illustre illustrateur : Lynd Ward, graveur sur bois expressionniste – Frankenstein (1934).

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    Lynd Ward (1905 – 1985) était un artiste américain connu pour ses gravures sur bois, en particulier, ses romans sans paroles, dans lequel il raconte une histoire entièrement par des gravures sur bois. Son style allie style Art déco et expressionnisme allemand. Il a illustré dans un style profondément troublantt et poétique  le roman de Mary Shelley Frankestein dans une édition de Harrison Smith et Robert Hass à New York, en 1934.
   

Lynd Ward - Frankenstein, 1934

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QUATRIÈME LETTRE
À Madame Saville, en Angleterre

    L’événement que nous venons de vivre est si étrange que je ne peux pas m’empêcher de vous le rapporter, même s’il est probable que nous allons nous revoir avant même que cette lettre soit parvenue en votre possession.
    Lundi dernier (le 31 juillet), nous étions presque entourés par la glace qui encerclait notre navire de toutes parts, lui laissant à peine un espace où il flottait. Notre situation était extrêmement dangereuse, surtout qu’un épais brouillard nous enveloppait. Nous sommes restés sur place, espérant quelque changement, une atmosphère et un temps plus favorables.
   Vers les deux heures, le brouillard se dissipa et nous aperçûmes autour de nous d’immenses îlots de glace déchiquetés : ils semblaient ne pas avoir de bornes.
    Quelques-uns de mes compagnons se mirent à gémir et je commençais aussi à devenir inquiet, quand soudain notre attention fut attirée par un objet bizarre, de telle sorte que la situation où nous trouvions nous préoccupa moins.
    Nous distinguâmes un chariot bas, fixé sur un traîneau et tiré par des chiens, passer au nord, à la distance d’un demi-mille. Une silhouette de forme humaine, de toute apparence de stature gigantesque, était assise dans le traîneau et guidait les chiens. Avec nos télescopes, nous observâmes la rapidité de la course du voyageur, jusqu’à ce que celui-ci disparaisse parmi les enchevêtrements de glace.
    Cette circonstance nous sidéra. Nous étions – ou du moins nous pensions nous trouver à des centaines de milles de la terre. Mais cette apparition laissait supposer le contraire : en réalité nous étions moins loin que nous le croyions
     Comme nous étions entourés de glace, il ne nous fut pas possible d’en suivre les traces avec une attention plus soutenue.
    Environ deux heures après cette rencontre nous perçûmes le grondement de la mer et avant la nuit la glace se rompit et libéra le navire. Mais nous restâmes sur place jusqu’au matin de peur de heurter dans l’obscurité ces grandes masses qui dérivent, dès lors que la glace s’est brisée. j’en profitai à ce moment-là pour me reposer quelques heures.
Dans la matinée cependant, au point du jour, je montai sur le pont et trouvai tous les matelots réunis d’un seul côté du navire, comme s’ils parlaient à quelqu’un qui se trouvait dans la mer. Et en effet, un traîneau semblable à celui que nous avions vu avait dérivé vers nous pendant la nuit, sur un énorme morceau de glace. Un seul chien encore était vivant. Mais il y avait aussi un homme auquel les matelots s’adressaient pour qu’il monte à bord. Ce n’était pas, ainsi que l’autre voyageur le paraissait, un habitant sauvage d’une île inconnue mais un Européen. Lorsque j’arrivai sur le pont, le second lui dit
     – Voici notre capitaine ! Il ne vous laissera jamais périr en pleine mer.
    En m’apercevant, l’étranger m’adressa la parole en anglais, bien qu’avec un accent étranger :
    – Avant que je monte à bord de votre vaisseau, dit-il, auriez- vous la bonté de me dire de quel côté vous vous dirigez ?
    Vous devez concevoir mon étonnement en entendant la question que posait cet homme qui était plongé dans les affres et à qui mon vaisseau devait paraître comme un bien plus précieux que tous ceux que l’on rencontre sur la terre. Je lui répondis toutefois que nous allions en exploration vers le pôle Nord.
    Il parut satisfait et accepta de monter à bord. Mon Dieu, Margaret, si vous aviez vu l’homme qui capitulait ainsi pour son salut, vous auriez connu une énorme surprise !
   Ses membres étaient presque gelés et son corps était atrocement meurtri par la fatigue et la souffrance. Je n’ai jamais vu un homme dans un tel état. Nous nous efforçâmes de le conduire dans la cabine mais, dès qu’il ne fut plus en plein air, il perdit connaissance.    Nous le ramenâmes aussitôt sur le pont et, pour qu’il recouvre ses esprits, nous le frottâmes avec de l’eau de vie et fîmes en sorte qu’il en avale une faible quantité. Petit, à petit, il redonna des signes de vie. Nous l’enveloppâmes alors dans des couvertures et nous le plaçâmes près du poêle de la cuisine. Il alla progressivement de mieux en mieux et prit un peu de potage pour se revigorer.

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Lynd Ward - autoportrait, 1930

Lynd Ward – autoportrait, 1930

     Plus que tout autre illustrateur, Ward a saisi dans ses gravures l’ambivalence avec laquelle l’auteur de Frankenstein a décrit le «monstre» (également appelé «être», «créature», «démon», «démon», «misérable», et « diable »). Celui-ci apparaît  à la fois pathétique et terrifiante et son corps est à la fois athlétique et déformée. On éprouve de la pitié pour lui, de la la sympathie et l’on peut même parfois s’identifier à lui, sans pour autant vouloir lui tenir la main ou le laisser pleurer sur notre épaule….

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Gravures et extraits du texte auquel elles se réfèrent

Lynd Ward - Frankenstein : Elisabeth enfant, 1934

Elisabeth enfant
   Elle avait vécu auprès de ses parents d’adoption et elle avait grandi dans cette masure, un peu comme une rose au milieu des ronces.
   Quand mon père revint de Milan, il trouva jouant à mes côtés dans le vestibule de notre demeure, une enfant plus belle qu’un chérubin, une créature dont le regard irradiait et dont les mouvements étaient plus gracieux que ceux des chamois sur les montagnes. Cette présence fut rapidement expliquée. Avec son accord, ma mère persuada les paysans qui la gardaient de lui confier la charge de l’enfant. Ils l’aimaient certes et pour eux elle avait été une bénédiction. Mais ils comprirent qu’il n’était pas juste de la laisser dans la pauvreté et le besoin au moment où la Providence lui assurait une protection plus puissante. Ils consultèrent le curé du village : il fut décidé qu’Élisabeth Lavenza viendrait habiter la maison de mes parents. Elle ne fut pas seulement une sœur pour moi mais aussi la délicieuse compagne de mes études et de mes loisirs.
Tout le monde adorait Élisabeth. L’attachement passionné, la vénération que chacun lui vouait et qui m’animait aussi furent mon orgueil et mon ravissement. La veille de son arrivé

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Lynd Ward - Frankestein, 1934

La vision nocturne
    Une sueur glacée me couvrait le front, mes dents claquaient, j’étais saisi de convulsions. Puis, la lumière jaunâtre de la lune se glissa à travers les croisées de la fenêtre et j’aperçus le malheureux – le misérable monstre que j’avais créé. Il soulevait le rideau de mon lit et ses yeux, si je puis les appeler ainsi, étaient fixés sur moi. Ses mâchoires s’ouvrirent et il fit entendre des sons inarticulés, tout en grimaçant. Peut-être parlait-il mais je ne l’entendis pas. Une de ses mains était tendue, comme pour me retenir. Je pris la fuite et me précipitai vers les escaliers. Je cherchai refuge dans la cour de la maison où je passai le reste de la nuit, marchant fébrilement de long en large, aux aguets, attentif au moindre bruit, à croire qu’il annonçait chaque fois l’approche du démon à qui j’avais si piteusement donné la vie.
   Oh! Quel mortel pourrait supporter l’horreur d’une telle situation ! Une momie à qui l’on rendrait l’âme ne pourrait pas être aussi hideuse que ce misérable. Je l’avais observé avant qu’il ne fût achevé : il était laid à ce moment-là, mais quand ses muscles et ses articulations furent à même de se mouvoir, il devint si repoussant que Dante lui-même n’aurait pas pu l’imaginer.

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Lynd Ward - Frankestein, 1934

L’excursion avec Henry
   Le mois de mai avait déjà commencé et j’attendais tous les jours la lettre qui fixerait la date de mon départ, quand Henry me proposa une excursion pédestre dans les environs d’Ingolstadt, afin que je puisse prendre congé du pays où j’avais si longtemps habité. J’acceptai avec plaisir cette proposition. J’aimais l’exercice physique et Clerval avait toujours été mon compagnon favori lors des randonnées que nous faisions çà et là dans mon pays natal.
    Ce furent quinze jours de pérégrinations. Ma santé et mon moral m’étaient revenus depuis longtemps, et le bon air, les avatars habituels du voyage, les discussions avec mon ami me fortifièrent plus encore. Les études m’avaient retenu à l’écart de mes semblables et j’étais devenu un être asocial. Clerval réussit à ranimer en mon cœur de meilleurs sentiments. Il m’apprit à aimer de nouveau la contemplation de la nature et le visage souriant des enfants. Excellent ami ! Comme tu m’aimais sincèrement, avec quel courage n’as-tu pas essayé d’élever mon âme au niveau de la tienne ! Des expériences égoïstes m’avaient miné l’esprit mais par ta gentillesse et ta douceur tu m’as rendu l’équilibre! Et je redevins la créature heureuse qui, il y a quelques années à peine, était aimée de tous et n’avait ni chagrin, ni souci. Lorsque j’étais heureux, la nature avait le pouvoir de m’offrir les plus exquises sensations. Cette saison était vraiment divine. 

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Justine en prison
Nous entrâmes dans la cellule obscure et nous aperçûmes Justine assise sur de la paille. Ses mains étaient ligotées et sa tête reposait sur ses genoux. Elle se dressa en nous voyant entrer. Quand nous fûmes seuls avec elle, elle se jeta aux pieds d’Élisabeth et se mit à pleurer. Ma cousine pleurait aussi.
– Oh! Justine, dit-elle, pourquoi m’as-tu privée de ma dernière consolation ? Je comptais sur ton innocence et, bien que j’aie été très malheureuse, je ne le suis pas autant que maintenant.
Vous aussi vous pensez que je suis foncièrement mauvaise ? Vous vous joignez donc à mes ennemis pour m’accabler et me tenir pour une criminelle ?
Des sanglots étouffaient sa voix.
– Lève-toi ma pauvre fille, dit Élisabeth ! Pourquoi te mettre à genoux, si tu es innocente ? Je ne fais pas partie de tes ennemis. Je crois que tu n’es pas coupable, malgré toutes les charges qui pèsent sur toi, tant que je n’aurai pas entendu tes propres aveux. La rumeur, dis-tu, est fausse.
Ma chère Justine, sois assurée que rien ne pourra ébranler ma confiance en toi, excepté ta confession.
– J’ai avoué mais c’est un mensonge. 

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Lynd Ward, Frankenstein, 1934

la rencontre à la Mer de Glace
    J’avais à peine parlé lorsque j’aperçus soudain, à une certaine distance, la silhouette d’un homme qui avançait vers moi à une vitesse surhumaine. Il bondissait au milieu des cratères de glace, parmi lesquels je m’étais promené avec précaution. Sa stature aussi, tandis qu’il s’approchait, semblait exceptionnelle pour un homme. J’étais troublé.
    Un brouillard passa sous mes yeux et je sentis que je perdais contenance. Mais, avec le vent glacial qui soufflait, je repris rapidement les esprits. Et je vis, lorsque la créature fut toute proche (spectacle extraordinaire et abhorré!), que c’était le monstre à qui j’avais donné la vie.
     Je tremblai de rage et d’horreur, résolu à attendre sa venue avant d’engager avec lui un mortel combat. Il approcha.
    Ses traits exprimaient une douloureuse angoisse, mêlée de dédain et de malice, alors que sa laideur atroce avait quelque chose de trop horrible pour un regard humain.
    Mais je me gardai de l’observer. La rage et la haine m’avaient tout d’abord privé de parole et je ne la retrouvai que pour exprimer ma fureur et mon abomination.

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Lynd Ward - Frankestein, 1934

Le rejet
« Je me réveillai vers midi. Encouragé par la chaleur du soleil qui brillait avec éclat sur le sol blanc, je décidai de poursuivre mon voyage. Je ramassai ce qui restait encore du repas, le fourrai dans une besace que je trouvai et m’avançai parmi les champs de nombreuses heures.
Au coucher du soleil, j’étais aux abords d’un village. Quel spectacle miraculeux! Les cabanes, les cottages charmants, les maisons imposantes éveillèrent tour à tour mon admiration. Les légumes dans les jardins, le lait et le fromage que je voyais exposés à la fenêtre de certains chalets excitèrent mon appétit. J’entrai dans l’un des plus beaux mais j’avais à peine mis le pied à l’intérieur que les enfants se mirent à crier et qu’une femme s’évanouit. Tout le village était en effervescence. Certains fuyaient, d’autres m’attaquèrent jusqu’à ce que, gravement blessé par les pierres et les autres projectiles qu’on me lançait, je me sauve dans la plaine et aille peureusement me réfugier dans une petite hutte, toute basse, et dont l’apparence, comparée aux demeures du village, était misérable.

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Lynd Ward - Frankestein, 1934

La révélation de sa laideur
    «Peu à peu, je me rendis compte que les sons qu’il émettait lorsqu’il parlait étaient les mêmes que ceux qu’il émettait lorsqu’il lisait. Je supposai donc qu’il trouvait sur le papier des signes qui lui permettaient de parler et qu’il comprenait et je voulus moi aussi les connaître. Mais était-ce possible puisque je ne pouvais pas saisir les sons correspondant à ces signes ? Néanmoins, je fis de notables progrès en ce domaine mais ils n’étaient pas suffisants pour me permettre de suivre une conversation quelconque (…). J’avais une grande envie de révéler ma présence aux fermiers mais je m’apercevais bien que je ne devais rien tenter avant d’avoir réussi à maîtriser leur langage – et peut-être, en étant capable de parler, pouvais- je aussi faire oublier la difformité de ma figure, car sur ce point-là aussi j’avais appris à mesurer les différences existant entre nous.
    « J’avais admiré la perfection des corps des fermiers -leur grâce, leur beauté, la délicatesse de leur allure. Comme j’étais terrifié lorsque je voyais mon reflet dans l’eau ! La première fois, je m’étais jeté en arrière, ne pouvant pas croire que c’était moi que le miroir réfléchissait. Mais lorsque je fus pleinement convaincu que j’étais un authentique monstre, je ressentis une profonde, une humiliante amertume. Hélas ! Je ne connaissais pas tout à fait encore les conséquences fatales de ma misérable difformité ! 

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Le père de Safie en prison
    Quelques mois encore avant mon arrivée, ils vivaient dans une grande et luxueuse ville nommée Paris, (…). 
    Le père de Safie avait été la cause de leur ruine. C’était un marchant turc’ Il habitait déjà Paris depuis quelques années lorsque, pour une raison que je ne pus comprendre, il avait été banni par son gouvernement. Il avait été arrêté et jeté en prison le jour même où Safie arrivait de Constantinople pour venir vivre avec lui. Il avait été jugé et condamné à mort. L’injustice de cette sentence était par trop flagrante. Tout Paris s’en était indignée. L’on prétendait que c’était moins à cause du forfait qu’il avait commis qu’on l’avait condamnée qu’à cause de sa religion et de sa, richesse.
    Par hasard, Félix avait assisté au procès. Quand il avait appris la décision de la cour, il avait été horrifié et indigné. À ce moment-là, il avait fait le vœu solennel de délivrer cet homme et de faire l’impossible pour y aboutir. Après qu’il avait plusieurs fois essayé en vain de s’introduire dans la prison, il s’était aperçu qu’une fenêtre grillagée, dans une partie non gardée du bâtiment, donnait accès à la cellule du malheureux mahométan. Celui-ci, lié avec des chaînes, attendait dans le désespoir l’exécution de l’atroce sentence.

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Lynd Ward - Frankestein, 1934Agressé par Félix
    À cet instant, j’entendis les pas de mes jeunes protecteurs. Je n’avais plus une seule seconde à perdre. Je saisis la main du vieillard et criai :
    « – Il est grand temps ! Sauvez-moi, protégez-moi ! C’est vous et votre famille, ces amis que je cherchais. Ne m’abandonnez pas alors que l’heure de mon épreuve vient de sonner !
    « – Grand Dieu ! s’exclama le vieillard. Qui êtes-vous ?
    À cet instant, s’ouvrit la porte du chalet et Félix, Safie et Agatha entrèrent. Comment décrire leur épouvante et leur stupéfaction lorsqu’ils m’aperçurent? Agatha s’évanouit. Safie, incapable de secourir son amie, se précipita hors du chalet. Félix, lui, bondit sur moi et, avec une force surhumaine, m’arracha des genoux de son père. Saisi de fureur, il me jeta sur le sol et me frappa violemment avec un bâton. J’aurais pu lui briser les membres, comme le lion en présence d’une antilope. Mais mes forces, paralysées par la fièvre, défaillirent et je me retins. Je vis qu’il allait me refrapper. Vaincu par la douleur et l’angoisse, je sortis du chalet et, dans le tumulte général, courus me cacher dans ma cabane. » 

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LW161L’assassinat du petit William
    À ce moment, un léger sommeil dissipait déjà ma rancœur quand je fus réveillé par l’arrivée d’un beau garçon qui, plein d’agilité, venait en courant vers l’abri que je m’étais choisi. Et soudain, en le voyant, j’eus l’idée qu’une petite créature ne pouvait pas avoir, elle, de préjugés et qu’elle n’avait assez vécu pour connaître l’épouvante et la laideur. Aussi, si je parvenais à m’emparer de lui, si je réussissais à en faire un ami et un compagnon, je ne serais plus seul dans ce monde peuplé d’hommes’ »Obéissant à mon impulsion, je saisis le garçon au passage et l’attirai vers moi. Dès que ma physionomie lui fut révélée, il plaça ses mains devant les yeux et poussa un cri formidable. Je lui tirai énergiquement les mains du visage et lui dis :
« – Pourquoi fais-tu cela, mon enfant ? Je n’ai pas l’intention de te nuire. Écoute-moi.
    Il se débattit violemment.
« – Lâchez-moi, hurla-t-il. Monstre ! Abominable créature ! Vous voulez me manger et me mettre en pièces. Vous êtes un ogre. Laissez-moi partir ou je le dirai à mon papa.
« – Tu ne reverras plus jamais ton père, mon garçon. Tu dois venir avec moi !
« – Hideux monstre ! Laissez-moi partir. Mon papa est un syndic’ C’est M. Frankenstein’.. Il vous punira. Vous n’oserez pas me garder !
« – Frankenstein ! Tu es donc de la famille de mon ennemi, de celui envers lequel je nourris une éternelle vengeance. Tu seras ma première victime !
    L’enfant se débattait toujours et m’accablait d’injures qui me déchiraient le cœur. Je le pris à la, gorge pour le faire taire mais, en un rien de temps, il tomba mort à mes pieds.
  Je contemplai ma victime et mon cœur se gonfla d’exultation et d’un triomphe infernal. En battant des mains, je m’écriai :
« – Moi aussi, je peux créer la désolation. Mon ennemi n’est pas invulnérable. Cette mort le remplira de désespoir et mille autres misères le tourmenteront et l’annihileront !

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Lynd Ward - Frankenstein, 1934

La navigation en barque sur le lac Léman.
    Souvent, après que le reste de la famille se retirait pour la nuit, je prenais une barque et passais de longues heures sur l’eau. Et parfois, toutes voiles dehors, je me laissais pousser par le vent ou alors, après avoir ramé jusqu’au milieu du lac, je laissais mon embarcation dériver et je m’abandonnais à de sombres réflexions. Quand tout était silencieux alentour, quand il ne restait que moi comme créature inquiète au milieu de ce site si beau et si merveilleux – si l’on excepte quelques chauves-souris et quelques grenouilles dont le coassement rude et continu ne se percevait qu’aux abords du rivage -, j’étais régulièrement tenté de me précipiter dans le lac afin que ses eaux puissent se refermer à jamais sur moi et sur mes malheurs. Mais j’étais retenu par la pensée de l’héroïque Élisabeth que j’aimais tendrement et dont l’existence était fondée sur la mienne. Je pensais aussi à mon père et au frère qui me restait. Pouvais-je donc, par ma désertion honteuse, les laisser exposés, sans aucun moyen de défense, à la malice de la créature que j’avais moi-même déchaînée parmi eux ? 
    Dans ces moments-là, je pleurais amèrement et je souhaitais recouvrer la paix afin d’apporter aux miens la consolation et le bonheur. Mais ce n’était pas possible. Le remords étranglait le moindre espoir.

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Etats d’âme…
   Un soir, je me trouvais dans mon laboratoire. Le soleil avait disparu et la lune venait juste de se lever au-dessus de la mer. Il ne me restait plus assez de lumière pour travailler et je demeurai là, perplexe, me demandant si j’allais abandonner ma tâche pour la nuit ou si, en m’appliquant plus encore, je ne pourrais pas plus vite la mener à bonne fin. Comme je m’interrogeais, une foule de pensées vinrent m’assaillir et je me mis à réfléchir sur les conséquences de mon acte. Trois ans plus tôt, je m’étais déjà engagé dans la même voie et j’avais créé un démon dont l’effroyable barbarie m’avait déchiré le cœur et avait fait naître en moi les remords les plus amers. Et maintenant, j’étais sur le point de fabriquer une autre créature dont je ne savais pas quelles seraient les dispositions d’esprit. Elle pouvait être mille fois plus mauvaise que la première et prendre plaisir à tuer et à semer la désolation. 
    Le démon, lui, avait juré de quitter le voisinage des hommes et de se cacher dans les déserts. Mais que dire de sa compagne ? Elle qui, selon toute probabilité, allait devenir un animal doué de pensée et de raison, refuserait peut-être de se soumettre à un pacte conclu avant sa création. 

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L’assassinat de Henry Clerval
   Comme il avançait le long de la grève, il avait heurté du pied quelque chose et s’était de tout son long étalé sur le sol. Ses compagnons lui avaient porté secours et, à la clarté de leur lanterne, ils s’étaient rendu compte qu’il était tombé sur le corps d’un homme mort, selon toute apparence. 
   Ils avaient d’abord cru que c’était là le cadavre d’un noyé, rejeté par la mer sur le rivage. Mais, par la suite, ils avaient remarqué que les vêtements de l’homme n’étaient pas mouillés et même que le corps n’était pas encore tout à fait froid. Ils l’avaient immédiatement transporté dans la maison d’une vieille femme qui habitait les environs et avaient essayé en vain de le ranimer. Tout semblait indiquer qu’il s’agissait d’un jeune homme qui devait avoir dans les vingt-cinq ans. À première vue, il avait été étranglé et, en dehors d’une marque de doigt noire autour du cou, on ne voyait sur lui aucune trace de violence. La première partie de cette déposition ne me concernait nullement. Mais, lorsque fut mentionnée la marque de doigt, je me souvins du meurtre de mon frère et me sentis extrêmement secoué. Mes membres tremblaient, un voile me couvrit les yeux et je dus m’appuyer sur une chaise pour me retenir.

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L’assassinat d’Elisabeth
Mais je ne découvris aucune trace de lui et je commençais déjà à supposer qu’il y avait beaucoup de chance qu’il ne mît pas sa menace à exécution, lorsque tout à coup j’entendis un cri terrible et effrayant. Il venait de la chambre où Élisabeth s’était retirée. La vérité, toute la vérité s’imposa à moi : je laissai tomber les bras et tous mes muscles se figèrent. Je sentis que mon sang se glaçait et venait chatouiller l’extrémité de mes membres. Mais cela ne dura qu’un instant. Un autre cri jaillit et je me ruai vers la chambre. 

      Grand, Dieu ! Pourquoi ne suis-je pas mort à ce moment- là ? Pourquoi suis-je ici à vous relater l’anéantissement de ma seule espérance et de la plus pure des créatures humaines ? Elle gisait, inerte et sans vie, en travers du lit, la tête pendante, les traits livides, contractés, à moitié cachés par sa chevelure. Où que je me tourne, je vois la même image – les bras ballants, étendue sur son lit nuptial, telle que le meurtrier l’avait laissée. Pourrais-je encore vivre après cela ? Hélas ! La vie est obstinée : elle se cramponne à vous même quand on la déteste. À cet instant, je perdis connaissance et m’écroulai sur le sol.

     Lorsque je retrouvai mes esprits, les gens de l’auberge m’entouraient. Leur physionomie exprimait une indicible terreur mais cette terreur-là me semblait une caricature, l’ombre des sentiments qui m’accablaient. Je m’écartai d’eux et gagnai la chambre où gisait le corps d’Élisabeth, mon amour, mon épouse, si vivante, si douce, si belle, il y a quelques minutes à peine. Elle n’était plus dans la position dans laquelle je l’avais découverte la première fois. À présent, elle avait la tête appuyée sur un bras. Un mouchoir lui couvrait le visage et le cou. J’aurais pu croire qu’elle dormait. Je me ruai sur elle et l’enlaçai avec ardeur mais la rigidité de ses membres et le froid de sa chair me disaient que je ne tenais plus entre mes bras cette Élisabeth que j’avais tant aimée et tant chérie. Sur son cou apparaissaient les traces de doigt criminelles et aucun souffle ne s’échappait de ses lèvres. Tandis que je me tenais penché sur elle, dans l’agonie du désespoir, je levai les yeux. Jusqu’à cet instant, les fenêtres de la chambre étaient sombres et j’éprouvai une espèce de panique en voyant la lueur jaune et pâle de la lune illuminer la pièce. À l’extérieur, les volets n’étaient pas mis. Avec une sensation d’horreur indescriptible, je vis à travers la fenêtre ouverte la plus hideuse, la plus abominable des figures. Une grimace tordait les traits du monstre. Il semblait se moquer et, d’un doigt immonde, me désigner le corps de ma femme. Je me précipitai vers la fenêtre, tirai m’on pistolet de ma poitrine et fis feu. 

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Poésie clamée dans un monde de sourds : Alexandra Pizarnik

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Alejandra Pizarnik (1936-1972)

Alejandra Pizarnik (1936-1972)

    Alejandra Pizarnik naît à Avellaneda, une petite ville proche de Buenos Aires le 29 avril 1936. Ses parents sont des immigrants juifs de Galicie, émigrée en 1934 qui continueront toute leur vie à parler le yiddish ayant des difficultés avec la langue espagnole. Son vrai nom était Flora Alejandra Pozkarnik mais celui-ci a été simplifié par les fonctionnaires de l’état-civil en Alejandra Pizarnik. Sa difficulté d’être se manifeste très tôt par son hésitation dans le choix de ses études qui passeront successivement de l’étude le la  Philosophie et des Lettres au journalisme et enfin à la peinture. Finalement la jeune fille décidera « qu’elle ne peut et ne veut qu’écrire ses rêves ». Elle commence à les réaliser en 1955, à l’âge de 19 ans en publiant un premier recueil qui obtient un grand succès,  elle mène alors une vie littéraire et sociale importante, se liant avec des poètes et surtout avec la poétesse argentine surréaliste Olga Orozco qui deviendra sa grande amie et son âme sœur. Entre 1960 et 1964, pour échapper à la tutelle de sa mère et « s’en sortir », elle quitte l’Argentine pour la France où elle a un oncle qui vit en région parisienne . “Ma seconde fugue a été mon départ en France”, note-t-elle le 11 novembre 1960, dans son journal. Elle restera quatre années à Paris, travaillant comme pigiste pour un journal espagnol tout en étudiant la littérature française à la Sorbonne. Elle s’intègre à la vie littéraire de la capitale française et se lie d’amitié avec André Pieyre de Mandiargues, Octavio Paz, Julio Cortazar, Yves Bonnefoy, Henri Michaux… Elle écrit pour des journaux et des revues et traduit aussi des poètes comme Artaud, Michaux, Aimé Césaire et Yves Bonnefoy.

   En 1964, elle décide de rentrer brusquement à Buenos Aires qu’elle ne quittera dés lors que rarement vivant dans une minuscule chambre où elle écrivait ses ébauches de poèmes et de textes sur un tableau noir et où était était épinglée cette phrase d’Artaud : « Il fallait d’abord avoir envie de vivre ». Bien qu’elle soit reconnue et obtienne de nombreux prix, son mal de vivre va peu à peu prendre le dessus :  » Ma vie manque, je manque à ma vie. » (Journal). Elle se pose des problèmes d’identité découvrant tardivement sa judéité et se pensant plus juive qu’argentine alors qu’elle n’est que peu influencée par la future et la religion juive. Elle bâtira alors sa judéité sera celle de la juive errante sans racines alors qu’elle est profondément attachée à la culture argentine. Ses rapports avec sa mère à la fois haïe et adorée sont complexes et son besoin d’amour, parfois bisexuel, est à la fois insatiable et stérile :  « Faire l’amour pour être, quelques heures durant, le centre de la nuit » (Journal). L’âme tourmentée et douloureuse, à la manière d’Artaud en qui elle se reconnaît, elle reste marquée par une première analyse entreprise dans sa jeunesse, analyse qu’elle finira par reprendre en 1971. Mais son mal-être ne fait qu’empirer, après deux tentatives de suicide en 1970 et 1971, l’usage des drogues, de la cigarette et de l’alcool la fera séjourner cinq mois en asile psychiatrique où elle subira une cure de désintoxication mais à l’occasion d’une sortie pour le week-end, elle avale, intentionnellement ou pas, une dose massive de psychotropes et meurt le 25 septembre 1972 à l’âge de 36 ans. “Elle a peut-être juste souhaité dormir” suggère son amie Ana Becciú, qui lui avait rendu visite la veille. En 1960, elle avait écrit dans son journal :“Le mieux c’est encore de dormir” mais elle y avait aussi noté : “ne pas oublier de me suicider”…

Dans sa chambre, sur le petit tableau noir où elle inscrivait à la craie des ébauches de poèmes, on retrouvera ce texte, daté de septembre 1972 :

Criatura en plegaria                     Créature en prière
rabia contra la niebla                   en rage contre la brume

escrito en                                         écrit
el crepúsculo                                  au crépuscule

contra                                               contre
la opacidad                                     l’opacité

no quiero ir                                     je ne veux plus aller
nada más                                         nulle part
que hasta el fondo                         qu’aux tréfonds

oh vida                                             Oh ! Vie
oh lenguaje                                      Oh i langage
oh Isidoro                                        Oh ! Isidore

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Alejandra Pizarnik (1936-1972)

Présence

ta voix
là où les choses ne peuvent s’extraire
de mon regard
elles me dépouillent
font de moi une barque sur un fleuve de pierres
si ce n’est ta voix
pluie seule dans mon silence de fièvres
tu me détaches les yeux
et s’il te plaît
que tu me parles
toujours 

(traduction Silvia Baron Supervielle)

     Le chien de l’hiver mordille mon sourire. C’était sur le pont. J’étais nue et je portais un chapeau à fleurs et je traînais mon cadavre également nu et avec un chapeau de feuilles mortes. 

(Un songe où le silence est d’or, traducteur inconnu)

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Exercice pour la main gauche

En passant dans l’obscurité
vers un nuage de silence
vers un nouveau silence compact
qui brûlera lorsque je ferai silence
différemment
ce sera comme un tatouage
comme ses yeux bleus
soudain enchâssés dans les paumes
de mes mains
indiquant l’heure du silence
le plus beau
auquel nul n’a jamais imposé silence
alors
je n’aurai plus peur
d’être moi et de parler de moi
car je serai diluée dans le silence
ce que je dis est promesse

(extrait du Journal 1964 traduction Anne Picard)

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L’Obscurité des eaux

     «J’écoute le bruit de l’eau qui tombe dans mon sommeil. Les mots tombent comme l’eau moi je tombe. Je dessine dans mes yeux la forme de mes yeux, je nage dans mes eaux, je me dis mes silences. Toute la nuit j’attends que mon langage parvienne à me configurer. Et je pense au vent qui vient à moi, qui demeure en moi. Toute la nuit, j’ai marché sous la pluie inconnue. On m’a donné un silence plein de formes et de visions (dis-tu). Et tu cours désolée comme l’unique oiseau dans le vent.  »

(L’Enfer musical, traduction Jacques Ancet,)

Derrière la parole le chaos.
Le hurlement n’accède à aucun monde.
Je chante.
Nulle invocation.
Rien que des noms qui reviennent.

Tu choisis la blessure, le lieu
où nous parlons notre silence.
Et tu fais de ma vie
cette cérémonie trop pure.

(Les travaux et les nuits, 1965).

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Le Réveil (El Despertar, 1958)

Ô Seigneur
la cage est devenue oiseau
et s´est envolée
et mon cœur est devenu fou
il hurle à la mort
et sourit à mes délires
à l´insu du vent…

Que ferai-je de ma peur?
Que ferai-je de ma peur?

La lumière de mon sourire ne danse plus
les saisons ne brûlent plus les colombes de mes songes.
Mes mains se sont dénudées
et sont allées là où la mort
enseigne à vivre aux morts.

Ô Seigneur
l´espace condamne mon être.
Et derrière lui des monstres
boivent mon sang
C´est le désastre.
C´est l´heure du vide sans vide,
il est temps de verrouiller mes lèvres,
d´écouter crier les condamnés,
contempler chacun de mes noms
suspendus dans le néant…

Ô Seigneur
jette les cercueils de mon sang…
Je me souviens de mon enfance,
lorsque j´étais vieille
et que les fleurs mouraient entre mes mains
car la danse sauvage de mon allégresse
leur détruisait le cœur.

Je me souviens des sombres matins de soleil
quand j´étais petite fille,
c´était hier,
c´était il y a des siècles.

Ô Seigneur
la cage est devenue oiseau
et a dévoré mes espérances.

Ô Seigneur
la cage est devenue oiseau
et que ferai-je de ma peur?

Les Aventures perdues (Las aventuras perdidas, 1958) – Traduction Noëlle-Yábar Valdez.

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Alejandra Pizarnik

Présence d’ombre

Quelqu’un parle. Quelqu’un me dit.
Extraordinaire le silence de cette nuit.
Quelqu’un projette son ombre sur le mur de ma chambre.
Quelqu’un me regarde avec mes yeux qui ne sont pas les miens.

Elle écrit comme une lampe qui s’éteint, elle écrit comme une lampe qui s’allume. Elle marche en silence. La nuit est une vieille femme la tête pleine de fleurs. La nuit n’est pas la fille préférée de la reine folle.
Elle marche en silence vers la profondeur la fille des rois.
De démence la nuit, de temps nul. de mémoire la nuit, d’ombres toujours.

(traduction Jacques Ancet)

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Celle des yeux ouverts

la vie joue dans le jardin
avec l’être que je ne fus jamais

et je suis là

danse pensée
sur la corde de mon sourire

et tous disent ça s’est passé et se passe

ça va passer
ça va passer
mon cœur
ouvre la fenêtre

vie
je suis là

ma vie
mon sang seul et transi
percute contre le monde

mais je veux me savoir vivante
mais je ne veux pas parler
de la mort
ni de ses mains étranges.

(Œuvre poétique © Actes Sud 2005, La dernière innocence (1956)

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Ceux de l’obscur 
 
Pour que les mots ne suffisent pas, une mort dans le cœur est nécessaire. 
La lumière du langage me couvre comme une musique, image mordue par les chiens de la peine, et l’hiver grimpe sur moi l’amoureuse plante du mur. 
Quand j’espère cesser d’espérer, survient ta chute au-dedans de moi.

Je ne suis rien qu’un dedans.  

(L’Enfer musical, traduction Jacques Ancet)

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Yeux primitifs

 Là où la peur ne raconte ni contes, ni poèmes, elle ne forme pas de figures de terreur et de gloire.

Un vide gris est mon nom, mon pronom.

Je connais la gamme des peurs et cette manière de commencer à chanter tout doucement dans le défilé qui reconduit vers mon inconnue que je suis, mon émigrante de moi.

J’écris contre la peur. Contre le vent et ses serres qui se loge dans mon souffle.

Et quand, au matin, tu crains de te retrouver morte (et qu’il n’y ait plus d’images) : le silence de l’oppression, le silence d’être là simplement, voilà en quoi s’en vont les années, en quoi s’en est allée la belle allégresse animale.

( L’enfer musical © Ypsilon.éditeur 2012, traduit par Jacques Ancet)

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Alejandra Pizarnik (1936-1972)

En l’honneur d’une perte

     La certitude pour toujours d’être de trop à l’endroit où les autres respirent. De moi je dois dire que je suis impatiente qu’on me donne un dénouement moins tragique que le silence. Joie féroce quand je rencontre une image qui m’évoque. À partir de ma respiration désolante je dis : qu’il y ait du langage là où il doit avoir du silence.
Quelqu’un ne s’énonce pas. Quelqu’un ne peut pas s’assister. Et toi tu n’as pas voulu me reconnaître quand je t’ai dit ce qu’il y avait en moi qui était toi. La vieille terreur est revenue : n’avoir parlé de rien avec personne.

      Le jour doré n’est pas pour moi. Pénombre du corps fasciné par son désir de mourir. Si tu m’aimes je le saurai même si je ne vis pas. Et je me dis : vends ta lumière étrange, ton enclos invraisemblable.
Un feu dans le pays non vu. Images de candeur proche. Vends ta lumière, l’héroïsme de tes jours futurs. La lumière est un excédent de trop de choses beaucoup trop lointaines.

Je réside dans d’étranges choses.

(Cahier Jaune © Ypsilon, traduit par Jacques Ancet)

 

    Un jour, peut-être, trouverons-nous refuge dans la réalité véritable. En attendant, puis-je dire jusqu’à quel point je suis contre ?

     Je te parle de solitude mortelle. Il y a de la colère dans le destin parce que s’approche, parmi les sables et les pierres, le loup gris. Et alors ? Parce qu’il brisera toutes les portes, parce qu’il jettera les morts pour qu’ils dévorent les vivants, pour qu’il n’y ait que des morts et que les vivants disparaissent. N’aie pas peur du loup gris. Je l’ai nommé pour vérifier qu’il existe et parce qu’il y a une volupté inexprimable dans le fait de vérifier.

     Les mots auraient pu me sauver, mais je suis bien trop vivante. Non, je ne veux pas chanter la mort. Ma mort…le loup gris…la tueuse venue du lointain…N’y a-t-il âme qui vive dans la ville ? Parce que vous êtes morts. Et quelle attente peut se changer en espérance si vous êtes tous morts ? Quand cesserons-nous de fuir ? Quand tout cela arrivera-t-il ? Oui quand ? Où ça ? Comment ? Combien ? Pourquoi ? Et pour qui ?

(Cahier Jaune © Ypsilon, traduit par Jacques Ancet)

 

                       I-
nul ne me connaît je parle la nuit
nul ne me connaît je parle mon corps
nul ne me connaît je parle la pluie
nul ne me connaît je parle les morts
 
                       II-
rien que des mots
ceux de l’enfance
ceux de la mort
ceux de la nuit des corps
 
                      III-
le centre
d’un poème
est un autre poème
le centre du centre
est l’absence

au centre de l’absence
mon ombre est le centre
du centre du poème

                   XIII-
une idée fixe
une légende enfantine
une déchirure
le soleil
comme un grand animal sombre

il n’y a que moi
il n’y a quoi dire

                 XVIII-
tu reflètes des paroles qui parlent seules
dans des poèmes stagnants je fais naufrage
tout en moi parle avec son ombre
et chaque ombre avec son double

(Alejandra Pizarnik, Los pequeños cantos, 1971, Les petits chants, 1971, traduit par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon)

      Je voulais que mes doigts de poupée pénètrent dans les touches. Je ne voulais pas effleurer le clavier comme une araignée. Je voulais m’enfoncer, me clouer, me fixer, me pétrifier. Je voulais entrer dans le clavier pour entrer à l’intérieur de la musique pour avoir une patrie. Mais la musique bougeait, se pressait. Quand un refrain reprenait, alors seulement s’animait en moi l’espoir que quelque chose comme une gare s’établirait ; je veux dire : un point de départ ferme et sûr ; un lieu depuis lequel partir, depuis le lieu, vers le lieu, en union et fusion avec le lieu. Mais le refrain était trop bref, de sorte que je ne pouvais pas fonder une gare puisque je n’avais qu’un train un peu sorti des rails, qui se contorsionnait et se distordait.

     Alors j’abandonnai la musique et ses trahisons parce que la musique était toujours plus haut ou plus bas, mai non au centre, dans le lieu de la rencontre et de la fusion. (Toi qui fus ma seule patrie, où te chercher ?

     Peut-être dans ce poème que j’écris peu à peu.)

Alejandra Pizarnik, extrait de « Figures du pressentiment », in l’Enfer musical (1971), Œuvre poétique, traduction de Silvia Baron Supervielle, Actes Sud, 2005,

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AlejandraPizarnik1

     Sources

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Sculpture : au sujet de l’œuvre « Deux segments et une sphère » de Barbara Hepworth…

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Dame Barbara Hepworth in her familiar fur coat, 1970  - photo John Hedgecoe

Dame Barbara Hepworth (1903-1975) dans son manteau en fourrure habituel, 1970  – photo John Hedgecoe

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Barbara Hepworth  Dame Barbara Hepworth, sculptrice britannique (1903-1975) est morte le 20 mai 1975 à Saint Ives, en Cornouailles, dans l’incendie de sa maison. Elle est une représentante majeure de la sculpture abstraite de la première partie du XXe siècle. Son art a été fortement influencé par Mondrian et Giacometti. Elle fait des études en arts plastiques en 1920 à la Leeds College of Art and Design puis au Royal College of Art de 1921 à 1924. Elle épouse le sculpteur John Skeaping puis en secondes noces le peintre Ben Nicholson en 1938. En 1965 elle reçoit l’Ordre de l’Empire britannique.

gma-4305 Oval Sculpture (No. 2) 1943, cast 1958 by Dame Barbara Hepworth 1903-1975

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Alain de Botton   « Les bâtiments qui parlent » est le titre d’un chapitre d’un livre écrit par l’écrivain et journaliste suisse Alain de Botton sur l’architecture  (l’Architecture du bonheur, Mercure de France, 2007). Dans ce chapitre, l’auteur traite du thème de l’interprétation que nous faisons des formes artistiques et de la légitimité de cette interprétation.

   Durant une longue période de l’histoire humaine, le mimétisme a été l’une des manière de représenter les sentiments de l’espèce humaine. Si l’artiste voulait représenter la tendresse d’une mère pour son enfant, il représentait, par la peinture ou la sculpture, une mère au visage souriant berçant tendrement son enfant et pour les spectateur de l’œuvre la valeur de l’artiste dépendait de sa capacité à imiter le plus parfaitement possible ce qui était considéré comme la réalité. L’arrivée de l’abstraction dans les arts de l’occident au XIXe siècle a brouillé les pistes dans la mesure où l’œuvre d’art a la prétention de représenter la réalité ou certains de ses aspects d’une autre manière que par sa copie servile en agissant sur notre raison ou notre inconscient par des formes dont la l’intelligibilité nous échappe.

Henri-Marius Petit - Maternité, 1918

l’atelier de Henri-Marius Petit avec sa Maternité en 1917

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Barbara Hepworth – Deux segments et une sphère, 1936

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     Botton prend comme exemple pour illustrer son propos d’une sculpture en marbre de l’artiste britannique Barbara Hepworth exposée pour la première fois en 1936 et analysée par le critique psychanalytique Adrian Stokes. L’artiste a donné à son œuvre un titre énigmatique réduisant celle-ci à une composition purement géométrique, elle n’aide en aucune manière le spectateur pour la compréhension de son œuvre or la contemplation de celle-ci nous éloigne de la géométrie pure et provoque chez nous des sentiments et des sensations contradictoires : un sentiment de déséquilibre dans un premier temps, la boule de marbre qui apparaît en position instable au sommet de l’arête inclinée nous semble prête à glisser le long de celle-ci et à chuter. En même temps, la tension exprimée par la boule et la rigidité de l’arête de marbre du support sont contrebalancées par la plénitude des formes courbes de celui-ci qui rassure et qui apparaît confortablement installé sur le socle lui aussi arrondi qui ressemble à un siège. « Plénitude des formes courbes », « confortablement installé », « siège », nous avons glissé imperceptiblement de la perception d’objets géométriques à la la perception d’un corps humain. Pour Botton, « le fragment lui-même exprime une certaine maturité et stabilité : il a l’air de bercer tranquillement  l’objet qu’il porte, comme pour calmer sa fougue. En regardant cela, nous sommes témoins d’une relation tendre et enjouée, rendue majestueuse par la noble beauté du marbre blanc poli », et de citer Adrian Stokes qui, dans son analyse, arriva à la conclusion suivante : « Si cette sculpture nous touche, c’est peut-être parce que nous y voyons inconsciemment un portrait familial. L’aspect mobile et la rondeur de la sphère évoquent subtilement un bébé joufflu gigotant, tandis que la forme ample et virtuellement oscillante du fragment fait penser à une mère aux hanches larges, calme et indulgente. Nous percevons confusément dans l’ensemble un thème central de notre vie. Nous devinons une parabole en marbre sur l’amour maternel. » 

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L’influence de Giacometti

Giacometti - la balle suspendue,  1930-1931

Giacometti – la balle suspendue,  1930-1931 (version de 1965)

     Dans cette sculpture, Giacometti, l’un des meneurs du mouvement surréaliste, a eu recourt au procédé de la « cage » qui lui permet de délimiter un espace onirique de représentation. Cette sculpture qui représente une boule se balançant au-dessus d’un fragment incurvé était l’une des sculptures favorite d’André Breton et aurait influencée Barbara Hepworth pour la création de Deux segments et une sphère.
   Certains la voient comme un symbole de la frustration érotique (???). D’autres, sans doute, y verront la représentation d’une orange posée sur une banane… ou le jeu improbable, à travers une fenêtre, de sphères célestes : clair de lune et lune pleine… Le fait que la boule soit suspendue à un fil fait que l’esprit du spectateur imagine naturellement le mouvement de balancier de celle-ci autour de point de fixation du fil sur le cadre, tel celui d’un bélier, mais dans ce cas, compte tenu de la position du tronçon courbe, celui-ci sera heurté sur sa partie supérieure et basculera sous la pression du choc. A moins que le tronçon soit fixé à la sphère et non pas sur le plan de forme pyramidale sur lequel on l’imaginait jusque là posé… Comme dans un tableau du peintre surréaliste Magritte, la raison est prise au dépourvu par l’ambiguïté et le caractère improbable de la représentation et, pour se rassurer, essaie désespérément de relier l’œuvre à une expérience visuelle connue. N’y parvenant pas, son échec nous laisse dans un état de questionnement inconfortable et un peu inquiet. Nous aimons que les choses et les formes qui nous entourent soient conformes à ce que nous connaissons habituellement du monde et cette conformité nous rassure. L’étrangeté, la différence nous inquiètent, de là vient la difficulté pour tout créateur d’avant-garde de faire accepter ses œuvres par le grand public. Ce n’est qu’après un long travail d’explication, d’acclimatation et de persuasion que l’œuvre nouvelle sera acceptée par celui-ci et entrera dans son système référentiel de représentation et de valeur.

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le Monument du Plateau des Glières d'Emile Gilioli, 1973

le monument du Plateau des Glières d’Emile Gilioli, 1973

    Ce monument qui célèbre le sacrifice des maquisards du Plateau des Glières ne se veut pas être un monument aux morts mais un symbole d’espérance. Le sculpteur Emile Gilioli (1911-1977), a voulu réaliser une œuvre qui soit à la fois architecturale et sculpturale et exprimerait, en fusion avec le site, l’engagement et le sacrifice des combattants des Glières. Les lignes anguleuses ou courbes du monument font écho aux lignes escarpées ou douces des crêtes environnantes et les prolongent. Le monument de béton clair semble jaillir du sol tel un roc et s’élancer vers le ciel tel un V de la victoire. L’une des deux flèches semble viser le ciel comme un signe d’émancipation et d’espérance. L’autre flèche est tronquée, comme si elle avait été cassée net dans son élan, elle rappelle le prix payé par les résistants dans leur lutte pour la liberté. Sur le flanc de la flèche jaillissante,  un disque solaire, symbole de vie et de renaissance, celle de la liberté est en équilibre instable, figé dans son mouvement, il rappelle que la liberté, toujours menacée, est un bien essentiel et fragile qui doit être défendu à tous les instants.  Le monument a été conçu comme un tout avec le mât et les Pleureuses qui marquent l’entrée de cette plate-forme.

   Comme dans les deux œuvres de Giacometti et de Barbara Hepworth présentées ci-dessus l’architecture-sculpture de Gilioli agit sur notre esprit et nos sens de manière invisible. De la même que le choix de certains mots et leur ordonnancement particulier dans un poème transcendent leur banalité et possède le pouvoir de nous bouleverser, cet assemblage de béton est devenu sculpture et émet une vibration mystérieuse qui éveille en nous quelque chose qui nous touche dont nous ne saisissons pas tout de suite la signification. L’art nous apparaît mystérieux parce qu’il utilise pour nous parler un langage secret dont notre esprit ne maîtrise ni les signes ni la syntaxe. A la manière du rêve et de l’intuition, l’art fait l’économie du passage par la conscience et la raison, ces « bureaucraties de l’âme », utiles à l’homme, certes, mais étouffantes par leur lourdeur et leur complexité.

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Home, sweet home : Schield House à Denver (USA), ex atelier H:T architects

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maison à Denver - agence H:T, Christopher Herr, architecte

Schield House, la maison bouclier à Denver – agence H:T architects

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les architectes Christofer Herr et Brad Tomecek, fondateurs de l’agence d’architecture H:T de 2005 à 2014, année où il se séparèrent.

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maison Bouclier : angle sud-ouest

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   La maison « bouclier » a été construite dans la ville de Denver (Colorado) sur un terrain long et étroit et se veut un exemple d’insertion urbaine. Son surnom lui vient de la forme courbe donnée à une partie de sa façade Ouest qui abrite l’espace dans lequel se développe les circulations verticales reliant les quatre niveaux de la maison. Les architectes ont voulu établir un contraste esthétique fort entre le traitement de l’espace dévolu aux parties habitables (pièces de vie, chambres et leurs annexes) et le traitement de l’espace regroupant les circulations horizontales et verticales.

Schield House à Denver : coupes

     La structure de la « Maison Bouclier » apparait clairement exprimée sur les deux coupes et la perspective présentées ci-dessus : une structure parallèlépipèdique étroite de 4 niveaux dont l’un est enterré et celui qui est le plus élevé est constitué d’une terrasse accessible. Les 4 niveaux sont reliés entre eux par un volume se développant sur toute hauteur et débordant sur la terrasse haute par une extension en forme de casquette.

Données du projet

  • Architectes : studio H:T architects – Brad Tomecek, architecte de projet
  • Projet : Schield House, (Maison Bouclier)
  • Lieu: Denver, Colorado, États-Unis
  • client : Erikson
  • équipe de projet : Kevin Seitmann
  • architecte paysagiste : 360 Driven
  • décorateur : O Design Intérieur
  • entrepreneur : Cottonwood House
  • Photographie: Raul Garcia
  • Achèvement du projet: 2010
  • Superficie du terrain : 8 250 pieds carrés
  • Superficie du bâtiment: 3 250 Pieds carrés

    L’espace du rez-de-chaussée est constitué de deux volumes juxtaposés : un volume étroit créé par le bouclier arrondi flanqué contre la maison qui abrite le hall d’entrée, un sanitaire, les escaliers d’accès aux étages et au sous-sol et le volume principal de la maison aménagé en  pièce unique regroupant séjour, salle à manger et, en position centrale, une cuisine ouverte. Le choix a été fait de ne pas isoler le grand volume de vie des circulations : il n’existe pas de portes permettant d’isoler cet espace du hall d’entrée et des paliers de l’escalier et il faut traverser le séjour pour descendre au sous-sol. Le choix de la transparence et de l’ouverture des espaces fonctionnels entre eux est ici clairement exprimé.

    Le niveau inférieur aménagé au sous-sol est un espace annexe aux pièces principales de la maison qui comporte une grande pièce d’activité ou de jeu, des petits locaux de service et une chambre d’appoint pour les invités avec sa salle de bain. Ces pièces sont apparemment éclairés par l’intermédiaire de courettes anglaises. Là également aucune fermeture ne permet d’isoler la grande salle d’activité de l’escalier, ce qui pose le problème de la gêne créée pour le reste de la maison en cas d’activités bruyantes qui auraient lieu dans cet espace. De la même manière, on constate que l’accès à la chambre d’ami s’effectue par la salle d’activité alors qu’il aurait été aisé, de la desservir directement par le palier de l’escalier.

Schield House à Denver - atelier H:T architects : plans

Schield House à Denver – ci-dessus : plans du sous-sol et du rez-de-chaussée  
ci-dessous : vue de l’espace ouvert séjour/cuisine/escalier

Schield House à Denver : séjour au rez-de-chaussée

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la cuisine ouverte

maison bouclier : la façade côté rue avec l'entrée

maison bouclier : la façade côté rue avec l’entrée

       Le niveau 1 est celui des chambres. Trois au total flanqués de trois salles de bains et d’espaces de rangements. Le niveau est accessible à partit du rez-de-chaussée par l’intermédiaire d’un escalier droit qui recouvre exactement l’escalier qui descend au sous-sol et qui dessert une coursive ouverte à partir de laquelle on accède aux différentes chambres. C’est à partir de ce niveau que le mur bouclier qui clôt et protège l’espace des circulations horizontales et verticales de la maison commence à s’incurver. Cette disposition fait que l’accès au niveau 2 ne peut s’effectuer de la même manière que pour les deux premiers niveaux et que le troisième escalier est décalé vers l’intérieur de la maison de l’autre côté de la coursive et ne s’aligne plus sur les deux autres.

Schield House à Denver - atelier H:T architects : plans

Schield House à Denver – ci-dessus : plans des niveaux 1 (chambres) et 2 (toiture terrasse)
ci-dessous :
 vue d’une chambre et de sa salle de bains

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espace des circulations au niveau 1 : à gauche l’arrivée de l’escalier venant du rez-de-chaussée, au centre, coursive, à d’oie escalier conduisant à la toiture terrasse

    Le niveau 2 est celui de la toiture terrasse accessible et d’un petit édicule placé sous la courbe du bouclier qui joue à ce niveau le rôle de toiture. Cet édicule remplit deux fonctions : celle d’abriter un petit espace lié à la terrasse qualifié de « patio » et cette de permettre par ses fenêtres l’entrée de la lumière naturelle de manière à ce qu’elle inonde le volume des circulations horizontales et verticales.

niveau 1 : l’espace circulation sous le bouclier avec l’escalier d’accès à la toiture terrasse

maison Bouclier de Denver : la terrasse supérieure et l'édicule

maison Bouclier de Denver : la terrasse supérieure offrant la vue sur la ville et l’édicule édifié par le retour en toiture du bouclier

maison Bouclier de Denver : la terrasse supérieure

le bouclier métallique

Le boucler métallique et sa structure

Capture d’écran 2014-05-24 à 07.19.42

Schield House - Maison-ossature-bois-Etats-Unis-8

niveau 1 : l’espace circulations sous le bouclier avec l’escalier d’accès à la toiture terrasse

A l’extrémité nord du terrain, une piscine a été réalisée et un petit bâtiment annexe implanté qui ferme la vue sur les constructions voisines et qui, avec ses canapés et sa cheminée, constitue un lieu de refuge, presque de méditation, à l’écart de la maison.

Shield house : annexe nord

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Shield house : intérieur de l'annexe nord

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le point de vue d’Enki

   Programme difficile pour les architectes de l’agence H:T. Construire une maison individuelle sur terrain linéaire et étroit entourés de constructions dans un quartier fortement urbanisé n’était pas aisé. Le parti d’une maison également étroite et linéaire se développant sur plusieurs niveaux s’imposait mais le risque était grand que les contraintes physiques du site investissent de manière totale l’architecture et que celle-ci se réduise à l’expression d’un volume parallélépipèdique sommaire. L’adjonction sur la façade Est d’un élément architectural singulier dont la forme et le matériau sont en rupture complète avec la volumétrie et l’architecture du bâtiment principal a pour conséquence qu’un évènement architectural majeur est créé qui change la donne. Cet élément constitué d’une paroi en métal cintré sans ouvertures qui se prolonge au-dessus du bâtiment et se retourne horizontalement en formant toiture a donné son nom à la maison : Schield House, c’est-à-dire la Maison bouclier. Si les concepteurs ont visualisé cet élément comme un bouclier, des commentateurs l’ont perçu plutôt comme une voile gonflée par le vent.
    Ce qui est intéressant dans la démarche des architectes, c’est que cette adjonction d’un élément intéressant sur le plan formel ne se réduit pas à un acte motivé par des raisons uniquement esthétiques mais découle de l’organisation même de la construction et de son fonctionnement. Les architectes ont voulu concentrer l’ensemble des circulations horizontales et verticales de la maison dans un volume unique se développant en hauteur. Compte tenu du développement tout en longueur de la maison selon un axe nord-sud, il était impératif que cet espace se situe en position centrale de la maison et sur son côté Est pour laisser aux pièces habitables le privilège d’être orientée vers le sud ou l’ouest. En même temps cet espace de circulation, véritable articulation des volumes et  fonctions de la maison, devait être bien éclairé de manière naturelle or la façade Est donne sur un immeuble collectif qui possède une vue plongeante sur la propriété. Des ouvertures en façade Est du bouclier auraient eu pour effet d’interdire toute intimité à l’espace de circulation. Le traitement de la façade du bouclier en tôle métallique aveugle permet de bloquer les vues sur cet espace. L’éclairage naturel est assuré de deux manières différentes et complémentaires : par deux ouvertures verticales latérales crées par le décalage en plan du bouclier par rapport à la façade Est du bâtiment principal qui offrent en même temps des vues sur le jardin et la rue selon l’axe Nord-Sud et de manière zénithale par les façades ouvertes de l’édicule en terrasse créé par le débordement du bouclier en toiture. Ainsi, plus qu’une voile, la paroi métallique incurvée de la façade Est agît comme un bouclier protégeant le ventre mou de la maison constitué par son espace circulation et l’écheveau des circulations permettant l’accès aux espaces habités, des incursions visuelles de la ville qui l’encercle.
   Autre intérêt du bouclier, son débordement en partie haute du bâtiment principal au dessus du toit terrasse créé sur un bâtiment essentiellement parallélépipèdique un effet ponctuel de toiture en pente particulièrement intéressant pour les constructions devant être réalisées dans un environnement dans lequel l’architecture traditionnelle est dominante.

Enki signature°

le 24 mai 2014

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Toponymie : les toponymes Madeleine et Mandallaz…

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   Dans deux articles précédents consacrés aux noms de lieux en dol  (c’est  ICI et aussi ICI ), nous avions désigné les toponymes Madeleine repérés en bordure de l’Arve dans la cluse de Bonneville comme des dols celtiques auquel aurait été ajouté un préfixe ma(n)- auquel nous ne pouvons, pour le moment, que formuler des hypothèse (peut-être dans certains cas, le celtique maen- : « sommet, montagne », breton mene ou un préfixe qualificatif restant à définir).

    Le plus souvent, les ouvrages consacrés à la toponymie continuent d’expliquer de manière exclusive les noms de lieux type Madeleine par la référence au prénom féminin Madeleine, issu de l’araméen Magdalena, « originaire de Magdala », où Magdala signifie « La Tour ». Comme Saint Lazare et sa soeur Sainte Madeleine étaient les protecteurs des lépreux, certains de ces toponymes rappellent la présence d´une léproserie ou d´une maladière. C’est ainsi que sont expliqués les nombreux toponymes suivants:

  • La Madeleine, pâturage (Val de Moiry, Grimentz, district de Sierre, Valais) ; 
    La Madeleine, hameau près d´une ancienne maladière, et Ruisseau de la Madeleine (Cornier, Faucigny, Haute-Savoie) ; 
    La Madeleine, apud Magdalenam en 1436, La Magdeleine-de-Varambon en 1743, hameau (Varambon, Bresse, Ain) ; 
    Rue de la Madeleine (Genève) ; 
    Plaine Madeleine, lieu-dit (Chandolin, Val d´Anniviers, Valais) ; 
    Col de la Madeleine, 1984m, entre la vallée de la Maurienne et la Tarentaise (Savoie, France) ; 
    Les Rayons de la Madeleine, sommet, 3051m (Alpes Pennines, Bourg-Saint-Pierre, district d’Entrepont, Valais et vallée d´Aoste) ; 
    Sex des Madeleines, parois (Hérémence, district d´Hérens, Valais) ; 
    La Magdeleine, commune et village dont le nom vient d´un oratoire dédié à Sainte Marie-Madeleine (Vallée d´Aoste). 

     Je veux bien croire qu’en cas de présence d’un oratoire ou une église consacré à Sainte-Marie-Madeleine, d’une léproserie ou maladière, la référence à cette sainte soit justifiée mais pourquoi une zone naturelle qui n’aurait possédé aucun des établissements de ce type et dont les caractéristiques naturelles seraient celles d’un dol celtique devrait-elle obligatoirement y référer ?    

      Il nous semble aujourd’hui que l’on peut ajouter à la liste des dols celtiques certains toponymes du type  Mandallaz dont nous connaissons quelques exemples en Haute-Savoie.

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–––– les toponymes Mandallaz dans le massif préalpin de l’Est d’Annecy ––––––––––––––––––––

La Mandallaz vue depuis le village de Quintal (photo empruntée au site  http://www.annecy-ville.fr)

    J’ai longtemps cru que le nom de lieu Mandallaz provenait du latin amendola, amande, car en géologie on parle quelquefois de formations géologiques « en amande » pour désigner des éperons rocheux en saillie. C’est de l’ancien français amandolier, « amandier » issu du même mot latin que l’on explique les toponymes Mandolire, Mandrolaire, Mandrolière :

  • Route de Mandolire (Veyras, district de Sierre, Valais) ;
  • Mandrolaire, vigne de l´Amandoley en 1554, lieu-dit, vignes (Arnex-sur-Orbe, district d´Orbe, Vaud) ;
  • La Mandrolière, maisons isolées (Plateau des Glières, le Petit-Bornand-les-Glières, Faucigny, Haute-Savoie). 

   Le toponymiste Constantin donnait pour Mandallaz quand à lui une autre signification faisant dériver le terme de l´ancien français muer, « remuer », du latin mutanda, du verbe mutare, « mouvoir, déplacer » et sont synonymes de remue, « petit chalet d´alpage », en patois savoyard muanda, « chalet » et en occitan « alpage que parcourait les troupeaux durant l’été » 

De là proviendrait l’origine des noms de lieux  :

  • Mandallaz, Mandaz, Mande, Mandellerie, Mandelon, 
  • Mandettaz, Mandette, Mandollaz, Mendey, Meude, 
  • Meudes, Moendaz, Muenda, Muets.
  • Mandaz, alpage (Valtournenche, vallée d´Aoste) ; 
  • La Mande, grand alpage (Champagny-en-Vanoise, Bozel, Vanoise, Savoie) ;
  • La Meude, pâturage (Vallon de Van, Salvan, district de Saint-Maurice, Valais) ; 
  • Les Meudes, alpage (Roselend, Beaufortain, Savoie) ; 
  • Aiguilles de la Grande Moendaz, nom monté, Chalet de la Petite Moendaz (Saint-Martin-de-Belleville, Tarentaise, Savoie). 
  • Muenda, alpage (Région du Grand Saint-Bernard, vallée d´Aoste). 

Avec le suffixe collectif -ey

  • Mendey, alpage (Gignod, vallée d´Aoste). 

Avec le suffixe dimutif -ette

  • Pointe de la Mandette, sommet, nom monté d´une maison d´alpage des Hautes-Alpes (Valloire, Maurienne, Savoie). 

Avec le suffixe diminutif patois -ettaz

  • La Mandettaz, alpage (Bonneval-sur-Arc, Haute-Maurienne, Savoie).

Avec le suffixe -erie

  • La Mandellerie, maisons isolées (Manigod, Bornes-Aravis, Haute-Savoie). 

Avec le suffixe diminutif -on

  • Mandelon, Mandalon en 1906, alpage, et Pointe de Mandelon, 2559m (Hérémence, district d´Hérens, Valais). 

Avec le suffixe diminutif patois -allaz

  • Mandallaz, hameau, et Montagne de Mandallaz, colline boisée (La Balme de Sillingy, Annecy, Haute-Savoie) ; 
  • Pointe de Mandallaz ou les Trois Aiguilles, 2077m (Chaîne des Aravis, Haute-Savoie) ; 
  • Mandollaz, hameau (Nus, vallée d´Aoste). 

Et peut-être de même origine : 

  • Tête des Muets, sommet, 2075m (Chaîne des Aravis, Haute-Savoie).

Pointe de la Mandallaz, aiguille de Manigod, tête de l’Aup et Rouelle. Au 1er plan, la pointe d’Orsière et la Riondaz

Pointe de la Mandallaz, aiguille de Manigod, tête de l’Aup et Rouelle. Au 1er plan, la pointe d’Orsière et la Riondaz (avec l’aimable autorisation du site AltitudeRando, c’est ICI)

Lieux-dit Mandallaz près d'Annecy
Si cette explication me semble plausible pour les lieux qui constituent des zones d’alpage et de « remue », en particulier la Pointe de Mandallaz située dans le massif des Aravis, elle me semble inadaptée pour les lieux situés à faible altitude et pour les lieux d’altitude ne comportant pas d’alpages. Une reconnaissance sur le site de la Montagne de Mandallaz au-dessus d’Annecy, site rocheux et boisé montre qu’il n’a jamais pu servir de zone d’alpage et que l’altitude des terrains découverts qu’il surmonte (770 m) permet l’habitat permanent. Il existe d’autre part sur le flanc ouest de cette Montagne un hameau nommé Mandallaz implanté en bordure d’une zone marécageuse, avec indication de la présence d’un étang, dont les rives courbes sont occupées aujourd’hui par des prairies. Manifestement, on est dans ce cas de figure devant un dol qui a donné son nom au hameau qui s’y est implanté, peut-être man-dol, le « dol de la montagne », nom qui a ensuite été utilisé pour nommer la montagne qui le surplombait. Très souvent, en montagne, le nom donné à la montagne est celui du lieu, habité ou remarquable par ses caractéristiques  physiques, situé à ses pieds.

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Toponymie : la chasse aux dols en Arpitanie et ailleurs…

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l’Arpitanie

Francoprovencal-Arpitan-Map*Arpitanie : terme désignant l’aire linguistique à cheval sur plusieurs pays européens ayant  la langue romane arpitane en commun, c’est à dire le franco-provençal. L’aire géographique est constituée des provinces française du Lyonnais, du Forez, du Mâconnais, de Bresse, de Savoie, de Franche-Comté et du Dauphiné, les cantons de la Suisse romande, le Val d’Aoste et une partie du Piémont en Italie. Il est également employé dans deux petites localités des Pouilles, Faeto et Celle di San-Vito, vestiges d’une ancienne colonie suisse.  Au nord de cette aire se trouve une zone mixte où les parlers sont intermédiaires entre le français et le francoprovençal : Chalonnais, Franche-Comté, Jura suisse. Précisons que jusqu’à l’invasion romaine menée par Jules César, cette région était terre celtique occupée par un peuple celtique du nom d’Allobroges, « les gens d’ailleurs » de allo « étranger » et broga, « peuple » et que de nombreux noms d’origine celtique se sont maintenus dans la langue arpitane et dans les noms de lieux.

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Dahu par Philippe Semeria    Vous avez sans doute entendu parler du « dahu » ou « dahut », cet animal mythique de Haute-Savoie dont deux pattes latérales sont plus courtes que les autres pour pouvoir se ternir droit sur les pentes des montagnes que des Savoyards facétieux proposent de chasser à des touristes naïfs… Eh bien, je vous invite à chasser le dol en Arpitanie, c’est à dire dans la région montagneuse anciennement de civilisation et de langue celtique à cheval sur trois pays : la France, la Suisse et le nord de l’Italie (Val d’Aoste). Rien à voir avec la chasse au dahu, cette chasse est tout à fait sérieuse puisqu’elle concerne la recherche de nom de lieux bâtis sur le radical « dol » qui signifie  « courbe », « méandre » et par extension « terre cultivée en bordure d’une rivière ».
     Pour en savoir plus sur le toponyme « dol » vous reporter à l’article de ce blog intitulé : « Toponymie : histoire de dol ou naissance d’une passion », c’est ICI.

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–––– Lieu-dit Dollay à Groisy (Haute-Savoie) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

       Je commençais donc sur le tard une nouvelle carrière de « limier » en me lançant dans la traque des « dol » de ma région. Je commençait tout naturellement par la haute-Savoie et la région d’Annecy. Mes armes ? les livres de Falc’Hun et de quelques autres toponymistes,  les cartes IGN au 1/25.000e de la région d’Annecy que j’avais déjà complétées par d’autres commandées à l’IGN. Je consultais également à la Bibliothèque d’Annecy quelques ouvrages anciens sur la toponymie et en particulier le dictionnaire toponymique de la Haute-Savoie élaboré au XIXe siècle par l’érudit Charles Marteaux qui offrait l’intérêt de présenter un grand nombre de lieux classés par ordre alphabétique. Si des « dol » existaient, ils devaient apparaître dans ce document soit au grand jour à la lettre D, ce qui aurait été presque trop facile, soit sournoisement camouflés à l’intérieur d’autres mots derrière des préfixes pour ne pas être découverts. Certains, encore plus malins – Falc’Hun l’avait bien montré – avaient pu, en profiter de l’usure du temps et modifier de manière importante leur aspect extérieur en n’apparaissant plus sous leur forme première.

    C’est le cœur battant, porté par la foi et l’enthousiasme du néophyte, que j’engageais mes premières enquêtes sous le regard interrogateur et même un peu inquiet de ma famille qui ne comprenait pas l’intérêt que pouvait représenter la recherche de mots compliqués compris par personne et qui d’ailleurs n’intéressaient plus personne… Si je m’étais livré à la pratique de l’orpaillage dans le lit du Chéran, ils auraient trouvé cela tout aussi fou, mais au moins cette action aurait été légitimée par un but utilitaire.

lieu-dit Dollay à Groisy (Haute-Savoie)lieu-dit Dollay à Groisy (Haute-Savoie)

     La chance a voulu que je découvris rapidement ma première pépite. Je n’en ai eu aucun mérite, celle-ci se trouvait bien visible, totalement à découvert, à quelques km d’Annecy en bordure du torrent la Fillière dans sa traversée de la commune de Groisy. Au lieu-dit Le Plot, au carrefour de deux vallées, la Fillière, en provenance de la vallée de Thorens, a un cours méandreux et reçoit les eaux du ruisseau le Daudens. Le lieu apparaît encaissé  entre les pentes boisées du relief à l’exception d’une étroite bande plate qui suit le cours de la filière sur laquelle s’est développé le hameau du Plot et du secteur situé au confluent des deux cours d’eau, constitué d’une zone plate sur laquelle les hommes se sont installés. La carte IGN fait apparaître sur les premières pentes situées au Nord-Est du site un petit groupe de constructions dénommé Dollay et plus près du lit de la Filière, à l’intérieur de la zone alluvionnale formée par l’un de ses méandres, une indication « ancien moulin » sur un groupe de constructions qui s’avéra après recherches se nommer « le moulin Dollay ». Ce site répondait de manière complète aux critères posés par Falc’Hun pour définir un dol : zone plate accompagnant le méandre ou la rive d’une rivière, installation humaine située sur les premières pentes pour se protéger des crues et peut-être aussi pour ne pas empiéter sur l’espace cultivable.

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    En me reportant au « Répertoire des noms de lieux de l’arrondissement d’Annecy établi d’après le cadastre de 1730 », je constatais que tel n’était pas l’avis de Charles Marteaux qui faisait découler le lieu-dit Dollay, Doulay à Groisy, avec moulin sur la Fillière du nom d’homme avec diminutif Dollet hérité du nom d’homme germanique Dodilus + ittum; (1523) Doleis, SF2, 500; Dolley, Pourpris.
   Charles Marteaux fait également référence à un autre toponyme intitulé Dolaine, Dholaine, Dolaine à Seynod, n. de Gouville : ? qui pourrait dériver du patois Dolênä, ou de terre à Dolin, issu du nom d’homme germanique Dodlenus, Dodlinus attesté par Longnon dans son Polyptique de l’abbaye de Saint Germain des Prés de 1895 ou bien Dodolinus, nom d’homme attesté au VIIe siècle et Dolinus.

    Mais je ne suis pas étonné, à l’époque de Charles Marteaux (1814-1892), architecte de son état, l’étude des langues celtiques en était à son balbutiement et l’on avait l’habitude de faire dériver presque systématiquement les noms de lieux de noms d’homme latin ou germanique

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–––– lieu-dit Crêt Dolet à Menthonnex-en-Bornes (H-S) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Crêt Dolet

    Les toponymes, c’est comme les champignons, lorsque l’on en trouve un il y a de fortes probabilités qu’en on trouve d’autres à proximité. J’examinais donc de manière détaillée la carte IGN au 1/25.000e du secteur. Aucun autre « dol » repéré le long des rivières et des ruisseaux mais à km à vol d’oiseau en direction du Nord-Ouest, je tombe sur un Crêt Dolet, nom d’une petite éminence arrondie dominant le village de Menthonnex-en-Bornes.

Il est courant que les toponymes initialement appliqués à des emplacements situés dans la vallée « montent » en altitude pour désigner le sommet qui les domine, j’examinais donc soigneusement les environs de mon éminence pour savoir si un « dol » était présent mais restais bredouille; par contre, à proximité immédiate, se trouvait un autre crêt, jumeau du premier, intitulé « Les Rondets ». A l’examen des courbes de niveau, cette éminence est elle aussi circulaire… Deux crêts de forme arrondie appelés l’un Dolet et l’autre Rondet… Or, que signifie « dol » en celte ancien sinon  » arrondi », « courbe » qui est la forme prise par les méandres des rivières. On peut donc penser que le lieu a été primitivement dénommé dol, « le rond » par les paysans gaulois ou bien doletum, « lieu où il y a des dols » lors de la période romaine au cours de laquelle le sens initial de dol était encore compris par les paysans gallo-romains. Par évolution naturelle du nom selon les lois de la phonétique, le mot doletum est devenu dolet, mais le sens original n’était déjà plus connu, d’où la décision prise, de nombreux siècles plus tard, lorsque les paysans locaux ont de nouveau souhaiter donner un nom compréhensible et évocateur à ces deux éminences de forme arrondie qui dominaient leur village d’utiliser un nom de leur langue romane qui exprimait cette rotondité :  Les rondets. Le crêt dolet n’était donc plus qu’un vestige incompris de l’ancienne langue qui s’est maintenu dans les mémoires et le langage telle une ruine antique se dressant dans le paysage.
     J’ai rencontré ultérieurement le même phénomène aux environs de Lyon où deux collines voisines ont pour appellation deux noms différents, l’une celte, l’autre latine pour désigner un même végétal qui y poussait en abondance.

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–––– toponymes en dol dans la cluse de Bonneville ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Lieux-dit Delu, Doucet & Madeleine   A Treize kilomètres de Groisy, sur les communes de Cornier et de Scientrier, on trouve plusieurs toponymes qui pourraient s’apparenter à des « dols » celtiques.
   Précisons que dans la cluse de Bonneville, l’Arve entre les verrous de Cluses et de Belle-Combe divaguait dans le passé dans une plaine constituées terrasses alluvionnaires jusqu’au moment où au XIXe siècle ses rives ont été canalisées. Les terrains bordant la rivières, sujets à des inondations fréquentes étaient utilisées occasionnellement pour la pâture mais les terrasses surplombantes, très fertiles, à l’abri des inondations, étaient cultivées.
   Ce pourrait être l’origine de toponymes en dol tel le lieu-dit la Madeleine, hameau de plaine lové dans la courbe d’un ruisseau homonyme (ruisseau de la Madeleine) et dont le nom n’a rien à voir avec la Marie Magdalena de la Bible à laquelle certaine églises sont dédiées. Le lieu dit voisin Les Diezs désigne peut-être lui aussi un ancien dol (un ancien dol-ia, « lieu où il y a un dol » ?).
    On retrouve un ruisseau de la Madeleine affluent de l’Arve sur sa rive droite, sur les communes d’Ayse et de Bonneville. Là également, on peut imaginer que le nom est passé du dol situé en bordure de l’Arve au ruisseau qui le traversait.
   En quittant Cornier et en se dirigeant vers le nord, un peu avant le verrou de Bellecombe où la route menant au Chablais traverse l’Arve, on trouve, juste avant le pont, et sur des terrains plats dominant une courbe de la rivière et au pied de l’éminence boisée portant les ruines d’un château, un lieu-dit Delu correspondant exactement aux critères définie spar le toponymiste Falc’Hun. A proximité immédiate, on trouve deux toponymes qui renforce cette hypothèse, les noms de lieux Doucet et bois de Doucet qui selon la théorie défendue par Falc’Hun proviendraient d’un ancien celtique « Dol coet » ou dol du bois, attesté encore aujourd’hui par la présence effective de bandes boisées.

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–––– le point du vue d’autres toponymistes ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

G.R. Wipf
Pour G.R. Wipf, dans son ouvrage « Noms de lieux des pays franco-provençaux », 1982 (édition des Imprimeries réunies de Chambéry), le radical dol, qu’on trouve dans des noms de lieux, de montagnes et de rivières, a trois origines différentes :

  • d’une part, une forme du radical celtique *dol qui aurait eu primitivement le sens de « table » (breton dol, « table » qui a donné dolmen, « table de pierre ») et qui aurait servi à nommer des monts au sommet aplati, tels que, par exemple, la Dôle dans le Jura.
  • une autre forme du même radical *dol, relevé par Falc’hun, au sens de « méandre », éventuellement « île » et qui est corroborée pour la région franco-provençale par des noms de lieux liés à des méandres : Dolomieu (Isère), Champ-Dollon (Genève), Champdolent (canton de Vaud; Champdollen au XVe siècle), plusieurs Chandolin (Vaalis), Doucy-en-Bauges (Savoie, de Dolciaco au XIIIe siècle : « forêt du méandre ») et Doucy-en-Tarentaise (Savoie; de Dauciaco au XIIIe siècle, même sens).
  • un radical préceltique *dor- qui est peut-être à l’origine du dur celtique « eau » et qu’on retrouve lié à des hydronymes et à des oronymes dont la mutation la plus courante est r/l et qui serait à l’origine d’un certains nombre de noms de rivières et de montagnes en dol : dor > dol. Tel serait le cas des rivières Dolon (Isère) et Doleure   (Isère/Drôme) qui ne paraissent pas particulièrement sinueuses, des monts Dolent et Dolin et de la commune de Doussard (Haute-Savoie; curtem Dulciatis au IXe siècle).

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Toponymie : histoires de dol ou naissance d’une passion…

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    La toponymie, (du grec tópos, τόπος, lieu et ónoma, ὄνομα, nom) est la science qui étudie les noms de lieux, ou toponymes en étudiant leur signification, leur étymologie, leur évolution dans le temps. Son champs d’application est vaste puisqu’il recouvre l’ensemble des noms de lieux habités (villes, bourgs, villages, hameaux et écarts) et l’ensemble des noms de lieux attribués aux espaces naturels non habités qu’il concerne le relief (oronymes), l’élément liquide (hydronymes). Il concerne également les noms attribués aux voies de communication  (odonymes, ou hodonymes), que les noms de lieux qui concerne des emplacements de surface restreinte (villa ou Ferme, ensembles immobiliers) : les microtoponymes.
     Avec l’étude des noms de personnes (anthroponymie), elle est l’une des deux branches principales de l’onomastique (étude des noms propres), elle-même branche de la linguistique.

     Mon intérêt pour cette discipline relève du hasard. Sur l’un des chantiers dont je m’occupais en Haute-Savoie, un endroit particulier du terrain connu sous le nom de « La Seigne » posait problème à cause des venues d’eau en provenance du sous-sol. Un géotechnicien avait été appelé à la rescousse et ce dernier, avant même d’entamer ses sondages, avait déclaré : « Avec un tel nom, on pouvait imaginer que le terrain serait chargé d’humidité sans même avoir à se déplacer sur place… » Surpris, je lui avait demandé de s’expliquer et il m’avait alors déclaré qu’en région Rhône-Alpes, les noms de lieux nommés La Seigne ou La Saigne étant souvent des lieux humides ou marécageux. Cette information m’avait vivement intéressé; ainsi donc, on pouvait, en étudiant sur une carte les noms de lieux déterminer certains caractères physiques de ces lieux. J’ignorais que les noms de lieux pouvaient également donner des informations utiles sur l’histoire de ces lieux, des populations s’y étaient succédées, des activités économiques qui y avaient été implantées.

    Quelques temps plus tard, durant mes vacances en Bretagne, je tombe chez un libraire sur un petit fascicule d’une cinquantaine de pages écrit par un certain François Falc’Hun dont le titre était : « Les noms de lieux celtiques – Nouvelle méthode de recherche en toponymie celtique ». En feuilletant l’ouvrage, je constate qu’il ne se limite pas à l’étude des noms de lieux bretons mais qu’il traite des noms de lieux de l’ensemble du territoire français avec un volet important concernant le territoire alpin. J’y relève un certain nombre de noms de lieux que je connaissais bien et pour lesquels je m’étais interrogé sur leur origine et leur signification. Falc’Hun proposait pour expliquer ces noms une origine celtique. Ainsi donc les Celtes que je croyais jusque là circonscrits à l’Europe du nord avaient occupé le massif alpin et auraient laissé de nombreuses traces au niveau de la toponymie. J’achetais le fascicule et deux autres ouvrages de Falc’Hun : « Les noms de lieux celtiques – Problèmes de doctrine et de méthode – Noms de hauteurs » (Editions armoricaines à rennes) et « Les noms de lieux celtiques – Vallées et plaine » (Slatkine). Je ne devais pas regretter ces investissements…

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le chanoine François Falc'Hun (1909-1991)le chanoine François Falc’Hun (1909-1991)

     François Falc’Hun était un prêtre catholique de langue maternelle bretonne, qui par son origine, s’était consacré à l’étude de la linguistique et la phonétique bretonnes. Il a enseigné ces disciplines aux Universités de Rennes et de Brest et écrits sur ces sujets de nombreux ouvrages. Il expliquait sa vocation par son enfance bretonnante :   « Le breton a été la seule langue que j’ai parlée et comprise jusqu’à 8 ou 9 ans, […] je n’ai jamais cessé de la pratiquer et il ne s’est guère passé d’année où elle ne soit redevenue ma langue la plus usuelle durant une période variant de quatre à douze semaines. J’en ai commencé l’étude raisonnée dès l’âge de quinze ans, au collège de Lesneven, sous la direction du chanoine Batany, auteur d’une thèse sur Luzel, à qui je dois sans doute ma vocation de celtisant« .

     Son intérêt pour la toponymie relevait d’un concours de circonstances : en 1933-1934, il se trouvait en convalescence dans les Alpes-Maritimes dans la commune de Thorenc, sur les rives de la Lane, au pied de la montagne de Bleyne. Il devait y effectuer un nouveau séjour en 1959-1960 pour les mêmes raisons. C’est lors de ces séjours qu’il s’aperçut que de nombreux toponymes alpins, incompréhensibles pour les habitants et les érudits locaux, prenaient sens lorsqu’on les interprétait à partir des langues celtiques. Il devait utiliser la même démarche pour l’étude d’autres toponymes du territoire français et à l’étranger.

     A partir des hypothèses et des conclusions auxquelles François Falc’Hun aboutissait, je me suis amusé durant plusieurs années à rechercher, d’abord sur le territoire rhône-alpin pris au sens large, en intégrant la suisse romande et le Val d’Aoste, et par la suite sur l’ensemble du territoire français, à l’occasion de mes déplacements, des exemples qui corroboraient ses thèses.

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–––– les toponymes établis sur la racine ou la base *dol –––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Concernant cette base *dol, Falc’Hun se réfère aux travaux d’un spécialiste de la langue galloise, Sir Ifor Williams (1881-1965) qui dans un petit livre intitulé Enwau Lleoedd (Noms de lieux) explique ainsi le sens de dol ou dolen en gallois :

     « Quand une rivière coule en terrain plat, elle n’est guère pressée, mais erre nonchalamment d’un côté à l’autre en décrivant des boucles, dolennau, ce qu’exprime le verbe gallois ym-ddolennu (qu’on ne saurait bien traduire en français que par le néologisme « se méandrer »). Voilà pourquoi on appelle ces boucles dol-au, « des méandres ». Puis le mot dol s’est appliqué tout naturellement à la terre presque entourée par la boucle de la rivière.(…)
      Tout le monde sait ce qu’est une île (en gallois ynys, en breton entez, enezen) dans la mer, entourée d’eau; on trouve aussi des îles qu’entoure l’eau des rivières ou des marais. mais les dols au bord d’une rivière, les terrains plats au bord de l’eau, on les appelle aussi des îles. En Irlande, unis (prononcer inich) est le mot qui correspond au gallois ynys; on l’emploie dans le même sens et Joyce dit : « le holm ou prairie basse et plane le long d’une rivière est habituellement appelé inch par les anglophones du sud. » On emploie holm en anglais dans le même sens, pour le même type de prairie et aussi pour une île dans la mer. »

Au pays de Galles, une île entre deux bras de la rivière l’Aeron s’appelle Dolau. Au sud de Lampeter, un village situé au milieu de prairies bordant les méandres de la rivière Teifi a pour nom Dolau-gwyrddon, « les méandres verts ». Cette configuration correspond au cas de nombreux lieux portant le nom de dol sur le territoire français.

Capture d’écran 2013-09-21 à 22.48.19

  Au Pays de Galles, aux abords de la rivière Teifi, on compte trois lieux-dits en dol situés à proximité immédiate de deux méandres très prononcés de la rivière : le village appelé Dolau-Gwyrddon, « les méandres verts », implanté dans la plaine bordant la rivière et traversé par un ruisseau secondaire et deux hameaux appelés dolgwm : dolgwm Isaf (dolgwm bas) situé au pied d’une colline et dolgwm uchaf (dolgwm haut) sur les pentes supérieures. (A ce propos, quelqu’un pourrait-il me communiquer la signification de gwm ?). A noter l’appellation Cefn Bryn qui signifie « l’éperon du mont » (cefn signifie « colonne vertébrale » en celtique gallois et Bryn, « éminence ») et possède en France des correspondants issus du celtique : les Cévennes, chaîne de montagne composée d’éperons montagneux et Bron ou Bren qui s’appliquent à des lieux avec collines.

   Capture d’écran 2013-09-21 à 23.39.58Falc’Hun relève que toujours au Pays de Galles, on trouve un Dolau-Cothi le long de la rivière Afon Cothi et un Ynysau-ganol, « les îles du milieu », puis Ynau-isaf, « les îles d’en bas ». Au confluent de la même rivière avec l’un de ses affluents, l’Afon Marlais, on trouve un Ynys-dywell, « l’île sombre » et un  Dolau-gleision, « les méandres verts ». les villages bâtis près de ce confluent occupent les dernières pentes d’une butte surplombant celui-ci pour se mettre à l’abri des inondations. C’est une situation identique que l’on trouve en France pour le village de Bardouville perché sur un promontoire dominant les boucles de la Seine ou voisine pour le site des Iles-Bardel dans le Calvados voisin de deux hameaux appelés La Bardellière. Bardouville signifierait donc « le village du mont du dol »… par ajout au Moyen Âge à la suite d’une implantation du mot ville au nom de lieu existant déjà et d’origine celtique *Bardol, « le mont du dol » qui désignait la hauteur dominant le méandre de la Seine.

     Dans la même logique Falc’Hun relève également que l’on trouve dans toute la Haute-bretagne des lieux dominant une vallée basse en forme de fer à cheval portant les noms de Le Bardoux, le Bardoul, le Bardol, le Bardel, le Bardeau, la Bardouère, la Bardoulais, la Bardolière, la Bardelière, la Bardoulière, la Bardoullière, la Bardouillère qui logiquement, compte tenu de la configuration des lieux devraient être des barr-dol, c’est à dire des « sommet du méandre ». Ailleurs en Bretagne, Dol est bâti sur un socle rocheux qu’enserre à moitié une rive du Guioult. Mont-Dol serait une traduction d’un ancien Menez-Dol, « la montagne de Dol » (Menez en breton signifie « mont, sommet ») car le lieu domine le marais situé à proximité de la ville de Dol. Dans le Jura, la ville de Dole est située dans un méandre du Doubs qui se divise en amont et en aval en plusieurs bras.

Falc’Hun explique encore le nom des communes de Douillet (Sarthe), Deuillet (Aisne), Duilhac (Aude), Douilly (Somme), Andouillé en Mayenne (Andoliaco en 802) et Andouillé (Ile-et Vilaine) par un ancien adjectif gaulois doliacos qualifiant un site où il y avait un dol affublé dans certain cas du préfixe an- qui serait l’article gaulois identique à celui de l’irlandais et du breton. Doulaize (Doubs) s’expliquerait par un ancien dol-ia, « endroit où il y a un dol » de la même manière que Planaise (Savoie) et Planèzes (Pyrénées Orientales) seraient des anciens plan-ia, « endroit où il y a un plan, une plaine ». Doullens (Somme), Dollendorf en Rhénanie allemande, Dollon (Sarthe), Doulon (Loire-Atlantique), Dolancourt (Aube) serait la version continentale du gallois dolen et sa variante dolan, de même que Piolenc dans le Vaucluse (Poiodolen en 998).

Une variante dal de dol (anglais dal et allemand Tal) expliquerait les noms de lieux en dal : Dallon (Aisne), Dallet (Puy-de-Dôme), Daluis (Alpes-Maritimes), Dalou (Ariège) et Andalo (Lac de Côme) accompagné de l’article gaulois.

Enfin le radical dol servirait également à nommer les rivières qui serpentent de la même manière que celles-ci sont parfois nommées la Serpentine (Jura), la Couloubre (couleuvre), les rivières à dol sont nommées Dolon (affluent du Rhône entre Vienne et Tournon), la Doulonne (petit affluent du Doubs), la Dolive (Saône-et-Loire), la Deule (Nord), l‘Eau d’Olle (Isère), le Doulou (petit affluent du Lot).

La Doulonne qui serpente - crédit Michel photosLa Doulonne qui serpente – crédit Michel photos

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illustre illustrateur : Lynd Ward, graveur sur bois expressionniste – le roman sans paroles Vertigo (1937).

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Lynd Ward (1905-1985)

Lynd Ward (1905-1985)

     Lynd Kendall Ward était un artiste américain et conteur, connu pour les six séries de « romans sans paroles » utilisant le procédé de la gravure sur bois, de ses trois livres d’images pour enfants et ses illustrations pour quelques deux cent livresSes romans sans paroles ont fortement influencé le développement de la bande dessinée. Il a également pratiqué l’aquarelle, la peinture à l’huile, le dessin à au pinceau et à l’encre et la lithographie. Il est né en 1905 à Chicago d’un père anglais de religion méthodiste émigré aux Etat-Unis en 1891 après avoir lu le livre Aspects sociaux du christianisme écrit par l’économiste progressiste Richard Theodore Ely et d’une mère américaine née dans le Missouri. Peu de temps après la naissance, il est atteint de  tuberculose ; ses parents l’emmènent alors au nord de Sault Sainte Marie au Canada pendant plusieurs mois pour récupérer. Il récupère en partie mais souffrira des séquelles de cette maladie tout au long de son enfance. Dans l’espoir d’améliorer sa santé, la famille déménage à Oak Park, Illinois où son père deviendra pasteur à l’Église méthodiste épiscopale Euclid Avenue. Ward a été tôt attiré par les activités artistiques et a décidé de devenir un artiste après que l’un de ses professeurs lui ait fait découvrir que son nom écrit à l’envers signifiait « draw » (dessiner). Ward étudiera par la suite les beaux-arts à Columbia Teachers College à New York. Il se marie le 11 Juin 1926 avec Mai Yonge McNeer, une future journaliste, peu de temps après avoir obtenu leurs diplômes, et partent en Europe pour leur lune de miel. Ils s’installeront un an en Allemagne, à Leipzig, où Ward suivra des cours à l’Académie nationale des arts graphiques sous la direction des professeurs  Alois Kolb pour la gravure, Georg Alexander Mathey pour la lithographie et  Hans Alexander Theodore Mueller pour la gravure sur bois. Ce dernier exercera une influence déterminante sur la suite de son œuvre. Ward sera également fortement influencé par le travail de l’artiste flamand graveur sur bois Frans Masereel illustrateur de nombreux romans et notamment son « roman sans parole » Mon Livre d’Heures. Lynd Ward - autoportrait, 1930   De retour aux Etats-Unis en 1927, ses productions artistiques éveillent l’intérêt des éditeurs de livres et une première commande lui est confié en 1928 pour illustrer un conte de Dorothy Rowe : le cerf mendiant : contes des enfants japonais pour lequel il exécutera huit dessins au pinceau. Sa femme Mai a collaboré avec lui pour cette production et écrira en 1929 un autre livre de contes japonais, Prince Bantam qui sera également  illustré par Ward. D’autres illustrations ont été exécutés à l’époque pour le livre pour enfants Little Blacknose de Hildegarde Swift, et le livre de poèmes Ballad of Reading Gaol d’Oscar Wilde.     Après avoir découvert l’œuvre de l’artiste allemand Otto Nückel « Destin » (1926), Ward décide de créer son propre roman sans paroles « Homme de Dieu » qui sera publié en 1929 par Smith & Cap, une semaine avant le krach de Wall Street; au cours des quatre années qui suivront, plus de 20.000 exemplaires de l’ouvrage seront vendus. Il réalisera par la suite cinq autres de ces œuvres : tambour de fou (1930), pèlerinage sauvage (1932), Prélude à un million d’années (1933), Romances sans paroles (1936) et Vertigo (1937). Au total,  Ward illustré plus d’une centaine de livres pour enfants, dont plusieurs avec la collaboration de sa femme, Mai McNeer. À partir de 1938, Ward a fréquemment illustré les productions de la société d’éditions « the Heritage Limited Editions Club’s series of classic works ». Il était bien connu pour les thèmes politiques de son œuvre, abordant souvent des questions du travail et de classe. En 1932, il fonde Equinox, une coopérative de presse. Il a été membre de la Société des Illustrateurs, de la Society of American Graphic Arts, et de  la National Academy of Design. Il a pris sa retraite en 1979 à son domicile de Reston, en Virginie où il est décédé le 28 Juin 1985, deux jours après son 80e anniversaire.

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Lynd Ward - Vertigo, 1937

Vertigo, la jeune fille

Vertigo, 1937 : une satire sociale.

    Vertigo est le chef-d’œuvre incontesté de Ward, un roman épique sur le thème de l’individu pris dans la spirale de économie américaine en perdition des années trente. Composé de 230 bois gravés, il a demandé deux ans de réalisation, il est l’aboutissement d’une démarche commencée en 1929 avec la publication et le succès du premier roman sans paroles créé par Ward, la série God’s Man. Vertigo met en scène une jeune violoniste, son fiancé malheureux et un vieux magnat des affaires. Vertigo est divisé en trois histoires : la première, « The Girl », présente la vie d’une jeune violoniste de 1929 à 1935, la seconde, « Mr Ederly », présente une année de la vie d’un magnat de l’industrie âgé, la troisième, « The Boy », présente une semaine au cours de laquelle le petit ami de la jeune fille descend aux Enfers. Trois existences apparaissent ainsi interconnectées. Les images montrent comment a jeune femme et le garçon souffrent du fait des décisions du vieil homme et de la manière dont celui-ci vit du sacrifice des deux amants.

Lynd Ward - Vertigo, le carrousel, 1937

Le Carroussel

la déclaration    

  Après l’obtention de leurs diplômes de fin d’étude, elle caresse le projet de devenir violoniste soliste, lui désire être architecte de la ville nouvelle où poussent les gratte-ciel. Les deux jeunes gens se déclarent mutuellement leur flamme dans une fête foraine après que le jeune homme ait offert un anneau de fiançailles à la jeune fille mais, de la même manière que cette fête subit l’assaut d’un orage estival, leurs projets se briseront contre la grande dépression d’octobre et la tempête financière qui a suivi. Le jeune garçon qui cherchait un emploi dans le but de se marier sombrera dans la précarité et deviendra vagabond. Le père de la jeune fille, licencié, veut de suicider dans une escroquerie à l’assurance au bénéfice de sa fille mais sera sauvé par celle-ci mais deviendra aveugle. La jeune fille se retrouve en charge de cet homme et voit sa carrière compromise, elle devra vendre son violon et faire la queue aux soupes populaires. Quand au magnat de l’industrie, vieil homme solitaire qui tient dans sa main le destin de milliers d’êtres humains et qui, par quelques coups de téléphone, ordonnent vagues de licenciement, répression de mouvements de grève et complots politiques, il deviendra gravement malade mais sera sauvé in extremis par une transfusion sanguine dont le donneur est le jeune homme réduit pour survivre à vendre son sang... Le magnat est au sommet de la pyramide alors que c’est un vieillard mourant, les deux jeunes gens sont à la base, privés de tout espoir d’atteindre le rêve américain auquel ils avaient cru qui se révèle un leurre à l’instar des panneaux publicitaires que le jeune homme côtoie dans sa déchéance… L’histoire se termine de manière ambigüe en boucle, le jeune homme retrouvant la jeune fille dans une fête foraine mais la fête est amère. Le manège dans lequel ils se retrouvent n’est plus le carrousel dans lequel ils s’étaient déclarés leur amour mais un montagne russe où ils se voient emportés, terrorisés, à une vitesse vertigineuse vers le vide.

Lynd Ward - Vertigo, 1937

la jeune fille joue à son père devenu aveugle

Lynd Ward - Vertigo, 1937

les montagnes russes

     La plupart des « romans sans paroles » créés par Ward traitaient du sort d’individus piégés par des systèmes d’oppression et d’aliénation, ou par la pauvreté. Dans la plupart de ces romans, ces forces négatives étaient représentées de manière abstraite, mythique, ou même pas visible. C’est seulement avec la série tambour de Fou (1930) que le système d’oppression est désigné de manière plus claire. Dans Romances sans parole, l’horreur du monde des années 1930  était représentée dans les images terrifiantes, des rats ou des symboles mais c’est dans Vertigo que nous est donnée la représentation la plus complète et réaliste des victimes de la Grande Dépression en Amérique et des causes de leur situation. Les gravures de la série désignent sans ambigüité les puissants dont les actes sont à l’origine de la souffrance. Nous pouvons blâmer «le système» et nous devons le faire mais attaquer « le système » ne doit pas nous empêcher de dénoncer le comportement criminel des responsables.

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La main de Lynd Ward

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Vertigo, le pot-pourri
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Percy, Gordon, Mary, Claire et les autres au pays du Mont-Blanc ou le quator infernal – (1)…

 

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Jean-Antoine Linck - Vue de Genève depuis Cologny

Jean-Antoine Linck – Vue de Genève depuis Cologny

Francois Diday - Le Mont Blanc et l'Arve vus de Sallanches

François Diday – le Mont Blanc et l’Arve vus de Sallanches

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Percy et Mary Shelley, Byron et Claire Clairmont

Le quator infernal : Percy et Mary Shelley, Byron et Claire Clairmont°

    Entre le 10 juin et le 20 juillet 1816, le temps est exécrable au-dessus du lac de Genève. Des orages terribles se succèdent jour après jour, les roulements de tonnerre rompent le silence et les éclairs trouent le velours noir de la nuit. La température est anormalement basse pour la saison, il neige et il a même gelé alors que l’on est en plein été. Dans la grande et belle demeure que l’un d’entre eux a loué au bord du lac, quatre jeunes anglais à l’âme romantique s’évertuent à tuer le temps en imaginant des histoires fantastiques et lugubres. Le  plus âgé n’a que 28 ans, il est arrivé à Genève précédé d’une réputation sulfureuse de poète décadent et maudit, c’est le jeune homme qui a loué la villa, tout à la fois poète et Lord, George Gordon Byron. Avec lui se trouve un autre jeune poète de quatre années son cadet, Percy Bisshe Shelley, sa maîtresse, Mary Wollstonecraft Godwin âgée de 19 ans et la demi-sœur de celle ci, Mary Jane Clairmont plus connue sous le nom de Claire Clairmont, âgée elle de 18 ans, qui est devenue la maîtresse de Byron. Si deux d’entre eux, Byron et Shelley, sont déjà célèbres, l’une des jeunes filles Mary, qui deviendra Mary Shelley le sera bientôt après avoir écrit un roman qui connaîtra un immense succès. L’un des accompagnateurs de Byron, le sieur Polidori qui remplit pour celui-ci le double rôle de médecin et de secrétaire connaîtra également un succès littéraire avec un roman écrit au même moment. Ce que tous ces anglais ignorent, c’est qu’un volcan s’est réveillé quinze mois plutôt à plus de 11.000 km de là, sur une petite île de l’archipel indonésien, et que l’éruption terrible qui a accompagné son réveil  exercera une influence importante sur leur existence.

Vue de Genève et Mont-Blanc depuis Pregny, vers 1815/1820 - émail signé J-L Richter et A-J Troll.

Vue de Genève et Mont-Blanc depuis Pregny, vers 1815/1820 – émail signé J-L Richter et A-J Troll.

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Les protagonistes

Mary Wollstonecraft Godwin

20070418klplylliu_147.Ies.SCO   Née en 1797 à Somers Town, un faubourg de Londres, elle est la fille de la philosophe féministe Mary Wollstonecraft militante du droit des femmes et de l’écrivain politique William Godwin considéré aujourd’hui comme l’un des pères de l’anarchisme. Elle ne connaîtra jamais sa mère, morte de septicémie des suites de ses couches alors qu’elle n’est âgée que de onze jours. Mary idéalisera toute sa vie cette mère absente. Elle a alors une demi-sœur de trois années son aînée, Fanny Imlay, née d’une première liaison de sa mère. Son père se remariera quatre ans plus tard avec Mary Jane Clarmont qui a déjà un fils et est déjà enceinte sans que l’on sache aujourd’hui qui en était le père. Claire Clarmont naîtra en 1798 et sera donc la sœur cadette de Mary Wollstonecraft Godwin. Son père fera en sorte que Mary bénéficie d’une éducation étendue et l’encourage à adhérer à ses théories politiques libérales. En 1814, elle a alors 17 ans, Mary entame une liaison avec un ami et admirateur de son père, le poète Percy Bysshe Shelley. Shelley était alors alors marié avec Harriet Westbrook avec laquelle il avait eu une petite fille née l’année précédente, Lanthe Shelley, et Harriet était de nouveau enceinte. Le 26 juin 1814 ils se déclarent mutuellement leur amour sur la tombe de la mère de Mary au cimetière de Saint-Pancras, lieu où ils avaient l’habitude de se rencontrer secrètement. Shelley demande la main de la jeune fille à Godwin mais se heurte à un refus. Les tourtereaux décident alors de fuir et le 28 juillet le couple prend le chemin du continent en compagnie de Claire Clairmont, la demi-sœur cadette de Mary. Ils effectueront un voyage rocambolesque à travers la France en compagnie d’un âne, une mule ou sur une carriole et termineront leur périple à Lucerne en Suisse d’où ils devront regagner l’Angleterre par le Rhin en septembre 2014 par manque d’argent. Mary étant tombée enceinte durant le voyage, un bébé naîtra en janvier 2015, prénommé William, à peine quatre mois après la naissance de Charles, l’autre fils de Shelley, Harriet ayant accouché entre temps.

St Pancras Old Church et son cimetière. Au premier plan, la rivière Fleet, aujourd'hui souterraine.

St Pancras Old Church et son cimetière où les deux amoureux se retrouvaient. Au premier plan, la rivière Fleet, aujourd’hui souterraine.

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Percy Bysshe Shelley

5115-percy-shelley    Il est né en 1792 près d’Horsham dans le Sussex. Fils de baronet, il fait ses premières études à Brentford dans un établissement à la discipline sévère puis au collège d’Eton où son aspect fragile et efféminé en feront le souffre-douleur de ses camarades. Il se réfugie alors dans les études, la chimie, l’occultisme et l’écriture. Son premier roman, de style gothique, a été écrit à l’âge de seize ans suivi d’ouvrages de poésies. Etudiant à Oxford où il s’est lié d’amitié avec Thomas Jefferson Hogg, il en est exclu avec ce dernier pour avoir écrit et publié un pamphlet, la Nécessité de l’athéisme (1811). Renié par son père, il part pour Londres, où il s’entiche d’une jeune fille, Harriet Westbrook, qu’il enlève et épouse en 1811, il a alors dix-neuf ans et la jeune fille en a seize.. Un enfant naîtra de cette union en 1813, Lanthe. Ses écrits révolutionnaires (Declaration of Rights Dublin, 1812. et The Devil’s Walk (1812) lui attirent les foudres du gouvernement et l’oblige à se déplacer sans cesse pour éviter une arrestation. C’est durant un séjour en Écosse et au Pays de Galles qu’il il écrit son premier grand poème : la Reine Mab (1813). Mais le mariage avec Harriet se délite; séparé d’elle alors qu’elle est enceinte, il fait la connaissance, en mai 1814, des filles du philosophe Godwin qu’il admire et dont il est devenu l’ami. Il semble qu’il ait d’abord été attiré par l’aînée, Fanny, que Godwin éloigne prudemment de lui mais c’est finalement sur la plus jeune, Mary, alors âgée de 17 ans, qu’il jette son dévolu et avec laquelle il débute une liaison malgré l’opposition catégorique du père. Bravant l’hostilité de celui-ci, il l’enlève et s’enfuit avec elle et sa demi-sœur Claire Clairmont en France, puis en Suisse.

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Mary Jane Clairmont (1798-1879)

 Claire_Clairmont,_by_Amelia_Curran    Plus connue sous le nom de Claire Clairmont, elle est la fille que Mary Jane Vial Clairmont, la seconde femme du philosophe William Godwin,, a eu en 1798 d’une union précédente. Godwin l’a épousé quatre années après la mort de sa première femme, Mary Wollstonecraft, en 1801.  La petite Claire sera donc élevé au domicile familial en compagnie de ses deux demi-sœurs : Mary, la fille de Mary Wollstonecraft et de Godwin et Fanny Imlay, la fille que Mary Wollstonecraft avait eu d’une première liaison.
     Mary Jane Vial Clairmont, la nouvelle épouse de Goldwin avait tendance dans la famille à favoriser ses propres enfants et Claire fut par exemple la seule à prendre des cours de français qu’elle parlait parfaitement. C’était une jeune fille vive et jolie aux cheveux noirs et bouclés qui possédait un beau teint et des yeux noirs brillants. Elle était imaginative et émotive mais se laissait vite déborder par ses humeurs et ses impulsions. Elle possédait un vif sens de l’humour. Très bonne chanteuse et pianiste accomplie, elle était de bonne compagnie mais ne bénéficiait pas du talent du reste de la famille pour l’écriture. On peut se faire une idée de l’image qu’elle se projetait d’elle même en lisant l’annotation qu’elle avait écrit dans son journal lors de la lecture du Roi Lear : « Qu’est-ce que doit faire pauvre Cordelia – AMOUR ET SILENCE » et « Oh ! c’est vrai – L’AMOUR VERITABLE ne pourra jamais se montrer au grand jour – il courtise les clairières secrètes. » On s’est interrogé sur la nature des relations qui unissaient Claire Clairmont et Shelley; on sait que Shelley était un partisan de l’amour libre et qu’il avait proposé à son ami Hogg de « partager » Harriet mais celle-ci s’y était opposée. En faisant allusion à Mary et ClaireHogg parlait en plaisantant de « Shelley et ses deux femmes. » Les relations du trio ne pouvait que faire jaser d’autant plus près qu’après leur retour de leur première virée sur le continent, Claire a refusé de rejoindre ses parents et continué bizarrement à vivre avec sa demi-sœur et l’amant de celle-ci.

   Mais jouer le second rôle ne pouvait convenir à l’ambitieuse Claire Clairmont. Il lui fallait être l’égale de sa demi-sœur et pour cela, se trouver elle-aussi un amant de poète. Elle choisit le poète le plus célèbre et en même temps le plus décrié d’Angleterre, George Gordon Byron, qui incarnait l’image même du héros romantique et le poursuivit de ses assiduités, lui écrivant tous les jours, d’abord pour des prétextes futiles puis finalement pour lui déclarer son admiration et son amour. Byron alors déprimé par le scandale provoqué par l’échec de son mariage, sa liaison incestueuse avec sa demi-sœur Augusta Leigh et sa bisexualité a fini par céder et entama avec elle une liaison. Byron avait prévu de faire un séjour en Suisse pour fuir le climat délétère pour lui de l’Angleterre où il était accusé de sodomie et d’inceste, aussitôt la jeune femme exhorta sa sœur et Shelley de se rendre également en Suisse. Claire aurait voulu que sa liaison avec Byron  soit fondée sur l’amour et la passion romantique mais le poète n’eut jamais de véritables sentiments pour elle. Voilà ce qu’il disait au sujet de la jeune femme et sa présence en Suisse dans une lettre datée du 20 Janvier 1817.

«Vous savez sans doute que j’ai vu un jour surgir une étrange fille, qui s’était présentée à moi peu de temps avant que je quitte l’Angleterre, mais ce que vous ne savez pas, c’est que je l’ai retrouvée avec Shelley et sa sœur à Genève. Je ne l’ai jamais aimé, ni fait semblant de l’aimer, mais un homme est un homme, et si une jeune fille de dix-huit ans vient caracoler autour de vous à toutes les heures de la nuit, la suite se devine aisément… La conséquence de tout cela, c’est qu’elle est tombée enceinte et est revenue en Angleterre pour aider à peupler cette île désolée. » 

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la façade Ouest de Newstead-Abbey, 1813

la façade Ouest de Newstead Abbey (Nottinghamshire), 1813

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George Gordon Noel Byron

Lord Byron    Né à Londres en 1788, George Gordon, fils de John Byron, capitaine aux gardes, et de sa seconde femme Catherine Gordon de Gight, d’une famille d’Aberdeenshire descendant des Stuarts, n’a que peu connu son père, mort quand il avait trois ans mais qui avait eu le temps de dissiper la fortune de sa femme. Celle-ci se retira avec son fils à Aberdeen et y vécut pauvrement. C’est donc dans les montagnes de l’Écosse que Byron passa sa première enfance qui fut triste et maladive sous la coupe d’une mère au caractère aigri, capricieux et emporté qui l’accablait tour à tour de caresses et de mauvais traitements. C’est pendant cette période qu’il développa cette irritabilité et cette susceptibilité excessives qui figurent parmi les principaux défauts de son caractère. D’une beauté remarquable, il avait une démarche claudiquante à la suite d’un accident survenu à sa naissance et cette infirmité, quoique légère, fut pour lui une source constante d’amertume. Il connut son premier amour à l’âge de neuf ans et éprouva une seconde passion pour l’une de ses cousines, Margaret Parker âgée d’à peine treize ans mais qui mourut l’année suivante à la suite d’un accident. C’est à cette occasion qu’il composa ses premiers vers. En 1798, son grand-oncle William lord Byron décède et il hérite de la pairie, du domaine de Newstead-Abbey et d’une fortune. Sa mère l’envoya au collège de Harrow où il se fit remarquer par son indiscipline et sa haine de toute tâche imposée. À Newstead-Abbey, en 1803, à l’âge de quinze ans, il s’éprit d’une jeune fille du voisinage, Mary Chaworth alors âgée de dix sept ans qui lui préféra un autre. Le jeune Byron envoyé à Trinity College à Cambridge, se consola par de nombreuses amours et scandalisa bientôt l’Université par son indiscipline et ses frasques. C’est à Cambridge qu’il publia en 1807 son premier recueil de poésies Hours of Idleness, où il décrit ses passions précoces et fait preuve de scepticisme et de misanthropie. Il sortira diplômé de Cambridge en 1808 continuant de défrayer la chronique par ses nombreuses aventures scandaleuses En 1809, Le titre hérité de son grand-oncle lui permet de siéger à la Chambre des Lords où il rejoint l’opposition. La même année le jeune poète réplique aux critiques qui lui sont adressées par une satire, English Bards and Scotch Reviewers (1809) en s’attaquant à l’establishment. Las des débats parlementaires, il décide de partir pour une tournée de deux années dans les pays méditerranéens : Portugal, Espagne, Albanie, Turquie puis Grèce. Revenu en Angleterre en 1811, il se remet à l’écriture et publie en 1812 les deux premiers chants de Childe Harold’s Pilgrimage où il décrit ses impressions de voyage et ses propres aventures et qui obtint un immense succès : « Je me réveillais un matin, dit-il, et j’appris que j’étais célèbre. » Sa popularité s’accrut encore après le discours qu’il prononça à la Chambre Haute contre les mesures de rigueur prises par le gouvernement pour étouffer les émeutes d’ouvriers. De 1812 à 1814, d’autres publications : Giaour, Bride of Abydos, Corsair et Lara, augmentent sa notoriété. Byron devint alors l’idole de la jeunesse dorée de Londres. Sa production littéraire au cours de cette période met en scène de farouches et sombres personnages tourmentés par le remord ou le désir de vengeance. Il entretenait alors une relation étroite avec sa demi-sœur, Augusta Byron, qui tombe enceinte et donne naissance à une fille dont on le soupçonne d’être le père. Donnant l’impression de vouloir se ranger, il épouse alors, à l’étonnement de ceux qui le connaissent, Annabella Milbanke, la fille d’un baronnet du comté de Durham, qui s’était éprise de lui : « Elle est si bonne que je voudrais devenir meilleur ». Le mariage le rendit dans un premier temps heureux mais dès le mois de mars les époux allaient s’installer à Londres près de Hyde Park, et c’est là qu’éclata leur incompatibilité d’humeur. Lady Byron, jolie, intelligente, distinguée, mais imbue de tous les préjugés de la haute société britannique était dévote et faisait preuve d’une vertu hautaine et sans nuances alors que Byron professait le mépris le plus profond pour toutes les conventions sociales, la respectabilité et le dogme religieux. Excédé, il ne tarda pas à délaisser sa jeune épouse qui entre temps était devenue enceinte. En même temps, les problèmes financiers du couple s’aggravèrent du fait des libéralités du poète au point qu’il avait du, en novembre 1815, vendre sa bibliothèque et que les huissiers faisaient le siège de leur maison. Le 10 décembre 1815 Annabella accoucha d’une fille, Augusta-Ada, et le 6 janvier Byron, qui ne communiquait plus avec elle que par lettres, lui écrivit qu’elle devait quitter Londres aussitôt que possible pour vivre avec son père en attendant qu’il ait pris des arrangements avec ses créanciers. Elle partit huit jours après rejoindre ses parents à Kirkby Mallory et s’occupa de faire déclarer son mari « insane », affirmant qu’elle ne le reverrait jamais plus. Cette séparation, jointe au fait qu’on le soupçonnait d’inceste avec sa demi-sœur et de sodomie, fit scandale; Byron fut accusé de toutes sortes de vices monstrueux, et la presse anglaise, toujours hypocritement vertueuse le compara à Néron, Héliogabale, Caligula, Henri VIII. Il n’osa plus se montrer en public et se résolu à quitter l’Angleterre en avril 1816 pour traverser l’Allemagne et la Suisse où il s’installa quelque temps. C’est là qu’il retrouvera le couple Shelley et Claire Clairmont avec laquelle il avait eu une liaison avant son départ. Il ne reviendra jamais en Angleterre.

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Eruption du Tambura - illustration Greg Harlin

Eruption du Tambura – illustration Greg Harlin

« I had a dream, which was not all a dream.
The bright sun was extinguish’d, and the stars
Did wander darkling in the eternal space,
Rayless, and pathless, and the icy earth
Swung blind and blackening in the moonless air;
Morn came and went – and came, and brought no day« 

De silence entouré, je dormais; j’eus un songe
Dont l’effrayant tableau n’était pas tout mensonge,
Le soleil n’était plus; sur l’obscur firmament
Tous les astres éteints erraient aveuglément,
Et la terre, durcie en un globe de glace,
Roulait sombre au milieu de l’éternel espace,
A l’heure que le tems prescrit à son retour
Le matin se leva sans ramener le jour (…)

« Darkness » (1816) by Lord Byron

Le volcan Tombora

mount-tambora    Certains pourront être étonnés que nous ayons placé le volcan indonésien Tombora parmi les protagonistes de ces événements. On comprendra dans les lignes qui vont suivre qu’il est effectivement un des éléments essentiels de l’histoire; sans lui, il est certain que les existences de Mary Wollstonecraft Godwin et du sieur Polidori auraient été différentes de même que la forme et le contenu de certaines des productions littéraires de Shelley et Byron.
    Le 5 avril 1815, le volcan, situé sur l’île indonésienne de Sumbawa, entre soudainement en éruption dans une détonation fracassante audible à plus de 1 400 km de distance. Cette manifestation déjà très importante n’est pourtant rien comparée à ce qui devient 5 jours plus tard la plus violente éruption volcanique dont nous gardons la trace.. On estima la puissance de son éruption à huit fois celle de l’éruption du Vésuve, soit plus de dix mille fois les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki réunies. Des raz de marée s’abattirent sur les îles à plusieurs centaines de kilomètres de distance. L’activité volcanique tua directement 11 000 personnes. À ces victimes s’ajoutèrent celles des tsunamis, de la famine et des épidémies qui sévirent sur Sumbawa et Lombok et qui tuèrent 49 000 personnes. Le phénomène se solda par l’émission dans l’atmosphère d’une quantité inhabituelle de cendres éjectant dans les couches supérieures de l’atmosphère des quantités immenses de poussière volcanique et d’aérosols sulfurés qui bloqueront les rayons solaires. On estime la quantité de matière émise et projetées dans l’atmosphère à près de 150 km3. La cendre envoyée dans la stratosphère fit plusieurs fois le tour de la Terre, causant, au début de l’été, de magnifiques couchers de soleil rougeoyants, que s’ingéniera à peindre William Turner. Les conséquences sont qu’en 1816 plusieurs régions du monde observent ainsi un changement climatique, avec une chute de température de plusieurs degrés Celsius. L’impact sur l’agriculture est si violent que l’Europe, qui ne s’était pas encore rétablie suite aux guerres napoléoniennes, va affronter famines et maladies qui feront plus de 200.000 victimes. Des émeutes de subsistance éclatèrent en Grande-Bretagne et en France, et les magasins de grains furent pillés. La violence fut la pire en Suisse, pays privé d’accès à la mer, où la famine força le gouvernement à déclarer l’état d’urgence. Des tempêtes d’une rare violence, une pluviosité anormale avec débordement des grands fleuves d’Europe (y compris le Rhin) sont attribuées à l’événement, comme l’été 1816, particulièrement froid et pluvieux, avec des chutes de neige et l’apparition du gel au mois d’août. Les Alpes suisses furent particulièrement touchées, à tel point que pendant l’été 1816, il y neigeait presque toutes les semaines. 

William Turner - Sunset

William Turner – Sunset

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Jean-Antoine Linck - Vue du Mont-Blanc et d'une partie de Genève,

Jean-Antoine Linck – Vue du Mont-Blanc et d’une partie de Genève

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Le séjour dans les Alpes du clan Shelley et de Byron

   C’est le 25 avril 1816 que Byron quitte l’Angleterre pour fuir le scandale que son comportement avait provoqué. Il a fait construire un grand carrosse napoléonien avec bibliothèque et coffre de vaisselle. Il est accompagné du courrier Berger, du valet Fletcher, du page Rushton et du sieur Polidori qui remplit les deux rôles de secrétaire et de médecin. L’équipage traverse les Pays-Bas, descend le Rhin et arrive le 15 mai au célèbre Hôtel d’Angleterre de Dejean à Sécheron, situé à l’entrée de Genève sur la route de Lausanne. Le poète Shelley, sa compagne Mary et la demi-sœur de Mary, Claire Clairemont avec qui il avait eu, avant son départ, une liaison, étaient arrivés deux semaines avant lui.
    Le clan Shelley avait rencontré les plus grandes difficultés pour atteindre Genève. De Dijon ils s’étaient dirigés vers le Jura, où le temps était devenu si mauvais que Shelley avait renoncé à emprunter le col de la Faucille et avait traversé les montagnes par un col plus accessible qui permettait de relier Nyon mais sur la route, la neige se mit à tomber dru et ils durent louer les services de quatre chevaux et dix hommes pour les guider et manoeuvrer leur attelage.  Mary écrivit dans son journal : « … jamais (je n’ai vu) de scène plus horriblement désolée. » Ils s’étaient installés eux aussi à Hôtel Dejean d’où la vue et les abords du lac avaient été fort appréciés :  « Des fenêtres nous pouvons voir le magnifique lac… la rive opposée en pente et couverte de vignes… les crêtes des montagnes noires s’élançant loin au-dessus, mêlées aux Alpes enneigées, le majestueux Mont Blanc, le plus haut et le roi de tous… Nous avons loué un bateau, et chaque soir, aux environs de six heures, nous naviguons sur le lac, ce qui est délicieux… » (Mary Shelley)
    Shelley et Byron qui partageaient la même passion pour la navigation (Shelley mourra quelques années plus tard au cours d’un naufrage)  louèrent un bateau pour naviguer sur le lac Léman. Quelque temps après, le 1er juin, le clan Shelley déménagea de l’autre côté du lac à la Maison Chapuis qu’ils avaient louée à Montalègre, en-dessous de Cologny ; le 7 juin, Shelley et Byron achètent leur propre bateau, un bateau à voile ouvert construit en Angleterre et connu pour être le premier bateau sur le lac possédant une quille. Ils feront de fréquentes sorties sur le lac. Le 10 juin, Byron se rapproche d’eux en louant la belle et grande Villa Belle Rive appartenant à la famille Diodati située juste au-dessus de la maison des Shelley, séparée d’elle par une vigne. elle présente l’avantage de posséder un port privé sur le lac.

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Villa Belle Rive que Byron avait loué à Cologny près de Genève et qu’il nommait villa Diodati du nom de ses propriétaires. Dans le roman Frankenstein, la maison de Victor a pour nom Belrive. 

Le Prince - Julie et Saint-Preux sur le lac Léman, 1824

Le Prince – Julie et Saint-Preux sur le lac Léman, 1824

Théodore Rousseau - Orage sur le Mont-Blanc, commencé en 1834, terminé entre 1863 et 1867

Théodore Rousseau – Orage sur le Mont-Blanc, commencé en 1834, terminé entre 1863 et 1867

William Turner - Orage, tempête de neige et avalanche sur le Val d'Aoste, 1836-1837

William Turner – Orage, tempête de neige et avalanche sur le Val d’Aoste, 1836-1837

Calamé - Orage à la Handeck, 1839

Calamé – Orage à la Handeck, 1839

    Cet été-là, par suite de l’éruption du volcan Tambora (se reporter au chapitre ci-dessus) la météo est des plus mauvaise, interdisant toute excursion en plein air.  Les quatre amis et leur entourage se voient contraints de passer la plus grande partie de leur temps dans la villa Belle Rive. Claire, qui était venue à Genève dans ce but s’employait à renouer avec Byron et pour tuer le temps, le groupe lisait des traductions françaises d’histoires effrayantes d’esprits vagabonds et de fantômes gothiques traduits de l’allemand. Les coups de tonnerre et les éclairs provoqués par les orages incessants qui éclataient au-dessus de leurs têtes créaient une ambiance d’apocalypse propices à la lecture de ces histoires sinistres. Selon Mary Shelley, c’est Byron qui, pour pimenter les soirées, eut l’idée d’organiser entre les divers participants un concours d’histoires lugubres : chacun devait écrire sa propre histoire de spectres…  C’est cette compétition qui donna naissance à plusieurs œuvres littéraires majeures : outre les poèmes et écrits de Shelley et de Byron, les romans Frankestein de Mary Shelley et Vampire de Polidori. Dans tous ces écrits, les Alpes, qui apparaissaient alors aux participants comme le siège d’une apocalypse météorologique,  vont servir de décor fantastique.

William Turner - Orage sur le lac de Thun en Suisse

William Turner – Orage sur le lac de Thun en Suisse
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XCII

     L’aspect du ciel est changé ! Quel Changement ! Ô nuit, orages, ténèbres, vous êtes admirablement forts et néanmoins attrayants dans votre force comme l’éclat d’un oeil noir dans la femme. Au loin, de roc en roc, et d’écho en écho, bondit le tonnerre animé. Ce n’est plus d’un seul nuage que partent les détonations, mais chaque montagne a trouvé une voix et à travers un linceul de vapeurs, le jura répond aux Alpes qui l’appellent.

XCIII

     Et la nuit règne : nuit glorieuse ! tu n’as pas été faite pour le sommeil ! Laisse-moi partager tes sauvages et ineffables délices et m’identifier à la tempête et à toi ! Le lac étincelle comme une mer phosphorescente et la pluie ruisselle à grands flots sur la terre. Pendant quelque temps tout redevient ténèbres ; puis les montagnes font retentir les éclats de leur bruyante allégresse, comme si elles se réjouissaient de la naissance d’un jeune tremblement de terre.

XCIV

     Il est un endroit où le Rhône rapide s’ouvre un passage entre deux rochers, semblables à deux amans que le ressentiment a séparé ; bien que leur cœur soit brisé par cette séparation, il ne peuvent plus se réunir, tant est profond l’abîme ouvert entre eux ! Et cependant, lorsque leurs âmes se sont ainsi mutuellement blessées, l’amour était au fond de la fureur cruelle et tendre qui est venue flétrir leur vie dans sa fleur; puis ils se sont quittés : l’amour lui-même s’est éteint, ne leur laissant plus que des hivers à vivre et des combats intérieurs à livrer.

XCV

     C’est là, c’est à l’endroit où le Rhône se fraie une issue, que les ouragans les plus furieux se sont donnés rendez-vous. Ils sont plusieurs qui ont pris ce lieu pour théâtre de leurs ébats; ils se lancent de main en main des tonnerres qui flamboient et éclatent au loin : le plus brillant de tous a dardé ses éclairs entre ces rocs séparés, comme s’il comprenait que là où les ravages de la destruction ont fait un tel vide, la foudre dévorante ne doit rien laisser debout.

XCVI

     Cieux, montagnes, fleuves, monts, lacs, éclairs, seul avec le vent, les nuages, le « tonnerre et une âme capable de vous comprendre, vous méritiez bien que je veillasse, pour vous contempler. Le roulement lointain de vos voix expirantes est l’écho de ce qui ne meurt jamais en  moi, – si toutefois je dors. Mais où allez-vous, ô tempêtes ? Êtes-vous comme celles qui grondent dans le cœur de l’homme ? ou bien, semblables aux aigles, y a-t-il là haut un nid qui vous attende ?

XCVIII

     L’aurore a reparu avec sa rosée matinale, son haleine embaumée, ses joues rougissantes, son sourire écarte les nuages ; joyeuse comme si la terre ne contenait pas un seul tombeau, elle ramène le jour, nous pouvons y reprendre la marche de notre existence et moi, ô Léman, je puis continuer à méditer sur tes rives, où tant d’objets réclament mon attention.  

Byron : Œuvres.

Lynd Ward - Frankenstein, 1934

Lynd Ward – Frankenstein, 1934

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  A ce stade, on pourrait considérer que l’histoire faite d’amours enflammés souvent contrariés où les protagonistes apparaissent immatures et inconséquents s’apparente à un vaudeville mais à l’instar des contes lugubres énoncés dans la villa Belle Rive à Genève, le vaudeville tournera bientôt à la tragédie. A peine revenu des Alpes, Shelley et Mary  Wollstonecraft apprennent coup sur coup le suicide le 9 octobre 2016 de la demi-sœur de Mary et de Claire, Fanny Imlay, celle qui n’avait pas été invitée à participer à la folle équipée du premier voyage en Europe et quelques semaines plus tard, le 16 décembre 1816, de la jeune épouse délaissée de Shelley, Harriet, qui s’est noyée dans la rivière Serpentine à Londres. L’autopsie montrera qu’elle était enceinte, apparemment d’un autre homme que Shelley. Trois années plus tard, le 2 juin 1819, c’est leur jeune fils William, conçu lors du premier voyage en Europe, qui décède à l’âge de trois ans à Rome apparemment victime du choléra ou de la typhoïde. Le 20 avril 1822, c’est la petite Clara Allegra Byron, fille illégitime de Claire Clairmont et de Byron, qui meurt en Italie à l’âge de cinq ans dans un couvent où son père l’avait confié à des religieuses après en avoir eu la garde. Son prénom Allegra avait été choisi en référence au Mont Allègre dominant Genève où leurs relations avait commencé.  Le 8 juillet 1822, à l’âge d’à peine trente ans, Shelley meurt en Méditerranée lors d’un naufrage au large de La Spezia. Deux années plus tard, le 19 avril 1824, c’est au tour de Byron de disparaître, victime d’une mauvaise fièvre contractée en Grèce alors qu’il s’apprêtait à combattre les Turcs à la bataille de Lépante.

Louis Edouard Fournier - les funérailles de Shelley, 1889

Louis Edouard Fournier – les funérailles de Shelley, 1889

Byron sur son lit de mort - auteur inconnu

Byron sur son lit de mort – auteur inconnu

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à suivre…

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le flou dans l’art pictural ou l’éloge de la myopie…

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Charles-François Daubigny - la confluence de la Seine et de l'Oise, 1868

Charles-François Daubigny – la confluence de la Seine et de l’Oise, 1868

Eloge du flou

     » Le flou caractérise la vie bien plus que le net, qui fige la réalité dans une représentation avec tous les plans nets, telle une nature morte, comme son nom l’indique. Dans la nature, les choses ne sont pas fixes. Et le flou en traduit les vibrations. Le flou frotte les choses entre elles, qui se confondent alors avec tout leur environnement. De ce fait le flou harmonise la vision, bien plus que la netteté ne le fait, puisqu’au contraire elle sépare tout. Donc nous voyons plus selon la vision floue, impressionniste, que selon la vision nette de l’art classique. D’ailleurs dans la représentation picturale, deux sortes de flou se distinguent : le flou inachevé, qui se retrouve dans l’esquisse ou dans l’impressionnisme, et le flou dilué ou le sfumato. Le premier est dû à un manque de quelque chose, tandis que le second est crée par un rajout de matière pour fusionner les tons. Ce second flou, né à la Renaissance, marque une rupture fondamentale dans la représentation formelle, en quoi consiste-t-elle ? En tout cas, si le flou est un manque de détails visuels par rapport au net, il apporte néanmoins quelque chose en plus par des effets mental et émotionnel – le sfumato exprime la grâce. Ces caractéristiques du flou sont pour moi des qualités, que je tiens à démontrer, en démontant le point de vue jugeant à tort le flou comme un défaut. Ces attributs justifient l’intérêt, voire « l’indispensabilité » de la photo. C’est parce que le flou est précaire que la photo s’avère nécessaire dans l’appropriation de l’apparition du flou. Le caractère immédiat de la photo traduit l’instantanéité du flou. « 

ELCHINGER, Julia (2010Un « éloge du flou » dans et par la photographie – http://scd-theses.u strasbg.fr/2142/01/ELCHINGER_Julia_2010.pdf

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Le Livre du Coeur de l'Amour épris  Texte de René D'Anjou  Enluminures de Barthélémy d'Eyck

Le Livre du Coeur de l’Amour épris – Texte de René D’Anjou – Enluminures de Barthélémy d’Eyck, vers 1460-1467 – (Manuscrit de Vienne.)

« Après avoir subi une terrible tempête qui les a laissés transis, Cœur et Désir se sont endormis. Le lendemain au lever du soleil, alors que Désir dort encore profondément, son compagnon déchiffre l’inscription gravée sur la pierre : c’est la fontaine de Fortune. Boire de son eau et en répandre la moindre goutte sur le perron suffit à déclencher la tempête. »

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le clair-obscur chez Barthélémy d’Eyck (vers 1460-1467)

Pour certaines des enluminures réalisées pour Le Livre du Coeur de l’Amour épris écrit     par René d’Anjou, le peintre Barthélémy d’Eyck, pour rendre l’ambiance imprécise de l’aube naissante ou de la nuit, a utilisé comme l’explique dans les lignes suivantes de l’historien d’art Marcel Brion, la technique picturale du tremblement qui introduit dans la miniature une impression de flou :  »  A la ligne de partage entre obscurité et pleine lumière (antinomie) se situe une zone intermédiaire où elle se rencontrent, celle du clair-obscur, un entre-deux mystérieux, fascinant et effrayant qui attirent les artistes de la Renaissance par sa forme d’expression dramatique hautement émouvante, qui frappe les sens, l’imagination et la sensibilité et conduit à l’extraordinaire, au surnaturel.
Cette incantation de la Nuit, le miniaturiste du Cœur d’Amour épris en avait eu conscience et l’avait traduite avec une sorte de « tremblement » particulièrement évident dans les marines nocturnes des Demoiselles de la Mer et dans le puissant sommeil des chevaliers, endormis sous l’immense ciel étoilé. « Marcel Brion, la peinture romantique.

Le Livre du Coeur de l'Amour épris  Texte de René D'Anjou  Enluminures de Barthélémy d'Eyck, vers 1460-1467

Le Livre du Coeur de l’Amour épris –  Texte de René D’Anjou –  Enluminures de Barthélémy d’Eyck, vers 1460-1467 – (Manuscrit de Vienne.)

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Leonard de Vinci - Mona Lisa, 1503-1506

Leonard de Vinci – Mona Lisa, 1503-1506

Le flou du tableau est caractéristique de la technique du sfumatoCette technique a été notamment employée pour la représentation du paysage et au niveau des yeux dans la mise en ombrage.

la technique du sfumato

    Le sfumato parfois appelé glacis est une technique de peinture qui a été mise au point à la Renaissance par Léonard de Vinci pour produire dans ses toiles un effet vaporeux donnant au sujet des contours imprécis. Elle doit son nom au fait que le sujet peint était représenté sans lignes ni contours à la façon de la fumée. En italien, sfumato, dérivé de fumo, « fumée » signifie « évanescent ».
 La technique mise au point par Léonard de Vinci consiste à superposer plusieurs dizaines de couches de peinture extrêmement fines (de l’ordre de 1 à 3 microns). Le sfumato est parfois utilisé pour donner une impression de profondeur. Il ne doit pas être confondu avec la perspective atmosphérique, pour laquelle la technique du sfumato peut aussi être employée.

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Caspar David Friedrich, Homme au dessus des nuages

Caspar David Friedrich, Homme au dessus des nuages

le flou métaphysique des peintres romantiques

     Dans son ouvrage sur la Naissance de l’art romantique, Pierre Watt (Flamarrion, 1998, 2012) insiste sur le caractère métaphysique de l’utilisation du flou dans la peinture des peintres romantiques et de leurs précurseurs. Il ne s’agit pas pour eux, comme chez Barthélémy d’Eyck, de rendre par une technique picturale appropriée une imprécision de perception résultant de conditions particulières du paysage ou de la scène représentée (obscurité, semi-obscurité) mais de se libérer de l’emprise stérilisante de la perception empirique des sens qui ne permet pas de saisir l’essence cachée des choses :

Caspar David Friedrich - Lacroix dans la montagne, le retable de Tetschen, 1808 - Dresde, Galerie Neue Meister    « La mort des sens corporels est le début de la plus haute connaissance. Au corps physique de l’observateur, les romantiques substituent donc le corps mystique de l’artiste. A la raison se substituent donc le cœur et l’âme comme sources de l’art. A l’œil physique, enfin, se substitue l’œil de l’esprit. (…) Chez Friedrich, l’œil de l’esprit s’ouvre lorsque l’œil du corps se ferme. Si les deux n’agissent pas en même temps, l’un ne va cependant pas sans l’autre. « Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui – mais aussi ce qu’il voit en lui. Et s’il ne voit rien en lui, qu’il renonce à peindre ce qu’il voit devant lui » (Friedrich, Carus, 1988) «   – Pierre Watt, Naissance de l’art romantique, Symboles.

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Les « voiles mystiques » de la Nature

    Lorsque l’on est capable de se libérer du bruit assourdissant produit par la perception immédiate des sens, on peut enfin percevoir le langage secret de la Nature. L’artiste est l’un des rares élus qui possède la capacité de déchiffrer ce langage : « L’art de voir la nature est presque autant une chose à acquérir que l’art de lire les hiéroglyphes égyptiens. » (Constable). La nature offre elle-même les moyens d’élaborer un langage symbolique nouveau. Il suffit de l’observer et de discerner en elle les phénomènes qui permettent d’approcher la vérité cachée. Parmi ces phénomènes, les effets de brume, de nuages, l’obscurité et la pénombre, le manteau neigeux, par l’effet de distanciation avec la réalité immédiatement visible qu’ils opèrent permet d’approcher l’essence même de la nature et du paysage. C’est ce que Pierre Watt nomme le « voile mystique » qui permet d’élever l’empirique au symbolique et de citer le peintre Friedrich : « un paysage « enveloppé de brume paraît plus vaste, il anime l’imagination et renforce l’attente, semblable à une fille voilée ». La brume et ses corollaires, le brouillard et les nuages, ne sauraient par conséquent être soumis à une étude scientifique, qui pour reprendre les termes de Friedrich, déchirerait le voile. Métaphorisée sur un mode érotique propre à exprimer le désir inassouvi de voir, la brume est immédiatement saisie comme symbole. Dissimulant le paysage, elle n’en réduit pas la signification, mais l’ouvre au contraire à l’inépuisable, remettant en tension le monde fini et son fondement infini. » – (Naissance de l’art romantique, Symboles.)

Caspar David Friedrich - Deux hommes au bord de la mer, au coucher du soleil (1817) - Berlin, National Galerie

Caspar David Friedrich – Deux hommes au bord de la mer, au coucher du soleil (1817) – Berlin, National Galerie

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Caspar David Friedrich - Cimetière d'un cloître dans la neige, 1817   Pour Caspar Friedrich, la neige possède également la même portée symbolique que la brume ou la pénombre, elle agit comme un voile posé sur le monde visible : « Qui possède les yeux et les sens qui conviennent » pour reconnaître « le grand linge blanc, quintessence de la plus haute pureté, sous laquelle la nature se prépare à une nouvelle vie ». Dans le tableau de ce peintre peint en 1826, le Cimetière sous la neige, Pierre Watt décrit l’action de la neige comme une « naturalisation » de l’histoire en recouvrant les tombes, les traces, les monuments, les masquant ainsi à nos regards : ‘Effaçant ce qui, dans ces tableaux, pourrait donner lieu à un récit, elle se présente comme un objet sans contenu, c’est-à-dire un objet susceptible d’être investi par un plus haut contenu. La peinture romantique ne fait jamais l’économie du monde naturel. Elle le peint, non pas comme une fin en soi, mais comme l’ « enveloppe transparente » d’un élément éternel. » (Naissance de l’art romantique, Symboles.)

Caspar David Friedrich - Paysage d'hiver avec église," 1811

Caspar David Friedrich – Paysage d’hiver avec église, » 1811

BAL41023Caspar David Friedrich – Uttewalder grund.

FRIEDRICH_Caspar_David_The_WatzmannCaspar David Friedrich – le Watzmann

le Watzmann dans les Alpes bavaroises    Dans le Watzmann qui représente un sommet des Alpes bavaroises à l’aube naissante, Friedrich parvient à créer, grâce à un léger effet de brume et à la mise en scène de plans successifs qui vont de la pénombre la plus sombre à la lumière la plus claire, une étrange atmosphère éthérée propre à l’imagination et le rêve. L’esprit idéalise alors la scène en éprouvant un sentiment d’élévation vers la pureté et l’infini. Certains pourront éprouver un sentiment voisin à la visualisation d’une photo du mont Watzmann mais de manière nettement moins intense. Par sa manière d’interpréter la montagne et la représenter, Friedrich aura réussi à révéler la ou une vérité cachée, celle, pour lui, de la présence divine et de sa pureté. Nulle besoin, pour cela, de mettre en valeur une croix ou un clocher d’église comme il l’a souvent fait dans son œuvre, la vision lumineuse et éthérée du sommet immaculé qui émerge de la brume et de la pénombre qui règne dans la vallée, suffit

Joseph Mallord William Turner - Hannibal franchissant un col dans les Alpes, 1812

Joseph Mallord William Turner – Hannibal franchissant un col dans les Alpes, 1812

   D’autres peintres ont fait disparaître ou atténué le sujet du tableau derrière des effets de brume ou de pénombre. C’est le cas de Turner dont la peinture va, au fil du temps, se dématérialiser à l’extrême. Ce que Friedrich obtient avec la mise en scène d’un faible éclairage crépusculaire ou nocturne, Turner l’obtient, à l’inverse, par la mise en scène de la clarté aveuglante du soleil qui brouille elle aussi la perception du monde et projette le spectateur vers un espace infini.

Joseph Mallord William Turner - Morceau de mer avec orage surgissant

Joseph Mallord William Turner – Morceau de mer avec orage surgissant

1844 - Turner -  Rain, Steam and Speed, the Great Western Railway

Turner –  Rain, Steam and Speed, the Great Western Railway, 1844

Joseph Mallord William Turner - paysage dans le Val d'Aoste, 1840-50

Joseph Mallord William Turner – paysage dans le Val d’Aoste, 1840-50

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Claude Monet - Impression, soleil levant, 1872

Claude Monet – Impression, soleil levant, 1872

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l’impressionnisme, un art du flou ?

    Les historiens de l’art considèrent que la technique de peinture impressionniste a été inventé au cours de l’été 1869 par Renoir et Monet lorsqu’ils peignirent le restaurant La Grenouillère sur l’île de Croissy.

Pierre Auguste Renoir - la Grenouillère, 1869

Claude Monet - Bain à la Grenouillère, 1869

 

 

 

 

La Grenouillère – tableaux de Monet à gauche et de Renoir à droite

     Avec l’invention du tube de peinture souple par l’industrie à partir de la moitié du XIXe siècle, les peintres parisiens sortent de leurs ateliers pour peindre en plein air. C’est également l’époque du développement rapide des lignes de chemin de fer à partir de la capitale en direction des villes de la proche banlieue devenus aisément accessibles qui vont désormais devenir des lieux de loisir très fréquentés. Claude Monet est l’un des laudateurs de la peinture en plein air, il presse ses amis peintres de quitter le confort de leurs ateliers et de peindre « devant le motif » et de saisir celui-ci en situation dans la luminosité de l’instant. Lui-même, qui se passionnait pour la représentation des effets évanescents des reflets aquatiques et qui défendait l’idée qu’un tableau peint en plein air devait être exécuté et si possible achevé sur place avait fait aménager un petit atelier flottant à partir duquel il mettait en pratique ses théories. Pour tous ces peintres novateurs, la rupture avec les pratiques du style académique mis en œuvre dans des ateliers, était brutale, il s’agissait de capter au plus vite les effets produits sur les éléments du paysage par les variations continuellement changeantes de luminosité et d’aspect sous l’action du vent qui fait mouvoir les nuages et la surface de l’eau et de la position du soleil selon le moment de la journée. La nécessité de réagir rapidement faisait que le peintre n’avait plus le temps de mélanger et d’assortir ses couleurs comme dans son atelier et encore moins de les disposer par couches successives sur un fond préparé d’avance comme les anciens peintres le pratiquaient. Il devait alors déposer ses couleurs sur la toile par touches rapides privilégiant l’effet d’ensemble plutôt que le traitement des détails. (Gombrich – Histoire de l’art).

   Cette pratique avait pour conséquence la réalisation de tableaux à l’apparence inachevée, voire baclée qui déroutaient les critiques et le public. De plus le public contemplait les tableaux de la manière traditionnelle, le nez collé au tableau pour en scruter les moindres détails alors qu’un tableau impressionniste doit se contempler de loin pour que l’on puisse l’appréhender en vue d’ensemble, d’où une complète incompréhension. Voici comment un critique réputé présentait une exposition de tableaux impressionnistes en 1876 : « Le passant inoffensif entre, attiré par les affiches, et un terrible spectacle s’offre à sa vue. Cinq ou six déments, dont une femme, se sont réunis pour exposer leurs œuvres. J’ai vu des gens éclater de rire devant ces tableaux; quand à moi, j’ai souffert. Ces prétendus artistes se veulent intransigeants, « impressionnistes ». Ils prennent une toile, de la peinture et un pinceau, répandant de la couleur au hasard et apposent leur signature. C’est comme si les pensionnaires de Charenton ramassaient les cailloux du chemin, croyant trouver des diamants. »

1877 - Claude Monet - Gare Saint-Lazare, le pont de l'Europe

Claude Monet – Gare Saint-Lazare, le pont de l’Europe, 1877

Claude Monet - Trouée de soleil dans le brouillard, Maison du parlement à Londres, 1904

Claude Monet – Trouée de soleil dans le brouillard, Maison du parlement à Londres, 1904 

Georges Seurat - la Seine à Courbevoie, 1885

Georges Seurat – la Seine à Courbevoie, 1885

  Georges Seurat et Paul Signac, inventeur du pointillisme se distinguent de l’impressionnisme en poussant à l’extrême la décomposition du tableau en petites touches de couleur primaires et complémentaires qui se recomposent à distance par mélange optique pour recréer des couleurs secondaires.

Paul Signac - port de Rotterdam, 1907

Paul Signac – port de Rotterdam, 1907

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Peinture hyper-réaliste contemporaine

Gregory Thielker ou voir le monde à travers un pare-brise par temps d’orage…

    Dans la peinture contemporaine, plusieurs artistes ont repris à leur compte la mise en scène de l’imprécis et du flou pour la représentation des sujets qu’ils traitent. C’est le cas notamment du peintre hyper réaliste américain Gregory Thielker qui peint des scènes et des paysages qu’on imagine perçus au travers du pare-brise d’une voiture ruisselant de pluie. Le monde réel apparait ainsi déformé, voire méconnaissable, et se métamorphose en un jeu pictural et poétique de formes imprécises, de lumières et de couleurs. Les peintures sont réalisées à partir des centaines de photographies prises lors de la conduite dans les orages avec les essuie-glaces éteints.

   « Mes plus récentes peintures et dessins explorent la sensation de percevoir le paysage de l’intérieur d’une voiture en conduisant sous la pluie. Je suis fasciné par l’évolution constante de la perception qui en résulte et aussi la façon dont l’eau sur le pare-brise interagit avec ce paysage. Ces peintures reflètent mon intérêt pour la manière dont la route définit et contrôle la façon dont nous vivons le paysage. Du point de vue routier, nous ne voyageons pas seulement d’un endroit à un autre, nous découvrons le paysage de manière complexe et variée. J’utilise le ruissellement de l’eau sur le pare-brise pour créer comme une lentille de déplacement dans le but de montrer la façon dont nous percevons l’environnement : elle permet à la fois d’éclaircir et d’obscurcir notre perception. Les perspectives glissent et se compriment, tandis que les formes et les couleurs se confondent. Je travaille aussi sur les relations qui existent entre surface et profondeur, entre planéité et illusion. Ces images sont nés hors de l’expérience réelle et entretiennent une relation étroite avec la spécificité de la peinture : sa fluidité, sa transparence et sa capacité de superposition et de mélange. Je me situe dans une lignée de peintre qui vont de Caspar David Friedrich à Gerhard Richter.

   Gregory Thielker vit et travaille entre Washington DC (Etats-Unis) et New Delhi (Inde). Il est professeur assistant en art à l’Université du New Jersey.  il a obtenu la bourse Fulbright du département d’Etats Américains pour ses travaux sur la Grand Trunk Road en Inde. Son travail à été exposé internationalement et a été publié dans The Independent, La Repubblica, et le Washington Post.

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Under the Unminding Sky : pot-pourri

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Karin Kneffel ou l’illusion réaliste

     En Europe, à Dusseldorf, une artiste allemande, Karin Kneffel, ancienne élève du peintre Gerhard Richter crée des collections de peintures à l’huile hyper-réalistes au point qu’on peut les prendre pour des photographies. Dans la série « Rainy windows », les tableaux représentent des scènes à travers des vitrages embués par la condensation sur sur lesquels perlent des gouttes d’eau. Dans certains tableaux, la surface embuée a été rayée par des motifs représentant des croix ou a servie de support à des inscriptions. L’observateur, selon les toiles, se situe soit à l’intérieur des locaux découvrant à travers la vitre le paysage extérieur, soit à l’extérieur, découvrant le volume intérieur. Les scènes représentées peuvent être soit floues lorsqu’elles sont perçues à travers les parties embuées de la vitre, soit précises mais alors déformées lorsqu’elles sont visualisées à travers les motifs tracés ou les gouttes. Photoréalisme contre abstraction, intérieur contre extérieur, présent contre passé, transparence contre opacité, l’artiste parvient à maîtriser toutes ces notions contradictoires dans cette série de peintures. A partir de là, elle créé des images très belles sur le plan formel et les couleurs mais ambiguës par l’effet de brouillage qui imposent au public un effort de compréhension des scènes représentées. Ces scènes n’ont pas été choisies au hasard, par les personnages ou les objets qu’elles représentent, elles sont à l’origine d’un nouveau questionnement (certains intérieurs sont des reconstitutions de réalisations de l’architecte Mies van der Rohe réalisées à partir de photos d’époque). De plus, le vitrage intermédiaire ne se contente pas d’être un écran neutre entre le public et la scène qu’il tente de comprendre et décoder; par les motifs ou les inscriptions qu’il porte, il interfère en permanence sur la vision, interpelle le spectateur et gêne sa perception d’ensemble de la scène. L’artiste utilise la réflectivité, l’opacité et la transparence pour établir une confusion entre environnements spatiaux réels et fictifs. Bien que chaque peinture soit basée sur la réalité, l’image est essentiellement une surface sur laquelle l’artiste peut détruire l’illusion avec l’un de ses doigtsLes contrastes résultant de l’utilisation de la lumière et les ombres dans les tableaux de Karin Kneffel offrent une texture vivante et que le caractère hyper réaliste de la technique utilisée rend presque tangible. L’œuvre d’art est pleine de détails, visibles à première vue, et la combinaison de ces détails crée un paysage extraordinaire d’être découvert par le spectateur.

    La contemplation d’une toile de Karin Kneffel ne peut en aucun cas être sereine, elle est troublante, parfois irritante et conduit le spectateur à un état de tension lié à l’incertitude ou bien à un état onirique s’il se laisse porter par le caractère fantasmagorique des images. C’est le but recherché par l’artiste : « Dans ma pratique artistique, je souhaite produire un sentiment de doute, exprimant quelque chose que je n’ai pas encore bien saisi. (…) Ce que vous voyez au premier abord dans mes photos, semble plausible, mais c’est pourtant un mensonge et une tromperie, » et  encore :  « L’art, d’un certain point de vue, est un mensonge. Et c’est pourquoi il peut exprimer la vérité de la réalité de la vie quotidienne sans concurrence avec elle. La réalité de la peinture est une chose, la réalité de la vie quotidienne en est une autre. » 

Rainy Window – pot-pourri

Avec tous mes remerciements à Corinne pour m’avoir fait connaître cette artiste…

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