pessimisme, cynisme et ambiguïté : Gottfried Benn, poète expressionniste et dermatologue

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Gottfried Benn (1886-1956) par Tobias FalbergGottfried Benn (1886-1956) dessin de Tobias Falberg

   Gottfried Benn est l’un des plus grands écrivain allemand. Comme beaucoup d’allemands de sa génération, il avait été profondément marqué par  la rupture majeure de la société allemande à la suite de l’effondrement national consécutif à la défaite de 1918. Fils d’un pasteur luthérien de Mansfeld (actuelle Prignitz), il étudie à Sellin, dans la région de Nouvelle Marche, et à Francfort-sur-l’Oder, avant de se tourner vers la théologie à l’université de Marbourg et la médecine militaire à l’Académie Kaiser-Wilhelm de Berlin. A l’orée de la Première Guerre mondiale il publie un court recueil de poèmes expressionnistes (Morgue, 1912). Engagé en 1914, il est envoyé pour une brève période sur le front belge, où il sert comme médecin militaire à Bruxelles. Par une étrange coïncidence, il loge dans l’ancien atelier du peintre symboliste belge Fernand Khnopff, à Saint-Gilles, au n°1 de la rue Saint-Bernard, où il écrira une grande part des poèmes présentés ci-après. Il assiste au procès et à l’exécution de l’infirmière Edith Cavell, cette infirmière britannique condamnée à être fusillée pour avoir aidé à l’évasion de centaines de soldats alliés en Belgique. Il exerce ensuite comme médecin militaire à l’hôpital Molière d’Ixelles où il soigne les prostituées puis retourne à Berlin, où il ouvre un cabinet de dermatologie et devient spécialiste des maladies vénériennes.

    Hostile à la République de Weimar, et rejetant marxisme et américanisme, Benn commence par sympathiser avec le régime nazi. Il espère que le national-socialisme exaltera son esthétique, que l’expressionnisme deviendra l’art officiel de l’Allemagne, comme le futurisme l’est en Italie. Benn est élu à la section poésie de l’Académie de Prusse en 1932 et prend la tête de cette section en février 1933. En mai, il défend le nouveau régime à la radio et signe le Gelöbnis treuester Gefolgschaft (Serment de très fidèle obédience).

     La politique culturelle du nouvel État ne prend pas la voie qu’il espérait et, en juin 1933, Hans Friederich Blunck remplace Benn à la tête de la section poésie de l’Académie. Consterné par la Nuit des Longs Couteaux, Benn retire son soutien au mouvement nazi. Il décide d’accomplir « la forme aristocratique de l’émigration » et rejoint en 1935 la Wehrmacht, où il trouve nombre d’officiers désapprouvant comme lui le régime. En mai 1936, la revue SS Das Schwarze Korps (« Le corps noir ») attaque la poésie expressionniste et expérimentale, qualifiée de dégénérée, juive, et homosexuelle. À l’été 1937, Wolfgang Willrich, un membre de la SS, dénonce Benn dans son livre Säuberung des Kunsttempels (« Nettoyage du temple de l’art »). Heinrich Himmler, cependant, intervient pour réprimander Willrich et défendre Benn sur le terrain de ses succès depuis 1933 (ses premières productions artistiques étant hors de propos). En mars 1938, le Reichsschrifttumskammer (Chambre de la littérature du Reich : corporation des auteurs nationaux-socialistes) interdit à Benn de continuer à publier.

    Pendant la Seconde Guerre mondiale, Benn est en poste dans l’est de l’Allemagne, où il écrit des poèmes et des essais. Après la guerre, son travail est interdit par les Alliés en raison de son soutien initial à Hitler. En 1951, il obtient le prix Georg Büchner. Il meurt à Berlin-Ouest en 1956 et est enterré au cimetière de Dahlem, à Berlin.

Crédit Wikipedia

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Les poèmes de Gottfried Benn qui suivent ont été traduits par Jean-Charles Lombard (Seghers, Paris, 1965 – collection : Poètes d’aujourd’hui, n° 134 ).
Découverts sur le site fantastique Bruges-la-Morte de Joël Goffin  (rubrique Textes inédits ou pu connus) que je vous invite à visiter, c’est ICI.

 

TRAIN RAPIDE

D’un brun de cognac. D’un brun de feuillage. Brun-rouge.
Jaune malais.
Train rapide Berlin-Trelleborg et les stations de la Baltique.

Chair qui allait nue.
Jusque dans la bouche brunie par la mer.
Plénitude inclinée vers le bonheur grec.
Nostalgie de faucille : comme l’été est avancé!
L’avant-dernier jour déjà du neuvième mois!

Chaume et dernière meule languissent en nous.
Épanouissements, le sang, les lassitudes,
la présence des dahlias nous bouleverse.

Le brun des hommes se précipite sur le brun des femmes :

Une femme c’est l’affaire d’une nuit.
et encore d’une autre si cela était bien!
Oh! et puis de nouveau cet Être-face-à-soi-même!
Ces mutismes! Cet engrenage!

Une femme c’est une odeur.
Un ineffable! Dépéris, réséda.
C’est le Sud, le berger et la mer.
Sur chaque pente pèse un bonheur.
Le brun clair des femmes s’affole au brun sombre des hommes .

Retiens moi! Oh, toi! Je tombe!
Ma nuque est si lasse.
Oh, ce dernier parfum
doux et fiévreux qui monte des jardins.

Max Beckmann - frau im bett, 1932

Max Beckmann – frau im bett, 1932

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MÈRE

Je te porte sur mon front
comme une blessure qui ne se ferme.
Elle n’est pas toujours douloureuse. Et le cœur ne s’en écoule pas mort.
Parfois seulement, je suis soudain aveugle et j’ai un goût de sang dans la bouche.
Un homme parle

Un homme parle :
Ici-bas n’est pas de consolation. Vois,
la campagne s’éveille aussi de ses fièvres.
A peine quelques dahlias étincellent encore.
Elle est là, dévastée
comme après un combat équestre. J’entends en mon sang retentir un départ.
Oh, toi, mes yeux s’enivrent déjà
de la teinte bleutée des collines lointaines, Déjà je sens un frôlement sur mes tempes. 

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ICI-BAS N’EST PAS DE CONSOLATION

Personne ne sera ma bordure de chemin.
Laisse seulement tes fleurs se faner.
Mon chemin coule et va tout seul.

Deux mains sont une trop petite coupe.
Un cœur est une trop petite colline
pour y reposer.

Oh, toi, je vis toujours sur la plage
et sous l’avalanche des fleurs de la mer;
l’Égypte s’étale devant mon cœur,
l’Asie point peu à peu.

L’un de mes bras est toujours dans le brasier.
Cendre est mon sang. Passant devant
poitrine et ossements
je sanglote toujours mon désir d’îles tyrrhéniennes

Une vallée apparaît et des peupliers blancs
un Ilyssos aux rives de prairies,
l’Éden, Adam et une terre
de nihilisme et de musique.

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MADONE

Ne me rends pas encore!
Je me suis tant fondu en toi. Et je suis si ivre de toi. Oh, bonheur!

Le monde est mort. Clair et comblé
le ciel chante étendu au bord
des fleuves d’étoiles. Tout vient tinter en mon cœur.

Délivré au fond de lui,
né à la beauté,
le peuple pillard de mon sang chante halleluia! 

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Grosz_gross

 Grosz – Mann und Frau, 1926 

UN HOMME CHANTAIT

Un homme chantait :
J’aime une putain qui s’appelle To.
Elle est ce qu’il y a de plus brun. Oui, comme faite
de canaux pendant l’été.
Sa démarche me fouette le sang.
C’est un abîme de fleurs sauvages et sombres.
Elle est plus pure qu’un ange. Elle a des yeux de mère. J’aime une putain.
Elle s’appelle To.

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OH, NUIT

Oh, nuit, je prenais déjà de la cocaïne
et le sang circule plus vite;
le cheveu grisonne, les années fuient; je dois,
je dois une fois encore
fleurir en surabondance
avant de passer.

Oh, nuit je n’en demande pas tant;
un petit morceau de concentration,
un brouillard du soir, un gonflement
d’espace refoulé, de conscience de soi.

Papilles, lisière de cellules rouges,
va et vient plein d’odeurs
déchiré par l’averse des mots —
trop profond dans le cerveau, trop étroit dans le rêve.

Les pierres effleurent la terre,
le poisson gobe de petites ombres;
dans la naissance des choses, seul
le crâne-plumeau vacille sournoisement.

Oh, nuit, je veux à peine t’obliger!
Rien qu’un petit morceau — une agrafe
de conscience de soi — puis fleurir une fois encore
en surabondance avant de passer!

Oh, nuit, prête-moi front et cheveux;
répands-toi alentour de ce qui au jour s’est fané;
Sois celle qui, du mythe des nerfs
me rappela à la vie et au bonheur.

Oh, calme! Je sens de petites secousses
Je suis constellé —ce n’est pas une plaisanterie —
mon apparition : Moi, dieu solitaire
s’assemblant avec grandeur autour d’un tonnerre.

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FOUGÈRE

Fougère, fougère qui bruit,
annonce l’heure en bruissant;
ciel, les ciels guettent
qui peut encore être vivant.
Chacun connaît les jours
où nous voyons les lointains :
Vivre : jeter des ponts
sur des fleuves qui passent.

Fougère, fougère qui bruit,
c’est l’éternité
où l’automne et les roses
échangent un regard de mort lointaine;
alors montent aussi des mers les accords de l’inapaisé,
le reflet de vague
des plages blafardes et des récifs.

Fougère, fougère inclinant
trop profondément la musique;
ce qui meurt veut se taire :
Silence panique;
d’abord jeter les ponts,
le plateau de sang,
puis, lorsque les ponts portent,
les fleuves — où sont-ils ?

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DÉRACINEMENT

Vagues déracinements,
solutions imposées; qui guérit
les jours et les vieillissements
de celui qui pressent et se hâte,
ayant offert son front aux massues
de tous les éclatements,
des colonnes puniques
au tombeau d’Astarté.

Même là où les balustrades
chargées de giroflées
invitent aussi l’herbe à dépérir,
jamais ne se produit –
jamais il n’arrive que les lèvres
de celui-là goûtent à ce qui se promet;
plus sombre qu’une croix, un poteau porte ces mots : « Tu sais. »

Personne n’est tout sur terre.
Dans la floraison de la lumière,
dans la prairie du Devenir,
l’âme engloutie par l’Acheron
déverse son néant
dans l’herbe, dans un nuit pythique,
comme engloutie par le meurtre,
semblant vécue avec la mort.

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HEURES, FLEUVES

Heures, fleuves, flot de la légende du passeur;
que de ciels mortels;
traînées proches, fatalement vagues,
venant du royaume où cela conflue.

Où les forêts ternies
quittent des collines morcelées,
oit des carrières de marbre à pores d’or
soufflent muettes comme lions en fosse.

Et la roche se presse à la rencontre de leur volupté
sous les lianes, la mousse,
elle est déjà sur tous les sentiers
menant à l’inévitable dissolution.

Partout un renoncement qui vieillit
cachant le visage de la métamorphose
boit la lumière qui coule
des jours naissants,

les signes obscurs, tous passagers;
au-delà des limites, on poursuit une nuit un baiser, des yeux qui étincellent,
étoiles inconnues sur des hauteurs inconnues,

mais au-delà, muet, labouré,
s’étend le royaume où cela conflue,
mers obscures, diadoques de soleil,
que de ciels si mortels.

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Herbert Ploberger: Selbstbildnis mit ophtalmologischen Lehrmodellen, um 1928/30

Herbert Ploberger: Selbstbildnis mit ophtalmologischen Lehrmodellen, um 1928/30 

LE MÉDECIN

I.

La douce matérialité colle
à la lisière de mon palais comme un enduit.
Tout ce qui a pu un jour, sève et viande en décomposition
ballotter autour des os
s’évapore dans mon nez avec du lait et de la sueur.
Je sais l’odeur des putains et des madones après leurs selles, le matin au réveil,
ainsi qu’aux marées de leurs règles –
et des hommes viennent dans mon cabinet;
leur sexe est atrophié :
la femme pense qu’elle est fécondée
et fouillée pour devenir colline divine;
mais l’homme est couturé;
son cerveau braconne sur une steppe de brouillard
et sans bruit tombe sa semence.
Je vis face au corps : et au milieu colle partout le sexe.
Le crâne aussi flaire en cet endroit-là. Je le pressens.
Un jour la fente et le coup seront béants
du front jusqu’au ciel.

II

Le plus bel ornement de la création, le, cochon, l’homme —
frayez donc avec d’autres animaux!
A dix-sept ans des morpions
faisant le va-et-vient d’une sale gueule à l’autre,
maladies intestinales et pensions alimentaires, femmes et infusoires;
à quarante ans la vessie commence à perdre —
pensez-vous que c’est pour de telles malformations
que la terre a grandi de la lune au soleil — ?
Que criaillez-vous donc ?
Vous parlez d’âme — Qu’est-ce que votre âme ?
La vieille souille son lit chaque nuit —
le vieillard barbouille ses cuisses décomposées,
et vous servez de la mangeaille pour la fourrer dans l’intestin;
Pensez-vous que de bonheur les étoiles cessèrent d’éjaculer… ?
Allons donc! — D’un intestin qui se refroidit
la terre a fait gicler
comme d’autres trous le feu
une gueule de sang — :
elle vacille complaisamment
dans l’ombre le long de l’arc descendant.

III

Avec des boutons sur la peau et des dents pourries,
ça s’accouple dans un lit, se colle l’un contre l’autre,
sème le sperme dans les sillons de chair
et se prend pour un Dieu auprès d’une déesse. Et le fruit —
Très souvent il naît déjà infirme :
avec des bosses sur le dos, des lésions du pharynx,
bigle, sans testicules; par de larges brèches
s’échappent les intestins —; et même ce qui finalement jaillit
sain
à la lumière n’est pas grand-chose
et la terre tombe goutte à goutte à travers les trous
promenade — : fœtus, canaille qui s’accouple —
on se promène. On s’assoit.
On flaire son doigt.
On va chercher le raisin dans la dent. Les petits poissons rouges — !!! — !
Élévation! Ascension! Chant de la Weser!
On effleure le général. Dieu;
une cloche à fromage plantée sur le sexe —
le bon pasteur — sentiment général! —
et le soir le bouc monte la brebis.

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CURETAGE

Allongée maintenant dans la même pose
que celle où elle conçut.
Les cuisses détendues
dans l’anneau de fer.

La tête à la dérive et sans durée,
comme si elle criait :
Donne, donne, je me gargarise de ton frisson
jusqu’au plus profond de mon être.

Le corps encore fort d’un peu d’éther s’abandonne :
après nous le déluge et l’Après;
rien que toi, rien que toi…

Les cloisons tombent, tables et chaises
sont toutes pleines d’existence, folles
de saignement, folles d’une foule de désirs languissants
et d’une chute proche.

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Max Beckmann

Max Beckmann – le mort

UN CADAVRE CHANTE

Un cadavre chante :

Bientôt me traverseront les champs et la vermine.
La lèvre de la campagne ronge : le mur se fissure.
La chair s’écoule. Dans les tours obscures
des membres, la terre éternelle lance un chant d’allégresse.

Délivré de mes barreaux noyés de larmes.
Délivré de la faim et de l’épée.
Et comme l’hiver les mouettes fuient
vers les eaux douces, ainsi donc : rentré chez moi.

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BenjaminDober_Benn_Medecin

Gottfried Benn, médecin militaire dans les années 1915-1917 (Hubert Roland, « La ‘colonie’ littéraire allemande en Belgique 1914-1918 », Bruxelles, Archives et Musée de la littérature, 2003, p. [425]).

Gottfried Benn, un écrivain allemand en Belgique lors du premier conflit mondial

     “Je partais à la guerre, prenais d’assaut Anvers, (…) étais longtemps à Bruxelles où Sternheim, Flake, Einstein, Hausenstein passaient leurs jours. (…) ce que je produisis comme littérature, je l’écrivis au printemps 1916 à Bruxelles. (…) un poste totalement isolé, je vivais dans une maison réquisitionnée, onze pièces, seul avec mon ordonnance; j’étais rarement en service, (…) je n’étais chargé de rien, n’étais attaché à personne, comprenais à peine la langue; j’errais dans les rues, peuple étranger; printemps étrange, trois mois absolument incomparables, nonobstant la canonnade sur l’Yser, qui ne cessait pas un seul jour, la vie se déroulait dans une atmosphère de silence et de perdition, je vivais à la limite où l’être s’effondre et où commence le Moi. Je me rappelle souvent ces semaines, elles étaient la vie, elles ne reviendront pas; tout le reste était rupture”.

    L’occupation de la Belgique par les troupes allemandes marqua le début de la Première Guerre mondiale. Il s’ensuivit l’établissement dans ce pays d’une ‘colonie de guerre’ littéraire allemande. Un de ces ‘colonisateurs’ était le lieutenant-médecin Gottfried Benn. En tant que médecin militaire sur le front, il avait participé au début de la guerre à l »assaut’ d’Anvers, dont les nationalistes allemands firent un mythe, celui d’une des grandes batailles de la guerre. Après ce fait d’armes (mi-octobre 1914), l’écrivain amateur, qui est considéré aujourd’hui comme un des plus importants représentants de l’expressionisme, travailla comme médecin spécialisé dans le traitement des maladies vénériennes et de la peau dans un hôpital pour prostituées à St. Gilles. La période passée dans la capitale belge fut créative pour Benn. De celle-ci datent, entre autres, les Rönne-Novellen (le personnage central est un médecin du nom de Rönne qui a perdu le lien avec la réalité et vit de plus en plus dans son monde). Dans un langage assez sibyllin, le médecin militaire décrivit après coup ses deux ans et deux mois passés à Bruxelles comme “la vie”, à laquelle seule la “rupture” aurait pu succéder. Il résida de façon manifestement luxueuse dans plusieurs appartements réquisitionnés, au début à sa demande avenue Louise, par la suite rue Saint-Bernard. Bénéficiant de l’autorisation de se déplacer en civil, Benn passa beaucoup de temps dans les cinémas et les cafés autour de la porte Louise.

    Menant une sorte de double vie, le médecin et auteur n’était, et de loin, pas le seul écrivain allemand à se trouver à Bruxelles pendant la Première Guerre mondiale. Benn entretenait ainsi des contacts avec le couple d’auteurs Carl et Thea Sternheim dont la villa Claire Colline à La Hulpe constituait un lieu de rencontre pour les membres de la colonie de guerre littéraire. En faisaient aussi partie l’écrivain et historien de l’art Carl Einstein, l’homme de lettres alsacien Otto Flake, le critique d’art et auteur Wilhelm Hausenstein ainsi que le directeur de la célèbre maison d’édition allemande Insel Verlag, Anton Kippenberg.

Edith Cavell (1865-1915)En tant que médecin militaire, Gottfried Benn assista aussi à l’exécution de l’infirmière britannique Edith Cavell qui avait aidé des prisonniers de guerre belges, français et anglais à fuir vers les Pays-Bas neutres. Durant le reste de sa vie, Benn justifia l’exécution de Cavell, qui était controversée même en Allemagne et qui entraîna une modification dans la procédure des conseils de guerre, comme adaptée aux temps de guerre. Cette attitude, comme aussi son style de vie insouciant, indique déjà la relation problématique et ambiguë qu’entretenait Benn envers la guerre. Dans certains textes en prose qu’il écrivit au cours de son séjour en Belgique, apparaissent encore des accents apparemment critiques vis-à-vis de la guerre, que l’auteur lui-même tenta cependant de plus en plus de désamorcer. Dans sa tragédie Étape créée en 1915, Benn se présentait encore comme un opposant à la guerre. La pièce se joue dans le milieu d’un bureau de bienfaisance d’une province occupée et dépeint comment un lieutenant-médecin devient fou face à l’attitude de son commandant qui profite de la guerre pour s’enrichir et s’impliquer dans d’autres machinations. Plus tard, Benn réduira son drame à “une création niaise et burlesque”, à “un péché de jeunesse” et tentera de le placer dans un tout autre contexte politique. Il verra alors plus la guerre comme une conséquence historiquement logique, et de ce fait nécessaire, car le fait de s’être abandonné à la technique devait inévitablement conduire à la catastrophe de la guerre moderne et industrialisée. Le médecin militaire avait acquis la conviction que chaque progrès technique déboucherait finalement sur une arme. Benn ne dirigeait donc pas sa critique contre la guerre elle-même, mais contre la croyance inconditionnelle au progrès de ses contemporains. Comme son alter ego potentiel du récit homonyme Diesterweg, le médecin fut réformé de l’armée à l’été 1917 dans des circonstances restées peu claires jusqu’à nos jours. Il élabora ensuite à Berlin une pratique pour les maladies de la peau et vénériennes.

 Au temps du national-socialisme, Gottfried Benn se distingua aussi de manière peu glorieuse. En 1933, il s’impliqua pendant une courte période dans le national-socialisme: il contribua à la mise au pas de la section Poésie de l’Académie prussienne des arts et eut par conséquent une part de responsabilités dans l’expulsion d’écrivains comme Heinrich Mann ou Alfred Döblin. Peu après néanmoins, il tomba lui-même en disgrâce auprès des nationaux-socialistes. On lui retira son autorisation d’exercer la médecine, il s’enrôla précipitamment dans la Wehrmacht dans le cadre de ce qu’on appela l’immigration intérieure, et il lui fut finalement interdit d’écrire, après que certaines de ses prises de position aient suscité le mécontentement du pouvoir en place.

Benjamin Dober
Bénévole de l’Aktion Sühnezeichen Friedensdienste (organisme allemand pour la réconciliation et la paix) au CEGES – Crédit CEGESOMA, Centre d’études et de documentation Guerre et Sociétés contemporaines.

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A lire, le texte en ligne de la revue GERMANICA consacré à Gottfried Benn : « Double guerre : Gottfried Benn, médecin, et écrivain ? – de deux guerres » c’est ICI.

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