun des hommes se précipite sur le brun des femmes :
Une femme c’est l’affaire d’une nuit. et encore d’une autre si cela était bien! Oh! et puis de nouveau cet Être-face-à-soi-même! Ces mutismes! Cet engrenage!
Une femme c’est une odeur. Un ineffable! Dépéris, réséda. C’est le Sud, le berger et la mer. Sur chaque pente pèse un bonheur. Le brun clair des femmes s’affole au brun sombre des hommes .
Retiens moi! Oh, toi! Je tombe! Ma nuque est si lasse. Oh, ce dernier parfum doux et fiévreux qui monte des jardins.
Je te porte sur mon front comme une blessure qui ne se ferme. Elle n’est pas toujours douloureuse. Et le cœur ne s’en écoule pas mort. Parfois seulement, je suis soudain aveugle et j’ai un goût de sang dans la bouche. Un homme parle
Un homme parle : Ici-bas n’est pas de consolation. Vois, la campagne s’éveille aussi de ses fièvres. A peine quelques dahlias étincellent encore. Elle est là, dévastée comme après un combat équestre. J’entends en mon sang retentir un départ. Oh, toi, mes yeux s’enivrent déjà de la teinte bleutée des collines lointaines, Déjà je sens un frôlement sur mes tempes.
Personne ne sera ma bordure de chemin. Laisse seulement tes fleurs se faner. Mon chemin coule et va tout seul.
Deux mains sont une trop petite coupe. Un cœur est une trop petite colline pour y reposer.
Oh, toi, je vis toujours sur la plage et sous l’avalanche des fleurs de la mer; l’Égypte s’étale devant mon cœur, l’Asie point peu à peu.
L’un de mes bras est toujours dans le brasier. Cendre est mon sang. Passant devant poitrine et ossements je sanglote toujours mon désir d’îles tyrrhéniennes
Une vallée apparaît et des peupliers blancs un Ilyssos aux rives de prairies, l’Éden, Adam et une terre de nihilisme et de musique.
Un homme chantait : J’aime une putain qui s’appelle To. Elle est ce qu’il y a de plus brun. Oui, comme faite de canaux pendant l’été. Sa démarche me fouette le sang. C’est un abîme de fleurs sauvages et sombres. Elle est plus pure qu’un ange. Elle a des yeux de mère. J’aime une putain. Elle s’appelle To.
Oh, nuit, je prenais déjà de la cocaïne et le sang circule plus vite; le cheveu grisonne, les années fuient; je dois, je dois une fois encore fleurir en surabondance avant de passer.
Oh, nuit je n’en demande pas tant; un petit morceau de concentration, un brouillard du soir, un gonflement d’espace refoulé, de conscience de soi.
Papilles, lisière de cellules rouges, va et vient plein d’odeurs déchiré par l’averse des mots — trop profond dans le cerveau, trop étroit dans le rêve.
Les pierres effleurent la terre, le poisson gobe de petites ombres; dans la naissance des choses, seul le crâne-plumeau vacille sournoisement.
Oh, nuit, je veux à peine t’obliger! Rien qu’un petit morceau — une agrafe de conscience de soi — puis fleurir une fois encore en surabondance avant de passer!
Oh, nuit, prête-moi front et cheveux; répands-toi alentour de ce qui au jour s’est fané; Sois celle qui, du mythe des nerfs me rappela à la vie et au bonheur.
Oh, calme! Je sens de petites secousses Je suis constellé —ce n’est pas une plaisanterie — mon apparition : Moi, dieu solitaire s’assemblant avec grandeur autour d’un tonnerre.
Fougère, fougère qui bruit, annonce l’heure en bruissant; ciel, les ciels guettent qui peut encore être vivant. Chacun connaît les jours où nous voyons les lointains : Vivre : jeter des ponts sur des fleuves qui passent.
Fougère, fougère qui bruit, c’est l’éternité où l’automne et les roses échangent un regard de mort lointaine; alors montent aussi des mers les accords de l’inapaisé, le reflet de vague des plages blafardes et des récifs.
Fougère, fougère inclinant trop profondément la musique; ce qui meurt veut se taire : Silence panique; d’abord jeter les ponts, le plateau de sang, puis, lorsque les ponts portent, les fleuves — où sont-ils ?
Vagues déracinements, solutions imposées; qui guérit les jours et les vieillissements de celui qui pressent et se hâte, ayant offert son front aux massues de tous les éclatements, des colonnes puniques au tombeau d’Astarté.
Même là où les balustrades chargées de giroflées invitent aussi l’herbe à dépérir, jamais ne se produit – jamais il n’arrive que les lèvres de celui-là goûtent à ce qui se promet; plus sombre qu’une croix, un poteau porte ces mots : « Tu sais. »
Personne n’est tout sur terre. Dans la floraison de la lumière, dans la prairie du Devenir, l’âme engloutie par l’Acheron déverse son néant dans l’herbe, dans un nuit pythique, comme engloutie par le meurtre, semblant vécue avec la mort.
Heures, fleuves, flot de la légende du passeur; que de ciels mortels; traînées proches, fatalement vagues, venant du royaume où cela conflue.
Où les forêts ternies quittent des collines morcelées, oit des carrières de marbre à pores d’or soufflent muettes comme lions en fosse.
Et la roche se presse à la rencontre de leur volupté sous les lianes, la mousse, elle est déjà sur tous les sentiers menant à l’inévitable dissolution.
Partout un renoncement qui vieillit cachant le visage de la métamorphose boit la lumière qui coule des jours naissants,
les signes obscurs, tous passagers; au-delà des limites, on poursuit une nuit un baiser, des yeux qui étincellent, étoiles inconnues sur des hauteurs inconnues,
mais au-delà, muet, labouré, s’étend le royaume où cela conflue, mers obscures, diadoques de soleil, que de ciels si mortels.
Herbert Ploberger: Selbstbildnis mit ophtalmologischen Lehrmodellen, um 1928/30
LE MÉDECIN
I.
La douce matérialité colle à la lisière de mon palais comme un enduit. Tout ce qui a pu un jour, sève et viande en décomposition ballotter autour des os s’évapore dans mon nez avec du lait et de la sueur. Je sais l’odeur des putains et des madones après leurs selles, le matin au réveil, ainsi qu’aux marées de leurs règles – et des hommes viennent dans mon cabinet; leur sexe est atrophié : la femme pense qu’elle est fécondée et fouillée pour devenir colline divine; mais l’homme est couturé; son cerveau braconne sur une steppe de brouillard et sans bruit tombe sa semence. Je vis face au corps : et au milieu colle partout le sexe. Le crâne aussi flaire en cet endroit-là. Je le pressens. Un jour la fente et le coup seront béants du front jusqu’au ciel.
II
Le plus bel ornement de la création, le, cochon, l’homme — frayez donc avec d’autres animaux! A dix-sept ans des morpions faisant le va-et-vient d’une sale gueule à l’autre, maladies intestinales et pensions alimentaires, femmes et infusoires; à quarante ans la vessie commence à perdre — pensez-vous que c’est pour de telles malformations que la terre a grandi de la lune au soleil — ? Que criaillez-vous donc ? Vous parlez d’âme — Qu’est-ce que votre âme ? La vieille souille son lit chaque nuit — le vieillard barbouille ses cuisses décomposées, et vous servez de la mangeaille pour la fourrer dans l’intestin; Pensez-vous que de bonheur les étoiles cessèrent d’éjaculer… ? Allons donc! — D’un intestin qui se refroidit la terre a fait gicler comme d’autres trous le feu une gueule de sang — : elle vacille complaisamment dans l’ombre le long de l’arc descendant.
III
Avec des boutons sur la peau et des dents pourries, ça s’accouple dans un lit, se colle l’un contre l’autre, sème le sperme dans les sillons de chair et se prend pour un Dieu auprès d’une déesse. Et le fruit — Très souvent il naît déjà infirme : avec des bosses sur le dos, des lésions du pharynx, bigle, sans testicules; par de larges brèches s’échappent les intestins —; et même ce qui finalement jaillit sain à la lumière n’est pas grand-chose et la terre tombe goutte à goutte à travers les trous promenade — : fœtus, canaille qui s’accouple — on se promène. On s’assoit. On flaire son doigt. On va chercher le raisin dans la dent. Les petits poissons rouges — !!! — ! Élévation! Ascension! Chant de la Weser! On effleure le général. Dieu; une cloche à fromage plantée sur le sexe — le bon pasteur — sentiment général! — et le soir le bouc monte la brebis.
Allongée maintenant dans la même pose que celle où elle conçut. Les cuisses détendues dans l’anneau de fer.
La tête à la dérive et sans durée, comme si elle criait : Donne, donne, je me gargarise de ton frisson jusqu’au plus profond de mon être.
Le corps encore fort d’un peu d’éther s’abandonne : après nous le déluge et l’Après; rien que toi, rien que toi…
Les cloisons tombent, tables et chaises sont toutes pleines d’existence, folles de saignement, folles d’une foule de désirs languissants et d’une chute proche.
Bientôt me traverseront les champs et la vermine. La lèvre de la campagne ronge : le mur se fissure. La chair s’écoule. Dans les tours obscures des membres, la terre éternelle lance un chant d’allégresse.
Délivré de mes barreaux noyés de larmes. Délivré de la faim et de l’épée. Et comme l’hiver les mouettes fuient vers les eaux douces, ainsi donc : rentré chez moi.
Gottfried Benn, médecin militaire dans les années 1915-1917 (Hubert Roland, « La ‘colonie’ littéraire allemande en Belgique 1914-1918 », Bruxelles, Archives et Musée de la littérature, 2003, p. [425]).
Gottfried Benn, un écrivain allemand en Belgique lors du premier conflit mondial
“Je partais à la guerre, prenais d’assaut Anvers, (…) étais longtemps à Bruxelles où Sternheim, Flake, Einstein, Hausenstein passaient leurs jours. (…) ce que je produisis comme littérature, je l’écrivis au printemps 1916 à Bruxelles. (…) un poste totalement isolé, je vivais dans une maison réquisitionnée, onze pièces, seul avec mon ordonnance; j’étais rarement en service, (…) je n’étais chargé de rien, n’étais attaché à personne, comprenais à peine la langue; j’errais dans les rues, peuple étranger; printemps étrange, trois mois absolument incomparables, nonobstant la canonnade sur l’Yser, qui ne cessait pas un seul jour, la vie se déroulait dans une atmosphère de silence et de perdition, je vivais à la limite où l’être s’effondre et où commence le Moi. Je me rappelle souvent ces semaines, elles étaient la vie, elles ne reviendront pas; tout le reste était rupture”.
L’occupation de la Belgique par les troupes allemandes marqua le début de la Première Guerre mondiale. Il s’ensuivit l’établissement dans ce pays d’une ‘colonie de guerre’ littéraire allemande. Un de ces ‘colonisateurs’ était le lieutenant-médecin Gottfried Benn. En tant que médecin militaire sur le front, il avait participé au début de la guerre à l »assaut’ d’Anvers, dont les nationalistes allemands firent un mythe, celui d’une des grandes batailles de la guerre. Après ce fait d’armes (mi-octobre 1914), l’écrivain amateur, qui est considéré aujourd’hui comme un des plus importants représentants de l’expressionisme, travailla comme médecin spécialisé dans le traitement des maladies vénériennes et de la peau dans un hôpital pour prostituées à St. Gilles. La période passée dans la capitale belge fut créative pour Benn. De celle-ci datent, entre autres, les Rönne-Novellen (le personnage central est un médecin du nom de Rönne qui a perdu le lien avec la réalité et vit de plus en plus dans son monde). Dans un langage assez sibyllin, le médecin militaire décrivit après coup ses deux ans et deux mois passés à Bruxelles comme “la vie”, à laquelle seule la “rupture” aurait pu succéder. Il résida de façon manifestement luxueuse dans plusieurs appartements réquisitionnés, au début à sa demande avenue Louise, par la suite rue Saint-Bernard. Bénéficiant de l’autorisation de se déplacer en civil, Benn passa beaucoup de temps dans les cinémas et les cafés autour de la porte Louise.
Menant une sorte de double vie, le médecin et auteur n’était, et de loin, pas le seul écrivain allemand à se trouver à Bruxelles pendant la Première Guerre mondiale. Benn entretenait ainsi des contacts avec le couple d’auteurs Carl et Thea Sternheim dont la villa Claire Colline à La Hulpe constituait un lieu de rencontre pour les membres de la colonie de guerre littéraire. En faisaient aussi partie l’écrivain et historien de l’art Carl Einstein, l’homme de lettres alsacien Otto Flake, le critique d’art et auteur Wilhelm Hausenstein ainsi que le directeur de la célèbre maison d’édition allemande Insel Verlag, Anton Kippenberg.
En tant que médecin militaire, Gottfried Benn assista aussi à l’exécution de l’infirmière britannique Edith Cavell qui avait aidé des prisonniers de guerre belges, français et anglais à fuir vers les Pays-Bas neutres. Durant le reste de sa vie, Benn justifia l’exécution de Cavell, qui était controversée même en Allemagne et qui entraîna une modification dans la procédure des conseils de guerre, comme adaptée aux temps de guerre. Cette attitude, comme aussi son style de vie insouciant, indique déjà la relation problématique et ambiguë qu’entretenait Benn envers la guerre. Dans certains textes en prose qu’il écrivit au cours de son séjour en Belgique, apparaissent encore des accents apparemment critiques vis-à-vis de la guerre, que l’auteur lui-même tenta cependant de plus en plus de désamorcer. Dans sa tragédie Étape créée en 1915, Benn se présentait encore comme un opposant à la guerre. La pièce se joue dans le milieu d’un bureau de bienfaisance d’une province occupée et dépeint comment un lieutenant-médecin devient fou face à l’attitude de son commandant qui profite de la guerre pour s’enrichir et s’impliquer dans d’autres machinations. Plus tard, Benn réduira son drame à “une création niaise et burlesque”, à “un péché de jeunesse” et tentera de le placer dans un tout autre contexte politique. Il verra alors plus la guerre comme une conséquence historiquement logique, et de ce fait nécessaire, car le fait de s’être abandonné à la technique devait inévitablement conduire à la catastrophe de la guerre moderne et industrialisée. Le médecin militaire avait acquis la conviction que chaque progrès technique déboucherait finalement sur une arme. Benn ne dirigeait donc pas sa critique contre la guerre elle-même, mais contre la croyance inconditionnelle au progrès de ses contemporains. Comme son alter ego potentiel du récit homonyme Diesterweg, le médecin fut réformé de l’armée à l’été 1917 dans des circonstances restées peu claires jusqu’à nos jours. Il élabora ensuite à Berlin une pratique pour les maladies de la peau et vénériennes.
Au temps du national-socialisme, Gottfried Benn se distingua aussi de manière peu glorieuse. En 1933, il s’impliqua pendant une courte période dans le national-socialisme: il contribua à la mise au pas de la section Poésie de l’Académie prussienne des arts et eut par conséquent une part de responsabilités dans l’expulsion d’écrivains comme Heinrich Mann ou Alfred Döblin. Peu après néanmoins, il tomba lui-même en disgrâce auprès des nationaux-socialistes. On lui retira son autorisation d’exercer la médecine, il s’enrôla précipitamment dans la Wehrmacht dans le cadre de ce qu’on appela l’immigration intérieure, et il lui fut finalement interdit d’écrire, après que certaines de ses prises de position aient suscité le mécontentement du pouvoir en place.
Benjamin Dober Bénévole de l’Aktion Sühnezeichen Friedensdienste (organisme allemand pour la réconciliation et la paix) au CEGES – Crédit CEGESOMA, Centre d’études et de documentation Guerre et Sociétés contemporaines.
A lire, le texte en ligne de la revue GERMANICA consacré à Gottfried Benn : « Double guerre : Gottfried Benn, médecin, et écrivain ? – de deux guerres » c’est ICI.
La première représentation graphique connue du mont Fuji au Japon date du milieu du XIe siècle (c’estICI). Il faudra attendre quatre siècles pour qu’en Europe le même évènement se produise pour la représentation du Mont Blanc à Genève avec La Pêche miraculeuse du peintre Konrad Witz. Par la suite les peintres japonais en ont fait de la représentation du Fuji l’un de leurs thèmes favoris et à partir du milieu du XVIIIe siècle, le peintre Katsushika Hokusai inaugure la réalisations de séries d’estampes consacrées à ce sommet; d’abord, entre 1831 et 1833) la série des 36 vues du Mont Fuji (en réalité 46) puis, entre 1834 et 1840, la série des 100 vues du Mont-Fuji. A la mi-septembre 1938, l’écrivain japonais Dazai Osamu fait une retraite qui allait durer soixante jours dans les montagnes de Misaka, dans la province de Kôshû (préfecture de Yamanashi) dans un endroit retiré du monde avec une vue extraordinaire sur le mont Fuji. De cette expérience naîtra une nouvelle dont le titre est un clin d’œil au travail du peintre Hokusai : 100 vues du Mont-Fuji. (c’est ICI)
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Le texte qui suit et qui inaugure la série des « 100 écrits sur le Mont Blanc » de ce blog a été écrit par Chateaubriand après un séjour au pays du Mont Blanc vers la fin d’août 1805. Il a alors 37 ans. Contre toute attente, par son analyse critique, l’écrivain prend le contre-pied du mouvement romantique de son époque qui exaltait et magnifiait la montagne et ses paysages. En cela, il fait penser à l’iconoclaste Dazai Osamu qui, 133 ans plus tard, réglera lui aussi son compte au Mont Fuji.
Dés les premières lignes du récit de Chateaubriand, on constate que la description du site, que ce soit l’approche de la vallée de Chamonix par le passage des Montées ou son accès par la route dominée par la masse immaculée et imposante du glacier des Bossons, manque d’enthousiasme. On est en présence d’une description objective et sèche qui ne laisse transparaître aucun des sentiments qui animent alors l’écrivain. On aurait pu penser que l’excursion au Montanvers, effectuée dés le lendemain dans d’excellentes conditions climatiques – « le plus beau jour de l’année » – et la découverte du corridor grandiose de la Mer de Glace autour duquel se dressent des montagnes qui figurent parmi les plus impressionnantes et les plus magnifiques des Alpes : Drus, Grandes Jorasses, Dent du Géant, Charmoz, aurait suscité chez l’écrivain le réveil de sa fibre romantique si prompte à se laisser porter par la rêverie sur une banale bruyère et s’enflammer par les démons de son cœur… Il n’en est rien. Les sommets font l’objet d’un inventaire dressé à la façon d’un notaire ou d’un huissier qui énumère la liste des meubles d’une propriété et Monsieur chipote sur le fait que le glacier n’est pas une « mer » mais un fleuve. Six décennies plus tôt, en 1741, la découverte de la Mer de Glace, avait provoqué chez ses « inventeurs », les anglais William Windham et Richard Pococke qui s’ennuyaient ferme à Genève, un véritable choc. Ce sont eux qui baptisèrent la « glacière » du nom de Mer de Glace, non pas pour des raisons morphologiques mais parce que découvrant sur le glacier le chaos tourmenté des blocs de glace et des crevasses, ils l’assimilèrent à une mer démontée qui aurait été pétrifiée sous l’action d’un froid extrême… Ils relatèrent avec enthousiasme à leur retour en Angleterre leur découverte et ce fait marqua l’acte de naissance du tourisme alpin. Chateaubriand y voit lui « une multitude de pointes et d’anfractuosités imitant les formes et les déchirures de la haute enceinte de rocs qui surplombent de toutes parts : c’est comme le relief en marbre blanc des montagnes environnantes. » Soit… Très vite l’écrivain abandonne la description des éléments réels du paysage et se perd dans les généralités à la façon d’un géographe ou d’un naturaliste. Nous avons ainsi droit à un cours sur la végétation des Alpes : pins, sapins, mélèzes arbre sur lequel « l’abeille cueille ce miel ferme et savoureux qui se marie si bien avec la crême et les framboises du Montanvert« . Un seul passage laisse percer le Chateaubriand romantique que nous connaissons, c’est celui où l’écrivain décrit le mouvement des nuages sous l’action du vent et les transformations du paysage qui s’opèrent alors : » Quand les nues sont chassées par le vent, les monts semblent fuir rapidement derrière ce rideau mobile. Ils se cachent et se découvrent tour-à-tour : tantôt un bouquet de verdure se montre subitement à l’ouverture d’un nuage comme une île suspendue dans le ciel ; tantôt un rocher se dévoile avec lenteur, et perce peu à peu la vapeur profonde comme un fantôme. » Dans la deuxième partie de son écrit, Chateaubriand se lâche : oui, il avoue, il n’aime pas la montagne. Les raisons ? Elle manque d’ait et d’espace, on y étouffe : « Mais pour venir enfin à mon sentiment particulier sur les montagnes, je dirai : que comme il n’y a pas de beaux paysages sans un horizon de montagnes, il n’y a point aussi de lieux agréables à habiter ni de satisfaisant pour les yeux et pour le cœur, là où l’on manque d’air et d’espace. Or c’est ce qui arrive toujours dans l’intérieur des monts. Ces lourdes masses ne sont point en harmonie avec les facultés de l’homme, et la foiblesse de ses organes. » Ainsi, pour Chateaubriand, les montagnes sont belles de loin, lorsqu’elles se réduisent à un décor ou un fond pour les paysages de plaines. On y manque d’air et d’espaces, même les vaches que l’on pensait pourtant parfaitement intégrées dans leur élément quand elles ne sont pas de la race noire et blanche des Holstein mais de la race montagnarde des tarines apparaissent pour lui comme « exilées » et regrettant la plaine, au même titre que l’homme d’ailleurs. Chateaubriand n’a vu aucun « des diamans, des topazes, des émeraudes dans les glaciers » que d’autres ont décrits, « Les neiges du bas du Glacier des Bois, mêlées à la poussière de granit, m’ont paru semblables à de la cendre ; on pourroit prendre la Mer de Glace, dans plusieurs endroits, pour des carrières de chaux et de plâtre ; ses crevasses seules offrent quelques teintes du prisme, et quand les couches de glace sont appuyées sur le roc, elles ressemblent à de gros verre de bouteille. » Même le spectacle des chalets essaimés ou groupés sur les pentes chantés par J.J. Rousseau ne trouve pas grâce à ses yeux : » je n’ai pu voir dans ces fameux Chalets enchantés par l’imagination de J. J. Rousseau, que de méchantes cabanes remplies du fumier des troupeaux, de l’odeur des fromages et du lait fermenté. Je n’y ai trouvé pour habitans que de misérables montagnards qui se regardent eux-mêmes comme en exil, et aspirent au moment de descendre dans la vallée. » Il n’y a qu’un moment où la montagne est pour lui supportable, c’est nuit par un beau clair de lune lorsque ses lourdes masses sont estompées par l’obscurité… En fait,Chateaubriand voit la montagne avec les yeux d’un voyageur du Moyen-Âge qui traversant les Alpes ou les Pyrénées par nécessité, voyait dans ces montagnes, un monde étranger, plein de danger, hostile et incongru pour l’homme des villes et des plaines qu’il était, une source de tracas, d’ennui et de perte de temps. Peut-être aussi, veut-il se démarquer du conformisme de son époque où l’intérêt porté à la montagne était devenue une mode, l’excursion au Montanvers et l’expression du sentiment d’extase qui l’accompagnait, presque une obligation et un rite pour la classe bourgeoise et la haute société qui s’ouvrait au tourisme.
Comme j’aurais aimé que Chateaubriand décrive le Mont-Blanc avec la même verve exaltée qu’il avait déployé, alors sous l’emprise de « la vague des passions », en écrivant son romanRené, édité en 1802, à peine trois années avant qu’il entreprenne son voyage à Chamonix et dont j’avais appris par cœur au cours de mes études secondaires quelques vers que je m’amuse encore à déclamer lorsque je me trouve en présence d’un site de montagne grandiose…
Le jour je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie: un feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait de la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert ou le jonc flétri murmurait ! Le clocher du hameau, s’élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur; mais une voix du ciel semblait me dire:
« Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton coeur demande. »
Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie !
Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon coeur.
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Alors, pourquoi tant d’indifférence ou de dédain à l’égard du Mont-Blanc ? Si l’on analyse son récit, on constate qu’il a quitté Genève « par un temps nébuleux », et qu’il n’a commencé à entrevoir le Mont-Blanc qu’aux environs de Servoz avant la traversée des gorges de l’Arve, encore faut-il préciser que ce n’est pas le mont-Blanc qu’il a alors entrevu mais le Dôme du Goûter. Le manteau nuageux ne lui a pas permis d’apprécier, lors de son cheminement le long de la vallée de l’Arve, entre Genève et Servoz, le surgissement soudain dans le champ de vision de l’immense masse du massif du Mont-Blanc, dominée par la cime immaculée qui trône, tel un monarque. Je me souviens, adolescent, du moment où le train en provenance de Paris, après sa halte d’Annecy, pénétrait dans la vallée de l’Arve, avoir été à l’affût de l’apparition de la montagne chère à mon cœur et le choc que je ressentais à son apparition, elle m’accompagnait alors un bon moment, jusqu’aux environs de Saint-Gervais. Châteaubriand n’a pu bénéficier de ces « préliminaires » et n’a pu percevoir le Mont-Blanc que dans les gorges étroites de l’Arve et lorsqu’il a pénétré dans la vallée relativement étroite de Chamonix. Il n’a donc jamais pu bénéficier d’un recul suffisant pour apprécier à sa juste mesure le sommet prestigieux. Il aurait fallu pour cela qu’il qu’il monte sur les pentes du massif des aiguilles rouges, vers le Brévent ou la Flégère, pour découvrir le panorama grandiose qu’offre le versant nord-ouest du massif et où le Mont-Blanc apparaît dans toute sa splendeur. Son excursion au Montenvers ne lui aura pas plus permis d’appréhender la mythique montagne, le chemin d’accès est noyé dans la forêt et n’offre que des fenêtres de vue sur le massif des Aiguilles Rouges et les extrémités de la vallée; quand à son excursion au glacier du Trient, qui marquait peut-être son départ de Chamonix (le circuit touristique alors en vogue intégrait souvent un retour à Genève par Martigny et la rive droite du Lac Léman), elle se déroule le plus souvent dans une vallée étroite et n’offre que peu de perspectives sur le Mont-Blanc sauf lors de la montée au Col des Montets, mais Chateaubriand n’en fait aucune allusion dans son récit. Peut-être, l’écrivain a-il été influencé, avant sa visite, par le récit du poète anglais Woodworth, qui dans son poème autobiographique The Prelude avait exprimé lui aussi, par des vers célèbres, la déception ressentie au moment précis de l’apparition de la prestigieuse montagne lors du franchissement du col de Balme en provenance de Martigny. Le poète, dont l’imagination s’était longtemps nourrie des descriptions romantiques et exaltée de ses lectures (de Saussure et Coxe) avait élaboré dans son esprit l’image d’un Mont-Blanc sublimé, plus beau que nature, et regrettait amèrement que la réalité ait détruit son rêve… La « merveilleuse vallée de Chamouny » avec ses « cataractes muettes et ses flux de glace » le réconcilieront heureusement avec le site.
That very day, From a bare ridge we also first beheld Unveiled the summit of Mont Blanc, and grieved to have a soulless image on the eye That had usurped upon a living thought That never more could be. The wondrous Vale Of Chamouny stretched far below, and soon With its dumb cataracte and streams or ice, A motionless array of mighty waves Five divers broad and vast, made rich amends, and reconciled us to realities;
Ce jour-là, D’une crête nue nous avons pour la première fois contemplé La cime sans voile du Mont-Blanc, et avons été attristé d’avoir désormais cette image dénuée d’âme à l’oeil Qui avait usurpée une pensée vivante Qui ne sera jamais plus.La merveilleuse Vallée De Chamouny s’étendait bien au-dessous,
et nous offrirait bientôt, Avec ses cataractes muettes et ses flux de glace, Un tableau immobile de vagues puissantes, Cinq rivières larges et vastes,
fait riche amende honorable, Et nous a réconciliés avec la réalité
Traduction approximative Enki
Un autre fait m’incite également à penser que Chateaubriand a pu être influencé dans son jugement par les écrits de Woodworth est celui de sa comparaison de la Mer de Glace avec les chutes du Rhin à Laufen : « c’est un fleuve, c’est si l’on veut le Rhin glacé : la Mer de Glace sera son cours, et le Glacier des Bois sa chute à Laufen. » Or, Woodworth, dans l’un de ses écrits fait lui aussi référence aux chutes du Rhin à Schaffhausen, où là encore, il a été aussi déçu, ne retrouvant pas les images qu’avaient suscitées dans son esprit la description faite par son compatriote Coxe.
VOYAGE AU MONT-BLANC, ET RÉFLEXIONS SUR LES PAYSAGES DE MONTAGNES.
« Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. »
J’ai vu beaucoup de montagnes en Europe et en Amérique, et il m’a toujours paru que dans les descriptions de ces grands monumens de la nature, on alloit au-delà de la vérité. Ma dernière expérience à cet égard ne m’a point fait changer de sentiment. J’ai visité la vallée de Chamouni, devenue célèbre par les travaux de M. de Saussure ; mais je ne sais si le poète y trouveroit le speciosa deserti comme le minéralogiste. Quoi qu’il en soit, j’exposerai avec simplicité les réflexions que j’ai faites dans mon voyage : mon opinion d’ailleurs a trop peu d’autorité pour qu’elle puisse choquer personne.
Samuel Birmann – Environs de Servoz
Sorti de Genève par un temps assez nébuleux, j’arrivai à Servoz au moment où le ciel commençoit à s’éclaircir. La crête du Mont-Blanc ne se découvre pas de cet endroit, mais on a une vue distincte de sa croupe neigée appelée le Dôme. On franchit ensuite le passage des Montées, et l’on entre dans la vallée de Chamouni. On passe au-dessous du glacier des Bossons ; ses pyramides se montrent à travers les branches des sapins et des mélèzes. M. Bourrit a comparé ce glacier, pour sa blancheur et la coupe alongée de ses cristaux, à une flotte à la voile ; j’ajouterois, au milieu d’un golfe bordé de vertes forêts.
la mer de Glace et le Montanvers
Carl Gustav Carus – La Mer de glace à Chamonix, 1827
Je m’arrêtai au village de Chamouni, et le lendemain je me rendis au Montanvert. J’y montai par le plus beau jour de l’année. Parvenu à son sommet, qui n’est qu’une croupe du Mont-Blanc, je découvris ce qu’on appelle très-improprement la Mer de Glace.
Qu’on se représente une vallée dont le fond est entièrement couvert par un fleuve. Les montagnes qui forment cette vallée, laissent pendre au-dessus de ce fleuve des masses de rochers, les aiguilles du Dru, du Bochard, des Charmoz. Dans l’enfoncement, la vallée et le fleuve se divisent en deux branches, dont l’une va aboutir à une haute montagne appelée le Col du Géant, et l’autre à des rochers nommés les Jorasses. Au bout opposé de la vallée se trouve une pente qui regarde la vallée de Chamouni. Cette pente presque verticale est occupée par la portion de la Mer de Glace qu’on appelle le Glacier des Bois. Supposez donc qu’il est survenu un rude hiver ; le fleuve qui remplit la vallée, ses inflexions et ses pentes, a été glacé jusqu’au fond de son lit ; les sommets des monts voisins se sont chargés de glace et de neige partout où les plans du granit ont été assez horizontaux pour retenir les eaux congelées : voilà la Mer de Glace et son site. Ce n’est point, comme on le voit, une mer ; c’est un fleuve, c’est si l’on veut le Rhin glacé : la Mer de Glace sera son cours, et le Glacier des Bois sa chute à Laufen.
le Glacier des Bois (Mer de Glace)
La traversée de la Mer de Glace (entre 1902 et 1904)
Lorsqu’on est descendu sur la Mer de Glace, la surface qui vous en paroissoit unie du haut du Montanvert, offre une multitude de pointes et d’anfractuosités. Les pointes de glace imitent les formes et les déchirures de la haute enceinte de rocs qui surplombent de toutes parts : c’est comme le relief en marbre blanc des montagnes environnantes.
Parlons maintenant des montagnes en général.
Il y a deux manières de les voir : avec les nuages, ou sans les nuages. Ce sont là les deux caractères principaux des paysages des Alpes.
Avec les nuages, la scène est plus animée ; mais alors elle est obscure, et souvent d’une telle confusion qu’on peut à peine y distinguer quelques traits.
Les nuages drapent les rochers de mille manières. J’ai vu au-dessus de Servoz un piton chauve et ridé qu’une nue traversoit obliquement comme une toge ; on l’auroit pris pour la statue colossale d’un vieillard romain. Dans un autre endroit on apercevoit la partie cultivée de la montagne ; une barrière de nuages arrêtoit la vue au sommet de cette pente défrichée, et au-dessus de cette barrière s’élevoient de noires ramifications de rochers qui imitoient des gueules de Chimère, des Sphinx, des têtes d’Anubis, et diverses formes des monstres et des dieux de l’Egypte.
Quand les nues sont chassées par le vent, les monts semblent fuir rapidement derrière ce rideau mobile. Ils se cachent et se découvrent tour-à-tour : tantôt un bouquet de verdure se montre subitement à l’ouverture d’un nuage comme une île suspendue dans le ciel ; tantôt un rocher se dévoile avec lenteur, et perce peu à peu la vapeur profonde comme un fantôme. Le voyageur attristé n’entend que le bourdonnement du vent dans les pins, le bruit des torrens qui tombent dans les glaciers, par intervalle la chute de l’avalanche, et quelquefois le sifflement de la marmotte effrayée qui a vu l’épervier des Alpes dans la nue.
Caspar David Friedrich, Homme au dessus des nuages
Lorsque le ciel est sans nuages, et que l’amphithéâtre des monts se déploie tout entier à la vue, un seul accident mérite alors d’être observé. Les sommets des montagnes dans la haute région où ils se dressent, offrent une pureté de lignes, une netteté de plan et de profil que n’ont point les objets de la plaine. Ces cimes anguleuses sous le dôme transparent du ciel, ressemblent à de superbes morceaux d’histoire naturelle, à de beaux arbres de coraux ou de stalactite renfermés sous un globe du cristal le plus pur. Le montagnard cherche dans ces découpures élégantes l’image des objets qui lui sont familiers : de là ces roches nommées les Mulets, les Charmoz, ou les Chamois ; de là ces appelations empruntées de la religion, les sommets des croix, le rocher du reposoir, le glacier des pélerins ; dénominations naïves qui prouvent que si l’homme est sans cesse occupé de l’idée de ses besoins, il aime à placer partout le souvenir de ses consolations.
Quant aux arbres des montagnes, je ne parlerai que du pin, du sapin et du mélèze, parce qu’ils font, pour ainsi dire, l’unique décoration des Alpes.
Le pin rappelle par sa forme la belle architecture ; ses branches ont le port de la pyramide, et son tronc celui de la colonne. Il imite aussi la forme des rochers où il vit : souvent je l’ai confondu sur les redans et les corniches avancées des montagnes, avec des flèches et des aiguilles élancées ou échevelées comme lui. Au revers du col de Balme, à la descente du glacier de Trient, on rencontre un bois de pins, de sapins et de mélèze, qui surpasse ce qu’on peut voir de plus beau dans ce genre. Chaque arbre dans cette famille de géans compte plusieurs siècles. Cette tribu Alpine a un roi que les guides ont soin de montrer aux voyageurs : c’est un sapin qui pourroit servir de mât au plus grand vaisseau. Le monarque seul est sans blessure, tandis que tout son peuple autour de lui est mutilé : l’un a perdu sa tête, l’autre une partie de ses bras ; celui-ci à le front silloné par la foudre ; celui-là le pied noirci par le feu des pâtres. Je remarquai sur-tout deux jumeaux sortis du même tronc, qui s’élançoient ensemble dans le ciel. Ils étoient égaux en hauteur, en forme, en âge ; mais l’un étoit plein de vie, et l’autre étoit desséché. Ils me rappelèrent ces vers touchans de Virgile :
Daucia, Laride Thymberque, simillima proles, Indiscreta suis, gratusque parentibus error At nunc dura dedit vobis discrimina Pallas.
« Fils jumeaux de Daucus, rejetons semblables, ô Laris et Thymber, vos parens mêmes ne pouvoient vous distinguer, et vous leur causiez de douces méprises ! Mais la mort mit entre vous une cruelle différence. »
Ajoutons que le pin annonce la solitude et l’indigence de la montagne. Il est le compagnon du pauvre Savoyard dont il partage la destinée ; comme lui, il croît et meurt inconnu sur des sommets inaccessibles où sa postérité se perpétue également ignorée. C’est sur le mélèze que l’abeille cueille ce miel ferme et savoureux qui se marie si bien avec la crême et les framboises du Montanvert. Les bruits du pin, quand ils sont légers, ont été loués par les poètes bucoliques ; quand ils sont violens, ils ressemblent au mugissement de la mer : vous croyez quelquefois entendre gronder l’océan au milieu des Alpes. Enfin, l’odeur du pin est aromatique et agréable ; elle a sur-tout pour moi un charme particulier, parce que je l’ai sentie à plus de vingt lieues en mer sur les côtes de la Virginie. Aussi réveille-t-elle toujours dans mon esprit l’idée de ce nouveau monde, qui me fut annoncé par un souffle embaumé, de ce beau ciel, de ces mers brillantes où le parfum des forêts m’étoit apporté par la brise du matin ; et comme tout s’enchaîne dans nos souvenirs, elle me rappelle aussi les sentimens de regrets et d’espérance qui m’occupoient, lorsqu’appuyé sur le bord du vaisseau, je rêvois à cette patrie que j’avois perdue, et à ces déserts que j’allois trouver.
Mais pour venir enfin à mon sentiment particulier sur les montagnes, je dirai : que comme il n’y a pas de beaux paysages sans un horizon de montagnes, il n’y a point aussi de lieux agréables à habiter ni de satisfaisant pour les yeux et pour le cœur, là où l’on manque d’air et d’espace. Or c’est ce qui arrive toujours dans l’intérieur des monts. Ces lourdes masses ne sont point en harmonie avec les facultés de l’homme, et la foiblesse de ses organes.
Ensuite on attribue aux paysages des montagnes la sublimité. Celle-ci tient sans doute à la grandeur des objets. Mais si l’on prouve que cette grandeur très-réelle en effet, n’est cependant pas sensible au regard, que devient la sublimité ?
Il en est des monumens de la nature comme de ceux de l’art ; pour jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective ; sans cela les formes, les couleurs, les proportions, tout disparoît. Dans l’intérieur des montagnes, comme on touche à l’objet même et que le champ de l’optique est trop resserré, les dimensions perdent nécessairement leur grandeur : chose si vraie, que l’on est continuellement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J’en appelle aux voyageurs : le Mont-Blanc leur a-t-il paru fort élevé du fond de la vallée de Chamouni ? Souvent un lac immense dans les Alpes a l’air d’un petit étang ; vous croyez arriver en quelques pas au haut d’une pente que vous êtes trois heures à gravir ; une journée entière vous suffit à peine pour sortir de cette gorge à l’extrémité de laquelle il vous sembloit que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des montagnes dont on fait tant de bruit, n’est réelle que par la fatigue qu’elle vous donne. Quant au paysage, il n’est guère plus grand à l’œil qu’un paysage ordinaire.
Mais ces monts qui perdent leur grandeur apparente, quand ils sont trop rapprochés du spectateur, sont toutefois si gigantesques qu’ils écrasent ce qui pourroit leur servir d’ornement. Ainsi, par des lois contraires, tout se rapetisse à la fois dans les défilés des Alpes, et l’ensemble et les détails. Si la nature avoit fait les arbres cent fois plus grands sur les montagnes que dans les plaines ; si les fleuves et les cascades y versoient des eaux cent fois plus abondantes, ces grands bois, ces grandes eaux, pourroient produire des effets pleins de majesté sur les flancs élargis de la terre ; mais il n’en est pas de la sorte : le cadre du tableau s’accroît démesurément, et les rivières, les forêts, les villages, les troupeaux gardent les proportions ordinaires. Alors il n’y a plus de rapport entre le tout et la partie, entre le théâtre et la décoration. Le plan des montagnes étant vertical devient en outre une échelle toujours dressée, où l’œil rapporte et compare malgré vous les objets qu’il embrasse, et ces objets viennent accuser tour-à-tour leur petitesse sur cette énorme mesure. Les pins les plus altiers, par exemple, se distinguent à peine dans l’escarpement des vallons, où ils paroissent collés comme des flocons de suie. La trace des eaux pluviales est marquée dans ces bois grêles et noirs, par de petites rayures jaunes et parallèles, et les torrens les plus larges, les cataractes les plus élevées ressemblent à de maigres filets d’eau, ou à des vapeurs bleuâtres.
Ceux qui ont aperçu des diamans, des topazes, des émeraudes dans les glaciers sont plus heureux que moi : mon imagination n’a jamais pu découvrir ces trésors. Les neiges du bas du Glacier des Bois, mêlées à la poussière de granit, m’ont paru semblables à de la cendre ; on pourroit prendre la Mer de Glace, dans plusieurs endroits, pour des carrières de chaux et de plâtre ; ses crevasses seules offrent quelques teintes du prisme, et quand les couches de glace sont appuyées sur le roc, elles ressemblent à de gros verre de bouteille.
Ces draperies blanches des Alpes ont d’ailleurs un grand inconvénient ; elles noircissent tout ce qui les environne, et jusqu’au ciel dont elles rembrunissent l’azur. Et ne croyez pas que l’on soit dédommagé de cet effet désagréable par les beaux accidens de la lumière sur les neiges. La couleur dont se peignent les montagnes lointaines, est nulle pour le spectateur placé à leurs pieds. La pompe dont le soleil couchant couvre la cime des Alpes de la Savoie, n’a lieu que pour l’habitant de Lausanne. Quant au voyageur de la vallée de Chamouni, c’est en vain qu’il attend ce brillant spectacle. Il voit comme du fond d’un entonnoir au-dessus de sa tête, une petite portion d’un ciel bleu et dur sans couchant et sans aurore ; triste séjour où le soleil jette à peine un regard à midi, par- dessus une barrière glacée.
Qu’on me permette, pour me faire mieux entendre, d’énoncer une vérité triviale. Il faut une toile pour peindre : dans la nature, le ciel est la toile des paysages ; s’il manque au fond du tableau, tout est confus et sans effet. Or les monts, quand on en est trop voisin, obstruent la plus grande partie du ciel. Il n’y a pas assez d’air autour de leurs cimes ; ils se font ombre l’un à l’autre, et se prêtent mutuellement les ténèbres, qui résident toujours dans quelque enfoncement de leurs rochers. Pour savoir si les paysages des montagnes avoient une supériorité si marquée, il suffisoit de consulter les peintres. Vous verrez qu’ils ont toujours jeté les monts dans les lointains, en ouvrant à l’œil un paysage sur les bois et sur les plaines.
Il n’y a qu’un seul accident qui laisse aux sites des montagnes leur majesté naturelle : c’est le clair de lune. Le propre de ce demi-jour sans reflets et d’une seule teinte, est d’agrandir les objets, en isolant les masses, et en faisant disparoître cette dégradation de couleurs qui lie ensemble les parties d’un tableau. Alors plus les coupes des monumens sont franches et décidées, plus leur dessin a de longueur et de hardiesse, et mieux la blancheur de la lumière profile les lignes de l’ombre. C’est pourquoi la grande architecture romaine, comme les contours des montagnes, est si belle à la clarté de la lune.
Le grandiose, et par conséquent l’espèce de sublime qu’il fait naître, disparoît donc dans l’intérieur des montagnes : voyons si le gracieux s’y trouve dans un degré plus éminent.
Premièrement on s’extasie sur les vallées de la Suisse. Mais il faut bien observer qu’on ne les trouve si agréables que par comparaison. Certes, l’œil fatigué d’errer sur des plateaux stériles ou des promontoires couverts d’un lichen rougeâtre, retombe avec grand plaisir sur un peu de verdure et de végétation. Mais en quoi cette verdure consiste-t-elle ? en quelques saules chétifs, en quelques sillons d’orge et d’avoine qui croissent péniblement et mûrissent tard, en quelques arbres sauvageons qui portent des fruits âpres et amers. Si une vigne végète péniblement dans un petit abri tourné au midi, et garantie avec soin du vent du nord, on vous fait admirer cette fécondité extraordinaire. Vous élevez-vous sur les rochers voisins ? les grands traits des monts font disparoître la miniature de la vallée. Les cabanes deviennent à peine visibles, et les compartimens cultivés ressemblent à des échantillons d’étoffes sur la carte d’un drapier.
On parle beaucoup des fleurs des montagnes, des violettes que l’on cueille au bord des glaciers, des fraises qui rougissent dans la neige, etc. Ce sont d’imperceptibles merveilles qui ne produissent aucun effet : l’ornement est trop petit pour des colosses.
Enfin je suis bien malheureux, car je n’ai pu voir dans ces fameux Chalets enchantés par l’imagination de J. J. Rousseau, que de méchantes cabanes remplies du fumier des troupeaux, de l’odeur des fromages et du lait fermenté. Je n’y ai trouvé pour habitans que de misérables montagnards qui se regardent eux-mêmes comme en exil, et aspirent au moment de descendre dans la vallée.
De petits oiseaux muets voletant de glaçons en glaçons, des couples assez rares de corbeaux et d’éperviers, animent à peine ces solitudes de neiges et de pierres, où la chute de la pluie est presque toujours le seul mouvement qui frappe vos yeux. Heureux quand le pivert annonçant l’orage, fait retentir sa voix cassée au fond d’un vieux bois de sapins ! Et pourtant ce triste signe de vie rend plus sensible la mort qui vous environne. Les chamois, les bouquetins, les lapins blancs sont presqu’entièrement détruits ; les marmottes même deviennent rares, et le petit Savoyard est menacé de perdre son trésor. Les bêtes sauvages ont été remplacées sur les sommets des Alpes par des troupeaux de vaches qui regrettent la plaine aussi bien que leurs maîtres. Couchées dans les gras herbages du pays de Caux, elles offriroient pour le moins une scène aussi belle, et elles auroient de plus le mérite de rappeler les descriptions des poètes de l’antiquité.
Il ne reste plus qu’à parler du sentiment qu’on éprouve dans les montagnes. Eh bien ! ce sentiment, selon moi, est fort pénible. Je ne puis être heureux là où je vois partout les fatigues de l’homme, et ses travaux inouis qu’une terre ingrate refuse de payer. Le montagnard qui sent son mal est plus sincère que les voyageurs : il appelle la plaine le bon pays, et ne prétend pas que des rochers arrosés de ses sueurs, sans en être plus fertiles, soient ce qu’il y a de plus beau et de meilleur dans les distributions de la Providence. S’il paroît très-attaché à sa montagne, cela tient aux relations merveilleuses que Dieu à établies entre nos peines, l’objet qui les cause, et les lieux où nous les avons éprouvées ; cela tient aux souvenirs de l’enfance, aux premiers sentimens du cœur, aux douceurs, et même aux rigueurs de la maison paternelle. Plus solitaire que les autres hommes, plus sérieux par l’habitude de souffrir, le montagnard appuie davantage sur tous les sentimens de sa vie. Il ne faut pas attribuer au charme des lieux qu’il habite, l’amour extrême qu’il montre pour son pays, mais à la concentration de ses pensées, et au peu d’étendue de ses besoins.
Mais les montagnes sont le séjour de la rêverie ? J’en doute ; je doute qu’on puisse rêver lorsque la promenade est une fatigue ; lorsque l’attention que vous êtes obligés de donner à vos pas occupe entièrement votre esprit. L’amateur de la solitude qui bayeroit aux chimères (1) en gravissant le Montanvert, pourroit bien tomber dans quelques puits, comme l’astrologue qui prétendoit lire au- dessus de sa tête quant il ne pouvoit voir à ses pieds.
Je sais bien que les poétes ont desiré les vallées et les bois pour converser avec les Muses. Mais écoutons Virgile :
Rura mihi et rigui placeant in vallibus amnes Flumina amem, sylvasque inglorius.
D’abord il se plairoit aux champs, rura mihi ; il chercheroit les vallées agréables, riantes, gracieuses, vallibus amnes ; il aimeroit les fleuves, flumina amem (non pas les torrens), et les forêts où il vivroit sans gloire, sylvasque inglorius. Ces forêts sont de belles futaies de chênes, d’ormeaux, de hêtres, et non de tristes bois de sapins ; car il n’eût pas dit :
Et INGENTI ramorum protegat UMBRA, « Et d’un feuillage épaix ombragera ma tête. »
Et où veut-il que cette vallée soit placée ? Dans un lieu où il y aura de beaux souvenirs, des noms harmonieux, des traditions, des Muses et de l’histoire :
. . . . . . . . . . . . O ubi campi, Sperchiusque, et virginibus bacchata lacœnis Taygeta ! O qui me gelidis in vallibus Hœmi Sistat ! Dieux ! que ne suis-je assis au bord du Sperchius ! Quand pourrai-je fouler les beaux vallons d’Hémus ! Oh ! qui me portera sur le riant Taygète !
Il se seroit fort peu soucié de la vallée de Chamouni, du glacier de Taconay, de la petite et de la grande Jorasse, de l’aiguille du Dru, et du rocher de la Tête-Noire.
Enfin, si nous en croyons Rousseau et ceux qui ont recueilli ses erreurs sans hériter de son éloquence, quand on arrive au sommet des montagnes on se sent transformé en un autre homme. «Sur les hautes montagnes, dit J.J., les méditations prennent un caractére grand, sublime, proportionné aux objets qui nous frappent ; je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d’âcre et de sensuel. Il semble qu’en s’élevant au-dessus du sejour des hommes, on y laisse tous les sentimens bas et terrestres……. Je doute qu’aucune agitation violente pût tenir contre un pareil séjour prolongé, etc. »
Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Qu’il seroit doux de pouvoir se délivrer de ses maux en s’élevant à quelques toises au-dessus de la plaine ! Mais malheureusement l’ame de l’homme est indépendante de l’air et des sites. Hélas ! un cœur chargé de sa peine n’est pas moins pesant sur les hauts lieux que dans les vallées. L’antiquité, qu’il faut toujours citer quand il s’agit de vérité de sentimens, ne pensoit pas comme Rousseau sur les montagnes : elle les représente au contraire comme le séjour de la désolation et de la douleur. Si l’amant de Julie oublie ses chagrins parmi les rochers du Valais, l’époux d’Eurydice nourrit ses douleurs sur les monts de la Thrace. Malgré le talent du philosophe genevois, je doute que la voix de Saint-Preux retentisse aussi long-temps dans l’avenir que la lyre d’Orphée. Œdipe, ce parfait modèle des calamités royales, cette image accomplie de tous les maux de l’humanité, cherche aussi les sommets déserts :
Il va . . . . . . du Cithéron remontant vers les cieux, Sur le malheur de l’homme interroger les Dieux.
Enfin une autre antiquité plus belle encore et plus sacrée, nous offre les mêmes exemples. L’Ecriture, qui connoissoit mieux la nature de l’homme que les faux sages du siècle, nous montre toujours les grands infortunés, les prophètes et J. C. même se retirant au jour de l’affliction sur les hauts lieux. La fille de Jephté, avant de mourir, demande à son père la permission d’aller pleurer sa virginité sur les montagnes de la Judée. Super montes assumam, dit Jérémie, fletum ac lamentum. « Je m’éleverai sur les montagnes pour pleurer et gémir. » Ce fut sur le mont des Oliviers que J. C. but le calice rempli de toutes les douleurs et de toutes les larmes des hommes.
C’est une chose digne d’être observée, que dans les pages les plus raisonnables d’un écrivain qui s’étoit établi le défenseur de la morale, on distingue encore des traces de l’esprit de son siècle. Ce changement supposé de nos dispositions intérieures selon le séjour que nous habitons, tient secrètement au système de matérialisme que Rousseau prétendoit combattre. On faisoit de l’ame une espèce de plante soumise aux variations de l’air, et qui comme un instrument suivoit et marquoit le repos ou l’agitation de l’atmosphère. Et ! comment J. J. lui-même auroit-il pu croire de bonne foi à cette influence salutaire des hauts lieux ? L’infortuné ne traîna-t-il pas sur les montagnes de la Suisse ses passions et ses misères ?
Il n’y a qu’une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l’oubli des troubles de la terre : c’est lorsqu’on se retire loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue aux services de l’humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n’est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l’ame de ces solitaires, c’est au contraire leur ame qui répand sa sérénité dans la région des orages.
L’instinct des hommes a toujours été d’adorer l’Eternel sur les lieux élevés : plus près du ciel, il semble que la prière ait moins d’espace à franchir pour arriver au trône de Dieu. Les patriarches sacrifioient sur les montagnes ; et comme s’ils eussent emprunté de l’autel l’image de la Divinité, ils appeloient le Seigneur le Très-Haut. Il étoit resté dans le christianisme des traditions de ce culte antique : nos montagnes, et, à leur défaut, nos collines étoient chargées de monastères et de vieilles abbayes. Du milieu d’une ville corrompue, l’homme qui marchoit peut-être à des crimes, ou du moins à des vanités, apercevoit, en levant les yeux, des autels sur les coteaux voisins. La croix déployant au loin l’étendard de la pauvreté aux yeux du luxe, rappeloit le riche à des idées de souffrance et de commisération. Nos poètes connoissoient bien peu leur art lorsqu’ils se moquoient de ces monts du Calvaire, de ces missions, de ces retraites qui retraçoient parmi nous les sites de l’Orient, les mœurs des solitaires de la Thébaïde, les miracles d’une religion divine, et le souvenir d’une antiquité qui n’est point effacé par celui d’Homère.
Mais ceci rentre dans un autre ordre d’idées et de sentimens, et ne tient plus à la question générale que nous venons d’examiner. Après avoir fait la critique des montagnes, il est juste de finir par leur éloge. J’ai déjà observé qu’elles étoient nécessaires à un beau paysage, et qu’elles devoient former la chaîne dans les derniers plans d’un tableau. Leurs têtes chenues, leurs flancs décharnés, leurs membres gigantesques, hideux quand on les contemple de trop près, sont admirables, lorsqu’au fond d’un horizon vaporeux ils s’arrondissent et se colorent dans une lumière fluide et dorée. Ajoutons, si l’on veut, que les montages sont la source des fleuves, le dernier asile de la liberté dans les temps d’esclavage, une barrière utile contre les invasions et les fléaux de la guerre. Tout ce que je demande, c’est qu’on ne me force pas d’admirer les longues arrêtes de rochers, les fondrières, les crevasses, les trous, les entortillemens des vallées des Alpes. A cette condition, je dirai qu’il y a des montagnes que je visiterois encore avec un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J’aimerois à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m’occuper chaque jour ; j’irois volontiers chercher sur le Tabor et le Taygète d’autres couleurs et d’autres harmonies, après avoir peint les monts sans renommée, et les vallées inconnues du Nouveau-Monde.