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Jean-Antoine Linck – Vue de Genève depuis Cologny
François Diday – le Mont Blanc et l’Arve vus de Sallanches
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Le quator infernal : Percy et Mary Shelley, Byron et Claire Clairmont°
Entre le 10 juin et le 20 juillet 1816, le temps est exécrable au-dessus du lac de Genève. Des orages terribles se succèdent jour après jour, les roulements de tonnerre rompent le silence et les éclairs trouent le velours noir de la nuit. La température est anormalement basse pour la saison, il neige et il a même gelé alors que l’on est en plein été. Dans la grande et belle demeure que l’un d’entre eux a loué au bord du lac, quatre jeunes anglais à l’âme romantique s’évertuent à tuer le temps en imaginant des histoires fantastiques et lugubres. Le plus âgé n’a que 28 ans, il est arrivé à Genève précédé d’une réputation sulfureuse de poète décadent et maudit, c’est le jeune homme qui a loué la villa, tout à la fois poète et Lord, George Gordon Byron. Avec lui se trouve un autre jeune poète de quatre années son cadet, Percy Bisshe Shelley, sa maîtresse, Mary Wollstonecraft Godwin âgée de 19 ans et la demi-sœur de celle ci, Mary Jane Clairmont plus connue sous le nom de Claire Clairmont, âgée elle de 18 ans, qui est devenue la maîtresse de Byron. Si deux d’entre eux, Byron et Shelley, sont déjà célèbres, l’une des jeunes filles Mary, qui deviendra Mary Shelley le sera bientôt après avoir écrit un roman qui connaîtra un immense succès. L’un des accompagnateurs de Byron, le sieur Polidori qui remplit pour celui-ci le double rôle de médecin et de secrétaire connaîtra également un succès littéraire avec un roman écrit au même moment. Ce que tous ces anglais ignorent, c’est qu’un volcan s’est réveillé quinze mois plutôt à plus de 11.000 km de là, sur une petite île de l’archipel indonésien, et que l’éruption terrible qui a accompagné son réveil exercera une influence importante sur leur existence.
Vue de Genève et Mont-Blanc depuis Pregny, vers 1815/1820 – émail signé J-L Richter et A-J Troll.
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Les protagonistes
Mary Wollstonecraft Godwin
Née en 1797 à Somers Town, un faubourg de Londres, elle est la fille de la philosophe féministe Mary Wollstonecraft militante du droit des femmes et de l’écrivain politique William Godwin considéré aujourd’hui comme l’un des pères de l’anarchisme. Elle ne connaîtra jamais sa mère, morte de septicémie des suites de ses couches alors qu’elle n’est âgée que de onze jours. Mary idéalisera toute sa vie cette mère absente. Elle a alors une demi-sœur de trois années son aînée, Fanny Imlay, née d’une première liaison de sa mère. Son père se remariera quatre ans plus tard avec Mary Jane Clarmont qui a déjà un fils et est déjà enceinte sans que l’on sache aujourd’hui qui en était le père. Claire Clarmont naîtra en 1798 et sera donc la sœur cadette de Mary Wollstonecraft Godwin. Son père fera en sorte que Mary bénéficie d’une éducation étendue et l’encourage à adhérer à ses théories politiques libérales. En 1814, elle a alors 17 ans, Mary entame une liaison avec un ami et admirateur de son père, le poète Percy Bysshe Shelley. Shelley était alors alors marié avec Harriet Westbrook avec laquelle il avait eu une petite fille née l’année précédente, Lanthe Shelley, et Harriet était de nouveau enceinte. Le 26 juin 1814 ils se déclarent mutuellement leur amour sur la tombe de la mère de Mary au cimetière de Saint-Pancras, lieu où ils avaient l’habitude de se rencontrer secrètement. Shelley demande la main de la jeune fille à Godwin mais se heurte à un refus. Les tourtereaux décident alors de fuir et le 28 juillet le couple prend le chemin du continent en compagnie de Claire Clairmont, la demi-sœur cadette de Mary. Ils effectueront un voyage rocambolesque à travers la France en compagnie d’un âne, une mule ou sur une carriole et termineront leur périple à Lucerne en Suisse d’où ils devront regagner l’Angleterre par le Rhin en septembre 2014 par manque d’argent. Mary étant tombée enceinte durant le voyage, un bébé naîtra en janvier 2015, prénommé William, à peine quatre mois après la naissance de Charles, l’autre fils de Shelley, Harriet ayant accouché entre temps.
St Pancras Old Church et son cimetière où les deux amoureux se retrouvaient. Au premier plan, la rivière Fleet, aujourd’hui souterraine.
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Percy Bysshe Shelley
Il est né en 1792 près d’Horsham dans le Sussex. Fils de baronet, il fait ses premières études à Brentford dans un établissement à la discipline sévère puis au collège d’Eton où son aspect fragile et efféminé en feront le souffre-douleur de ses camarades. Il se réfugie alors dans les études, la chimie, l’occultisme et l’écriture. Son premier roman, de style gothique, a été écrit à l’âge de seize ans suivi d’ouvrages de poésies. Etudiant à Oxford où il s’est lié d’amitié avec Thomas Jefferson Hogg, il en est exclu avec ce dernier pour avoir écrit et publié un pamphlet, la Nécessité de l’athéisme (1811). Renié par son père, il part pour Londres, où il s’entiche d’une jeune fille, Harriet Westbrook, qu’il enlève et épouse en 1811, il a alors dix-neuf ans et la jeune fille en a seize.. Un enfant naîtra de cette union en 1813, Lanthe. Ses écrits révolutionnaires (Declaration of Rights Dublin, 1812. et The Devil’s Walk (1812) lui attirent les foudres du gouvernement et l’oblige à se déplacer sans cesse pour éviter une arrestation. C’est durant un séjour en Écosse et au Pays de Galles qu’il il écrit son premier grand poème : la Reine Mab (1813). Mais le mariage avec Harriet se délite; séparé d’elle alors qu’elle est enceinte, il fait la connaissance, en mai 1814, des filles du philosophe Godwin qu’il admire et dont il est devenu l’ami. Il semble qu’il ait d’abord été attiré par l’aînée, Fanny, que Godwin éloigne prudemment de lui mais c’est finalement sur la plus jeune, Mary, alors âgée de 17 ans, qu’il jette son dévolu et avec laquelle il débute une liaison malgré l’opposition catégorique du père. Bravant l’hostilité de celui-ci, il l’enlève et s’enfuit avec elle et sa demi-sœur Claire Clairmont en France, puis en Suisse.
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Mary Jane Clairmont (1798-1879)
Plus connue sous le nom de Claire Clairmont, elle est la fille que Mary Jane Vial Clairmont, la seconde femme du philosophe William Godwin,, a eu en 1798 d’une union précédente. Godwin l’a épousé quatre années après la mort de sa première femme, Mary Wollstonecraft, en 1801. La petite Claire sera donc élevé au domicile familial en compagnie de ses deux demi-sœurs : Mary, la fille de Mary Wollstonecraft et de Godwin et Fanny Imlay, la fille que Mary Wollstonecraft avait eu d’une première liaison.
Mary Jane Vial Clairmont, la nouvelle épouse de Goldwin avait tendance dans la famille à favoriser ses propres enfants et Claire fut par exemple la seule à prendre des cours de français qu’elle parlait parfaitement. C’était une jeune fille vive et jolie aux cheveux noirs et bouclés qui possédait un beau teint et des yeux noirs brillants. Elle était imaginative et émotive mais se laissait vite déborder par ses humeurs et ses impulsions. Elle possédait un vif sens de l’humour. Très bonne chanteuse et pianiste accomplie, elle était de bonne compagnie mais ne bénéficiait pas du talent du reste de la famille pour l’écriture. On peut se faire une idée de l’image qu’elle se projetait d’elle même en lisant l’annotation qu’elle avait écrit dans son journal lors de la lecture du Roi Lear : « Qu’est-ce que doit faire pauvre Cordelia – AMOUR ET SILENCE » et « Oh ! c’est vrai – L’AMOUR VERITABLE ne pourra jamais se montrer au grand jour – il courtise les clairières secrètes. » On s’est interrogé sur la nature des relations qui unissaient Claire Clairmont et Shelley; on sait que Shelley était un partisan de l’amour libre et qu’il avait proposé à son ami Hogg de « partager » Harriet mais celle-ci s’y était opposée. En faisant allusion à Mary et Claire, Hogg parlait en plaisantant de « Shelley et ses deux femmes. » Les relations du trio ne pouvait que faire jaser d’autant plus près qu’après leur retour de leur première virée sur le continent, Claire a refusé de rejoindre ses parents et continué bizarrement à vivre avec sa demi-sœur et l’amant de celle-ci.
Mais jouer le second rôle ne pouvait convenir à l’ambitieuse Claire Clairmont. Il lui fallait être l’égale de sa demi-sœur et pour cela, se trouver elle-aussi un amant de poète. Elle choisit le poète le plus célèbre et en même temps le plus décrié d’Angleterre, George Gordon Byron, qui incarnait l’image même du héros romantique et le poursuivit de ses assiduités, lui écrivant tous les jours, d’abord pour des prétextes futiles puis finalement pour lui déclarer son admiration et son amour. Byron alors déprimé par le scandale provoqué par l’échec de son mariage, sa liaison incestueuse avec sa demi-sœur Augusta Leigh et sa bisexualité a fini par céder et entama avec elle une liaison. Byron avait prévu de faire un séjour en Suisse pour fuir le climat délétère pour lui de l’Angleterre où il était accusé de sodomie et d’inceste, aussitôt la jeune femme exhorta sa sœur et Shelley de se rendre également en Suisse. Claire aurait voulu que sa liaison avec Byron soit fondée sur l’amour et la passion romantique mais le poète n’eut jamais de véritables sentiments pour elle. Voilà ce qu’il disait au sujet de la jeune femme et sa présence en Suisse dans une lettre datée du 20 Janvier 1817.
«Vous savez sans doute que j’ai vu un jour surgir une étrange fille, qui s’était présentée à moi peu de temps avant que je quitte l’Angleterre, mais ce que vous ne savez pas, c’est que je l’ai retrouvée avec Shelley et sa sœur à Genève. Je ne l’ai jamais aimé, ni fait semblant de l’aimer, mais un homme est un homme, et si une jeune fille de dix-huit ans vient caracoler autour de vous à toutes les heures de la nuit, la suite se devine aisément… La conséquence de tout cela, c’est qu’elle est tombée enceinte et est revenue en Angleterre pour aider à peupler cette île désolée. »
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la façade Ouest de Newstead Abbey (Nottinghamshire), 1813
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George Gordon Noel Byron
Né à Londres en 1788, George Gordon, fils de John Byron, capitaine aux gardes, et de sa seconde femme Catherine Gordon de Gight, d’une famille d’Aberdeenshire descendant des Stuarts, n’a que peu connu son père, mort quand il avait trois ans mais qui avait eu le temps de dissiper la fortune de sa femme. Celle-ci se retira avec son fils à Aberdeen et y vécut pauvrement. C’est donc dans les montagnes de l’Écosse que Byron passa sa première enfance qui fut triste et maladive sous la coupe d’une mère au caractère aigri, capricieux et emporté qui l’accablait tour à tour de caresses et de mauvais traitements. C’est pendant cette période qu’il développa cette irritabilité et cette susceptibilité excessives qui figurent parmi les principaux défauts de son caractère. D’une beauté remarquable, il avait une démarche claudiquante à la suite d’un accident survenu à sa naissance et cette infirmité, quoique légère, fut pour lui une source constante d’amertume. Il connut son premier amour à l’âge de neuf ans et éprouva une seconde passion pour l’une de ses cousines, Margaret Parker âgée d’à peine treize ans mais qui mourut l’année suivante à la suite d’un accident. C’est à cette occasion qu’il composa ses premiers vers. En 1798, son grand-oncle William lord Byron décède et il hérite de la pairie, du domaine de Newstead-Abbey et d’une fortune. Sa mère l’envoya au collège de Harrow où il se fit remarquer par son indiscipline et sa haine de toute tâche imposée. À Newstead-Abbey, en 1803, à l’âge de quinze ans, il s’éprit d’une jeune fille du voisinage, Mary Chaworth alors âgée de dix sept ans qui lui préféra un autre. Le jeune Byron envoyé à Trinity College à Cambridge, se consola par de nombreuses amours et scandalisa bientôt l’Université par son indiscipline et ses frasques. C’est à Cambridge qu’il publia en 1807 son premier recueil de poésies Hours of Idleness, où il décrit ses passions précoces et fait preuve de scepticisme et de misanthropie. Il sortira diplômé de Cambridge en 1808 continuant de défrayer la chronique par ses nombreuses aventures scandaleuses En 1809, Le titre hérité de son grand-oncle lui permet de siéger à la Chambre des Lords où il rejoint l’opposition. La même année le jeune poète réplique aux critiques qui lui sont adressées par une satire, English Bards and Scotch Reviewers (1809) en s’attaquant à l’establishment. Las des débats parlementaires, il décide de partir pour une tournée de deux années dans les pays méditerranéens : Portugal, Espagne, Albanie, Turquie puis Grèce. Revenu en Angleterre en 1811, il se remet à l’écriture et publie en 1812 les deux premiers chants de Childe Harold’s Pilgrimage où il décrit ses impressions de voyage et ses propres aventures et qui obtint un immense succès : « Je me réveillais un matin, dit-il, et j’appris que j’étais célèbre. » Sa popularité s’accrut encore après le discours qu’il prononça à la Chambre Haute contre les mesures de rigueur prises par le gouvernement pour étouffer les émeutes d’ouvriers. De 1812 à 1814, d’autres publications : Giaour, Bride of Abydos, Corsair et Lara, augmentent sa notoriété. Byron devint alors l’idole de la jeunesse dorée de Londres. Sa production littéraire au cours de cette période met en scène de farouches et sombres personnages tourmentés par le remord ou le désir de vengeance. Il entretenait alors une relation étroite avec sa demi-sœur, Augusta Byron, qui tombe enceinte et donne naissance à une fille dont on le soupçonne d’être le père. Donnant l’impression de vouloir se ranger, il épouse alors, à l’étonnement de ceux qui le connaissent, Annabella Milbanke, la fille d’un baronnet du comté de Durham, qui s’était éprise de lui : « Elle est si bonne que je voudrais devenir meilleur ». Le mariage le rendit dans un premier temps heureux mais dès le mois de mars les époux allaient s’installer à Londres près de Hyde Park, et c’est là qu’éclata leur incompatibilité d’humeur. Lady Byron, jolie, intelligente, distinguée, mais imbue de tous les préjugés de la haute société britannique était dévote et faisait preuve d’une vertu hautaine et sans nuances alors que Byron professait le mépris le plus profond pour toutes les conventions sociales, la respectabilité et le dogme religieux. Excédé, il ne tarda pas à délaisser sa jeune épouse qui entre temps était devenue enceinte. En même temps, les problèmes financiers du couple s’aggravèrent du fait des libéralités du poète au point qu’il avait du, en novembre 1815, vendre sa bibliothèque et que les huissiers faisaient le siège de leur maison. Le 10 décembre 1815 Annabella accoucha d’une fille, Augusta-Ada, et le 6 janvier Byron, qui ne communiquait plus avec elle que par lettres, lui écrivit qu’elle devait quitter Londres aussitôt que possible pour vivre avec son père en attendant qu’il ait pris des arrangements avec ses créanciers. Elle partit huit jours après rejoindre ses parents à Kirkby Mallory et s’occupa de faire déclarer son mari « insane », affirmant qu’elle ne le reverrait jamais plus. Cette séparation, jointe au fait qu’on le soupçonnait d’inceste avec sa demi-sœur et de sodomie, fit scandale; Byron fut accusé de toutes sortes de vices monstrueux, et la presse anglaise, toujours hypocritement vertueuse le compara à Néron, Héliogabale, Caligula, Henri VIII. Il n’osa plus se montrer en public et se résolu à quitter l’Angleterre en avril 1816 pour traverser l’Allemagne et la Suisse où il s’installa quelque temps. C’est là qu’il retrouvera le couple Shelley et Claire Clairmont avec laquelle il avait eu une liaison avant son départ. Il ne reviendra jamais en Angleterre.
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Eruption du Tambura – illustration Greg Harlin
« I had a dream, which was not all a dream.
The bright sun was extinguish’d, and the stars
Did wander darkling in the eternal space,
Rayless, and pathless, and the icy earth
Swung blind and blackening in the moonless air;
Morn came and went – and came, and brought no day«De silence entouré, je dormais; j’eus un songe
Dont l’effrayant tableau n’était pas tout mensonge,
Le soleil n’était plus; sur l’obscur firmament
Tous les astres éteints erraient aveuglément,
Et la terre, durcie en un globe de glace,
Roulait sombre au milieu de l’éternel espace,
A l’heure que le tems prescrit à son retour
Le matin se leva sans ramener le jour (…)« Darkness » (1816) by Lord Byron
Le volcan Tombora
Certains pourront être étonnés que nous ayons placé le volcan indonésien Tombora parmi les protagonistes de ces événements. On comprendra dans les lignes qui vont suivre qu’il est effectivement un des éléments essentiels de l’histoire; sans lui, il est certain que les existences de Mary Wollstonecraft Godwin et du sieur Polidori auraient été différentes de même que la forme et le contenu de certaines des productions littéraires de Shelley et Byron.
Le 5 avril 1815, le volcan, situé sur l’île indonésienne de Sumbawa, entre soudainement en éruption dans une détonation fracassante audible à plus de 1 400 km de distance. Cette manifestation déjà très importante n’est pourtant rien comparée à ce qui devient 5 jours plus tard la plus violente éruption volcanique dont nous gardons la trace.. On estima la puissance de son éruption à huit fois celle de l’éruption du Vésuve, soit plus de dix mille fois les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki réunies. Des raz de marée s’abattirent sur les îles à plusieurs centaines de kilomètres de distance. L’activité volcanique tua directement 11 000 personnes. À ces victimes s’ajoutèrent celles des tsunamis, de la famine et des épidémies qui sévirent sur Sumbawa et Lombok et qui tuèrent 49 000 personnes. Le phénomène se solda par l’émission dans l’atmosphère d’une quantité inhabituelle de cendres éjectant dans les couches supérieures de l’atmosphère des quantités immenses de poussière volcanique et d’aérosols sulfurés qui bloqueront les rayons solaires. On estime la quantité de matière émise et projetées dans l’atmosphère à près de 150 km3. La cendre envoyée dans la stratosphère fit plusieurs fois le tour de la Terre, causant, au début de l’été, de magnifiques couchers de soleil rougeoyants, que s’ingéniera à peindre William Turner. Les conséquences sont qu’en 1816 plusieurs régions du monde observent ainsi un changement climatique, avec une chute de température de plusieurs degrés Celsius. L’impact sur l’agriculture est si violent que l’Europe, qui ne s’était pas encore rétablie suite aux guerres napoléoniennes, va affronter famines et maladies qui feront plus de 200.000 victimes. Des émeutes de subsistance éclatèrent en Grande-Bretagne et en France, et les magasins de grains furent pillés. La violence fut la pire en Suisse, pays privé d’accès à la mer, où la famine força le gouvernement à déclarer l’état d’urgence. Des tempêtes d’une rare violence, une pluviosité anormale avec débordement des grands fleuves d’Europe (y compris le Rhin) sont attribuées à l’événement, comme l’été 1816, particulièrement froid et pluvieux, avec des chutes de neige et l’apparition du gel au mois d’août. Les Alpes suisses furent particulièrement touchées, à tel point que pendant l’été 1816, il y neigeait presque toutes les semaines.
William Turner – Sunset
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Jean-Antoine Linck – Vue du Mont-Blanc et d’une partie de Genève
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Le séjour dans les Alpes du clan Shelley et de Byron
C’est le 25 avril 1816 que Byron quitte l’Angleterre pour fuir le scandale que son comportement avait provoqué. Il a fait construire un grand carrosse napoléonien avec bibliothèque et coffre de vaisselle. Il est accompagné du courrier Berger, du valet Fletcher, du page Rushton et du sieur Polidori qui remplit les deux rôles de secrétaire et de médecin. L’équipage traverse les Pays-Bas, descend le Rhin et arrive le 15 mai au célèbre Hôtel d’Angleterre de Dejean à Sécheron, situé à l’entrée de Genève sur la route de Lausanne. Le poète Shelley, sa compagne Mary et la demi-sœur de Mary, Claire Clairemont avec qui il avait eu, avant son départ, une liaison, étaient arrivés deux semaines avant lui.
Le clan Shelley avait rencontré les plus grandes difficultés pour atteindre Genève. De Dijon ils s’étaient dirigés vers le Jura, où le temps était devenu si mauvais que Shelley avait renoncé à emprunter le col de la Faucille et avait traversé les montagnes par un col plus accessible qui permettait de relier Nyon mais sur la route, la neige se mit à tomber dru et ils durent louer les services de quatre chevaux et dix hommes pour les guider et manoeuvrer leur attelage. Mary écrivit dans son journal : « … jamais (je n’ai vu) de scène plus horriblement désolée. » Ils s’étaient installés eux aussi à Hôtel Dejean d’où la vue et les abords du lac avaient été fort appréciés : « Des fenêtres nous pouvons voir le magnifique lac… la rive opposée en pente et couverte de vignes… les crêtes des montagnes noires s’élançant loin au-dessus, mêlées aux Alpes enneigées, le majestueux Mont Blanc, le plus haut et le roi de tous… Nous avons loué un bateau, et chaque soir, aux environs de six heures, nous naviguons sur le lac, ce qui est délicieux… » (Mary Shelley)
Shelley et Byron qui partageaient la même passion pour la navigation (Shelley mourra quelques années plus tard au cours d’un naufrage) louèrent un bateau pour naviguer sur le lac Léman. Quelque temps après, le 1er juin, le clan Shelley déménagea de l’autre côté du lac à la Maison Chapuis qu’ils avaient louée à Montalègre, en-dessous de Cologny ; le 7 juin, Shelley et Byron achètent leur propre bateau, un bateau à voile ouvert construit en Angleterre et connu pour être le premier bateau sur le lac possédant une quille. Ils feront de fréquentes sorties sur le lac. Le 10 juin, Byron se rapproche d’eux en louant la belle et grande Villa Belle Rive appartenant à la famille Diodati située juste au-dessus de la maison des Shelley, séparée d’elle par une vigne. elle présente l’avantage de posséder un port privé sur le lac.
Villa Belle Rive que Byron avait loué à Cologny près de Genève et qu’il nommait villa Diodati du nom de ses propriétaires. Dans le roman Frankenstein, la maison de Victor a pour nom Belrive.
Le Prince – Julie et Saint-Preux sur le lac Léman, 1824
Théodore Rousseau – Orage sur le Mont-Blanc, commencé en 1834, terminé entre 1863 et 1867
William Turner – Orage, tempête de neige et avalanche sur le Val d’Aoste, 1836-1837
Calamé – Orage à la Handeck, 1839
Cet été-là, par suite de l’éruption du volcan Tambora (se reporter au chapitre ci-dessus) la météo est des plus mauvaise, interdisant toute excursion en plein air. Les quatre amis et leur entourage se voient contraints de passer la plus grande partie de leur temps dans la villa Belle Rive. Claire, qui était venue à Genève dans ce but s’employait à renouer avec Byron et pour tuer le temps, le groupe lisait des traductions françaises d’histoires effrayantes d’esprits vagabonds et de fantômes gothiques traduits de l’allemand. Les coups de tonnerre et les éclairs provoqués par les orages incessants qui éclataient au-dessus de leurs têtes créaient une ambiance d’apocalypse propices à la lecture de ces histoires sinistres. Selon Mary Shelley, c’est Byron qui, pour pimenter les soirées, eut l’idée d’organiser entre les divers participants un concours d’histoires lugubres : chacun devait écrire sa propre histoire de spectres… C’est cette compétition qui donna naissance à plusieurs œuvres littéraires majeures : outre les poèmes et écrits de Shelley et de Byron, les romans Frankestein de Mary Shelley et Vampire de Polidori. Dans tous ces écrits, les Alpes, qui apparaissaient alors aux participants comme le siège d’une apocalypse météorologique, vont servir de décor fantastique.
William Turner – Orage sur le lac de Thun en Suisse
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XCII
L’aspect du ciel est changé ! Quel Changement ! Ô nuit, orages, ténèbres, vous êtes admirablement forts et néanmoins attrayants dans votre force comme l’éclat d’un oeil noir dans la femme. Au loin, de roc en roc, et d’écho en écho, bondit le tonnerre animé. Ce n’est plus d’un seul nuage que partent les détonations, mais chaque montagne a trouvé une voix et à travers un linceul de vapeurs, le jura répond aux Alpes qui l’appellent.
XCIII
Et la nuit règne : nuit glorieuse ! tu n’as pas été faite pour le sommeil ! Laisse-moi partager tes sauvages et ineffables délices et m’identifier à la tempête et à toi ! Le lac étincelle comme une mer phosphorescente et la pluie ruisselle à grands flots sur la terre. Pendant quelque temps tout redevient ténèbres ; puis les montagnes font retentir les éclats de leur bruyante allégresse, comme si elles se réjouissaient de la naissance d’un jeune tremblement de terre.
XCIV
Il est un endroit où le Rhône rapide s’ouvre un passage entre deux rochers, semblables à deux amans que le ressentiment a séparé ; bien que leur cœur soit brisé par cette séparation, il ne peuvent plus se réunir, tant est profond l’abîme ouvert entre eux ! Et cependant, lorsque leurs âmes se sont ainsi mutuellement blessées, l’amour était au fond de la fureur cruelle et tendre qui est venue flétrir leur vie dans sa fleur; puis ils se sont quittés : l’amour lui-même s’est éteint, ne leur laissant plus que des hivers à vivre et des combats intérieurs à livrer.
XCV
C’est là, c’est à l’endroit où le Rhône se fraie une issue, que les ouragans les plus furieux se sont donnés rendez-vous. Ils sont plusieurs qui ont pris ce lieu pour théâtre de leurs ébats; ils se lancent de main en main des tonnerres qui flamboient et éclatent au loin : le plus brillant de tous a dardé ses éclairs entre ces rocs séparés, comme s’il comprenait que là où les ravages de la destruction ont fait un tel vide, la foudre dévorante ne doit rien laisser debout.
XCVI
Cieux, montagnes, fleuves, monts, lacs, éclairs, seul avec le vent, les nuages, le « tonnerre et une âme capable de vous comprendre, vous méritiez bien que je veillasse, pour vous contempler. Le roulement lointain de vos voix expirantes est l’écho de ce qui ne meurt jamais en moi, – si toutefois je dors. Mais où allez-vous, ô tempêtes ? Êtes-vous comme celles qui grondent dans le cœur de l’homme ? ou bien, semblables aux aigles, y a-t-il là haut un nid qui vous attende ?
XCVIII
L’aurore a reparu avec sa rosée matinale, son haleine embaumée, ses joues rougissantes, son sourire écarte les nuages ; joyeuse comme si la terre ne contenait pas un seul tombeau, elle ramène le jour, nous pouvons y reprendre la marche de notre existence et moi, ô Léman, je puis continuer à méditer sur tes rives, où tant d’objets réclament mon attention.
Byron : Œuvres.
Lynd Ward – Frankenstein, 1934
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A ce stade, on pourrait considérer que l’histoire faite d’amours enflammés souvent contrariés où les protagonistes apparaissent immatures et inconséquents s’apparente à un vaudeville mais à l’instar des contes lugubres énoncés dans la villa Belle Rive à Genève, le vaudeville tournera bientôt à la tragédie. A peine revenu des Alpes, Shelley et Mary Wollstonecraft apprennent coup sur coup le suicide le 9 octobre 2016 de la demi-sœur de Mary et de Claire, Fanny Imlay, celle qui n’avait pas été invitée à participer à la folle équipée du premier voyage en Europe et quelques semaines plus tard, le 16 décembre 1816, de la jeune épouse délaissée de Shelley, Harriet, qui s’est noyée dans la rivière Serpentine à Londres. L’autopsie montrera qu’elle était enceinte, apparemment d’un autre homme que Shelley. Trois années plus tard, le 2 juin 1819, c’est leur jeune fils William, conçu lors du premier voyage en Europe, qui décède à l’âge de trois ans à Rome apparemment victime du choléra ou de la typhoïde. Le 20 avril 1822, c’est la petite Clara Allegra Byron, fille illégitime de Claire Clairmont et de Byron, qui meurt en Italie à l’âge de cinq ans dans un couvent où son père l’avait confié à des religieuses après en avoir eu la garde. Son prénom Allegra avait été choisi en référence au Mont Allègre dominant Genève où leurs relations avait commencé. Le 8 juillet 1822, à l’âge d’à peine trente ans, Shelley meurt en Méditerranée lors d’un naufrage au large de La Spezia. Deux années plus tard, le 19 avril 1824, c’est au tour de Byron de disparaître, victime d’une mauvaise fièvre contractée en Grèce alors qu’il s’apprêtait à combattre les Turcs à la bataille de Lépante.
Louis Edouard Fournier – les funérailles de Shelley, 1889
Byron sur son lit de mort – auteur inconnu
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à suivre…
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