de paysage en paysage

Incursions en espaces de toute Nature et de toutes Cultures

de paysage en paysage

la peinture illuminée d’Arkhip Ivanovitch Kuindzhi, artiste grec, russe et ukrainien…

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Viktor Vasnetsov. Portrait of artist Arkhip Kuindzhi. 1869

Arkhip Ivanovich Kuindzhi (1842-1910) par Viktor Vasnetsov (1869)

    Arkhip Ivanovich Kouïndji (en ukrainien Архип Іванович Куїнджі, en russe : Архип Иванович Куинджи, né le 27 janvier 1841 (?) à Marioupol (Ukraine) et mort le 24 juillet 1910 à Saint-Pétersbourg (Empire russe) est un peintre paysagiste ukrainien-russe d’origine grecque-pontine (grecs originaires des rives de la Mer Noire). Il naît dans une famille pauvre, son père était un modeste cordonnier mais il apprend néanmoins à écrire et à lire (en grec) dans son enfance tout en travaillant à la ferme. Il aime dessiner dès sa tendre enfance. Son premier emploi consistera à retoucher les photographies chez un photographe de Taganrog avant d’émigrer à Odessa et à Saint-Pétersbourg. L’un de ses tableaux, Le logis de Tatars de Crimée, est accepté en 1868 à une exposition de l’Académie, où il est admis comme étudiant libre. Ivan Kramskoï devint alors chef de file d’un groupe de quatorze peintres tous sortis de l’Académie des Beaux-Arts qui voulaient choisir librement les thèmes de leurs toiles au concours de la Grande médaille d’or académique, sans avoir a se soumettre au dictat des censeurs de l’Académie. Après le refus de l’administration de l’Académie de satisfaire à ces exigences, le groupe quitte l’Académie et Kramskoï devient président de l’Atelier des artistes pétersbourgeois pour devenir en 1870 l’un des chefs et théoriciens de l’Association des expositions ambulantes («Peredvijniki»). Il deviendra officiellement peintre en 1872 suite au succès de son tableau La débâcle automnale et recevra une médaille de bronze à l’exposition universelle de Londres, en 1874. Deux de ses tableaux montrés en 1878, Forêt et Un soir en Petite Russie, susciteront de vives controverses. Le succès vient à lui à partir des années 1880 malgré sa désertion des expositions. Il devient professeur de l’Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg de 1894 à 1897 et reçoit des prix importants et des sommes d’argent importantes. Il meurt à Saint-Pétersbourg, en 1910.

l'Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg

l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg

Arkhip Ivanovich Kuindzhi - La boue de l'automne, 1872

Arkhip Ivanovich Kuindzhi – La boue de l’automne, 1872

Arkhip Kuindzhi - le Christ dans le désert, 1872

Arkhip Kuindzhi – le Christ dans le désert, 1872

Ivan Kramskoi - l'inconnue, 1883

Ivan Kramskoi – l’inconnue, 1883

    Dans ses premières peintures de paysage, Arkhip Kuindzhi a souvent cherché à capter les humeurs saisonnières, comme dans la boue d’automne (1872 St-Pétersbourg, Rus Mus..). Une orientation plus humaine, cependant, est notable après 1874, quand il a rejoint la société d’expositions itinérantes les Peredvijniki : les maisons de village dominent le cadre paysager dans Soirée en Ukraine (1878 St-Pétersbourg, Rus Mus..). Mais la caractéristique principale de sa peinture réside dans l’éclairage et dans les effets saisissants qu’il a obtenu en utilisant des couleurs vives, des contrastes de clair-obscur et des dessins simples mais intelligemment conçus. Peintures spectaculaires, tels que le Birch Grove (1879. Moscou, Tret’yakov Gal). Grâce à des années d’expérimentation, Kouïndji a développé une technique très originale, qu’il appliquera au thème presque mystique des montagnes couvertes de neige et éclairées par un clair de lune (par exemple Elbnis: Clair de lune, de 1890 à 1895; Moscou, Tret «yakov Gal.). Malheureusement, en raison de la mauvaise qualité des peintures qu’il a utilisé, nombre de ses toiles se sont obscurcies. Son influence a conduit à l’émergence d’une école de peintres paysagistes qui travaillent d’une manière similaire lyrique, qui comprenait d’anciens élèves tels que Arkady Rylov et Nicholas Roerich. Dans son tableau le plus célèbre, Le Christ dans le désert, Kramskoï tente de marier l’expérience de l’époque avec une nouvelle approche philosophique. Dans la plaine qui s’étend à perte de vue, le héros du tableau est plongé dans une réflexion douloureuse, les doigts entrecroisés. La réduction de la palette au gris perle, le refus de la couleur comme moyen d’influence émotionnelle, mettent en relief la dimension idéologique de l’œuvre. Où aller ? Que faire ? Le héros du tableau n’a pas encore décidé où est la vérité et son devoir moral. Il ne sait pas s’il doit servir le mensonge au profit de la richesse et de sa propre tranquillité ou s’il doit se sacrifier et choisir la souffrance au nom de la justice et du bien universel. En représentant le moment critique du choix, Kramskoï veut souligner que  l’homme a la liberté de décider lui-même de son sort. Le chef-d’œuvre de Kramskoï L’Inconnue est remarquable par la perfection de l’exécution. Ce n’est pas le portrait d’une femme dont le nom est perdu ou caché par l’artiste, mais une image féminine généralisée. On admire la peinture du visage de l’inconnue, de ses yeux aux lourds cils, de sa jaquette en velours, bordée de fourrure qui se découpe nettement sur le fond brumeux d’un paysage d’hiver de Saint Pétersbourg. Toute sa vie, Kramskoï a défendu et affirmé un art d’avant-garde d’esprit national et réaliste. Il a toujours lutté contre le mensonge dans l’art, contre l’art séparé de la vie et des intérêts du peuple.

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Arkhip Kuindzhi - Reflets de soleil sur givre, entre 1876 et 1890

Arkhip Kuindzhi – Reflets de soleil sur givre, entre 1876 et 1890

Arkhip Kuindzhi - Bois de bouleaux, 1879

Arkhip Kuindzhi – Bois de bouleaux, 1879

Arkhip Kuindzhi - le bosquet de bouleaux, 1901

Arkhip Kuindzhi – Bosquet de bouleaux, 1901

Arkhip Kuindzhi - le bosquet de bouleaux illuminé par le soleil, 1895

Arkhip Kuindzhi – le bosquet de bouleaux illuminé par le soleil, 1895

Arkhip Kuindzhi - Après la pluie

Arkhip Kuindzhi – Après la pluie

Arkhip Kuindzhi - Coucher de soleil dans la steppe, 1900

Arkhip Kuindzhi – Coucher de soleil dans la steppe, 1900

Arkhip Kuindzhi - Surf and Clouds, 1882

Arkhip Kuindzhi – Surf and Clouds, 1882

Arkhip Kuindzhi - lever de soleil en forêt, vers 1890

Arkhip Kuindzhi – lever de soleil en forêt, vers 1890

Arkhip Kuindzhi

Arkhip Kuindzhi – coucher de soleil en forêt

Arkhip Kuindzhi - Coucher de soleil en mer, vers 1890

Arkhip Kuindzhi – Coucher de soleil en mer, vers 1890

Arkhip Kuindzhi - Lever du soleil, vers 1895

Arkhip Kuindzhi – Lever du soleil, vers 1895

Arkhip Kuindzhi - cime enneigée dans le Caucase, vers 1895

Arkhip Kuindzhi – cime enneigée dans le Caucase, vers 1895

Arkhip Kuindzhi - Montagnes, vers 1895

Arkhip Kuindzhi – Montagnes, vers 1895

Arkhip Kuindzhi - Sommet enneigé, vers 1895

Arkhip Kuindzhi – Sommet enneigé, vers 1895

Arkhip Kuindzhi - Clair de Lune sur le Daryal pass, vers 1895

Arkhip Kuindzhi – Clair de Lune sur le Daryal pass, vers 1895

Arkhip Kuindzhi - mont Elbrouz, vers 1895

Arkhip Kuindzhi – mont Elbrouz, vers 1895

Arkhip Kuindzhi - le mont Elbrouz au lever du soleil, vers 1908

Arkhip Kuindzhi – le mont Elbrouz au lever du soleil, vers 1908

Arkhip Kuindzhi - mont Elbrouz, vers 1900

Arkhip Kuindzhi – mont Elbrouz, vers 1900

Arkhip Kuindzhi - mont Kazbek en Géorgie

Arkhip Kuindzhi – mont Kazbek en Géorgie

Arkhip Kuindzhi - Clair de lune dans une forêt en hiver, entre 1898 et 1918

Arkhip Kuindzhi – Clair de lune dans une forêt en hiver, entre 1898 et 1918

Arkhip Kuindzhi - Automne

Arkhip Kuindzhi – Automne

Arkhip Kuindzhi - Falaise, entre 1898 et 1908

Arkhip Kuindzhi – Falaise, entre 1898 et 1908

Arkhip Kuindzhi - paysage de Crimée, vers 1905

Arkhip Kuindzhi – paysage de Crimée, vers 1905

Arkhip Kuindzhi - Arc-en-ciel, vers 1905

Arkhip Kuindzhi – Arc-en-ciel, vers 1905

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Poésie des cimes : « Bonheur » d’André Kuenzi (1916-2005)

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Arkhip Kuindzhi - cime enneigée dans le Caucase, vers 1895

Arkhip Kuindzhi – cime enneigée dans le Caucase, vers 1895

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BONHEUR

Monter, toujours monter
Des marches et des degrés.
Traverser des fleuves d’orties
Des nuages d’abeilles
Des forêts d’arcs-en-ciel;
Dénouer les liens parfumés de la menthe sauvage
Qui nous retiennent prisonnier du paysage
Et cueillir ce baiser
Qui fleurit à l’ombre des séracs
Parmi les ossements séculaires.
Le rire du gel fait tressaillir
Les nervures multicolores de la roche
Qui s’effrite, s’effeuille
Comme la plus fragile véronique.

Midi chante dans les cascades
Et les sources claires;
La moire du glacier crépite
Au-dessus des abîmes,
Une étoile bleue frissonne
Aux flancs d’une touffe de silènes,
Puis une autre encore,
Une lame de brouillard penche sur la vallée…
On devine son bonheur
Vacillant
Blotti sous l’aile des corneilles
A l’abri de l’homme
Et de ses puanteurs.
Douceur des plumes de givre,
Des paillettes de feu :
Granit
O diamants qui vrillent mes ténèbres !
Bruit léger de la roche humide qui respire
A la pointe du temps,
A la face des âges.
Lentes flammes de glace ardente qui vous brûlent,
Effritent les visages,
Les griffes des humains

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Déjà
Les veines du rocher
Deviennent incertaines,
La montagne se fond entre des doigts de brume,
Les yeux se remplissent de larmes :
Le brouillard dissout les abîmes,
Efface notre vertige,
Notre bonheur.
Du paysage effondré
N’émerge qu’une flèche de granit
Imaginaire
Cernée par les encoches prodigieuses
De la Mémoire…

André Kuenzi (poème paru dans la revue Formes et Couleurs de l’été 1947)

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    Originaire de Schlosswill (BE), André Kuenzi est né le 21 septembre 1916 à Lausanne et mort dans la même ville le 30 novembre 2005. Après des études à l’Ecole des beaux-arts à Lausanne, il devient critique d’art pour la revue Formes et couleurs ainsi que pour la Gazette de Lausanne. Il a écrit de nombreux essais sur le thème de l’art et des artistes, en particulier sur Abraham Hermanjat, Charles Chinet, Paul Klee, P. Picasso, A. Giacometti et Louis Soutter. C’était également un poète qui a publié quatre recueils : La fleur au chapeau (1942), Ricochets (1944), Parenthèses (1946), Archivoltes (1949).

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Imaginaire de la montagne : le complexe d’Atlas par Gaston Bachelard

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Formes et couleurs : Montagne, année 1947

     Une vieille revue est restée longtemps délaissée dans ma bibliothèque, coincée entre deux livres de montagne, une vieille revue un peu décrépie que j’avais acheté dans les années soixante chez un bouquiniste de Genève et qui présentait sur sa couverture un paysage de montagne. Je devais m’apercevoir plus tard que le paysage en question avait été peint par le peintre genevois Alexandre Calame. La revue avait pour titre Formes et couleurs et le thème traité était celui de la Montagne. Je la feuilletais quelquefois, friand des photos en noir et blanc de paysage de montagnes ou d’alpinistes en pleine action qu’elle exposait mais j’avoue jusque là n’avoir jeté qu’un regard distrait sur les articles qui accompagnaient les photos. La dernière lecture fut un peu plus studieuse et quelle ne fut pas ma surprise de constater que certains des articles produits étaient signés par Gaston Bachelard, Maurice Zermatten, André Guex et Paul Budry… Je pris donc le temps de me documenter sur cette revue parue au cours de l’été 1947 et qui en était à cette date à sa neuvième année d’existence. Editée à Lausanne, elle paraissait six fois par an et se définissait comme une « Revue Internationale des Arts, du goût et des Idées ».

Voici ce que le Dictionnaire historique de la Suisse écrit à propos de cette revue :

     Luxueuse revue, richement illustrée, dont cinquante-trois numéros parurent entre 1939 et 1955 à Lausanne puis à Genève, sous l’impulsion de l’imprimeur André Held. Périodique aux visées éclectiques où se mêlent les beaux-arts, la littérature, l’histoire, la mode et le tourisme. Formes et couleurs connut vite un grand succès (tirage de certains numéros supérieur à 25 000 exemplaires). D’inspiration suisse au départ (beau numéro Auberjonois en 1942), la revue devint franchement franco-suisse en s’adjoignant, fin 1942, un directeur parisien, Maurice Noël, fondateur du Figaro littéraire. Aux côtés des présences locales (Charles-Albert Cingria, Paul Budry, Pierre-Louis Matthey), elle s’enrichit, du fait de l’Occupation, des plus hautes signatures françaises (Claudel, Valéry, Mauriac, Malraux). Par la qualité de son impression, Formes et couleurs contribua à répandre la renommée des techniques helvétiques de reproduction. Elle annonce les livres d’art imprimés en Suisse qui firent sensation au lendemain de la guerre.

Face nord de l'Aiguille d'Argentière - photo Darbellay, Martigny

Face nord de l’Aiguille d’Argentière – photo Darbellay, Martigny

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   Voilà donc l’occasion de vous présenter quelques textes sur le thème de la montagne et les photos ou illustrations qui les accompagnent et le premier présenté sera un texte de Bachelard dont j’avais ignoré jusque là l’existence : Le complexe d’Atlas. Ce texte est accompagné d’illustrations réalisées par un peintre graveur suisse que j’ai découvert à cette occasion, Pauli Fritz Eduard (1891-1968).

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–––– Le complexe d’Atlas par Gaston Bachelard (1947) –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Gaston Bachelard (1884-1962)     Dans ce court article, nous voudrions attirer l’attention sur des aspects dynamiques de la contemplation des grands spectacles de la Montagne. Les poètes et les philosophes ont souvent décrit ces spectacles. Les alpinistes ont fait bien souvent le récit dramatique de leurs ascensions. Mais ces tableaux et ces aventures, par leur caractère brillant et par leur caractère passionné peuvent masquer des impressions plus rares et plus cachées qu’un philosophe occupé à étudier le dynamisme des images se doit de classer.
    Les impressions que nous voulons faire revivre sont les impressions de verticalité. Il semble en effet que par delà la participation aux images de la forme et de la splendeur, il y ait pour l’homme rêvant devant la montagne une participation dynamique. Le décor majestueux appelle l’acteur héroïque. La Montagne travaille l’inconscient humain par ses forces de soulèvement. Immobile devant le mont, le rêveur est déjà soumis à la dialectique de l’assise et des cimes. Il peut être transporté, du fond de son être, par un élan vers les sommets, et alors il participe à la vie aérienne de la Montagne. Il peut vivre au contraire une sensation toute terrestre d’écrasement. Il se prosterne corps et âme devant une majesté. Mais ces mouvements intimes d’une contemplation dynamique ont bien d’autres inflexions, ils déterminent bien d’autres nuances psychologiques. Ces nuances sont parfois si délicates qu’elles ne peuvent être exprimées que par les poètes. C’est donc aux poètes que nous nous adresserons pour révéler l’inconscient de la Montagne, pour recevoir les leçons diverses de la verticalité.
    Les impressions de verticalité induite que nous retiendrons vont des plus douces sollicitations aux défis les plus orgueilleux, les plus insensés.

II

    Donnons d’abord un exemple des impressions verticales les plus douces et les plus mobiles.
    Elisabeth Barrett Browning rêve dans un coin de l’Angleterre, avec, dans l’âme, les souvenirs de l’Italie perdue. Elle contemple :

… les vallonnements légers du sol,
(Comme si Dieu avait touché, non pas pressé
Du doigts, en faisant l’Angleterre) – hauts et bas
De verdure – rien en excès, ni hauts ni bas;
Terre ondulée; coteaux si petits que le ciel
Peut y descendre tendrement, les blés monter…
            (Anthologie de la Poésie anglaise, ED. Stock, Trad. Louis Sazamian)

    Qu’on prenne toute la mesure de cette sensibilité verticale ! Le dieu modeleur travaille tout en caresses. les forces de relief se mettent alors à l’échelle de sa délicatesse : le ciel descend aussi doucement que le blé monte, la colline respire… En elle, plus rien ne pèse. par elle, rien ne s’élance trop loin dans l’espace. La colline nous a placés entre ciel et terre. Elle nous a donné, juste à notre mesure, ce qu’il nous faut de vie verticale pour que nous aimions gravir doucement la pente où s’étagent les vergers et les moissons.
    Toute l’âme des collines est dans les vers du poète. Le poème peut servir comme un test de la douce verticalité. Il suffira pour révéler l’image dynamique si caractéristique des paysages de coteaux et de chemins creux. Il nous apprendra à lire les poèmes de la verticalité.

III

    Mais prenons un relief plus imposant. Considérons, par exemple, le mont comme synonyme d’une majesté écrasante. Le Mont de Verhaeren est une image dynamique qui n’a pas besoin d’être dessinée pour dire son hostile pesanteur :

Ce mont,
Avec son ombre prosternée,
Au clair de lune, devant lui,
Règne, infiniment, la nuit,
Tragique et lourd, sur la campagne lasse.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les clos ont peur du colossal mystère
Que recèle le mont.

(Verhaeren, Les Visages de la Vie. Le Mont. Ed. Mercure de France, p.309)

     « Ce mystère colossal » un peu naïf dans la poétique du poète flamand, est le mystère d’une pesanteur immobile. Par la suite, dans le développement du poème de Verhaeren, un autre thème interviendra qui déplacera l’intérêt. La peur du colossal mystère, par le virement noram, donnera une inventive curiosité qui cherchera à l’intérieur du mont des richesses endormies. La poésie de Verhaeren visant souvent à une éloquence multiple mêle les genres et de ce fait s’affaiblit. Mais la données première du poème donne une assez nette image d’un mont qui écrase une plaine, qui propage son écrasement sur un large pays plat qui l’entoure.
    La montagne réalise vraiment le Cosmos de l’écrasement. Dans les métaphores, elle joue le rôle d’un écrasement absolu, irrémédiable; elle exprime le superlatif du malheur pesant ets ans remède. Matho dit à Salambo (p. 90) : « c’étaient comme des montagnes qui pesaient sur mes jours ».

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Pauli Fritz Eduard – Schmelzendes Schneefeld, 1925

IV

    Mais ce sentiment d’écrasement peut éveiller la compassion active du rêveur. Dans la rêverie qui s’attache au monde contemplé, il semble qu’un effort de redressement puisse venir en aide à la plaine écrasée par une sorte de loi mécanique de l’égalité de l’action et de la réaction qui a bien des applications dans le domaine onirique. Le géographe rêveur – il s’en trouve – s’offre comme un Atlas pour soutenir le mont. Qu’importe qu’on le prenne pour un tranche-montagne. En contemplant sympathiquement le relief il vient participer, avec des convictions de démiurge, à la lutte des forces. Pour bien comprendre la masse de la montagne il faut rêver de la soulever. La montagne anime son héros. Atlas est un homme dynamisé par la montagne. Pour nous le mythe d’Atlas est un mythe de la montagne. A juste titre, Atlas est à la fois un héros et un mont. Atlas porte le ciel sur des monts trapus, sur les épaules de la terre. Le mont lui aussi peut être pris pour un être héroïque. Dans Le Voyage de Sparte, Barrès désigne le Taygète « comme le héros du paysage ».
     Nous verrons dans un instant les poètes retrouver sans l’aide d’aucune érudition cette mythologie primitive. Insistons d’abord sur cette contemplation dynamique, sur cette contemplation activement mythologique qui dépasse la mythologie de signification. Contempler l’univers avec une imagination des forces de la matière, c’est refaire tous les travaux d’Hercule, c’est lutter contre toutes les forces naturelles opprimantes avec des efforts humains, c’est mettre le corps humain en action contre le monde. Il y a là un principe d’effort anthropomorphique bien spécialisé par son complément d’objet. Un tel effort imaginé nous place à la naissance des symboles que n’explique pas un animisme vague et formel. Nous ne comprendrons pas toute la valeur d’application psychologique de la mythologie si nous nous bornons à en considérer formellement les symboles ou si nous allons trop vite à leur signification sociale. Nous devons vivre un état de mythologie solitaire, de mythologie individuelle en nous engageant dynamiquement dans le mythe avec l’unité de notre volonté rêveuse.
    Ainsi Hercule voyant Atlas (est-de le héros, est-ce le mont ?) aide Atlas, devient Atlas. Alors  tout grandit. Qu’Atlas ou Hercule mettent tout le ciel sur la nuque, ce n’est là qu’un exemple de plus du dépassement habituel des images dynamiques. Dans la vie imaginaire comme dans la vie réelle, le destin des forces est d’aller trop loin. Dans le règne de l’imagination, on n’est fort que lorsqu’on est tout-puissant. Les rêveries de la volonté de puissance sont des rêveries de la volonté de toute-puissance. Le surhomme n’a pas d’égaux. Il est condamné à vivre, sans en passer une ligne, la psychologie de l’orgueil. Même lorsqu’il ne se l’avoue pas, il est une image parmi l’imagerie des héros légendaires.
     Mais quel bien-être que cette vie énergique dans les images, que cette vie énergique digne des Dieux ! Si l’on pouvait étudier les travaux d’Hercule dans leurs rêveries dynamiques, comme des images de la volonté première, on accéderait à une sorte d’hygiène centrale  qui a delà à peu près toutes les vertus de l’hygiène effectuée. Imaginer lyriquement un effort, donner à un effort imaginaire les splendides images légendaires, c’est vraiment tonifier l’être entier sans encourir la partialité musculaire des exercices de la gymnastique usuelle.
     Des images qui sont, pour la plupart des lecteurs proprement insignifiantes, sont restituées avec tous les bénéfices de la vie rêveuse quand on les réfère aux premières légendes. Ainsi l’on dit en anatomie moderne : la première vertèbre s’appelle Atlas parce qu’elle porte la tête. On oublie maintenant d’indiquer la raison astrologique qui faisait remarquer que la tête est « le ciel du petit monde ». jadis le corps humain comparé au corps de l’univers gardait ainsi une petite part des grandes légendes. Qu’on pardonne cette observation d’infime détail à un philosophe qui adore les mots et qui ne peut se résoudre à leur faire tord de la moindre petite partie de leur jeu métaphorique. Quand on fait hommage du nom d’Atlas à la première vertèbre cervicale, il semble que la terre tourne mieux sur son pivot.
     Chaque image, c’est-à-dire tout acte de l’imagination, a donc droit de garder, à côté de son complément d’objet, résidant dans la réalité, son complément de légende. La vertèbre Atlas achève le mouvement de verticalité de toutes les vertèbres. Combien grande est la vertu des mots quand ils sont désignés dans l’humain, quand, par exemple, la colonne verticale est rêvée dans la stature droite, dans la stature verticale, comme l’axe même de tout redressement !
    On comprendra peut-être mieux cette mythologie psychologiquement naturelle, si on lui oppose les vues du rationaliste érudit, du mythologue qui explique les mythes en les rendant « raisonnables ». Le livre de Louis-Raymond Lefèvre : Héraclès donnerait de nombreux exemples de telles rationalisations. Voici comment il explique le mythe d’Atlas portant le monde. Dans une pièce de la demeure d’Atlas, Héraclès vit « un immense instrument » (p. 148). Il en demande « l’utilité » à son hôte. Celui-ci, qui était un homme fort savant, pacifique et sage, lui expliqua qu’il l’avait construit de ses propres mains : c’était une sphère céleste. Pour la lui faire mieux comprendre, ils passèrent tous deux une partie des nuits sur la terrasse, à contempler le ciel, à examiner la marche des astres, qu’Héraclès retrouvait ensuite à leur place, sur la sphère. Atlas accompagnait ses observations de remarques sur l’harmonie qui règne dans l’ouvrage des dieux, établissaient des rapports entre cette harmonie céleste etc elle de la nature plus proche des hommes, et ses paroles mesurées, ses propos emplis de sagesse et d’indulgence, sur la conduite des hommes, enchantaient Héraclès : « Ainsi lorsque tu seras de retour parmi les tiens, pourras-tu dire que tu m’as aidé à porter le monde. » Voilà donc Héraclès qui, dans sa jeunesse, tua son pédagogue, rendu à la patience d’une leçon d’astronomie !
Certes, la tâche de décrire les travaux d’Hercule du travail intellectuel pourrait plaire à un rationaliste. mais il a un temps pour tout. Ici, ce sont les poètes qui « comprennent ». D’un mot, ils retrouvent cette poésie inchoative qui nous dit le commencement du monde :

Où les collines sentent encore la Genèse

où elles sont leur propre Atlas, où elles se soulèvent, où elles vivent comme une épaule humaine heureuse de son action :

Tant que les épaules des collines
rentrent sous le geste commençant
de ce pur espace qui les rend
à l’étonnement des origines.
                      (Rilke. Quatrains Valaisans, p. 70.)

Et Supervielle écrit (1939-1945, poèmes, p. 43) :

Comme la Terre est lourde à porter ! L’on dirait
Que chaque homme a son poids sur le dos.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Atlas, ô commune misère,
Atlas, nous sommes tes enfants.

     Si les erreurs psychologiques des mythologues rationalistes sont disertes, il ests ouvent donné aux poètes de dire tout en quelques mots. Paul Eluard n’a besoin que d’un seul vers pour évoquer l’Atlas naturel dans une condensation extraordinaire :

Rocher de fardeaux et d’épaules
                 (Je n’ai pas de regrets. Poésie ininterrompue. Fontaine. Déc. 1945.)

     Les deux compléments de mouvements inverses : écrasement et redressement fonctionnent avec une admirable aisance; ils ont le rythme des forces humaines exactement inscrites au point même où elles veulent combattre les forces d’univers. Un vers comme celui-là est pour le lecteur méditant un bienfait dynamique.
   D’autres poètes, au lieu de vivre l’effort d’Atlas à sa naissance, se portent à son fougueux accomplissement. Biely écrit une page de tumultueuse orographie où les montagnes ne cessent de se soulever, il vit une sorte de paysage ascendant, qui lutte en toute ses formes contre la pesanteur : « Les pointes rocheuses menaçaient, surgissaient dans le ciel, s’interpellaient, composaient la grandiose polyphonie du cosmos en genèse; vertigineuses, verticales, d’énormes masses s’accumulaient les unes sur les choses, dans les abîmes escarpés s’échafaudaient les brumes; des nuages vacillaient et l’eau tombait à verse; les lignes des sommets couraient rapides dans les lointains; le doigts des pics s’allongeaient , et les amoncellements dentelés dans l’azur enfantaient de pâles glaciers, et les lignes des crêtes peignaient le ciel; ; leur relief gesticulait et prenait des attitudes ; de ces immenses trônes des torrents se précipitaient en écume bouillante; une voie grondante m’accompagnait partout ; pendant des heures entières défilaient devant mes yeux des murs , des sapins, des torrents et des précipices , des galets, des cimetières, des hameaux, des ponts; la pourpre des bruyères ensanglantait les paysages, des flocons de vapeur s’enfonçaient impérieusement dans les failles et disparaissaient, les vapeurs dansaient entre soleil et eau, fouettant ma figure, et leur nuage s’écroulait à mes pieds; parmi les éboulements du torrent, les tumultes de l’écume allaient se dissimuler sous les laits de l’eau étale; mais par là-dessus tout frissonnait, pleurait, grondait, gémissait et, se faisant un chemin sous la couche laiteuse qui faiblissait, moussait comme fait l’eau :

Me voici dressé au milieu des montagnes… »

     Nous n’avons pas voulu trier ce long document, car nous voulions lui laisser ses forces d’entraînement. Biely donne précisément un tableau dynamique, la description dynamique d’un relief qui veut la violence. Et combien symptomatique est la dernière ligne citée ! Tous ces pics qui s’allongent, tout ce relief qui gesticule et qui prend des attitudes, c’est pour aboutir à « dresser » le démiurge littéraire au milieu des montagnes ! Comment mieux dire qu’Atlas est le maître du monde, qu’il aime son fardeau, qu’il est fier de sa tâche. Une joie dynamique traverse le texte de Biely. Il ne vit pas une apocalypse, mais la joie violente de la terre.

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Pauli Fritz Eduard – Silvesternacht (Fantaisie dans la nuit de Saint-Sylvestre) – eau forte, 1923

     Dans toutes ces remarques on peut voir en action diverses composantes d’un complexe inconscient qu’on pourrait appeler le complexe d’Atlas. Il représente l’attachement à des formes spectaculaires et – caractère très particulier – à des forces énormes inoffensives, voire à des forces qui ne demandent qu’à aider le prochain. Le meunier qui est fort en vient à porter son âne. On trouvera dans cette voie toutes les Pauli Fritz Eduard,métaphores du soulagement, d’une entraide qui conseille de porter en commun les fardeaux. Mais on aide parce qu’on est fort, parce qu’on croît à sa force, parce qu’on vit dans un paysage de la force. Comme la remarque à propos de Hölderlin, Geneviève Bianquis (Introduction aux Poésies, Ed. Montaigne, p. 24) : « Tous les phénomènes de la nature, les plus simples et les plus grands de préférence, servent de tropes au sentiment. Chez Hölderlin, tout paysage se transforme en un mythe, en une totalité de vie qui englobe l’homme et lui adresse un appel moral impérieux. »
    Ce moralisme des images, moralisme en quelque manière direct et naïvement convaincant, pourrait rendre raison de bien des pages des Théodicées. mais dans ces pages l’imagination a un but, elle veut prouver, elle veut illustrer des preuves. Nous préférons l’étudier dans des textes où elle se révèle comme une force élémentaire du psychisme humain : comme une volonté de l’être contemporaine aux images.

V

    En marge d’un complexe d’Atlas on peut signaler de curieuses réactions qui s’animent dans une véritable provocation, dans une sorte de défi à la Montagne. Depuis notre livre L’Eau et les Rêves, définissant l’Océan dans le sens d’un monde provoqué, nous avons pu isoler ce que nous avons nommé le complexe de Xerxès en souvenir du roi qui faisait fouetter la mer. Dans le même style on peut parler d’un complexe de Xerxès qui provoquerait la montagne, d’une sorte de viol de la hauteur, d’un sadisme de la domination. On en trouverait de nombreux exemples dans les récits d’alpiniste. Qu’on relise les pages consacrées par Alexandre Dumas à l’ascension du Mont Blanc par Balmat, on y verra que la lutte du montagnard et du mont est une lutte humaine. Il faut choisir son jour : « Le Mont-Blanc, dit le fameux guide, avait mis ce jour-là sa perruque, c’est ce qui lui arrive quand il est de mauvaise humeur, et, alors, il ne faut pas s’y frotter. Mais le lendemain le moment est venu de grimper sur la taupinière. » Quand il est au sommet, Balmat s’écrie : je suis « le roi du Mont-Blanc« , je suis « la statue de cet immense piédestal ». Ainsi finit toute ascension, comme une volonté de piédestal, de piédestal cosmique. L’être grandit en dominant la grandeur. Comme le dit Guillaume Granger, les Alpes et les Apennins sont les « échelons des Titans ».

    Un alpiniste, en un seul aveu, dit parfois plusieurs composantes du complexe de puissance devant la Montagne : « Ces montagnes couchées en cercle autour de moi, j’avais cessé peu à peu de les considérer comme des ennemis à combattre, des femelles à fouler au pied ou des trophées à conquérir, afin de me fournir à moi-même et de fournir aux autres un témoignage de ma propre valeur. » (Samivel. L’Opéra de pics, p.16)
    Mais sans accumuler les exemples pris dans le récit d’aventures réelles, donnons, suivant notre méthode préférée, un beau document littéraire qui peut servir de type pour un Xerxès de la Montagne. Nous l’empruntons à un roman de D.H. Lawrence : L’Homme et la poupée (p. 110) :

    Voici donc la montagne méprisée :

– Même les montagnes vous paraissent affectées, n’est-ce-pas ?
– Oui. Leur hauteur arrogante, je la déteste. Et je déteste les gens qui se pavanent sur les sommets pour y jouer l’enthousiasme. Je voudrais les faire demeurer ici, sur leurs sommets et leur faire avaler de la glace jusqu’à l’indigestion… Je déteste tout cela, vous dis-je. Je le hais !
– Il faut que vous soyez un peu fou, dit-elle, d’un ton majestueux, pour parler de la sorte. La montagne est tellement plus grande que vous.
– Non, dit-il, non, elle n’est pas plus grande que moi !… (les montagnes) sont moins que moi !
– Vous devez souffrir de mégalomanie, conclut-elle.

      A lire de telles pages, on se sent bien loin des contemplations apaisées; il semble que le contemplateur soit victime des forces qu’il évoque. Quand la réflexion revient au héros de Lawrence, il « s’étonne de l’extraordinaire et sombre férocité » avec laquelle il avait affirmé « qu’il était plus grand que les montagnes ». La raison, en effet, l’image visuelle aussi, voilà des principes sans force quand une âme se livre à la dynamique même de l’imagination, quand la rêverie suit une dynamique du soulèvement. Alors, défi, orgueil, triomphe, viennent contribuer à la contemplation cruelle, une contemplation qui trouvera des gladiateurs dans les spectacles les plus inanimés, dans les plus tranquilles des forces de la nature.
     Une page de Henri Michaux peut porter témoignage du caractère direct de la littérature contemporaine qui déblaie toutes le impossibilités du réalisme pour trouver la réalité psychique première. Vient alors dans son attaque toute droite un Xerxès de la Montagne (Liberté d’action, p.29) :

    « Pour faire du mal à une vieille fille – écrit Michaux – la moindre colère, pourvu qu’elle soit vraie, suffit, mais attraper une montagne devant soi dans les Alpes, oser l’attraper avec force pour la secouer, ne fût-ce qu’un instant ! La grandiose ennuyeuse qu’on avait depuis un mois devant soi. Voilà qui mesure ou plutôt démesure l’homme.
    Mais pour cela il faut une colère-colère. une qui ne laisse pas une cellule inoccupée (une distraction même infime étant catégoriquement impossible), une colère qui ne peut plus, qui ne saurait même plus reculer (et elle reculent presque toutes quoi qu’on en dise quand le morceau est démesurément gros).
    Ce me sera donc tout de même arrivé une fois. Oh je n’avais pas à ce moment là de griefs contre cette montagne, sauf sa sempiternelle présence qui m’obsédait depuis deux mois. Mais je profitai de l’immense puissance que mettait à ma disposition,une colère venue d’une lance portée contre ma fierté. Ma colère en son plein épanouissement, en son climax, rencontra cette grosse gêneuse de montagne qui, irritant ma fureur, l’immensifiant, me jeta, transporté, impavide, sur la montagne comme sur une masse qui eût pu réellement en trembler.

Trembla-t-elle ? En tous cas, je la saisis
Attaque presque impensable, à froid.
C’est mon summum d’offensive jusqu’à présent. »

     Aucun commentaire rationaliste ou réaliste ne peut être donné d’une telle page. Elle est essentiellement une page du sujet imaginant. Il faut que le critique littéraire parte des images dynamiques de la contemplation provocante pour apprécier l’animation subjective, pour en mesurer la colère offensante, toutes les projections de la colère.

Pauli Fritz Eduard - Mensch und Berge, 1925

Pauli Fritz Eduard – Mensch und Berge, 1925

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organisation et appréhension de l’espace en Grèce antique : (I) – formes d’habitat et d’occupation

–––– Protohistoire de la Grèce antique ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    La maison grecque de l’antiquité ne présente pas un modèle unique, elle va de la cabane rudimentaire du paysan construite en pierre ou en torchis couverte de chaume et parfois sans fenêtres à la maison de plusieurs pièces à deux étages articulées autour d’une cour.
     Peu de fouilles archéologiques ont été menées sur la maison grecque antique mais on sait qu’il existait deux styles architecturaux qui se répartissaient en fonction de critères géographiques et sociaux : la maison à plan circulaire ou ellipsoïdal surtout présente dans le nord et la maison à plan dite à megaron qui est une pièce principale longue et rectangulaire, parfois unique, avec foyer central séparée en deux par une colonnade centrale en bois soutenant un toit à double pente couvert de bois, de chaume ou de paille et plus tardivement de tuiles d’argiles. Pour permettre l’éclairage et la ventilation du mégaron, un large espace vide a été ménagé entre le toit et le mur de façade, la ventilation pour l’évacuation des fumées était indispensable car la plupart des maisons grecques ne possédait pas de cheminée mais un foyer aménagé à même le sol. La cuisson des aliments ne nécessitait pas de foyer fixe et l’on se contentait d’allumer à même le sol des petits feux de charbon de bois ou de branchages. Certaines maisons possédaient des foyers portables en terre cuite. Seules les maisons des plus aisés étaient munies d’un conduit de cheminée.  Les murs, protégés par des avancées de toiture, sont le plus souvent érigés en briques d’argile séchée ou en torchis sur ossature bois sur une base de pierre pour lutter contre les remontées d’humidité. Il sont blanchis à la chaux, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. En règle générale, deux petites pièces complètent le megaron à son arrière. Cette organisation déjà utilisée à l‘Âge du bronze serait originaire de Russie où elle était déjà présente à l’époque paléolithique. Sur le continent, le megaron peut se développer sur deux étages, le niveau supérieur étant alors occupé par deux chambres et un vestibule et un porche à colonnade surmonté parfois d’un pignon à faible pente ou un fronton sont aménagés à son entrée donnant sur une cour ou patio parfois à péristyle autour de laquelle s’articulent les constructions annexes. La cour qui donnait directement sur la rue était un élément essentiel de la maison dont elle occupait la position centrale, elle était aussi bien une pièce de séjour que de travail. Les demeures hellénistiques les plus répandues sont les maisons à péristyle : la cours centrale est entourée d’une colonnade, le tout formant une sorte de préau… Certaines maisons possèdent des pièces séparées pour les hommes et les femmes (andrôn et gynécée). Les esclaves étaient logés là où ils pouvaient dans les locaux annexes. L’andrôn était la seule pièce de la maison où les étrangers avaient accés, elle participait donc au prestige social des occupants et son aménagement et sa décoration étaient plus soignés : son sol était revêtu de ciment ou de galets et une dépression centrale rectangulaire. Le long des murs, des banquettes en pierre, en bois ou en métal parfois précieux, les klinês, étaient disposés, servant de lit ou de canapé. Il faut signaler que de nombreuses maisons urbaines étaient en fait des fermes où l’on entreposait le matériel et où l’on transformait les produits de la terre. Le plus souvent un atelier ou cellier était réservé pour le traitement et l’entreposage de l’huile d’olive et le vin. Les réserves alimentaires étaient le plus souvent conservées en vrac dans de grandes jarres, parfois enfoncées dans le sol et les objets précieux entreposés dans les pièces intérieures, plus sûres, appartements ou ateliers. De manière générale, en dehors de l’andrôn, les pièces de la maison grecque était de fonction polyvalente, un cellier pouvait être utilisé en chambre d’hôte (Protagoras de Platon). Dans les villes certaines pièces donnant sur la rue n’étaient pas reliées à la maison et était accessible par une porte ouvrant sur l’espace public ou par une échelle ou un escalier; ces pièces pouvaient servir d’échoppes, d’ateliers et d’entrepôts pour les marchands et colporteurs ou bien être loués à des  personnes étrangères à la famille.
La construction de l’habitat en relation avec le climat s’est développé empiriquement, car il ne fallait pas être un savant pour apprécier la meilleure orientation pour se protéger du vent ou pour bénéficier de la chaleur du soleil en hiver. Cependant, les philosophes de la Grèce antique ont été les premiers a établir quelques règles qui pourraient être reproduites. D’après Xénophon, Socrate expliquait qu’une maison avec un portique orientés au Sud pouvait permettre la pénétration des rayons du soleil en hiver, tout en restant à l’ombre en été, car le trajet du soleil pendant l’été est plus élevé dans le ciel. Ce concept simple a été utilisé pour le développement de l’architecture des cités en instaurant un droit au soleil pour chaque parcelle, à l’intérieur de laquelle les habitants pouvaient disposer les pièces afin de bénéficier de l’ensoleillement suivant les saisons.
    La maison grecque à des fondations en pierre et des murs en brique crue ainsi que des toits en tuiles de terre cuite. Ses fenêtres étroites protégent en partie la maison de la chaleur et des voleurs. Les portes et les volets sont en bois. Les maisons grecques ont une cour centrale ouverte dans laquelle se trouve un hôtel (bâtiment qui permet aux habitants d’honorer les dieux).Dans les riches demeures, il y aussi un puits dans la cour, mais la plupart du temps, les femmes vont chercher l’eau à la fontaine publique. Les maisons grecques avaient une pièce réservée aux femmes, le gynécée et une pièce réservée aux hommes pour les banquets. Les riches demeures ont aussi des salles de bains. Le mobilier était fait de bois et de bronze. Pour s’éclairer, ils se servaient de lampes à huile.
    Les étages n’apparaissent que tardivement. D’autre part la séparation hommes femmes est essentiellement conceptuelle et comportementale, elle ne se vérifie pas dans l’organisation physique de la maison (sauf pour l’andrôn). Toutes les pièces que l’oikos n’utilisait pas pour le travail, et où ne vivaient ni ne dormaient les femmes de la maison pouvaient être utilisées par les hommes de la maison et leurs amis.

Les jardins
   L’étude des jardins en Grèce antique révèle que les maisons privées n’étaient pas entourées de jardins comme nos maisons contemporaines. La maison grecque s’oriente vers l’intérieur, mais généralement, la cour centrale n’était pas pourvue d’un jardin. En revanche, il est probable que les habitants plantaient des fleurs ou des herbes aromatiques dans des pots à fleurs. Dans les villes grecques, les zones de verdure se trouvaient surtout sur les places publiques ou autour des sanctuaires. Les jardins privés se situaient à l’extérieur des villes, de même que les grands parcs autour des gymnases et des écoles philosophiques, telle l’Académie de Platon.

   Le monde égéen

Vasilika

On appelle la révolution néolithique, le passage de l’état nomade à l’état sédentaire. Au début du VIe millénaire avant notre ère se développent en Méditerranée centrale et occidentale les premières économies fondées sur l’élevage et l’agriculture («culture de la céramique imprimée»). Les communautés qui les constituent nous livrent un paysage culturel multiforme. A la même époque, dans l’ensemble du monde grec, depuis la Crète jusqu’en Macédoine, apparaissent des habitats fixes, tournés vers un mode de vie Makrygialosessentiellement agropastoral et pratiquant, parallèlement à l’industrie lithique taillée, des techniques nouvelles, telles que l’industrie lithique polie et la poterie. Les grottes ont été abandonnées au profit de maisons construites en pierre et en terre crue et deux modes d’occupation du terrain se développent alors, l’un horizontal, s »étalant dans l’espace, de faible densité (sites de Vassilika et de Makrygialos, tous les deux en Macédoine, près de Thessalonique), l’autre vertical. très concentré et se développant en hauteur connu, dans le langage archéologique, sous le nom de tell ou, pour la Grècede toumba ou de magoula (colline arrondie). Certains sites sites du Néolithique grec, Sesklo et Dimini, en Thessalie, offrent l’exemple d’une combinaison de deux types d’habitats : autour d’une éminence naturelle, progressivement élevée par le cumul de constructions successives, une partie de l’habitat s’organise selon le modèle plat.

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––– exemple d’une maison du site de Néa Nicomédia, Macédoine (6.000 ans avant JC) ––––––––––––

maison à Néa Nicomédia (Macédoine)

reconstitution d’une maison à Néa Nicomédia (Macédoine)

 Nea Nikomedeia    Néa Nicomedia est le village néolithique grec le plus ancien. Il date de plus de 6.000 ans avant J.C. La reconstitution ci-dessus montre une maison dont le toit à deux ou quatre pans est constitué d’une charpente légère et d’une couverture en chaume est supporté par une série de poteaux en bois. Les poteaux situés en périphérie possède un clayonnage intermédiaire formant armature qui est rempli de pisé. (d’après R. Rodden).

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–––– acropole de Sesklo, Tessalie (6.000 à 5.300 ans avant JC) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Acropole de Sesklo

Reconstitution de l’acropole de Sesklo (6.000 à 5.300 ans av. J.C.)

Sesklo    Le site de Sesklo a donné son nom à une culture qui a couvert de 6.000 à 5.300 ans av. J.C. un territoire qui s’étendait de la Macédoine grecque occidentale à la Phthiotide. il comprend une acropole entourée d’un mur d’un mètre d’épaisseur au-delà à l’intérieur duquel étaient bâtis des maisons carrées ou rectangulaires de une à deux pièces et pour certaines deux niveaux séparées les unes des autres par des allées étroites. Près du centre géométrique était érigé un vaste Megaron. Au pied de l’acropole s’étendait  une ville basse. Les murs des maisons étaient réalisés en briques crues posées sur un socle de pierres sèches. On suppose que les toitures étaient à deux pans.

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–––– exemple des deux sites de Domini, Tessalie (6.000 à 5.300 ans avant JC) ––––––––––––––––––––

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reconstitution du site de Dimini avec son megaron (5.000 ans av. JC)

Dimini

 Dimini   Le site de Dimini présente deux exemples d’installation néolithique : l’une occupe le sommet d’une colline et une autre, mycénienne, s’est développée dans la plaine, à l’est et au sud-est. Seules les fondations de pierre des maisons les plus anciennes sont encore visibles. Les installations étaient implantées dans six enclos concentriques défensifs constitués de murs.  L’ensemble est couronné à son sommet par une cour rectangulaire de dimensions 30 m x 25 m sur lequel donne un mégaron (habitat principal) composé de deux chambres et d’un porche. Ce bâtiment, manifestement le principal édifice du village, date de la fin du néolithique (fin du 4ème millénaire avant JC); malgré son importance, il ne faut  pas l’imaginer comme un palais ou comme le prototype direct du futur palais mycénien; ce n’était que l’habitation rustique d’un chef de village.

Reconstitition d'une maison à Dimini

Reconstitition d’une maison néolithique à Dimini

    Dans la site de Dimini (IVe millénaire), le décor des céramiques est enrichi par l’introduction de la bichromie et l’apparition de motifs nouveaux, en particulier la spirale, comme sur cette jarre où des faisceaux de lignes parallèles s’organisent sans monotonie ni froide symétrie autour d’un motif central en spirale. On trouve un peu partout dans ce vaste espace des figurines d’aspect semblable. Les plus nombreuses sont des figurines féminines, généralement nues, aux formes plantureuses, aux caractères sexuels accusés et à l’attitude stéréotypée aux bras ramenés sur les seins ou sur le ventre. Certaines figurines, plus rares, sont masculines.

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–––– exemple des maisons de Lefkandi, île d’Eubée (1.200 à 1.100/1075 ans avant JC) ––––––––––––

Lefkandi     A Lefkandi, sur l’île d’Eubée, à l’orée orientale de la riche plaine lélantine qui sera l’objet au VIIIe siècle d’un conflit entre les cités de Chalcis et d’Erétrie. Le site se trouve en bordure de mer à mi-distance des deux cités. Il semble avoir été abandonné au début du VIIe siècle au moment de la guerre entre les deux cités (710-650 avant JC). Les constructions mises à jour datent paradoxalement de la fin de la période palatiale mycénienne (1.200-1.100/1075 avant JC) et le début des « siècles obscurs » où les sites fortifiés étaient abandonnés. La construction présentée ci-dessus a fait l’objet d’un agrandissement après sa construction, une abside ayant été ajoutée ultérieurement. Les archéologues pensent qu’elle était un lieu à vocation collective ou était « une maison de chef ». Elle était entourée de huttes avec lesquelles elle formait un village d’une centaine d’habitants.

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––––––––––––––––––– habitats et établissements mycéniens de l’âge du bronze –––––––––––––––––––

      L’âge du bronze est une période de la Protohistoire caractérisée par l’usage de la métallurgie du bronze, nom générique des alliages de cuivre et d’étain. Cette période a succédé à l’âge du cuivre (ou Chalcolithique) et a précèdé l’âge du fer. Les limites chronologiques de l’âge du bronze varient considérablement selon les aires culturelles et  géographiques considérées. Pour la Grèce, on considère que la civilisation des Cyclades correspond à  l’âge du bronze ancien (de -3200 à -1950 av. J.-C.) avec les sites de Grotta-Pélos et Kéros-Syros, la civilisation crétoise ou minoenne correspond à l’âge de bronze moyen (de -1550 à -1200 av. J.-C.) et la civilisation mycénienne ou hellénique font partie de l’âge du bronze.
    L’expression « siècles obscurs » ou « âges obscurs » fut popularisée par The Dark Age (1971) d’Anthony Snodgrass et The Greek Dark Ages (1972) de R. A. Desborough. À cette époque, la fin du xiiie siècle apparaissait comme une chute irrémédiable de la civilisation mycénienne, surnommée « la Catastrophe ». On parle aussi de « Moyen Âge grec ». Par contraste, le viiie siècle apparaît comme une véritable Renaissance de la Grèce.
    Selon Desborough, le recul du xiiie siècle s’explique par de grandes invasions. Snodgrass se montre plus prudent. Aujourd’hui, les historiens ont tendance à rejeter cette hypothèse, en l’absence de preuves archéologiques. L’effondrement de la civilisation mycénienne peut aussi avoir eu des causes climatiques déstabilisant l’équilibre économique et donc politique régional (la sédimentologie indique des sécheresses prolongées alternant avec des pluies diluviennes, d’où perte probable des récoltes et turbidité de la mer réduisant les prises de pêche1) car à peu près à la même époque, ladomination hittite en Anatolie prenait brutalement fin avec la destruction de leur capitale Hattusa, tandis que la fin de la XIXe et la XXedynasties égyptiennes étaient confrontées aux invasions des Peuples de la mer.
Il n’y a pas d’explication arrêtée à la chute du monde mycénien, mais son déclin progressif est probablement dû à une combinaison de phénomènes naturels, de tensions intérieures et de fragilité intrinsèque du système mycénien.
    Desborough et Snodgrass s’accordaient pour dresser un tableau apocalyptique de la période des âges sombres : chute dramatique de la démographie, perte de l’écriture et des techniques architecturales, pauvreté, etc.
    De fait, les grands palais mycéniens succombèrent aux incendies à Mycènes elle-même, Tirynthe, Pylos et Thèbes. En Crèteexceptée, aucune grande construction en pierre ne fut plus entreprise. Les grandes tombes collectives furent remplacées par des tombes individuelles, beaucoup plus modestes, ou par l’incinération. Le travail du bronze s’éteignit, faute des nécessaires contacts avec l’extérieur pour importer le cuivre et l’étain. Seule la céramique demeura comme trace matérielle de la culture de l’époque. Le linéaire B disparut, sauf à Chypre. Enfin, de grandes régions se trouvèrent dépeuplées, comme en Laconieet Messénie. Certaines populations cessèrent de cultiver leurs champs et se consacrèrent exclusivement à l’élevage.
    Les « siècles obscurs » paraissent aujourd’hui davantage une période de changement que de déclin; ils portent les prémisses des techniques, pratiques sociales et modes de pensée qui vont définir la Grèce archaïque. Ils sont aussi l’époque de rédaction de documents écrits dont certains d’une importance capitale dans la culture grecque: les poèmes homériques, l’Illiade et l’Odyssée attribués à Homère. La cité grecque ne semble plus apparaître d’un coup au viiie siècle : elle figure déjà en filigrane dans les textes homériques.

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–––– exemple des maisons de Nichoria (1.500 à 1.200 ans avant JC) –––––––––––––––––––––––––––––––

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reconstitution d’une maison du début de l’âge de bronze à Nichoria, Messénie dans le Péloponnése (d’après McDonald et autres)

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construction de l’unité IV-1 de Nichoria en Messénie – phases 1 et 2

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Lefkandi

Nichoria    Nichoria était une implantation idéalement située pour l’établissement d’une vigie afin de surveiller la plaine et la côte. C’est un des plus grands sites de la région, un centre important pour le travail du bronze et un gros fournisseur de lin pour l’artisanat textile. Sa prospérité et sa chute sont liées à celles du palais de Nestor. Une image détaillée de la Messénie, aussitôt après la destruction du palais, est plus difficile à établir, notamment durant les siècles obscurs. Alors que le royaume de Pylos est organisé en deux provinces, qu’on y recense 240 établissements, qu’il possède une administration développée, une économie structurée et centralisée, une élite dirigeante cultivée, tout disparaît autour de 1.200 avant J.-C. Le site est réoccupé vers 1.100-900 : les archéologues ont repéré des traces d’activité domestique et des habitats construits avec les pierres du palais. Moins de douze sites ont été recensés pour les siècles obscurs. Au IXe siècle, ils sont concentrés dans des zones fertiles, la plaine du Stenyclarus et la vallée de la rivière Pamisos.

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–– exemple d’un grenier à Smyrne (800 ans avant JC) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Reconstitution d'un grenier circulaire du vieux Smyrne (VIIIe siècle avant J.C)

Reconstitution d’un grenier circulaire du vieux Smyrne (VIIIe siècle avant J.C)

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–– exemple d’une maison urbaine à Olynthus ( Ve siècle avant JC ) ––––––––––––––––––––––––––––––

Les maisons des Grecs au Ve siècle avant J.C
    Les paysans vivaient dans des cabanes fabriquées en torchis, sans fenêtre et le toit était en chaume (paille après la moisson). Les gens plus aisés avaient une maison plus grande (1 pièce principale et deux chambres), puis la population riche, qui avait une maison comportant plus d’une dizaine de pièces…
    Le toit des habitations était le plus souvent fait de tuiles d’argile, les murs étaient faits de torchis ou de brique, les fenêtres étaient petites, peu nombreuses et n’avaient pas de vitres, seulement des volets donc la lumière rentrait surtout par la cour. Des murs de pierre entouraient la maison pour la protéger des intrus. Dans chaque habitation on trouvait un autel pour faire des offrandes aux dieux, dans les maisons on trouvait plusieurs pièces: l’andrôn une salle réservée aux banquets, le gynécée une pièce réservée aux femmes on y trouvait souvent un berceau, un lit, un métier à tisser ; la cuisine, les Grecs cuisinaient à même le sol, ils allumaient un petit feu de brindilles ou de charbon et n’avaient pas besoin de foyer pour cuisiner, l’atelier qui servait à stocker l’huile et le vin et la cour située au centre de la maison, on pouvait y travailler et tout autour on trouvait souvent une colonnade.
    Dans les quartiers populaires, la plupart des maisons étaient fort petites et formées seulement d’un rez-de-chaussée avec deux ou trois pièces exiguës. Lorsqu’elles possédaient un étage avec une ou deux chambres, on y accédait souvent par un escalier extérieur en bois. Ces mansardes pouvaient être louées à de pauvres campagnards ou à des étrangers qui désiraient avoir un pied-à-terre en ville . « Il y avait dans notre maison, dit un plaideur, un étage, qu’occupait Philonéos lorsqu’il résidait à la ville. »
    Les murs de ces maisons étaient en bois, en brique crue ou en cailloux agglutinés par un mortier fait de terre délayée. Ils étaient tellement faciles à percer que les voleurs ne se donnaient pas la peine de chercher à forcer les portes et les fenêtres ; ils préféraient faire un trou à travers ces minces cloisons, si bien que les cambrioleurs, à Athènes, étaient appelés toichorychoi, ce qui veut dire « perce-murailles ».
    Les proportions des maisons dont on distingue des traces à Athènes sont toujours exiguëes. Les portes, nous dit Plutarque, s’ouvraient sur le dehors et l’on frappait avant de sortir afin d’épargner aux passants le désagrément d’être heurtés par une porte brusquement ouverte.
Les toits étaient en terrasse. Les fenêtres, lorsqu’elles existaient, étaient nécessairement fort petites, de la dimension de simples lucarnes, puisque les Anciens ignoraient l’usage des vitres transparentes : si, par mauvais temps, l’on voulait obstruer les fenêtres, on ne pouvait le faire qu’au moyen de panneaux opaques.
    Lorsque de telles maisons étaient louées, le propriétaire, s’il ne recevait pas régulièrement le montant du loyer, employait, pour se faire payer son dû, des moyens énergigues : il enlevait la porte de la maison, ou bien les tuiles du toit, ou, enfin, il fermait l’accès du puits. Et les locataires insolvables allaient rejoindre la foule, nombreuse à Athènes, des sans-logis.
    Avant les VIIe et VIe siècles, les maisons étaient bâties en matériaux périssables, et étaient de plan circulaire, ellipsoïdal ou rectangulaire.
    Par la suite elles sont construites plus solidement avec des briques crues et des soubassements en pierre. La petite maison rectangulaire, à deux ou trois pièces, est la plus répandue.
    A partir du IVe siècle, on commence à embellir les façades et l’intérieur des maisons, qui deviennent plus vastes et plus luxueuse. La maison devient plus fonctionnelle mais aussi plus planifiée.
    Vers le IIIe siècle, sur le site de Priène, la galerie se voit réduite, l’andrôn disparaît même pour faire place à l’oikios. Les maisons sont plus élaborées, les femmes commencent à être séparées des hommes.
    Au IIe siècle, le portique nord est parfois rehaussé, les étages supérieurs font leur apparition. Les maisons ressemblent à celles de l’île de Délos.

plans d'un quartier et d'une maison urbaine à Olynthus (Ve siècle av. J.C.)plans d’un quartier et d’une maison urbaine à Olynthus (Ve siècle av. J.C.)

plan schématique du rez-de-chaussée d'une maison_d'Olynthe

Olynthus    Aux Ve et IVe siècles, la maison est plus élaborée. C’est le cas du site d’Olynthe où les maisons comportent une partie résidentielle (oikios) au nord et une galerie (pastas), qui communique avec une cour rectangulaire pavée. Sur l’un de ses côtés, se trouvent une salle réservée aux banquets (andrôn) et un vestibule, et de l’autre côté un magasin. A partir du IVe siècle, on commence à embellir les façades et l’intérieur des maisons, qui deviennent plus vastes et plus luxueuses. La maison devient plus fonctionnelle mais aussi plus planifiée.

la maison colorée à Olynthus (IVe siècle avant J.C.)

la maison colorée à Olynthus (IVe siècle avant J.C.)

     Les maisons olynthiennes du Ve siècle et de la première moitié du IVe, sont loin d’être aussi modestes que leurs contemporaines athéniennes. Beaucoup avaient deux étages et de 6 à 12 chambres au rez-de-chaussée. La pièce la plus caractéristique présente une dépression rectangulaire centrale, ornée de mosaïques et entourées d’une bordure en ciment. Il n’y a pas de colonnes autour de la cour centrale sur laquelle s’ouvre la pièce principale accostée d’une seconde pièce communiquant avec elle et avec la cour. Ces détails reparaissent dans les maisons de Doura-Europos, où l’on avait déjà soupçonné une origine macédonienne, aujourd’hui confirmée. Les pièces principales regardent vers le sud et sont ainsi abritées contre les intempéries. Sur l’un des côtés court une loggia d’où l’on dominait tout le site d’Olynthe. Les rues se coupaient à angle droit, suivant les principes de l’architecture urbaine mis à la mode par Hippodamos de Milet. (Revue belge de philologie et d’histoire, 1931)

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–––– exemples de maison grecque –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    La maison grecque de l’antiquité ne présente pas un modèle unique, elle va de la cabane rudimentaire du paysan construite en pierre ou en torchis couverte de chaume et parfois sans fenêtres à la maison de plusieurs pièces à deux étages articulées autour d’une cour.

maison grecque (-IVe siècle)°°°

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Le rez-de-chaussée d’une grande maison grecque au IVe siècle :

1 – porche d’entrée et vestibule
2 – cour
3 – autel
4 – salle à manger
5 – office
6 – portique
7 – cuisine
8 – four ou foyer
9 – salle de bains
10 & 11 – salles de séjour
12 – pièce du gynécée
13 – atelier, magasin à vivres

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Oikios à Heraklia`Oikios à Heraklia

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–––– la maison déliante au IIe siècle ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

maison déliante

    Dans l’île de Délos on rencontre des habitations plus grandes et plus luxueuses. Les états des lieux, annexés aux baux des domaines d’Apollon délien, nous font connaître les pièces ou bâtiments qui, réunis dans un enclos, composent une forme grecque : ce sont la chambre à coucher, la chambre pour les hommes, l’étable, l’écurie, la bergerie, le grenier pour les céréales, la grange pour la paille, le moulin, le cellier pour les grandes vases d’argile ; on signale rarement un étage. La ferme atteint souvent un jardin.
    Les maisons riches des villes différaient selon les régions et selon le goût des propriétaires. Les fouilles nous ont livré deux types principaux : l’un à Priène, l’autre à Délos. La maison priérienne comprend trois parties : une cour ; au fond de la cour un vestibule, largement couvert et soutenu par deux colonnes ; enfin une ou deux chambres, donnant sur le vestibule.
     La maison délienne a comme centre une cour entourée d’une colonnade ; sur la rue, de petites pièces, isolées du reste de la maison, servent de boutiques ; un large passage conduit à la cour et, tout autour de la cour, s’ouvrent des chambres de dimensions variables, salle de réception, salles à manger, cuisine, communs ; à noter les latrines, avec un système primitif de tout-à-l’égout. Un escalier conduit à l’étage, dont les pièces s’ouvrent sur une galerie portée par la colonnade de la cour. Pendant longtemps on se contenta d’étendre sur les murs un lait de chaux, qui masquait les imperfections de la construction. Avec le progrès du luxe, la décoration se complique et s’enrichit. A l’époque hellénistique, les murs sont recouverts de stucs peints qui, toujours disposés de même, constituent un vrai système décoratif. Ils prétendent imiter la construction en marbre des grands édifices et en reproduisent les éléments essentiels. : au ras du sol une plinthe, puis des grands lambris rectangulaires, un bandeau mouluré, décoré parfois de guirlandes, de personnages, enfin plusieurs assises de panneaux rectangulaires. Au-dessus de ces assises des colonnettes ou des pilastres supportent un entablement. Cette décoration stuquée et peinte se retrouve dans tout le monde grec, à Alexandrie, à Délos, à Priène, à Théra, en Macédonie, dans la Russie méridionale ; elle est le point de départ de la décoration murale des maisons romaines de Pompéï.
     Le mobilier a toujours été rudimentaire. Le Grec, qui vit beaucoup au dehors, ignore à peu près le luxe de l’ameublement. On a des sièges sans dossier, des chaises à haut dossier. Les tables sont basses, le plus souvent rondes et à trois pieds. Le lit est bas, muni de couvertures et d’oreillers. On renferme les vêtements, les objets de toute sorte dans de grands coffres. On éclaire avec des lampes de terre cuite ou de bronze, à une ou plusieurs mèches. On se chauffe avec de hauts braseros de terre cuite.L’architecture publique privilégie la construction de temples, l’absence de palais s’explique par le fait que les Grecs anciens n’ont pas eu de royauté1

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–––– Définitions ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Achéens :
les Achéens sont l’un des premiers peuples Indo-européens à avoir envahi la Grèce. Ils y apparaissent vers 1900 av. J.-C.. Ils sont originaires des régions plus septentrionales et arrivent par l’Ouest. Ils s’installent d’abord en Épire, puis descendent en Thessalie. Ils chassent les premiers habitants, les Pélasges grâce à leur suprématie militaire (usage de l’épée au lieu du poignard, usage du bronze). Ils vont ensuite dominer les populations de Béotie, d’Attique et enfin du Péloponnèse où ils vont s’arrêter en Argolide. Un groupe ira même former la population ionienne d’Asie Mineure. (Wikipedia)

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Andrôn :
L’andrôn (du grec ancien ἀνδρών / andrốn) désigne dans l’architecture domestique grecque antique littéralement la pièce ou la partie de la maison réservée aux hommes.
Elle consistait en une cour découverte (aulê), entourée de colonnades, autour de laquelle étaient disposés les divers appartements exigés pour le service du maître et de ceux qui étaient à lui. Elle était séparée de l’autre division, qui contenait les appartements des femmes par un passage et une porte. (Wikipedia)

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 Doriens :
Les Doriens (grec ancien : Δωριεῖς, Dōrieis, singulier Δωριεύς, Dōrieus) étaient l’un des quatre ethnē majeures de la grèce antique que les historiens de l’époque classique reconnaissaient comme constituant leur propre peuple. (les autres peuples étant les Achéens, les Ioniens et les Éoliens). Ethnos a ici le sens de groupe ethnique. Hérodote utilisait ce mot pour les désigner. Ils sont cependant le plus souvent appelé juste les Doriens dans des textes littéraires aussi anciens que l’Odyssée, qui les localisait à l’époque dans l’île de Crète.
Ils étaient très diversifiés dans leur vie et leur organisation sociale qui allait depuis la cité commerciale de Corinthe connue pour son style ornementé dans l’art et l’architecture, jusqu’à l’état militaire isolationniste de Sparte. Pourtant, tous les Hellènes savaient quelles villes étaient doriennes et lesquelles ne l’étaient pas. A la guerre, les États doriens pouvaient généralement compter sur l’assistance des autres États doriens. Les Doriens se distinguaient des autres grecs par leur dialecte et par des caractéristiques sociales et historiques.
Au 5e siècle avant JC , Doriens et Ioniens étaient politiquement les deux plus importants groupes ethniques. Leur confrontation a abouti à la Guerre du Péloponnèse.
Les opinions quant à leur lieu d’origine sont diverses. Une théorie largement admise dans les temps anciens est qu’ils provenaient des régions montagneuses du nord et du nord-est de la Grèce, en Macédoine et en Épire, d’où, à la suite d’obscures circonstances, ils se seraient déplacés vers le Péloponnèse, les îles Égées, la Grande-Grèce, Lapithos et la Crète. L’origine des Doriens est un concept à multiples facettes. Pour la science moderne, le terme a souvent représenté l’emplacement de la population qui a diffusé le dialecte dorique grec au sein d’une population de langue proto-grecque hypothétique. Ce dialecte est connu à partir de sources classiques issues du nord-ouest de la Grèce, du Péloponnèse, de la Crète et de diverses îles. L’information ethnique et géographique trouvée dans le texte littéraire connu le plus ancien de la Grèce occidentale, l’Iliade, combinée avec les registres administratifs des états Myceniens antérieurs, prouvent à la satisfaction générale que les locuteurs de l’est de la Grèce étaient autrefois dominants dans le Péloponnèse mais ont subi un revers et ont été remplacés, au moins dans les niveaux supérieurs de la société, par des locuteurs de l’ouest de la Grèce. Un évènement historique est associé à ce renversement. Les Grecs classiques l’appelaient « le retour des Héraclides », les historiens moderne le nomment l’invasion dorienne.
Cette théorie du retour ou d’une invasion présuppose que les locuteurs de la Grèce orientale vivaient dans le nord-ouest de la Grèce puis ont envahi le Péloponnèse, remplaçant par leur propre dialecte celui des Grecs qui s’y trouvaient. Il n’existe aucune autre source de l’âge du bronze que les registres mycéniens, l’existence d’un peuplement hellène à l’ouest de la Grèce à cette époque ne peut ni être prouvée, ni être infirmée. Au contraire des Grecs orientaux, ils ne peuvent être associés à aucune preuve d’un évènement migratoire. Cela suggère comme preuve circonstancielle que le dialecte dorien était diffusé parmi les Hellènes au nord-ouest de la Grèce, une région très montagneuse et quelque peu isolée. (Wikipedia)

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gynécée :
   Le gynécée (du grec ancien γυναικεῖον/gynaikeîon) est l’appartement des femmes dans les maisons grecques et romaines.
    La zone allouée aux femmes est utilisée pour les activités qui leur sont traditionnellement dévolues. La société grecque antique les confine dans des rôles liés au foyer. La pensée grecque les excluait des tâches intellectuelles ou culturelles, comme au théâtre, qu’il soit comique ou tragique, où les femmes étaient interdites de scène — les rôles féminins étaient exclusivement tenus par des hommes —, mais également d’assister aux représentations.
    Comme tout lieu où s’exerce une ségrégation sexuelle, le gynécée est empreint d’érotisme. Ajoutons à cela que lamythologie grecque place nymphes, ondines et déesses sous des formes féminines évoquant leur grâce, il n’en fallait pas plus pour inspirer les artistes se réclamant de cet héritage.

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herôon :
    Un hérôon (au pluriel Heroa, en grec ἡρῷον) est un édifice d’architecture gréco-romaine dédié à un héros ou à une héroïne et construit au-dessus de la tombe ou du cénotaphe de celui-ci. Il était consacré à la commémoration ou au culte rendu au fondateur de la cité dit aussi œciste. (Wikipedia)

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Ionien :
    L’ionien est un groupe dialectal du grec ancien, parlé dans une grande partie du pourtour de la mer Égée, principalement dans la région ancienne Ionie et ses colonies. (Wikipedia)

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megaron :
   Le mégaron (μέγαρον) est le nom de la pièce principale (parfois unique) des habitations de l’âge du bronze, en Grèce et en Anatolie. Elle dispose d’un foyer central entouré de deux ou quatre colonnes, et par extension le nom de ce type de maison. Il existe plusieurs variantes du mégaron, à partir d’un type général, qui est la « pièce longue », grande pièce rectangulaire où la porte se situe alors toujours sur l’un des petits côtés. Cette pièce rectangulaire est séparée en deux par une colonnade en bois qui soutient un toit à double pente couvert de bois ou de paille. Un large espace vide entre le toit et le mur de façade permet l’entrée de la lumière et l’évacuation de la fumée car la maison grecque standard n’a pas de cheminée (seuls les riches ont des conduits pour cheminée). Cette configuration pourrait être originaire de la Russie de l’époque paléolithique.
   Chez Homère, le terme « mégaron » ne désigne qu’une grande salle mais en archéologie, l’usage limite aujourd’hui sa signification à une certaine forme architecturale que l’on trouve dans tous les palais mycéniens. Le mégaron mycénien se compose d’un porche (αἴθουσα), d’un vestibule (πϱόδομος) et d’une grande salle abritant un foyer central et un trône. Le porche donne sur une cour à laquelle on accède par un portail ornemental.
    Le temple grec serait peut-être la forme la plus aboutie du mégaron. (Wikipedia)

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Mycènes :
    Mycènes (en grec ancien Μυκῆναι / Mykễnai) est une cité antique préhellénique située sur une colline au nord-est de la plaine d’Argos, dans le Péloponnèse, et entourée de murs cyclopéens (assemblage de blocs énormes). Mycènes donne son nom à la civilisation mycénienne, qui se développe à partir de 1700 av. J.-C. en Grèce continentale. Ainsi, on a retrouvé des vases en céramique et en métal précieux, des perles d’ambre et un masque funéraire en électrum dans le cercle B des tombes à fosse situées près de l’acropole, daté de 1650-1600 av. J.-C. Il témoigne de la transition entre les premières tombes, au matériel relativement modeste, et le cercle A (1600-1500 av. J.-C.), qui a livré une impressionnante quantité d’or et d’objets précieux. Le matériel et l’iconographie des tombes montrent que Mycènes est alors dominée par une aristocratie guerrière, dont les représentants affichent une taille et une force physique supérieures à la moyenne, sans doute grâce à une meilleure alimentation. Elle se distingue par son goût pour les objets de luxe et par l’importance accordée aux monuments funéraires. La cité est gouvernée par un monarque appelé « wa-na-ka » dans la langue mycénienne des tablettes en linéaire B, correspondant au mot (ϝ)άναξ / (w)ánax (« roi ») de la langue homérique. (Wikipedia)

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oikos :
    Le mot oïkos en grec ancien signifie « maison » ou « maisonnée ». Il désigne le domaine familial avec la maison et les habitants de ce domaine : famille plus ou moins large, esclaves. L’oikos est sous l’autorité du chef de famille, lui-même citoyen. En Grèce antique chaque personne était rattachée à un oïkos, un ensemble de biens et d’hommes rattachés à un même lieu d’habitation et de production, une « maisonnée ». Il s’agit à la fois d’une unité familiale élargie – des parents aux esclaves – et d’une unité de production agricole ou artisanale. Il définissait l’ensemble des biens et des hommes rattachés à un même lieu d’habitation et de production. Le terme désigne à la fois un lieu et une action : l’habitat et les échanges qui fondent le regroupement social. C’est pour cette raison que ce même mot est à la racine des mots écologie et économie. Ces deux disciplines, longtemps considérées comme antinomiques, sont en réalité interdépendantes: pour nous, le développement économique tient compte des ressources naturelles et humaines mobilisées, et la protection de l’environnement suppose de nouvelles dynamiques qui le rend possible.

    En Grèce antique, dès l’époque homérique, chaque personne était rattachée à un oikos (du grec ancien οἶκος, « maison »), un ensemble de biens et d’hommes rattachés à un même lieu d’habitation et de production, une « maisonnée ». Il s’agit à la fois d’une unité familiale élargie – des parents aux esclaves – et d’une unité de productionagricole ou artisanale. Dans l’empire byzantin, le terme sert à désigner les grandes familles d’aristocrates, au sens de « maisons » aristocratiques. L’Oikos était également une sorte de base de ralliement durant les jeux olympiques en Grèce, elle permettait de conserver les prix gagnés sur les sites comme Delphes,Corinthe, Némée etc. mais aussi de réunir les athlètes venus d’une même cité. (Wikipedia)

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propylon et propylée :
   Du grec ancien προπυλαιον, propylaion (« id. ») de pro- (« devant ») et πυλών, pulon (« porte »), vestibule conduisant à un temple grécoromain et par extension, entrée monumentale.
    Un propylée est à l’origine un vestibule conduisant à un sanctuaire. Aujourd’hui on l’emploie au pluriel, il désigne un accès monumental. C’est la porte d’entrée d’un sanctuaire, la séparation entre un lieu profane (la cité) et un monde divin (le sanctuaire).
Le plus célèbre exemple de propylée est celui de l’Acropole d’Athènes, réalisé par Mnésiclès de 437 à 432 av. J.-C., dans le cadre des grands travaux de Périclès après les guerres médiques. Il est composé d’un vestibule central et de deux ailes de chaque côté. À l’Est et à l’Ouest, il est flanqué de deux portiques avec six colonnes doriques. L’aile nord se nomme lapinacothèque et était une salle de banquet et d’exposition d’œuvres d’art. (Wikipedia)

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Home, sweet home au Japon : vivre à l’abri d’une cascade – architecte Hiroshi Nakamura (2012).

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Non ! M. Le Corbusier, la maison ne pouvait se réduire à n’être qu’une simple « machine à habiter », elle doit aussi être une porte ouverte sur le rêve….

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Optical Glass House à Hiroshima, architectes : Hiroshi Nakamura & NAP

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Hiroshi Nakamura : né à Tokyo, 1974.  Etudes d’architecture au Département d’architecture, diplômé de l’Université de Meiji en 1999. Hiroshi Nakamura a travaillé de 1999 à 2002 en tant qu’ingénieur en chef pour le célèbre architecte japonais Kengo Kuma & Associates En 2012 sa réalisation « Optical Glass House » a obtenu un prix pour l’architecture émergente. 
Prix et récompenses : Grand Prix, JCD Design Award 2006 / Grand Prix, GOOD DESIGN AWARD 2008 / attribution Shinkenchiku 2010 / Conception Vanguard 2010. Hiroshi Nakamura est classé au ARCHITECTURAL RECORD TOP parmi les 10 architectes qui comptent dans le monde (Etats-Unis).

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Information sur le projet

Nom du projet: « Optical Glass House »
fonction : maison d’habitation
conception : Hiroshi Nakamura & co sieste, ltd.
conception de structures : Moribe yasushi
structure : structure en béton armé
façades : verrez et briques de verre
toiture : traitée en terrasse
entrepreneur : société Imai
emplacement: naka-ku, Hiroshima-shi, Hiroshima, Japon
surface du terrain : 243.73 m2
superficie totale de plancher: 363.51 m2
année d’achèvement : mars 2012
crédit photographique : Koji Fujii, Nacasa & Partners.

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A_Modern_Journey_to_the_West6    L’un des contes les plus fameux de la littérature chinoise classique, Le Voyage vers l’Ouest raconte les aventures de Sun Wukong (Son Gokû en japonais) surnommé le Roi des Singes, un singe de nature espiègle né d’un rocher et doué de pouvoirs magiques. Le premier de ses exploits le montre, alors qu’il vient à peine de naître, faire franchir à une troupe de singes une cascade derrière laquelle se trouve une grotte, Huaguoshan Dongtianla Caverne Céleste du Mont des Fleurs et des Fruits dont il fera son royaume et dans laquelle il vivra un moment avec sa tribu. L’un des plus grands illustrateurs japonais, Tsukioka Yoshitoshi a réalisé une série d’estampes mettant en scène les aventures du célèbre singe et l’une d’entre elles le montre en train de traverser la cascade.

    La traversée de la cascade qui cache l’entrée d’une caverne enfermant un trésor fabuleux ou permettant à des héros de se soustraire à la traque de poursuivants est un classique de de l’imaginaire tintin_falls_6859populaire et de la littérature enfantine et nous avons tous rêvé, enfants, qu’après avoir franchi la cascade, comme le font Tintin, le capitaine Haddock et le petit indien Zorrino dans le Temple du soleil, nous retrouver dans un autre monde, un monde fabuleux, comme si nous avions traversé le miroir…

    Voici à titre d’exemple l’extrait d’un dialogue tiré d’un scénario de science-fiction dans lequel deux personnages accèdent à une caverne merveilleuse en franchissant une cascade :

Jack et Tosh entreprirent de faire le tour du lac. Le projet se révéla ambitieux car la végétation était encore plus dense. Il leur fallait par moment entrer dans l’eau le long de la berge pour pouvoir passer. Jack ne lâchait pas la main de Tosh. Elle eut rapidement l’air épuisé. Il la trouvait courageuse, car elle ne se plaignait jamais. Finalement, ils arrivèrent à la hauteur de la cascade.
– Tu sais Jack, j’espère qu’il y a quelque chose derrière, car je ne me sens pas capable de  retourner de suite où nous étions!
– Viens! Approchons-nous! lui dit-il d’un grand sourire charmeur destiné à lui redonner du courage.
Il se faufila le premier derrière les trombes d’eau, tout en se tenant aux rochers afin de ne pas se faire entraîner par quelques violentes giclées. Une fois de l’autre côté, il tendit la main à Tosh qui la saisit avec force. Jack la tira vers lui et la récupéra de l’autre côté.
Tous deux se retournèrent dans un même élan et constatèrent avec stupéfaction la beauté du lieu dans lequel ils se trouvaient.
Une immense caverne se dévoilait devant leurs yeux. Un grand lac se trouvait aussi de ce côté de la cascade. Ils s’approchèrent de l’eau et constatèrent que de la vapeur s’en échappait. Jack approcha sa main de la surface avec précaution afin d’évaluer le degré de température de l’eau. La vapeur étant loin d’être brûlante, il finit par plonger la main.
– Whaou! La température idéale! Bonjour la baignoire! s’exclama Jack.
Tosh, surprise fit de même.
– Un lac chauffé par la roche magmatique profonde! déduisit Tosh.
Alors qu’ils se redressaient, ils réalisèrent que la seule ouverture visible était celle par laquelle ils s’étaient faufilés et qui était en partie masquée par le rideau d’eau.
Pourtant, l’intérieur de la caverne était suffisamment clair. En fait, elle était baignée par une lumière douce et verte. Ce lieu était vraiment aussi beau qu’à l’extérieur! Quelle planète paradisiaque!
– Regarde les parois Jack! On dirait qu’elles sont recouvertes d’une substance fluorescente!
– Il semblerait que ce soit des algues microscopiques! On dirait qu’avec le temps, elles ont colonisé presque toutes les parois de la caverne, répondit Jack en jetant un regard circulaire.

   Ces images rêvées que la plupart d’entre nous n’ont fait qu’imaginer, elles existent dans la nature et quelques privilégiés ont pu les contempler.

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Les archétypes mêlés de la cascade et de la grotte
     Dans ce cas particulier nous nous trouvons en présence d’un double archétype, celui des eaux courantes et violentes et celui de la caverne. Les eaux violentes que Bachelard a analysé de manière remarquable dans L’eau et les rêves expriment à la fois les thèmes héraclitéens du mouvement qui anime toutes choses, de la fuite de la vie et du temps et la colère que manifeste parfois les éléments naturels et il est vrai qu’une cascade inquiète; le mouvement furieux et désordonné des eaux qui dévalent les pentes et se ruent bruyamment vers l’abîme est pour nous l’expression d’une folie destructrice qui pourrait nous emporter. Le flux de la cascade est vertical et pressé ; lorsque Héraclite compare le mouvement naturel du monde au flux régulier d’un fleuve : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », ce flux est lent au point que l’on s’en rend à peine compte, ce qui nous permet de ne pas trop nous inquiéter du temps qui passe. Notre sérénité est encore renforcée par le fait que le flux du fleuve se développe sur un plan horizontal qui est celui de la terre où nous vivons, un monde familier et rassurant. Le flux des eaux de la cascade est lui, vertical et rapide, il provient du ciel et se rue vers les profondeurs de la Terre; véritable Axis Mundi, au sens où l’entend Mircea Elliade, il nous met en relation avec les puissances cosmiques supérieures. Les cieux, même pour les esprits matérialistes que nous sommes devenus, sont encore inconsciemment le lieu qui abritent les forces supérieures qui dirigent ou exercent une influence sur nos vies, que ces puissances soient des divinités ou simplement des astres. Les profondeurs de la Terre vers lesquelles se ruent les eaux de la cascade et parfois même s’y engouffrent et disparaissent sont le domaine des puissances négatives et infernales et le séjour des morts. Nul doute que les eaux de la cascade après un long périple dans le monde souterrain finissent par rejoindre le Styx, le fleuve que Caron fait traverser aux défunts sur sa barque pour les conduire au Royaume des Morts. La cascade inquiète par le monde sacré qu’elle révèle et de là vient sans doute le sentiment de vertige que l’on éprouve lorsque l’on s’en approche. En même temps la cascade, par ses eaux claires, bouillonnantes et écumantes venues du ciel est purificatrice et c’est effectivement l’une des fonctions qu’elle assume dans les cultures chinoise et japonaise.
    La grotte, elle, premier abri de l’homme, est le refuge, elle symbolise le sein maternel, la matrice où nous avons vécu un temps en toute sécurité dans notre état fœtal et pour lequel nous éprouvons une nostalgie. Y retourner nous est interdit parce ce désir exprime un refus ou une incapacité d’assumer notre condition d’adulte et est le signe d’une régression. Franchir la cascade est une épreuve ou une initiation, c’est le signe d’une transgression ou d’un passage au même titre que l’immersion par le baptême est le signe d’un changement fondamental, d’une métamorphose. A l’intérieur de la grotte nous sommes en sécurité, le monde extérieur est là, à portée de main, mais nous nous ne le percevons que de manière déformée à la manière des ombres projetées des prisonniers de la caverne de Platon qui apparaissaient déformées sur les parois et donnaient une fausse idée de la réalité. Nous sommes dans un « entre-deux », un « autre monde » situé en dehors de l’espace et du temps et nous sommes exclu de la réalité. Mais il faudra bien qu’à un moment, comme l’a fait l’un des prisonniers de la caverne, nous nous décidions de fuir et pour cela traverser de nouveau la cascade, cette fois dans le sens inverse, et rejoindre le monde réel…

la symbolique de la cascade dans la peinture chinoise, coréenne et japonaise
   La cascade est l’un des thèmes essentiel de la peinture chinoise et ceci très tôt dés le VIIe siècle avec la dynastie des Tang. Dans le couple fondamental qui fonde le paysage formé par la montagne et l’eau, la cascade s’oppose au rocher, comme le yin et le yang. Son mouvement descendant équilibre le mouvement ascendant de la montagne et la dynamique de son flux équilibre l’immobilité et la passivité du rocher. La cascade apparaît comme le mouvement élémentaire, indompté, des « courants de forces » qui animent l’univers et qu’il convient de canaliser et de domestiquer en vue d’un profit spirituel. Certaines légendes originaires de Chine lient les carpes Koi, les cascades et les dragons. C’est en réussissant à franchir les rapides et les cascades dans les lieux appelés « les Portes du Dragon » que les carpes Koi se métamorphosent en dragons d’eau et deviennent ainsi les symboles de lutte, de courage et d’aspiration à atteindre des objectifs élevés. 

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Les rites shintoïstes de purification au Japon
  Le shintô ou « voie des Kami » (voie des dieux) est la religion indigène du Japon. Fortement marqué par son animisme originel, il voue un culte à de multiples divinités naturelles locales et se réfère à trois grandes valeurs essentielles : le culte de la nature avec laquelle il faut rechercher l’harmonie, la pureté rituelle au travers de laquelle on atteint la simplicité dans la vie et l’harmonie avec la nature. et la communion de l’homme avec les divinités, les kamis. Pour le shintoïsme, l’univers est le jeu le jeu d’énergies indestructibles apparaissant en un changement constant dans les phénomènes naturels qui sont des divinités qu’il convient de vénérer pour obtenir leurs faveurs. Parmi ces phénomènes naturels, la cascade constitue l’un des phénomènes naturels sacrés car l’eau purifie l’ascète et le régénère.

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symbolisme de la cascade glacée
   De nouveaux sports de glace sont apparus il y a une vingtaine d’année : l’ascension de cascades gelées et l’exploration des crevasses des glaciers. Avec la cascade glacée, on pourrait penser qu’Héraclite est mis en défaut puisque le flux vital qui anime la marche du monde et le corps des choses a été stoppé. Il en est rien, d’abord parce que la glaciation et l’état de repos forcé de la matière qui en résulte n’est que momentané même si ce moment peut paraître très long à l’échelle humaine. La fonte des glaces polaires causé par le réchauffement climatique met à jour, fait fondre et recycle des glaces figées depuis de très longues périodes qui libèrent des spores dont certaines ont conservé leur capacité de germination. On ne peut traverser la paroi de glace, on ne peut accéder à la grotte qu’en la contournant, le flux d’eau vivante qui se purifiait et se régénérait par l’afflux d’oxygène n’est plus qu’une masse pétrifiée, figée dans la petite mort de son endormissement. Pour le locataire de la grotte, c’est la vie qui s’est enfuie et son lieu d’accueil a désormais l’apparence d’un sépulcre. Le phénomène de distanciation avec le monde extérieur, la réalité, s’est encore amplifiée. Les contes et les légendes foisonnent de ces situations de ralentissement ou d’endormissement du cycle de la vie. C’est tantôt le soleil qui ne revient pas et qui laisse la place à une nuit éternelle, une princesse qui tombe dans un sommeil profond dont on ne peut la tirer, un royaume où le cycle des saisons s’est interrompu. Toutes ces situations ne font que reprendre le thème du mythe grec de Perséphone, enlevée par Hadès le dieu des Enfers dont la mère Déméter avait interrompu par représailles le rythme des saisons et réduit la terre à la famine. La cascade glacée est un symbole de mort. Les fées ou les reines des glaces sont en général des créatures du mal…

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La maison de la cascade d’Hiroshi Nakamura

ml_h-nakamura    Je ne sais si Hiroshi Nakamura, l’architecte qui a conçu L’optical Glass House, avait en tête des pensées et des images de ce genre lorsqu’il a élaboré son projet mais ce qui est sûr c’est que la préoccupation poétique et l’imaginaire spécifique de la culture japonaise n’était pas absents de sa démarche et ont irrigué sa pensée et ses actions : « J’ai conçu la façade de manière à ce qu’elle apparaisse comme une chute d’eau s’écoulant vers le bas, diffusant de la lumière et remplissant l’air de fraîcheur » Il a également déclaré avoir voulu créer en plein cœur d’une zone urbaine une oasis privée protégée d’où les résidents pouvaient bénéficier de l’animation créée par les mouvements de personnes et de la circulation au-delà des murs : « La vision maintenue sur le paysage urbain avec le défilé silencieux et serein des voitures et des tramways qui passent confère une richesse à la vie dans la maison ».

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L’optical Glass House dans son environnement urbain

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Un défi à relever 
    Lorsque l’on visualise le bloc d’immeubles à l’architecture banale et triste, en bordure d’une route à grande circulation génératrice de nuisances diverses et de bruit au sein duquel est venu se nicher le projet élaboré par Hiroshi Nakamura, on se dit, que pour beaucoup, le découragement aurait pu l’emporter et la tentation grande de se fondre dans la banalité ambiante. Il est tout à l’honneur de cet architecte d’avoir relevé le défi et d’avoir eu la volonté de résoudre les problèmes posés par le site en inventant pour cela des techniques sophistiquées imaginatives empreintes de poésie.

Recherche d’intégration au bâti existant
    L’architecte n’a pas cherché à singulariser sa construction de manière formelle par rapport aux autres construction. le désordre apparent de l’architecture que nous percevons au premier coup d’œil masque en fait un ordre sous-jacent définit par la succession stricte de volumes parrallélépipédiques le long de l’avenue. C’est la différence de taille entre ces volumes, immeubles de 10 étages qui côtoient des maisons individuelles d’à peine deux niveaux qui créé le trouble. Créer dans « la dent creuse » qui  devait accueillir le projet une architecture trop originale sur le plan formel ou exubérante ne faisant pas référence au parallélépipède ou au cube aurait ajouté au désordre ambiant par l’irruption dans l’alignement urbain des façades d’un corps étranger. L’architecte a donc sagement choisi d’exprimer sur la rue son architecture par un simple rectangle se rapprochant par ses proportions du carré. Cette structure s’apparente  sur le plan formel à deux constructions existantes sur le même côté de la rue : une maison adjacente et la maison située juste après l’immeuble de dix étages construit de l’autre côté. La construction se démarque néanmoins de ses voisines par le traitement violemment coloré de son soubassement qui agit comme un signal lumineux dans un décor où le gris domine et par la transparence de sa façade supérieure qui laisse deviner les silhouettes de quelques arbres, signes de la présence d’un jardin.

le défi architectural
   L’étroitesse et la petitesse du terrain (environ 244 m2) imposait de construire de limite en limite au moins en ce qui concerne les limites latérales et en hauteur (R+2). Construire en bordure même de la route comme l’avaient fait les immeubles voisins aurait conduit à pénaliser les occupants en les mettant en contact direct avec les nuisances apportées par la route : bruits, agitation, intrusion dans l’espace privé. L’architecte a donc choisi sagement de reculer de quelques mètres la façade de la maison de la limite avec la voie publique. L’espace tampon intermédiaire a été traité en patio planté et permet ainsi la présence d’un morceau de nature dans ce milieu urbain totalement minéral. Ce patio ne pouvait rester totalement ouvert sur la voie publique car il n’aurait réglé dans ce cas que très partiellement les problèmes de nuisances. Il fallait donc le clôturer afin qu’il protège l’intimité des occupants de la maison. Cet organisation de la maison en bordure ou autour d’un jardin clos isolé de la voie publique est d’ailleurs le plan classique des maisons traditionnelles au Japon. Le problème était qu’avec cette solution traditionnelle, la maison et le patio étaient nettement séparés de la rue, privés de son animation et d’une partie de la lumière naturelle. Les désirs des occupants apparaissaient contradictoires : vouloir à la fois s’isoler de la voie publique et de ses nuisances et en même temps s’ouvrir sur celle-ci pour pouvoir bénéficier de l’apport de lumière naturelle et de son animation…

Une idée géniale
    Le génie de l’architecte réside dans le fait d’avoir imaginé une paroi séparative qui permette de résoudre la contradiction sans que l’un ou l’autre des impératifs soit sacrifié. Cette paroi est constituée de l’assemblage de 6.000 blocs de verre moulé de dimensions 50mm x 235mm x 50mm. Le verre utilisé est un verre borosilicate à teneur élevée en silice très transparent et extrêmement résistant aux chocs thermiques et de faible dilatation linéaire. C’est le verre utilisé par l’industrie nucléaire pour le confinement des déchets nucléaires. La masse de cette paroi de verre permet de lutter efficacement contre les nuisances sonores en provenance de la rue et sa transparence permet à la lumière naturelle en provenance de l’Est d’inonder le patio et les pièces de la maison ouvertes sur celui-ci. De même la vue sur la rue est maintenue. Cette paroi composite agit comme un filtre diffractant la lumière et créant sur les parois du patio et de la maison des miroitements, des reflets et des effets de lumière variés, se modifiant en permanence. L’effet produit est celui que créerait un mur d’eau ou une cascade qui diffracterait la lumière sur les parois environnantes et déformerait les vues. C’est cette paroi que l’architecte qualifie de optical glass façade De là nait un spectacle permanent empreint de poésie qui varie selon la position du soleil, la mise en route de l’éclairage urbain et les allées et venues des véhicules qui empruntent la chaussée. C’était le but recherché par Hiroshi Nakamura qui souhaitait réaliser une maison qui ne serait pas refermée sur elle-même, totalement coupée de la vile et de la nature mais au contraire ouverte sur le monde.

Aspect du mur côté rue, effets d’ombres portées et tâches lumineuses changeantes sur les murs mitoyens du patio et sur les parois des pièces donnant sur celui-ci

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Capture d’écran 2014-06-13 à 10.45.21composition de la structure et fabrication des briques de verre
   La paroi de verre forme un carré de !,6 m de côté et pèse au total 13 tonnes. Elle ne pouvait assurer sa stabilité de manière indépendante et a du être maintenue par l’incorporation d’une trame métallique et supportée par une poutre en partie supérieure. Chaque brique de verre a donc été percée de 2 trous qui permettent le passage de  75 tiges d’acier inoxydable suspendues au cadre en béton armé et en acier et a nécessité pour sa stabilité l’incorporation de  75 tiges d’acier inoxydable suspendues à un cadre en béton armé et en acier. La poutre de support, si elle avait été construite uniquement en béton aurait été massive et aurait nuit à l’effet de légèreté recherché. Ses dimensions ont été réduites au minimum par l’utilisation d’une structure composite en acier et béton précontraint. Les contraintes latérales ont été également réduites par l’incorporation de barres en acier plat de dimensions 40 x 4 mm. Ces barres sont logées à l’intérieur des blocs de verre pour les rendre invisibles et ainsi un joint d’étanchéité de 6 mm. Le résultat est une façade transparente, vue du jardin ou de la rue produisant des effets optiques inattendus dans l’espace intérieur.

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Processus de fabrication et de montage des briques de verre

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organisation de la maison : coupe et plans

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coupe longitudinale

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plan du Rez-de-chaussée : garage, hall d’entrée, chambre d’appoint, salle de jeu

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Volume de l’entrée au rez-de-chaussée, le bassin du patio du niveau 1 a son fond vitré qui permet un éclairage zénithal de ce volume et la projection des ombres portées des arbres sur les parois.

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niveau 1 : patio, séjour, salle à manger, cuisine, buanderie – photos ci-dessous : patio, séjour et salle à manger

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le séjour/salon est totalement ouvert sur le patio/oasis et n’est protégé contre les éléments extérieurs  que par un léger rideau de métal à parement réalisé par pulvérisation cathodique.

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niveau 2 : 3 chambres et salles de bains

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la magie opère aussi à l’extérieur

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Optical Glass House by Hiroshi Nakamura & NAP – video YouTube

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L’avis d’Enki

    Les maisons contemporaines sont à l’image de la vie que la majorité de nos concitoyens qui vivent dans les villes mène désormais : une vie le plus souvent coupée de la nature et d’où les signes de l’existence et de la présence du Cosmos se réduisent de plus en plus. Dans nos villes, l’excès d’éclairage artificiel a fait disparaître les étoiles. Les berges des cours d’eau ont été canalisées et les plus petits d’entre eux ont été enterrés et recouverts de béton. Nous passons une grande partie de notre temps dans notre voiture, dans les transports en commun et dans des espaces clos et confinés pour nous protéger de tout ce que nous jugeons négatif ou excessif dans les effets du climat. Dans certains immeubles, les baies ne peuvent plus s’ouvrir, économie d’énergie et conditionnement de l’air oblige. Le vent, le courant d’air sont proscrits, l’air même que nous respirons peut être un ennemi.  Les habitants des grandes villes ne connaissent que rarement le bonheur de flâner le long d’un ruisseau et de jouir du spectacle des auréoles formées par la chute des gouttes de pluie sur un plan d’eau. La Nature a été évacuée de notre environnement direct et n’est la plupart du temps présente que sous une forme abâtardie. La plupart de nos maisons sont des espaces aseptisés, des « machines à habiter » comme les désignait Le Corbusier tout juste bons à satisfaire nos besoins physiques fondamentaux. En même temps, les liens entre le lieu d’habitation et la Cité s’est distendu et le lien social se délie. la ville, pour ses habitants n’apparaît plus comme le lieu des échanges sociaux mais comme un lieu de nuisances dont il faut se protéger.
   L’architecte japonais Hiroshi Nakamura a choisi de lutter contre cette réduction et cet appauvrissement. Dans une situation difficile presque désespérée résultant de la médiocrité de l’environnement ambiant – une route à grande circulation source de nuisances multiples bordée d’immeubles de dix étages à l’architecture le plus souvent médiocre –, il a réalisé une construction qui, au-delà de la performance technique et architecturale, se veut un acte de foi et de confiance dans la vie, une vie qui ne serait plus étriquée et amputée de ses relations avec la nature et la cité, mais une vie pleine, ouverte, embrassant le monde dans sa totalité. La nature, tout d’abord, Hiroshi Nakamura a réussi à la rendre omniprésente grâce à des symboles et des signes puissants visibles de toutes les pièces. L’espace tampon séparant la maison de la rue est plus qu’un patio, l’architecte magicien a réussi à en faire une oasis, une oasis de verdure, de calme et de fraîcheur où l’eau et la lumière ruissellent, un havre de paix tout en maintenant un lien visuel avec le monde minéral plein d’agitation et livré à une fureur bruyante qui l’encercle.

David contre Goliath

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   Le premier des défis à relever concernait le problème posé par l’intégration d’une construction de petite dimension dans l’alignement des grands immeubles de bureaux ou d’habitation bordant cette voie routière à grande circulation. L’architecte a choisi une solution qui lui permet tout à la fois de s’intégrer dans le bâti existant en réutilisant le vocabulaire architectural mis en œuvre sur le site et de s’en démarquer par le choix des matériaux et des couleurs et dans ce choc des deux architectures, c’est le petit David qui, grâce à ses facultés inventives en matière de technologie et d’esthétisme, sort vainqueur de la confrontation qui l’opposait aux Goliaths.

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La paroi magique
     C’est bien de magie qu’il est question : imaginez une paroi de verre qui bloque le son, filtre et réfracte la lumière, métamorphose les images en provenance de la rue en un jeu mouvant de formes et de couleurs imprécises, une paroi translucide dont on ne sait plus si elle est de verre ou si elle est constituée d’un mur d’eau figé, d’une cascade qui aurait été soudainement gelée ou pétrifiée. Cette paroi magique apparaît comme un immense kaléidoscope qui projette en permanence sur toutes les parois du patio et de la maison, murs, sols, plafonds, des reflets d’ombre et de lumière, des tâches colorées mouvantes et changeantes dans un spectacle continu. Cette paroi ne constitue pas une barrière infranchissable contre la ville, elle agit comme un filtre magique qui ne laisse passer les images qu’après les avoir lissées, rendues inoffensives et bienveillantes. L’effet de « chute d’eau » produit par  la paroi de verre est suggestif au point que Hiroshi Nakamura lui-même va jusqu’à déclarer que cette paroi a un effet de « rafraichissement » du patio.

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Les jardins
   Le jardin-patio constitue avec la paroi de verre contre laquelle il est adossé, un espace naturel tampon entre la maison et la ville. Avec la paroi de verre qui s’apparente à une cascade, la présence d’arbres et un plan d’eau sur la surface duquel se reflète les jeux de lumière provenant de la paroi de verre, il symbolise la nature dans tous ses états. Ce jardin  est visible depuis toutes les chambres, et le caractère translucide de la paroi de verre permet aux occupants de la maison de visualiser le défilé silencieux et serein des voitures et des tramways qui passent sur la voie urbaine.
    Un deuxième jardin se développant sur deux niveaux est situé à l’arrière de la maison.

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Le jardin-patio « oasis » : un jardin symbolique, à travers les quelques érables et végétaux plantés ce sont les forêts montagneuses profondes du Japon que les habitants ont en tête, la paroi de verre translucide représentent pour eux les cascades sacrées protectrices et purificatrices, le bassin représente les lacs et les eaux dormantes. On est surpris de le pas voir la présence d’un rocher à la forme remarquable comme on les trouve habituellement dans les jardins Zen…

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Le bassin des sortilèges
    La paroi verticale et ses effets se projette et se double sur le plancher horizontal du patio en se mirant dans l’eau d’un bassin. Ce bassin est l’objet d’un sortilège : il est sans fond et à travers lui on distingue, à partir du jardin-patio, le vestibule de l’entrée de la maison au rez-de-chaussée. A l’inverse, lorsque l’on se trouve dans le vestibule du rez-de-chaussée, on distingue par transparence la végétation du patio et la cascade figée. Celle ci projette sur la surface de l’eau du bassin et jusqu’au sol du vestibule ses miroitements et ses reflets. Lorsque le temps est à la pluie, les gouttes d’eau qui heurtent la surface du plan d’eau créent de multiples effets d’auréoles visibles par le haut à partir du séjour du niveau 1 et du patio mais aussi depuis le bas, en plafond, à partir du vestibule du rez-de-chaussée. Ces auréoles sont visibles une nouvelle fois sur le sol du vestibule par projection.
 La mise en scène de l’entrée dans la maison dans le passage dans le vestibule  sous le plan d’eau du jardin-patio dont les miroitements lumineux se reflètent sur les parois s’apparente à la traversée mythique de la cascade qui ouvre la voie à la caverne. La pénétration dans la maison est ainsi investie d’une haute valeur symbolique.

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la danse des voiles
     Comment perçoit-on le mieux l’effet poétique du vent dans une maison ? Par son action sur les rideaux. Dans la maison de la cascade, la pièce de séjour s’ouvre totalement sur le patio-jardin dont elle n’est séparée que par un rideau transparent de métal léger réalisé par pulvérisation cathodique que le moindre souffle d’air fait flotter. Lorsqu’il se replie, le rideau révèle une seconde paroi de blocs de verre à l’arrière de la salle, qui borde l’escalier central qui relie les différents niveaux. Lorsque l’on voit le léger voile danser sous l’action du vent on pense irrésistiblement au tableau intitulé « Vent de la mer » que le peintre André Wyeth a peint en 1947.

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le vent marin d’André Wyeth et le rideau métallique transparent de l’Optical Glass House

Enki signature °°
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le 4 juin 2014

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Sujet lié : voir l’article La maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright (1936-1939). C’est ICI

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Imaginaire de la montagne : alpinisme et philosophie par Pierre-Henri Frangne

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Pierre-Henry Frangne    En mai 2007, le philosophe Pierre-Henry Frangne a écrit un article sur le thème de l’homme, la montagne et la mort dans lequel il tentait de jeter les fondements d’une philosophie de l’alpinisme. Par son engagement total dans un milieu hostile où il côtoie la mort, l’alpiniste s’éprouve et s’initie, fait l’expérience de la solidarité et de la sociabilité, s’épanouit et s’élève et enfin se dépasse en prenant rationnellement conscience de ses limites. A travers lui, c’est  l’espèce humaine dans son ensemble qui se dépasse.

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 Pierre-Henry Frangne, Alpinisme et photographie

« […] on n’a jamais raison de mépriser la mort […]. »
                                         François de La Rochefoucauld (1678, 113)

« Benito Cicoria, une trentaine d’année, tailleur pour dames à Paris. Petit, coquet et hégélien. Bien qu’italien d’origine, il appartenait à une école d’alpinisme que l’on pourrait – grosso modo – appeler l’«école allemande». On pourrait ainsi résumer la méthode de cette école : on attaque la face la plus abrupte de la montagne, par le couloir le plus pourri et le plus mitraillé par les chutes de pierre, et l’on monte vers le sommet tout droit, sans se permettre de chercher des détours plus commodes à gauche ou à droite ; en général, on se fait tuer, mais, un jour ou l’autre, une cordée nationale arrive vivante à la cime. »
                                         René Daumal (1952, 54-55)

Pierre-Henry Frangne, Alpinisme et photographie

Introduction
    Je voudrais rapidement poser les linéaments d’une philosophie de l’alpinisme avec la conviction qu’une réflexion sur ce sport pousse à penser, avec une singulière radicalité et plénitude, la dimension éthique de tout sport. Par dimension éthique je veux dire ce par quoi l’activité sportive ne participe pas seulement d’une morale normative apprenant à chaque individu qui le pratique un système de valeurs, une structure d’interdits ou de permissions, un ensemble de comportements ou d’attitudes réglés, mais plus fondamentalement (et de manière plus ouverte et plus souple), ce par quoi l’activité sportive participe à l’édification, à l’éducation ou à l’institution de la personne humaine. Par le détour du sport qui est ce que les Anglais appellent un disport, par le biais ou par l’obliquité d’une activité de divertissement et de déport, se livrerait ainsi la dimension ou la destination éthique de l’homme comme cet être conscient qu’il n’est ni une chose ni un animal, comme cet être conscient de sa dignité et de sa valeur absolue (de sa non patrimonialité) parce qu’il est justement une conscience marquée par la rationalité, l’autonomie, la responsabilité et la liberté. La personne humaine n’est pas seulement un individu, c’est-à-dire une entité corporelle indivisible (tel est le sens propre d’individu) comme condition indépassable de son existence. Elle est aussi sujet qui se pose comme tel en disant «je» (le sujet est auto-position et autonomie). Elle est enfin une personnalité singulière qui n’existe pas dans la solitude et l’abstraction d’un strict rapport à soi parce qu’elle est profondément et concrètement constituée. Cette constitution s’effectue socialement, culturellement et historiquement en une éducation qui fait de la personne un réseau de relations et un tissu de symboles.

     Ce réseau et ce tissu sont par définition partagés : ils existent en commun. Bref, la personne humaine est à la fois un principe et un processus : un principe d’affirmation de soi et de sa liberté ; un processus d’engendrement au sein du dialogue avec les autres personnes. En dehors de ce dialogue où la personne communique avec d’autres « je » qui lui sont tout à la fois différents et équivalents (dialoguer, c’est en effet reconnaître l’autre dans son altérité c’est-à-dire dans une différence qui possède la même valeur que la mienne), la personne, foncièrement dialogique (ou sociale ou intersubjective comme l’on voudra), n’existe pas.

Pierre-Henry Frangne, Alpinisme et photographie

    Or, la mise au jour de toutes ces déterminations rapidement évoquées de la personne humaine se ferait, selon moi de façon exemplaire, dans la pratique de l’alpinisme. La question est alors la suivante : d’où viendrait l’aspect proprement paradigmatique de cette pratique qui, pour utiliser une formule de Jean-Jacques Rousseau, « rapproche le plus l’homme de l’homme », c’est-à-dire livre à l’homme la vérité de sa propre humanité ? En quel sens l’alpinisme aurait-il, de façon non exclusive bien sûr, cette vertu particulièrement décapante ou radicale par laquelle il serait l’un des lieux de la manifestation et l’un des instruments de la constitution de la difficile et complexe liberté humaine ?

I. L’exemplarité de l’alpinisme
Michel Serres, philosophe qui fut dans sa jeunesse marin et dans son âge mûr alpiniste (il fit entre autres l’ascension du Cervin), semble répondre dans un de ses livres intitulé Variations sur le corps (Serres, 2002, 4) :

 « Saisie par la neige, écrasée de soleil courbée face au vent, réduite au silence par le souffle court, la cordée s’élève donc dans la paroi. Sans attendre, la pesanteur s’y venge du moindre faux pas. Le corps n’y compte que sur sa vaillance et sur la générosité de ceux qui escomptent de lui la même conduite. Cette rudesse loyale apprend la vérité des choses, des autres et de soi, sans faux-semblant. Les exercices corporels exigeants commencent à merveille le programme de philosophie première par une décision immédiate qui tranche tout doute : en haute montagne, hésitation, fausse route, mensonge et tricherie équivalent à mourir. »

   Des « exercices corporels exigeants » découlent cinq vertus : le courage (la constance de la volonté dans l’effort), la générosité (l’absence de calcul dans l’action), la solidarité (le don et la demande réciproques d’aide), la lucidité (la clairvoyance ou l’intelligence pratique), l’authenticité enfin (la transparence des intentions, l’accord du discours et de l’action, de l’action et du discours). Ces vertus par lesquelles le rapports à soi, aux autres et au monde extérieur est un rapport proprement humain et vrai c’est-à-dire non truqué et non perverti par le faux-semblant ou l’égoïsme, ces vertus donc sont, selon Michel Serres, rendues possibles pour quatre raisons fondamentales.

    La première est celle de l’intensité de l’effort corporel qui suppose un engagement total de l’ensemble de l’individu dans le présent de son corps en mouvements et en tensions. C’est l’effort dynamique qui vainc une grande résistance externe (celle de la nature) et interne (celle du corps propre) qui implique une présence à soi étant à la fois une et unique, c’est-à-dire sans séparation, sans retenu, sans ambiguïté ni duplicité. La violence de l’effort de l’ascensionniste l’amène donc à la certitude non représentative de ce que Maine de Biran appelait le « fait primitif » (fait concret et non abstrait ou intellectuel) d’un cogito corporel. Ce cogito, il ne se saisit pas comme celui de Descartes dans la représentation de l’acte pur d’une pensée qui s’est entièrement détachée du corps (« que l’âme est plus aisée à connaître que le corps », tel est le titre de la seconde méditation métaphysique), des objets corporels et de tout ce qui y fait référence (perception, imagination, mémoire, etc.). Au contraire, ce cogito sent intimement son existence à même le corps et à même les actes au sein desquels le corps est complètement impliqué. Il ne prend plus la forme d’un « je pense » mais celle d’un « je peux. »

     La seconde raison pour laquelle les vertus sont dans l’alpinisme immédiatement exigées et même effectuées est que la liaison, l’interdépendance ou la réciprocité des personnes sont produites ou rendues manifestes par la corde qui solidarise corporellement les alpinistes. Le lien social qu’implique toute relation éthique fondant la communauté, n’est donc pas ici une métaphore : c’est littéralement que les alpinistes ont lié leur sort ; et c’est à ce fil concret qu’ils doivent leur conquête, leur sécurité et leur survie. La réussite ou l’échec de chacun est la réussite ou l’échec de tous et inversement.

    La troisième raison est la situation d’extrême vulnérabilité dans laquelle se trouve la cordée. Le risque individuel et collectif est d’autant plus fort en montagne que la relation avec les forces naturelles extrêmement puissantes et très imprévisibles (verticalité, fragilité des prises ou des ponts de neige, froid, vent, chute de pierres, avalanches, etc.) n’est pas médiatisée par une quelconque machine (comme un bateau par exemple). Ici encore, c’est le corps lui-même muni relativement sommairement de vêtements, de lunettes, de cordes, de piolet et de crampons qui affronte directement ce qui le fait souffrir, peut le blesser et même le tuer. La souffrance et la peur sont donc deux sentiments nécessairement vécus par l’alpinisme. C’est cette souffrance et cette peur qu’il doit endurer et qu’il doit savoir maîtriser pour ne pas en être submergé ou paralysé, qui l’amènent à la décision et à la prudence actives pour soi et pour l’autre. C’est elles qui lui rappellent douloureusement la précarité, la vulnérabilité, la finitude de son existence singulière et de la condition humaine en général, à une époque moderne où l’homme prométhéen vit souvent dans l’illusion d’une maîtrise ou d’une possession intégrales de la nature ; d‘une toute puissance technique.

     La quatrième raison qu’indique Michel Serres est enfin dans la continuité de la troisième puisqu‘elle en est l’aboutissement et l’ultime horizon : l’alpinisme ne peut se pratiquer en dehors de la considération à chaque pas et à chaque instant du risque de la mort. Comme l’indique et le conseille célèbrement Edward Whymper à la fin du récit de ses ascensions alpines : « Grimpe si tu veux, mais rappelle-toi que le courage et la force ne sont rien sans prudence, et qu’une négligence fugitive peut détruire le bonheur de toute une vie. Ne fais rien dans la hâte ; médite chacun de tes pas ; et dès le début pense à la fin possible. »

Pierre-Henry Frangne, Alpinisme et photographie - le mont Blanc

    Celui qui fréquente le massif du mont-Blanc en été près de Chamonix sait très bien que, pendant cette saison, les sauveteurs retirent de la montagne statiquement un mort par jour ; il observe le balais incessant des hélicoptères ; il connaît les récits des accidents de montagne comme celui qui arriva aux compagnons de Whymper en descendant du Cervin en 1865 ; il sait la disparition des amis de son guide ; il a lu la littérature de montagne qu’elle soit de fiction ou de témoignage ; il sait que Chamonix (comme un port Breton peut-être) vit au rythme des nouvelles des disparitions des chamoniards dans toutes les montagnes du monde. Bref, il sait qu’une faute n’implique pas un simple coup de sifflet, une pénalité ou une exclusion temporaire, mais qu’elle implique, comme la dit Michel Serres, directement et irrémissiblement la mort. L’alpinisme indique – au sens fort de renvoyer à une réalité véritablement présente et efficiente – la mortalité humaine sans que celle-ci soit rejetée ou transfigurée dans l’euphémisme rassurant du symbole, du jeu et de la règle. L’alpinisme est un jeu certes, c’est-à-dire une activité autotélique qui est à elle-même sa propre fin. On monte pour monter dans le massif alpin par exemple, massif qu’en 1871 Leslie Stephen, l’un des pères anglais de l’alpinisme tout en étant le père de Virginia Woolf, a appelé Le Terrain de jeu de l’Europe (Stephen, 1871).
    Mais ce Playground comme lieu délimité d’une activité corporelle, gratuite et plaisante par elle-même n’a rien à voir avec un terrain de rugby, une piscine ou une piste d’athlétisme : il n’est pas un espace homogène, abstrait ou symbolique géométriquement délimité ; il est un lieu sauvage non modifié par l’homme où les hommes s’affrontent à la nature, aux autres (dans une compétition pour les nouveaux sommets, les nouvelles voies, la rapidité de l’ascension) et à eux-mêmes sans la médiation d’un système de règles ou sans cette d’une sorte de fiction en quoi consiste les sports collectifs ; sans la possibilité de sortir immédiatement du jeu quand la blessure, l’entraîneur ou l’arbitre le décident. Le maître du jeu, dans l’alpinisme comme dans la vie réelle, est un maître véritablement souverain et absolu comme le dira Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : et ce maître, c’est la mort. De là l’aspect très décapant et radical de l’alpinisme sur lequel j’avais insisté en commençant. Par radical, il faut entendre ce qui nous ramène à la racine, c’est-à-dire à ce qui est premier non point chronologiquement mais logiquement, c’est-à-dire encore à ce que les Grecs appelait une archè. Or l’alpinisme semble nous rappeler que l’archè de notre vie, ce qui est en est le principe de mouvement et de création à la fois corporel et spirituel, c’est justement la négativité de la mort que notre vie consiste, non pas à la considérer comme un passage vers un autre monde (un arrière-monde, un au-delà éternel comme dans le platonisme et le christianisme), non pas à la penser comme indifférente (stoïcisme), non pas à l’annuler en une expérience infaisable (la mort n’est rien puisque, quand on vit, elle n’est pas là, et quand on est mort, nous ne sommes plus là, comme le dit Epicure (Epicure, 4ème siècle av JC, 130-131)), mais à la supporter, à l’éprouver et à la nier dans le processus même de la vitalité. Si « la peur du maître est le commencement de la sagesse » comme dit Hegel, la peur de la mort, ce « maître absolu » (Hegel, 1807, I, 166) auquel se confronte l’alpiniste et que la plupart des hommes de notre culture occidentale refoulent profondément, est le commencement d’une philosophie (philosophie corporelle si je puis dire) de l’existence.

Pierre-Henry Frangne, Alpinisme et photographie

II. Une philosophie de l’alpinisme
   Que nous apprend cette philosophie du corps et de l’esprit ne pouvant exister que dans l’immanence d’un corps ? Elle répond à trois questions fondamentales que nous nous posons tous.

1) Mon corps qui me semble à la périphérie de moi-même et qui partage les mêmes propriétés que celles des objets extérieurs, est-il à moi ou est-il moi?
2) Spinoza dans la troisième partie de l’Ethique, deuxième proposition, scolie, pose la seconde question : « Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le corps […]. Le corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son âme de l’étonnement. » (Spinoza, 1677, 138) La seconde question est donc : « Qu’est-ce que peut un corps ? Que peut mon corps ? ».
3) La troisième question est alors la suivante : « quelle est la signification que nous accordons à cette puissance du corps qui étonne notre âme par son absence de limite vraiment assignable ? »

    A la première question, nous pouvons répondre : le corps n’est pas un instrument que je possède ; il n’est pas à moi parce qu’il est entièrement moi. Il n’est pas un objet dont je puis disposer comme je l’entends dans la mesure où il constitue la condition indépassable de mon « je », condition sans laquelle je ne saurais penser ni aucun de mes actes, ni ma propre existence dans son ensemble. Comme le dit Nietzsche (Nietzsche, 1883, 45) : « Corps suis tout entier, et rien d’autre, et âme n’est qu’un mot pour quelque chose dans le corps. »
    A la seconde question, nous répondrons : il n’y a pas de limite a priori à la puissance du corps parce que celui-ci est fondamentalement effort, c’est-à-dire lutte et dépassement. Par l’effort, nous nous saisissons comme cause au sein d’un affrontement de forces internes ou externes ; et au sein de cet affrontement de forces se dessinent l’exercice d’une puissance et l’affirmation d’un soi qui doit résister à tout ce qui est capable de le faire disparaître et qui doit grandir. Quelle que soit la portée ontologique ou psychologique que l’on confère à l’effort, celui-ci (que les Latins puis Spinoza désignaient du terme de conatus) renvoie à notre productivité et à notre durabilité en des termes peu détachables d’un horizon polémologique que l’on trouve chez César ou Tite-Live par exemple où il est question de guerre et de combat. Que l’on soit dans le cadre d’une philosophie finaliste du cosmos et du logos comme celle des stoïciens, que l’on soit dans celui d’une philosophie mécaniste de la puissance comme celle de Spinoza, que l’on soit dans l’enceinte d’une philosophie psychologique du moi comme celle de Maine de Biran, que l’on soit enfin dans le bouillonnement d’une philosophie perspectiviste de la volonté de puissance comme celle de Nietzsche, c’est toujours cette expérience du conflit entre une force et une autre force résistante que se joue la vie de notre individualité comme une individualité s’efforçant et persévérant.
    Enfin, à la troisième question sur le sens de cette persévérance, nous répondrons rapidement en disant que ce sens est stratifié en trois couches superposées.

    La première est celle du dépassement indéfini des limites de soi, que le citius, altius, fortius de Pierre de Coubertin exprime parfaitement : escalader des montagnes toujours plus hautes ; mais comme les montagnes ne dépassent pas 8.846 mètres, il faut le faire toujours plus vite ou en enchaînant un nombre toujours plus grand de sommets (par exemple les 80 sommets de plus de 4.000 mètres des Alpes), ou en découvrant une voie toujours plus difficile. Quel est le sens de cette réalisation de soi dans un effort comme continuel passage à la limite ? Notre société contemporaine répond : le moi, en tant que tel, doit être indéfiniment surmonté par lui-même (selbstüberwindung dirait Nietzsche).
    La seconde couche de significations fonde rationnellement cette course un peu ivre en une pensée de l’épanouissement et de la formation. Pour cette pensée héritée de l’âge classique et des Lumières, le mouvement de dépassement du moi est celui de l’institution de sa liberté et de sa rationalité qui échappent à la finitude la nature. Par ce mouvement, le moi fait l’expérience de la petitesse ou de la fragilité de l’homme mais aussi de ce que Pascal appelait sa « grandeur » (Pascal, 1670, 488) qui lui vient justement du savoir de cette petitesse et de sa capacité à la surmonter ou à la dépasser. Le moi apprend en conséquence que la connaissance et l’expérience de sa finitude sont la connaissance et l’expérience de quelque chose de son infinité ; qu’inversement, l’infinité de sa liberté et de sa volonté ne sauraient avoir d’effectivité sans son aliénation, sa limitation, sa négation dans la finitude des situations, des efforts du corps et du risque toujours présent de la mort. Une liberté sans ce que Hegel appelle un frein (Hemmung), n’est qu’un « simple entêtement, une liberté qui reste encore au sein de la servitude. » (Hegel, op. cit., I, 166).
     Se livre alors la troisième couche de significations (la plus ancienne et la plus archaïque mais qui apparaissait clairement dans le texte de Michel Serres) : celle qui fait de l’effort, non pas une expérience du dépassement indéfini mais au contraire une expérience de la limite, de la mesure et de l’épreuve qui assigne au moi sa place et le délie de toutes les illusions. Cette pensée est d’origine antique, et stoïcienne tout particulièrement. Marcel Mauss, l’un des fondateurs de l’anthropologie contemporaine, l’exprime précisément en la référant à sa propre expérience de la montagne :

« Je crois que l’éducation fondamentale […] consiste à faire adapter le corps à son usage. Par exemple, les grandes épreuves du stoïcisme qui constituent l’initiation dans la plus grande partie de l’humanité, ont pour but d’apprendre le sang-froid la résistance, le sérieux, la présence d’esprit, la dignité, etc. La principale utilité que je vois à mon alpinisme d’autrefois fut cette éducation de mon sang-froid qui me permit de dormir debout sur le moindre replat au bord de l’abîme. Je crois que toute cette notion d’éducation des races qui se sélectionnent en vue d’un rendement déterminé est un des moments fondamentaux de l’histoire elle-même : éducation de la vue, éducation de la marche […] C’est en particulier dans l’éducation du sang-froid qu’elle consiste. Et celui-ci est avant tout un mécanisme de retardement, d’inhibition de mouvements désordonnés. […] Cette résistance à l’émoi envahissant est quelque chose de fondamental dans la vie sociale et mentale » (Mauss, 1950, 385)

    Cela signifie rapidement que l’athlétisme est, au sens étymologique, un ascétisme; que l’épreuve, la lutte et le combat (athlon) ne sont instituteurs d’humanité qu’à la condition d’être des exercices réglés (askésis) où chacun connaît sa place c’est-à-dire sa mesure et sa limite. Cela signifie que la liberté n’est ni dans la violence ou la colère, ni dans l’absence de violence et de colère : elle est bien plutôt (parce que la colère et la violence sont indépassables et toujours présentes au fond de l’homme) dans leur purification (catharsis), c’est-à-dire dans leur stylisation ou dans leur harmonisation. Car c’est cette purification qui constitue ce que l’on appelle une initiation.

Pierre-Henry Frangne, Alpinisme et photographie

Conclusion
   «Ce que nous cherchons, dit Lionel Terray, c’est le goût de cette joie énorme qui bouillonne dans nos cœurs, nous pénètre jusqu’à la dernière fibre lorsque, après avoir longtemps louvoyé aux frontières de la mort, nous pouvons à nouveau étreindre la vie à pleins bras.» (Terray, 1961, 85).
   La formule nous renvoie au sens profond de l’alpinisme qui se confond avec celui de la vie humaine. Ce sens consiste en ce risque de mort que tout homme prend dès qu’il est né pour montrer à l’autre et à soi qu’il n’est ni une chose ni un animal mais bien un être humain conscient de sa mortalité c’est-à-dire de ce fond obscur et toujours présent dans lequel il doit « séjourner » selon le mot de Hegel, et sur lequel il doit s’appuyer, non pas pour être, mais pour exister. C’est ce fond inquiétant qui fait de la vie humaine une véritable odyssée, c’est-à-dire un parcours chèrement payé et toujours risqué où elle mesure avec une grande intensité la signification précaire et toujours à refaire du monde et d’elle-même. Comme le dit Maurice Blanchot en un paradoxe que j’ai essayé d’expliquer : « Il ne suffit pas [à l’homme] d’être mortel, il comprend qu’il doit le devenir, qu’il doit être deux fois mortel, souverainement, extrêmement mortel. C’est là sa vocation humaine. » (Blanchot, 1973, 115). Alors, et pour approfondir encore le paradoxe de Blanchot, il faut comprendre que l’alpinisme ne nous apprend le sens de tout sport et de toute existence humaine que parce qu’il met devant nos yeux cette sagesse immémoriale qui consiste à faire de la violence une douceur. L’alpinisme est un sport violent, non au sens social bien sûr, mais au sens que Descartes indique à son ami Mersenne quand il dit qu’il « ne connaî[t] rien de violent dans la nature, sinon au respect de l’entendement humain, qui nomme violent ce qui n’est pas selon sa volonté, et selon ce qu’il juge devoir être […]. » A cette violence relative de la puissance de la nature, l’alpiniste oppose une souffrance et une force qui peuvent être étonnamment douces parce qu’entrées dans la limite, l’achèvement et l’efficacité d’une force maîtrisée : celle d’une discipline qui doit toujours pouvoir agir mais aussi toujours pouvoir renoncer volontairement à agir. C’est à cette douceur de l’action que Marc-Aurèle, l’empereur-philosophe stoïcien fait référence, de même que Nietzsche, ce stoïcien contemporain. Cette douceur n’est pas seulement celle de la mesure de l’action ; elle est aussi celle du moment présent où s’effectue pleinement cette action dans la présence même des choses et du corps au sein d’une lutte qui sépare mais qui, en fin de compte, relie dans la séparation et la tension même.

« Il y a des signes certains, écrit Nietzsche dans le « monologue du voyageur dans la montagne », que tu as avancé et que tu es arrivé plus haut : la vue est plus libre et plus riche autour de toi que tantôt, le souffle de la brise est sur toi plus frais, mais aussi plus doux (car tu as désappris la folie de confondre douceur et chaleur), ton allure s’est faite plus vive et plus ferme, ton courage à grandi en même temps que ta lucidité : – pour toutes ces raisons, ta route pourra maintenant être plus solitaire et en tout cas sera plus dangereuse que l’ancienne, mais pas autant à coup sûr que le croient ceux qui te regardent, voyageur, du fond de la vallée embrumée marcher sur la montagne. » (Nietzsche, 1878, II, 108-109).

   C’est pourquoi celui qui fait de l’alpinisme connaît et effectue un peu mieux son authentique liberté. Dans un même mouvement théorique et pratique où s’unissent la conscience de soi et la conscience du monde, il sait et expérimente charnellement ses limites mais aussi leur incessant élargissement. Cet élargissement n’est pas tant un repoussement indéfini par delà des limites extérieures. Car ce repoussement s’identifie souvent à l’illusion et à la folie d’une passion sans direction, sans lucidité ni signification ; cette passion qui s’exprime souvent dans le sport contemporain et qui fait de nous, comme le disait déjà Platon dans la République quatre siècles avant notre ère, des « êtres d’enflure » soumis à une logique du débordement ou du trop-plein (pleonexia). Ce repoussement, au contraire, auquel nous convie l’alpinisme, est bien plutôt un approfondissement de ce qui clôt c’est-à-dire définit et circonscrit la condition humaine comme corporéité, comme finitude et comme mortalité. C’est cet approfondissement intérieur qui n’accède à aucun au-delà transcendant, c’est cette ouverture de la vie humaine à sa simple immanence que nous apprend l’alpinisme et l’ébauche de sa philosophie de la liberté que je viens de tenter : une intensification de l’existence et, en elle, une densification de notre séjour. Quand le corps fatigué de l’ascensionniste au souffle court se hisse sur les prises d’une paroi, sur les crampons d’acier ou sur la pointe du piolet fichés dans la glace, quand ce corps « saisi par la neige et courbé face au vent » est complètement plongé dans son effort, dans sa souffrance et dans l’unique attention pour sa sauvegarde et celle de son compagnon de cordée, « là, continue Erri De Luca dans son beau récit « Sur les traves de Nives », ce n’est plus la force ni la résistance qui sont nécessaires, mais une douce sérénité dans les nerfs, dans les doigts. » (De Luca, 2005, 24). C’est bien cette « douce sérénité », si difficilement et si dangereusement acquise dans une nature particulièrement violente et hostile, qui débarrasse notre vie du superflu, de l’apparence et de l’illusion. Ce superflu, cette apparence et cette illusion que la culture moderne exhausse souvent indûment au plan du nécessaire, de l’essence et de la vérité se trouvent alors un instant abolis. « La montagne nous découvre » (De Luca, id., 56) ; et le dénuement qu’elle opère par l’exercice du corps et de l’intelligence, nous fait accéder un peu mieux à nous-même.

Pierre-Henry Frangne, Alpinisme et photographie - Frères Bisson, Séracs du Géant

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Bibliographie :

  • Blanchot, M. (1973). L’espace littéraire, Paris, Gallimard. Daumal, R. (édition 1981). Le mont Analogue, Paris, Gallimard.
  • Epicure (quatrième siècle avant JC, édition 1981). Lettre à Ménécée, in Epicure et les épicuriens, trad. franç. M. Solovine, Paris, PUF.
  • De Luca, E. (édition 2006). Sur les traces de Nives, trad. franç. D. Valin, Paris, Gallimard.
  • Frangne, P.-H. (1999). Penser la frayeur, in Conférence, n° 9, automne 1999, pp. 27-43. 15
  • Esporte e Sociedade Nov.2007/Fev.2008 L’homme, la montagne et la mort – ano 3, n.7, Frangne
  • Alpinisme     et Hegel, G W F (édition 1947). Phénoménologie de l’esprit, trad. franç. J. Hyppolite, (2006).
  • Paris, Aubier-Montaigne, 2 tomes. La Rochefoucauld, F. de (1678, 1967). Maximes, Paris, Editions Garnier.
  • Macfarlaine, R. (2003, 2004). L’esprit de la montagne, trad. franç. Ph. Delamare, Paris, Plon.
  • Maine de Biran (1982). Œuvres choisies, édit. Henri Gouhier, Paris, Editions Aubier-Montaigne.
  • Mauss, M. (1950). Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.
  • Nietzsche, F. (1878, 1968). Humain trop humain, trad. franç. R. Rovini, Paris, Gallimard. Nietzsche, F. (1883, 1971). Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Franç. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, Par-delà le bien et le mal et le Gai Savoir.
  • Pascal, B. (1670, 1978). Pensées et opuscules, Paris, Hachette. Serres, M. (2002). Variations sur le corps, Paris, Editions Le pommier.
  • Spinoza, B. de (1677, 1965). Ethique, trad. franç. Ch. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion.
  • Stephen, L. (1871, 2003). Le terrain de jeu de l’Europe, trad. franç. C.-E. Engel, Paris, Editions Hoëbeke.
  • Terray, L. (1961). Les conquérants de l’inutile, Paris, Gallimard.
  • Yonnet, P. (2003). La montagne et la mort, Paris, Editions de Fallois.
  • Patrick Dupouey. Pourquoi grimper sur les montagnes, Editions Guérin, Chamonix
  • ropos, Alain.
  • A quoi tient la beauté des montagnes, conférence faite au Club Alpin le 25/11/1897, Russell, Editions Isolato
  • L’eau et les Rêves, La terre et les rêveries de la volonté & l’air et les songes, Bachelard
  • La Montagne, 1ère partie, Michelet
  • Variations sur le corps & Les Cinq sens, Michel Serres
  • L’être et le Néant, IV° Partie, chapitre 1er, sections 1 et 2 sur l’effort, le rocher, le randonner, et le ski et la glisse, Sartre. 
  • Alexis Loireau. La Grâce de l’escalade. Ed. Transboréal

Et sur la toile :

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Pierre-Henry Frangne

Pierre-Henry Frangne est agrégé, docteur en philosophie et professeur des universités en esthétique et philosophie de l’art à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne. Ses recherches se développent selon 4 axes :
1) – Une analyse généalogique de la modernité à partir du jugement esthétique, du goût, de l’interprétation et des relations entre l’œuvre d’art et le spectateur et de l’émergence au XVII e siècle de l’esthétique dite baroque.
2) – Une interprétation de l’art symboliste français (peinture, littérature, musique) et de la pensée de Mallarmé considérée comme une théorie de la négation en tant qu’opération logique d’abstraction et de purification, de sentiment existentiel malheureux, que principe métaphysique (Néant, Rien, Mort). La négation apparaît alors comme valeur et comme exigence : celle d’abolir et de manifester l’art et le réel au sein d’une inconsistance fondamentale. 
3) – Une analyse du système des arts à l’époque contemporaine de la multiplication des arts et de leurs mélanges, de leurs rencontres, de leurs correspondances ou de leurs croisements (arts plastiques, cinéma, photographie, littérature, musique).
4) – Une réflexion sur l’existence humaine en sa double dimension esthétique et éthique.

 

Pierre-Henry Frangne, Mont-Blanc, premières ascensionsPierre-Henry Frangne, Alpinisme et photographie

Publications de Pierre-Henry Frangne

  • La Négation à l’œuvre. La philosophie symboliste de l’art (1860-1905). Avec une préface de Michel Deguy. Collection Aesthetica, Presses Universitaire de Rennes, mai 2005, 374 pages.
  • Alpinisme et photographie (1870-1940), avec Michel Jullien, Les Éditions de l’Amateur, Paris, mars 2006, 248 pages.
  • Édition introduite et commentée de la Description de l’île de Portraiture (1659) de Charles Sorel, L’Insulaire, Paris, octobre 2006, 108 pages.
  • Édition introduite et commentée, avec notes, bibliographie et chronologie du Voyage dans la lune (1638) de Francis Godwin, L’Insulaire, Paris, mars 2007, 208 pages.
  • L’Ombre de Monteverdi. La querelle de la nouvelle musique (1600-1638) (en collaboration avec X. Bisaro et G. Chiello), Collection Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, septembre 2008, 224 pages.
  • Édition introduite et commentée de Introduction à Jean-Sébastien Bach (1947) de Boris de Schloezer, Collection Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, avril 2009, 320 pages.
  • Mallarmé. De la lettre au Livre, anthologie de textes introduite et commentée, Le mot et le reste, Marseille, janvier 2010, 248 pages.
  • Mont-Blanc, premières ascensions (1780-1904) (en coll. avec M. Jullien et J. Perret), Editions du Mont-Blanc, Paris, novembre 2012, 338 pages.

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toponymie de l’Arpitanie : quand la terre vous aspire : sagne, seigne, siglen, sillingy, silans

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sagne du plateau Bayard au nord de Gap

sagne du plateau Bayard au nord de Gap

    Les lieux-dits construits à partir de Sagne ou les Sagnes sont très fréquents. Sagne est un nom générique pour désigner les lieux humides, les marécages, les lieux où l’eau stagne, «prairie recouverte d´eau croupissante, marais abondant en joncs» (Pégorier) et par extension, les lieux où poussent les laiches ou carex, au point de désigner ces plantes elles-mêmes. C’est ainsi que la sagne est aussi un des noms communs d´une plante aquatique, la massette d´eau (Typha sp.), dont les feuilles séchées servaient jadis à rempailler.
    C’est ce nom commun qui serait à l’origine des noms de lieux en Sagne, Sagnes, Sagneta, Sagnettaz, Sagnettes, Sagneule, Sagny, Saignatte, Saignattes, Saigne, Saignes, Saigneules, Saignolat, Saignoles, Saignolet, Saignotte, Sargnatte, Sargneux, Seignat, Seigne, Seignerets, Seignes, Seignolet.

pelouse alpine humide du lac Combal dans le val Veny (Massif du mont Blanc)

sagne ou seigne : pelouse alpine humide du lac Combal dans le val Veny (Massif du mont Blanc) – Crédit photo T. Nalet, 2011

Origine
  Sagne viendrait viendraient du roman sanha, sainha, sayna, sana, bas latin sagna, saignia, saina, sania, latin sanies, « sang corrompu, sanie, pus, fluide épais, liquide visqueux », ou selon Michaud, directement du gaulois *sagna, sania, « marais, marécage, lieu humide » correspondant au latin stagnum, « eau stagnante, nappe d’eau ». Certains rattachent le terme à une racine pré-indoeuropéenne de type *seg- (d’où viendrait aussi Seine) et donc préceltique. Dans ce dernier cas, après leur invasion de ce qui deviendra la Gaule, les celtes auraient intégré ce vocable et continué à l’utiliser pour dénommer les lieux. Ce terme s’est retrouvé dans l’ancien français Seigne (CNTRL); le franco-provençal  Sagne/Seigne (Bossard, Boyer) ; l’occitan Sagno (Mistral) / Sagna, prononcé sagne (Honnorat),  Sagnàs = « gros marais » (Honnorat, Arnaud) et Sanhe, Sanha, Sanhàs (prononcer Sagne).

le chanoine François Falc'Hun (1909-1991)    On retrouve également cette racine dans le verbe gallois sugn-o, « sucer » et le breton sun-a qui sert de nom commun au marais, endroit où la terre vous « suce »Falc’Hun, dans les noms de lieux celtiques, explique ainsi divers toponymes au Pays de Galles et en Bretagne qui utilisent cette racine pour qualifier des endroits humides et marécageux : Ker-zun-ou à Pouldergat et à Saint-Ségal (Finistère), Sugn-draeth, « marais de grève » au Pays de Galles pour un lieu où l’on s’enlise dans les sables mouvants, des « sables suceurs ». Cette racine expliquerait aussi l’appellation de divers lieux ailleurs en France : Soing en Haute-Saône, Soings-en-Sologne (Loire-et-Cher), Suisnes (Seine-et-Marne), Souane (Manche), Sugny (Ardennes) avec un dérivé en -acum > y, ainsi que Sogny-aux-Moulins, Sogny-en-l’Angle (Sugniacum en 1152) et Soigny, tous dans le département de la Marne, Soignolle-en-Brie et Soignolles-en-Montois (Seine-et-Marne), Signéville (Sugnévilla en 1140) en Haute-Marne, Songy (Marne), Songieu (Ain), Songeons (Oise), Songeson (Jura) et Doulezon (Gers) composé avec dol, « prairie ». Tous ces toponymes ont en commun d’être situés dans, ou à proximité, de zones humides ou marécageuses.
    Falc’Hun rattache à cette famille les noms de lieux en siglen et sillin en postulant sur un ancien terme gaulois *sigleniacos qui aurait signifié « lieu où il y a un marais, un marécage ». Les dictionnaires gallois citent en effet un terme gallois siglen, pour désigner ces lieux particuliers. De là proviendraient les noms de lieux Seignelay (Selenayum au XVe siècle) dans l’Yonne, Sillegny (Moselle), Sillingy (Haute-Savoie) au nord-ouest d’Annecy, Seigland, hameau de Foissy-lés-Vezaly (Yonne, Selaincourt (Siglini Curtis en 836) en Meurthe-et-Moselle, Villecelin (Cher), Selune (Manche), Sillans (Silans au XIe siècle) dans le Var, Sillans (Silans au XIIIe siècle) en Isère, le château de Silandais à Chavagne (Île-et-Vilaine), Seilh (Haute-Garonne), Sigloy (Loiret), La Seille, nom de plusieurs rivières dans les départements de la Saône-et-Loire, du Vaucluse et de la Moselle), la Selle dans l’Aisne et l’Oise. En Bretagne, Ker-zilin à Cléder, Lancelin à Lesneven, Silin-ou à Penmarc’h dans le Finistère. En dehors de France, on retrouverait ce radical en Suisse alémanique pour la rivière la Sihl à l’est d’Einsieden, en Italie du nord, ancienne Gaule cisalpine, dans Sil-an-dro, « le marais-de-la-vallée » à proximité de l’Adige.

    Pour Jean-Marie Ploneis (la toponymie celtique, l’origine des noms de lieux en Bretagne), le gallois siglen « marécage, fondrière », cité par Falc’Hun, formé à partir d’un radical sigl- est devenu en Bretagne silin par palatisation et assimilation du g par le i. Comme Falc’Hun, il explique par ce terme le toponyme Silin/ou « les marécages » à Penmarc’h (Finistère) mais aussi Celin/o, près des marais de Pen-en-Toul à Baden (Morbihan), Goas/selin à Berrien, Lan/celin à Lesneven,t Ker/zilin à Cleder (ces trois derniers toponymes dans le Finistère) et peut-être Ville/celin dans le Cher que l’on explique en général par le nome de personne d’origine germanique Asceline, courant au Moyen Âge.

Toponymes de ce type en Arpitanie
Nous avons essayé de retrouver des toponymes relevant de ces différents types dans les secteurs du domaine franco-provençal que nous connaissons.

le mont Blanc vu du col de la Seigne – crédit  photo Tarmachan Mountaineering

le mont Blanc vu du col de la Seigne – crédit  photo Tarmachan Mountaineering

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1) toponymes du type Sagne, Seigne : le col de la Seigne (2.516 m) 
   Situé entre la vallée des Chapieux via la vallée des Glaciers  (France) et le val Veny en vallée d’Aoste (Italie), c’est un passage incontournable de la randonnée du Tour du mont Blanc fréquenté de tout temps par les voyageurs, les commerçants et les contrebandiers  qui circulaient entre le Faucigny et l’Italie.
    Un guide décrit le sentier entre la Ville des Glaciers et le col comme un sentier très bien tracé qui serpente dans les alpages et se gravit sans difficulté. Au bout de deux heures de marche, les lacets qui vous font prendre du dénivelé laissent place à une grande traversée où la vue se dégage sur une partie beaucoup moins raide. Le sentier passe alors de combes en mamelons et traverse de nombreux petits ruisseaux. C’est sans doute cette étendue moins raide imprégnée d’humidité par la présence de cet écheveau de ruisseaux, une sagne ou seigne,  qui a donné son nom au col.

sous le col de la Seigne, côté Ville des Glaciers – crédit site Haute-Tarentaise-net

la zone parcourue de ruisseaux sous le col de la Seigne, côté Ville des Glaciers (crédit site Haute-Tarentaise-net). Le photographe a écrit en légende : « Encore un peu de chemin à parcourir avant d’atteindre le col de la Seigne, dans un chemin parfois bien défoncé, et surtout boueux… »

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2) toponymes du type sigl- ou sign- (forme initiale avant mutation)

   Le dictionnaire topographique de la France cite un ancien lieu-dit dénommé Signisey qu’il décrit comme un ancien fief de Bâgé, à (ou près) de Saint-Trivier-de-Courtes dans l’Ain (« Domus de Signisiey cum formalités et fossatis, 1272 cité par Guichenon, Bresse et Bugey). Toujours dans l’Ain, ill existe une ferme dénommée Signoré dans la commune de Bouligneux. il faudrait mener une analyse géographique et historique pour savoir si ces lieux font référence ou non à des zone humides et de marécages.

3) toponymes du type sillin : Sillingy en Haute-Savoie

Extrait de la carte géologique au 1/50 000 du BRGM : zones humides Sillingy 74

Extrait de la carte géologique au 1/50 000 du BRGM : zones humides Sillingy 74

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    Dans l’article consacré à la commune de Sillingy, le site Wikipedia écrit que le nom du village « vient très probablement du nom de la tribu vandale des Silingii, arrivés dans la région avec les Burgondes au Vème siècle, le suffixe -inge, -ingii, signifiant peuple. La région aujourd’hui polonaise de la Silésie tire également son nom du nom des vandales Silinges« . Cette  explication s’appuie sur un texte écrit par un habitant de la commune relayé par un bulletin municipal et sur un ouvrage sur les Burgondes écrit par un auteur suisse en 1970, Odet Perrin. Cette hypothèse ne s’appuie que sur l’homonymie entre le nom de cette peuplade germanique et du lieu. A ce titre, tous les lieux de France très répandus qui portent le nom de Breton, Bretonnière ou Bretonneux sont des lieux où des bretons se sont implantés dans un lointain passé alors qu’on sait aujourd’hui qu’une grande part d’entre eux sont issus du francique brestoineux qui signifiait  « marécageux, boueux et terres émergeant des marécages »…  Sur quels faits incontestables, inscriptions, témoignages d’époque, vestiges archéologiques s’appuie t’on pour délivrer cette vérité première ? Aucun. Il est plus sage de considérer que le nom de la commune a pour origine la caractéristique physique la plus importante du site à savoir la présence de plusieurs marais dans la partie basse de la commune qui forme cuvette, alimentés par de nombreux ruisseaux. Le suffixe -ing ne découle pas du suffixe germanique -ingen (les gens de …) et serait lié comme le pensait Falc’Hun à l’évolution d’un mot celtique désignant le marais : d’un *siglen-iacos celtique devenu sillingy par métathèse du g et évolution classique du suffixe -iacos en y. 

Sillingy 74 - zone humide en bordure du ruisseau de Seysolaz

Sillingy 74 – zone humide en bordure du ruisseau de Seysolaz

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4) toponymes du type sillin : Silans/Sillin dans l’Ain

   Il existe plusieurs Silans/Sylans dans le département de l’Ain : dénomination de lacs dans les communes de Charix, Poizat et Neyrolles (Lacus Silani en 1144 et Sillans en 1522, archives de l’Ain), deux lieux-dits dans les communes de Bénonces et Briord, deux localités : un hameau dans la commune de Corbonod (orthographiés Silans et Sillans dans les textes anciens) et une localité détruite dans la commune d’Izernore (Silans en 1419).

Vue_du_lac_de_Sylans

Sylans : exploitation de la glace

Lac de Sylans (communes de Poizat et Neyrolles dans l’Ain. Le lac qui résulte d’un effondrement ayant formé un verrou dans la cluse de Nantua est sujet à des variations de niveau importantes qui peuvent atteindre quatre à cinq mètres. En 1865, on décida d’exploiter la glace très pure qui recouvrait le lac en hiver et on construisit, pour la stocker, des doubles murs en pierre emplis de sciure pour l’isolation. Avec la création de la ligne de chemin de fer La Cluse-Bellegarde en 1882, vint wagons par jour livraient la glace à Paris, Lyon, Marseille, Toulon et même Alger…

   Une rivière qui marquait la limite des possessions de la Chartreuse des Portes portait l’ancien nom de Silaonia (Rivus qui dicitur Silaonia, 1209, Archives de l’Ain)

   Un hameau de la commune de Massignieu-de-Rives porte le nom de Silliens (Syllins en 1433, Sillins en 1447, Sillin au cadastre, Sillien en 1847 et Silliens en 1872)

Un lieu-dit de la commune de Leyment s’appelle Sillieux.

Un hameau de la commune d’Arbinieu s’appelle Sillignieu ou Sellignieu (Dodo de Sillinieu en 1149, Siligniou en 1444, Sillignieux en 1844, Sellignieux en 1847 et Sillignieu en 1894)

Un hameau de la commune de Bâgé-la-Ville s’appelle Les Grands-Sillons.

Silonge est un ancien territoire dans (ou près) de la commune de Bénonces.

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Poésie : Yeats en quête de son Hélène de Troie…

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William Butler Yeats by John Singer Sargent (1908)

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Au bas des jardins de saules

Au bas des jardins de saules je t’ai rencontrée, mon amour,
Tu passais les jardins de saules d’un pied qui est comme neige.
Tu me dis de prendre l’amour simplement, ainsi que poussent les feuilles,
Mais moi j’étais jeune et fou et n’ai pas voulu te comprendre.

Dans un champ près de la rivière nous nous sommes tenus, mon amour,
Et sur mon épaule penchée tu posas ta main qui est comme neige.
Tu me dis de prendre la vie simplement, comme l’herbe pousse sur la levée,
Mais moi j’étais jeune et fou et depuis lors je te pleure.

(dans la Croisée des chemins (1889) –Traduction de Yves Bonnefoy)

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Down by the salley gardens

Down by the salley gardens my love and I did meet;
She passed the salley gardens with little snow-white feet.
She bid me take love easy, as the leaves grow on the tree;
But I, being young and foolish, with her would not agree.

In a field by the river my love and I did stand,
And on my leaning shoulder she laid her snow-white hand.
She bid me take life easy, as the grass grows on the weirs;
But I was young and foolish, and now am full of tears.

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Origine du poème
   Down by the Salley Gardens ( irlandais : Gort na Sailean) est un poème que Yeats a publié dans Les « errances de Oisin » et d’autres poèmes en 1889. Le poète a indiqué dans une note que ce poème constituait «une tentative pour reconstituer une vieille chanson de trois lignes énoncée de manière imparfaite par une vieille paysanne du village de Ballisodare qui les chante souvent à elle-même. « . Cette «vieille chanson » était peut-être la ballade intitulée The Rambling Boys of Pleasure  qui contient un verset proche du premier verset du poème de Yeats.
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Je n’ai pu choisir entre l’interprétation de Maura O’Connell avec Karen Matheson et celle de Loreena McKennit (You Tube) … A vous de faire votre choix.
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« Silly like us » : histrionisme et historicité de W. B. Yeats (par Daniel Jean, Etudes anglaises 2007/4)
    Le jardin des saules est un jardin d’Éden où la consommation du fruit défendu est impossible, malgré les encouragements malicieux d’Ève. Le saule, dans sa forme «  », permet de rappeler « silly ». La sottise inhérente à la jeunesse est thématisée de façon explicite (« I was young and foolish ») sous la forme d’un rendez-vous amoureux raté, raté non pas du fait des dérobades de la jeune fille, mais du fait de l’immaturité de son prétendant. Le poème est en effet l’humiliant récit d’une impuissance, celle de l’innocent qui, malgré les encouragements de sa bien-aimée (« take love easy ») ne parvient pas à surmonter sa maladresse, et se montre incapable d’imposer « a sally », comme le laisse entendre l’homophonie salley / sally (« a thrust forward »), et ne peut verser, en fin de compte, que des larmes. L’entame, « down », est donc représentative du mouvement général du poème, poème de l’abaissement et de la mélancolie, qui trouve dans le saule pleureur le très visuel symbole de la flaccidité sexuelle de « Silly Willie », comme plus tard dans le poème de 1909, « The Withering Boughs » (« The boughs have withered because I have told them my dreams »).<
    Ces premiers chants yeatsiens de l’innocence, caractéristiques des débuts, correspondent à une incapacité à passer à l’acte, sexuellement et historiquement, une incapacité à précipiter l’événement pour devenir acteur de l’histoire.

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Dante Gabriel Rossetti - La Belle Dame sans Mercy,1848

Dante Gabriel Rossetti – La Belle Dame sans Mercy,1848

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Il voudrait avoir les voiles du ciel

Si j’avais les voiles brodés des cieux
Ouvrés de lumières d’or et d’argent
Les voiles bleus, diaphanes et sombres
De la nuit, de la lumière et de la pénombre
J’étendrais ces voiles sous tes pieds :
Mais je suis pauvre et je n’ai que mes rêves ;
J’ai étendu mes rêves sous tes pieds ;
Marche doucement car tu marches sur mes rêves.

(Le vent dans les roseaux (1899) – traduction Jacqueline Genet)

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He wishes for the cloths of Heaven

Had I the heaven’s embroidered cloths,
Enwrought with golden and silver light,
The blue and the dim and the dark cloths
Of night and light and the half-light,
I would spread the cloths under your feet:
But I, being poor, have only my dreams
I have spread my dreams under your feet;
Tread softly because you tread on my dreams.

 

    « Aedh wishes for the cloths of Heaven » a été publié par Yeats en 1899 dans son troisième volume de la poésie, « du vent dans les roseaux ». L’orateur du poème est Aedh, dont le nom est le même que celui d’un Dieu celtique de la mort, l’un des enfants de Lir.
     Yeats semble avoir utilisé ce personnage dans certaines de ses histoires et le décrit comme le feu qui se reflète dans l’eau. Il apparaît dans l’œuvre de Yeats aux côtés de deux autres personnages archétypaux de mythe du poète: Michael Robartes et Red Hanrahan. Les trois sont collectivement connus comme les principes de l’esprit. Robartes représente la puissance de la connaissance et Hanrahan le romantisme primaire. Quand à l’Aedh, il est pâle, languissant, et sous l’emprise de « 
la belle dame sans merci », en référence au poème de John Keats; « Aedh » a été souvent remplacé dans les anthologies de poèmes de Yeats par un plus générique  » il « .

 

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Arc-en-ciel au-dessus le la colline mythique de KnocknareaArc-en-ciel au-dessus le la colline mythique de Knocknarea

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L’appel des Sidhe

La cohorte chevauche du Knocknarea
A la tombe de Clooth-na-Bare,
Caoilte secouant sa chevelure de flammes,
Et Niamh appelant : Là-bas, viens t’en là-bas,
Vide ton cœur de son rêve mortel.
Les vents s’éveillent, les feuilles tournoient,
Nos joues sont pâles, notre chevelure dénouée,
Notre poitrine palpite, nos yeux rayonnent,
Nos bras appellent, nos lèvres s’entrouvrent ;
Et s’il en est un qui contemple notre troupe impétueuse,
Nous nous plaçons entre lui et l’acte de sa main,
Nous nous plaçons entre lui et l’espoir de son cœur.
La cohorte se précipite entre la nuit et le jour,
Et où y a-t-il espoir ou acte aussi beau ?
Caoilte secouant sa chevelure de flammes
Et Niamh appelant : Là-bas, viens t’en là-bas.

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The Hosting of the sidhe

The host is riding from Knocknarea
And over the grave of Clooth-na-Bare;
Caoilte tossing his burning hair,
And Niamh calling Away, come away:
Empty your heart of its mortal dream.
The winds awaken, the leaves whirl round,
Our cheeks are pale, our hair is unbound,
Our breasts are heaving, our eyes are agleam,
Our arms are waving, our lips are apart;
And if any gaze on our rushing band,
We come between him and the deed of his hand,
We come between him and the hope of his heart.
The host is rushing ‘twixt night and day,
And where is there hope or deed as fair?
Caoilte tossing his burning hair,
And Niamh calling Away, come away.

Eclairage :
Ce poème est incompréhensible si on ne le relie pas à certains thèmes de la mythologie irlandaise notamment ceux qui ont trait aux Sidhe

Knocknarea : ( irlandais : Cnoc na Riabh) est une grande colline à l’ouest de Sligo, ville dans le comté de Sligo , en République d’Irlande. Avec ses 327 m de hauteur, elle est très visible du paysage environnant de la péninsule de Cúil Irra entre les baies de Sligo et BallysadareKnocknarea est une anglicisation d’un nom irlandais. L‘étymologie du nom est contestée. La base de données des Noms de lieux de l’Irlande explique le toponyme par le nom irlandais Cnoc na Riabh qui signifie « colline des bandes ». Cependant, PW Joyce préférait pour sa part, l’interprétation Cnoc na Riaghadh« colline des exécutions ». Certains ont suggéré également  Cnoc na Riogha, «  colline des rois » ainsi que Cnoc na Ré« colline de la lune ».  A son sommet se dresse un grand monticule de pierres sèches (cairn) réputé recouvrir l’entrée d’un tombeau néolithique Il mesure environ 55 mètres de large et 10 mètres de hauteur, ce qui en fait l’un des plus grands cairns connus en Irlande. En anglais, il est connu sous les noms de Medb Cairn, le tombeau de Medb, mamelon de Medb ou la tombe de Medb (parfois le nom Medb est anglicisé en Maeve). Il date d’environ 3.000 ans avant J.C., Meabh est une figure de la mythologie irlandaise. Toute la zone autour de la baie de Sligo est riche en vestiges préhistoriques, en monuments semblables et en sites naturels aux formes expressives.

Clooth-na-Bare : Voudrait dire la vieille femme de Bare, mais ce mot serait en fait une corruption de Cailleac Bare, la vieille femme Bare, qui, sous les noms de Bare, Berah, Beri, Verah, Dera et Dhira, apparait dans les légendes irlandaises en beaucoup de lieux. Près de la colline de Knocknarea, les gens du pays disent qu’une grande reine de la Sidhe de l’ouest du nom de Maeve est enterrée sous le cairn situé au sommet. Clooth-na-nu qui souhaitait mettre fin à ses jours, recherchait partout dans le monde, un lac assez profond pour y noyer sa vie de fée, dont elle avait fini par se lasser, en bondissant de colline en colline; elle a fini par le trouver au sommet de la montagne d’oiseau, à Sligo. Les divinités de l’ancienne Irlande sont connues sous les noms aussi variés que  Tuatha Dé Danann, gens de la déesse DanuSidhe (de Aes Sidhe ou Sluagh Sidhe) et créatures des tertres. Les Sidhe  sont également liés au vent en Irlandee t voyagent dans le vent tourbillonnant. Au au Moyen Age, on pensait que les vents étaient générés par la danse des filles de Hérodiade; cette dernière avait sans doute pris la place d’une vieille déesse. En Irlande, lorsque les gens de la campagne voyaient les feuilles tourbillonnent sur le chemin, ils se signaient car ils pensaient qu’un Sidhe passait par là. 

Caoilte (prononcer : Kweelteh). Il était un guerrier celtique mythique qui vivait au  IIIe siècle après J.C. sous le nom de impers Rónáin Caílte , qui était un membre de la Fianna et neveu de Fionn mac Cumhaill. Selon la légende, il a vécu assez longtemps pour être baptisé par Saint-Patrick. Ses formes anglicisées sont Kielty, Kealty, Keelty, Keilty, Kelty, Kilty, et Quilty (avec ou sans O ‘ou Mc ou Mac) en anglais. Les variantes les plus courantes sont Kielty et Quilty James Joyce (1882-1941) dans le chapitre douze de son chef-d’œuvre, Ulysse, (1922) présente « La tribu de Caolte » comme l’une des douze tribus d’Irlande dans un parallèle biblique avec les douze tribus d’Israël.

Oisin and NiamhOisin and Niamh

Niamh est une figure mythique irlandaise, elle est la fille de Manannàn mac Lir, le dieu de la mer. Son nom signifie « brillant ».  Elle règne sur Tir na nÓg, l’autre monde, lieu magique hors du temps et de l’espace où règne l’immortalité. Elle traverse la mer de l’Ouest sur le fabuleux cheval Enbarr, et demande à Fionn mac Cumhail si son fils Oisín peut la rejoindre à Tír na nÓg. les versions anglicisées et phonétiques de son nom sont Niav Neve, Neave, Neeve et Nieve

 
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L’os de lièvre

Albrechtb Durer - jeune lièvre, 1502

Je voudrais pouvoir lancer un navire sur les eaux
Sur lesquelles plus d’un roi s’en est allé
Et plus d’une fille de roi,
Et aborder près des arbres magnifiques et de la pelouse
Là où l’on joue du pipeau, où l’on danse,
Et apprendre que le meilleur
Est de changer d’amour avec chaque nouvelle danse
Et de rendre baiser pour baiser.

Je voudrais trouver au bord de ces eaux
Un os de lièvre plat et mince
Rendu plus mince encore par le va-et-vient des eaux,
Et le percer avec une vrille pour regarder au travers
Le vieux monde amer où l’on se marie dans les églises,
Et me moquer par-dessus les eaux limpides
De tous ceux qui se marient dans les églises,
A travers un os de lièvre mince et blanc.

(Les cygnes sauvages à Coole, 1917 – traduction Jean-Yves Masson)

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The collar-bone of a hare

Would I could cast a sail on the water
Where many a king has gone
And many a king’s daughter,
And alight at the comely trees and the lawn,
The playing upon pipes and the dancing,
And learn that the best thing is
To change my loves while dancing
And pay but a kiss for a kiss.

I would fine by the edge of that water
The collar-bone of a hare
Worn thin by the lapping of a water,
And pierce it through with a gimlet and stare
At the old bitter world where they marry in churches,
And laugh over the untroubled water
At all who marry in churches,
Through the white thin bone of a hare.

éclairage
Une légende celtique raconte qu’à travers le trou percé dans un os de lièvre, on peut contempler le royaume des Fées. Yeats inverse le phénomène et à travers le trou percé veut voir le monde réel à partir du royaume des Fées… Ce poème a été inspiré à Yeats par l’histoire de « The three O’Byrnes and the Evil Fairies » qu’il raconte dans the Celtic Twilight. Un paysan, dit-il, trouva « sur l’herbe le tibia d’un lièvre. Il le ramassa, il était percé ». En regardant par le trou, il découvrit un trésor enfoui sous ses pieds… Le lièvre est un animal magique par excellence, « compagnon des clairs de lune de l’imaginaire », il hante mythologies et folklores, associé à la divinité de la Terre-Mère, il est en général symbole du renouvellement de la vie. Yeats l’a utiliser à plusieurs reprises pour représenter la femme poursuivie par l’homme ou la meute; « Two Songs of a Fool »  représente Iseult Gonne sous l’aspect du lièvre menacé par les chiens.  (la poétique de W.B. Yeats par Jacqueline Genet)

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Une méditation en temps de guerre

D’un seul élancement dans mes artères
Comme j’étais assis sur cette pierre grise
Sous le vieil arbre brisé par le vent,
J’appris que l’Un seul est vivant,
Et l’humanité un fantasme sans vie.

(Michael Robartes et la danseuse, 1921 – traduction Jean-Yves Masson)

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A meditation in time of war

For one throb of the artery,
While on that old grey stone I sat
Under the old wind-broken tree,
I knew that One is animate,
Mankind inanimate phantasy.

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les photos d’Enki — Mont Blanc : aux marches du royaume (I), la vallée de la Gitte au-dessus de Roselend (Beaufortain)

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   Telle une troupe de hobbits se rapprochant du royaume redouté de Mordor, nous arpentons les marches du royaume de celui que Jules Michelet surnommait, à l’instar des peuples anciens à qui il était interdit de prononcer le nom de leur divinité et qui ne pouvaient alors le désigner que par qualificatifs ou métaphores, l’illustre solitaire, le grand ermite, le géant muet, le neigeux, le morne dôme, le froid géant*, je veux dire, et tant pis si je suis frappé par la foudre en prononçant son nom, le mont Blanc… Nous avions choisi de nous diriger, à partir du lac de Roselend, vers le col du Bonhomme en suivant dans un premier temps la ligne de crête des Frettes qui domine le vallon et le lac de la Giettaz puis le flanc nord du Roc des Vents mais nous dûmes bientôt rebrousser chemin, après nous être heurtés à des névés très raides, à cause du manque de carte et d’équipement. Cette courte randonnée nous aura tout de même permis de découvrir, à l’occasion d’un éclaircissement momentané du manteau nuageux, le dôme immaculé de l’auguste sommet qui resplendissait dans le lointain brumeux, comme une promesse…

* pour lire le texte de Michelet sur le mont Blanc, c’est ICI.

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Beaufortain, secteur du barrage et du lac de Roselend : le Roc du Vent (2.112 m)

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Beaufortain : lac de Roselend vu du col de sur Frêtes

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Petit aperçu historique

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la cuvette de Roselend avant la construction du barrage dont les travaux commencèrent en 1955. La mise en eau eut lieu en 1960 et entraîna l’engloutissement du village d’alpage nommé Roseland, ce toponyme étant lui-même probablement issu du nom d’un ancien propriétaire : Rozelindus, attesté au Xe siècle). Les travaux furent achevés en 1962. Mesurant 800 m de long et 150 m de haut, il peut contenir jusqu’à 185 millions de m³ d’eau. Associé aux barrages de la Gittaz et de Saint-Guérin et à la centrale de la Bâthie, ils composent le vaste ensemble hydro-électrique du Beaufortain. La réalisation du barrage a empêché la naissance d’une grande station de sports d’hiver sur le site mais les habitants ne s’opposèrent pas au projet mettant à profit les indemnités versées par EDF pour réaliser la coopérative laitière de Beaufort.

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Beaufortain : vue des pentes nord-ouest du Roc du Vent sur les Rochers des Enclaves

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Beaufortain : vue panoramique sur les deux lacs de barrage de Roselend et de la Gittaz

Capture d’écran 2014-06-05 à 19.31.22

Beaufortain : pour nous amuser un peu, modelons le paysage…

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Beaufortain : ruine du chalet de Grezillon au pied de la face nord-ouest du Roc du Vent qui surveille la passage, telle une sentinelle

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Beaufortain : la ruine du chalet de Grezillon nous regarde…

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Beaufortain : la face nord-ouest du Roc du Vent

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Gracie, un cabot un peu cabotin… 

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au premier plan le col du Bonhomme (2.329 m) et en arrière plan le massif du mont Blanc avec l’Aiguille de Bionnassay, le mont Blanc (dans les nuages) et l’Aiguille des Glaciers (3.816 m)

IMG_3192Beaufortain : le chemin en zig-zag reliant le lac de la Gittaz au col de la Gitte

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épanchements sur le chemin du retour

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Prises de vues effectuées par Enki le 1er juin 2014 en début d’après-midi avec son  Iphone.

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––– Au sujet de quelques toponymes du secteur –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

  • col du Bonhomme : cette appellation provient certainementrocher du Bonhomme du rocher de forme remarquable qu’on peut assimiler à une silhouette humaine qui domine le col tel une sentinelle. Il existe également un col du Bonhomme dans le massif des Vosges dont la dénomination est expliquée par l’ancien français  et en dialecte roman local ou vosgien Bon homme, « l’homme sacré, saint homme » en référence à un saint protecteur du lieu saint Dié qui perpétuait ainsi une divinité gauloise antérieure. Cette interprétation pourrait également s’appliquer à notre col qui constituait une étape essentielle pour les voyageurs qui transitaient entre le Faucigny et l’Italie par le col de la Seigne et qui sollicitaient la protection de divinités ou de saints pour cette traversée périlleuse.
  • Enclaves (Rochers des enclaves). En géographie, le terme enclave sert à désigner tout territoire ou portion de territoire entièrement entouré par un territoire étranger. Il vient du verbe latin inclavare qui signifie « enfermer à clef ». Le verbe enclore qui signifie clôturer en est dérivé.  On est donc en présence d’un lieu où des rochers dominaient ou se situaient à proximité d’une place où étaient enclos les animaux lors de leur séjour en alpage à moins que cet alpage utilisé par une communauté extérieure constituât une « enclave » dans le territoire d’une autre. Il existe effectivement sur le versant nord de la montagne au-dessus du lac de la Girotte, un lieu dénommé Les Enclaves.

  • Frette, Fretaz, Fréty : pour Hubert Bessat et Claudette Germi dans leur ouvrage « Les noms du Patrimoine alpin – Atlas toponymique II » (éditions ELLUG), ces termes désignent des « arêtes et crêtes de montagne, des sommets », liée au terme même dialectal utilisé en construction pour désigner « la panne faîtière d’un toit » ou « le sommet » de celui-ci (« à la frette »). Ces termes serait issu du germanique *First, « faîte », attesté en vieux français, en occitan alpin et en franco-provençal et dont le R aurait subi une métathèse (déplacement d’une consonne dans un mot).
  • Gitte, Gittaz, Giette, Giettaz, Gietroz, Agitte : Pour certains, le nom (d)ziettâ désignerait en francoprovençal alpin moyen un lieu de rassemblement des troupeaux lors de la montée ou la descente d’alpage, apparenté au mot français gîte. Selon d’autres, il signifierait « bois de taillis », taillé régulièrement pour en exploiter les repousses issu de l´ancien français gitte, « rejet ». Hubert Bessat et Claudette Germi classent cette série de toponymes dans les noms de lieux de montagne ayant fonction de « reposoirs » pour les animaux (gîtes pour la nuit, aire de traite, etc.). Ils font remonter ces termes à la même racine latine qui exprime l’état de repos, le verbe jaceo (à ne pas confondre avec le verbe Jacio, « jeter » qui a donné les toponymes Get, Jet, Giet, Geay, « lieux où l’on lance le bois » pour le faire descendre dans la vallée, équivalent de Châble.  Jules Guex (La Montagne et ses noms, 1976) donne pour les noms de lieux de Suisse romande Le Getty (prononcer la djyette) et Gietaz  (prononcer djitte) et son dérivé Giètroz la même origine qu’il attribue au participe neutre pluriel latin jacita, « le gîte » qui aurait également donné les noms de lieux Les Agittes, Agettes, Agiettes (Suisse romande) ainsi que Jas et Jasse  (Savoie) à partir du latin jacium, « lieu àù le bétail se couche, se repose ».
  • Entre deux Nants : En franco-provençal, un nant est un ruisseau, un torrent. C’est un terme d’origine celtique issu du gaulois *nantu, vallée que l’on retrouve ailleurs en France (exemple Nantua et Nantes) et en Grande-Bretagne. de la même manière que l’appellation de la rive : « rivière » a finit par désigner le cours d’eau qu’elle bordait, le terme nanti, nanto désignant la vallée a fini par désigner le cours d’eau qui y coulait  Le lieu auquel s’applique ce toponyme est effectivement encadré de manière étroite par deux torrents sur les pentes sud dominées par les Rochers des Enclaves.
  • Pennaz (Aiguille de la Pennaz). Ce toponyme appartient à la série des formes en pen : alpes Pennines, Apennins, Péna, Pna du patois penna, « pointe, sommet » s’apparentant à l’ancien français penne, « éminence, hauteur ; arête, pointe » dérivant du latin pinna, « faîte », adjectif latin pennus, pinnus, « pointu » ou du gaulois penno- « tête, extrémité » de la racine celtique *pen-, « tête » qui toujours ce sens en breton.
  • Ven : la facilité serait de penser que le Roc des Vents doit son nom à la présence de vents particulièrement violents et permanents à cet endroit, mais on ne voit pas pourquoi le lieu où se dresse cette montagne se distinguerait des autres lieux de montagne similaires pour ce qui est de l’action du vent. On pense plutôt, compte tenu de la forme remarquable de cette montagne, à une appellation très ancienne utilisant la racine vraisemblablement d’origine pré-indo-européenne (et donc antérieure à l’arrivée des celtes) Van, Ven, Vin qui désignait le rocher et la hauteur et que l’on retrouve dans certains noms de sommets du sud de la France comme le Mont Ventoux (désigné comme Vintur dans certaines inscriptions latines), la Tête de Vene, la montagne Sainte-Victoire (autrefois dénommée Venturi), Ventabren et Ventabrun, etc… (Voir à ce sujet l’ouvrage de Paul-Louis Rousset : « Les Alpes et leurs noms de lieux »).

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Jules Michelet dans La Montagne (1866) : une description de Saint-Gervais et du Mont-Blanc

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Jules Michelet (1798-1874)

Jules Michelet (1798-1874)

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I – LE VESTIBULE DU MONT BLANC

    Le mont Blanc n’est point un passage. Il n’offre pas à mi-cote ces grandes routes des nations, où se croisent éternellement la France, l’Allemagne et l’Italie. Il est à part. Il faut aller tout exprès le saluer, voir cet illustre solitaire, dont la tête domine l’Europe.
   J’avais vu les Apennins, j’avais vu les Pyrénées, les grands monts hospitaliers du commerce et du voyageur,  le mont Cenis, le Simplon. Le Saint-Gothard, la rapide magie du Simplon. Je réservais le mont Blanc.
     Naguères, à tant de labeurs, j’avais ajouté un  labeur. Du fond de ma longue épopée qui me tient depuis si longtemps, j’avais lancé ce jet hardi, la Bible de l’humanité. Petit livre et grand élan de cœur et de volonté. J’avais, tout comme le globe, moi aussi, dressé ma montagne, un sommet, un pic assez haut pour embrasser toute la terre.
    Je me gardai bien d’aller me reposer à la mer. Je l’aime cette étrange fée. Elle a le secret de la vie, mais elle est si agitée ! Que de fois elle ajoutait sa tempête à mon orage ! J’allai calme à l’immobilité des Alpes, – non pas aux Alpes bruyantes qui semblent une éternelle fête de cascades et de beaux lacs, Je préférai le grand ermite, le géant muet, le mont Blanc. Chez lui seul j’espérais trouver assez de neige et de repos.
    Quand on arrive de Genève, par un pays médiocre et assez pauvre d’effet, à Sallenches, on est saisi par la grandeur de la scène qu’on découvre tout à coup. L’Arve tourne, et tout est changé. La surprise n’est pas ménagée. A gauche, une aiguille immense, Varens, d’un calcaire ruineux, mal soutenue de sapins, s’élève à pic sur la route, la menace. A droite, des collines boisées semblent le premier gradin d’un sérieux amphithéâtre qu’ailleurs on trouverait une autre montagne (elle a 5 à 6.000 pieds). Cependant derrière à distance, domine, d’une énorme hauteur, le neigeux, le morne dôme.

Pierre-Louis de la Rive - Le Mont-Blanc vu de Sallanches au coucher du soleil, 1802

Pierre-Louis de la Rive – Le Mont-Blanc vu de Sallanches au coucher du soleil, 1802

      Il ne faut pas arriver par ces rares beaux jours de l’été qui trompent sur toute contrée, qui parent tout, donnent à tout un uniforme sourire. La fantasmagorie brillante des accidents de la lumière égayerait jusqu’aux tombeaux. Le soleil est un grand menteur (la photographie le prouve). Il donnera même figure à la vallée la plus froide, la plus pauvre de Savoie, qu’aux replis brûlants du Valais qui sont déjà une Italie.
     J’arrivai par un jour gris, tel que ce pays en a la plus grande partie de l’année. Je pus le voir tel qu’il est, dans le bas, mesquin et pauvre, écrasé de ces hauteurs, avec l’Arve, un vaguement extravasé. Des jardinets, petits vergers. D’assez hautes sapinières. Et là-haut le froid géant.
    La surprise n’est pas petite de trouver là des eaux chaudes. Que les Pyrénées en donnent, que ces vieilles filles du feu prodiguent les sources brûlantes, cela semble naturel. Mais qu’ici, de ce manteau immense de neiges et de sapins, sourde la chaleur d’en bas, cela saisit, fait penser. On se dit : Derrière l’apparence, le froid décor de l’hiver, il y a un autre dessous, et quelqu’un qu’on ne voit pas. Les glaces (de 1,200 pieds d’épaisseur ? on le suppose) ne sont pour lui qu’un habit. Une personne de granit est dedans ensevelie, jadis enfantée de la terre, un de ses puissants soupirs, de ces élans vers la lumière qu’elle eut ténébreuse encore. Mais, dans son tombeau de neige, cette âme reste en intimité avec sa profonde mère et toujours elle en reçoit dessous le tiède épanchement.
     Les bains de Saint-Gervais sont tristes. Un noble parc de sapins longe un petit torrent rapide. Et peu à peu on se trouve dans une fente fort étroite, entre d’assez hautes collines environ de 600 pieds. L’eau est froide, le vent glacé. De là pourtant jaillit l’eau chaude. Elle a tout l’effet d’un miracle. Dans ces eaux de neige, un pêcheur trouva par hasard la source thermale. En d’autres temps elle eût suffi pour faire une religion. Dans les Pyrénées, à Vichy, à Bourbon, etc., toute eau est un dieu, le dieu Borbo, le dieu Gorgo, etc. (V. BARRY.) En Savoie, ces dieux sont des saints, saint Gervais et saint Protais.
     Lieu, de sa nature ascétique « Avant d’user des dons de Dieu, laisse ici le péché au seuil, ta secrète maladie de l’âme. » Voilà ce que dit ce lieu. Et c’est la sagesse même. Je ne sais pourtantsi lui-même serait propre à calmer les cœurs. Il est de ceux que les Esprits ont certainement hantés. Il est clos. Des deux côtés, les sapins planent d’en haut, et, rapprochés, lui font d’étranges ombres. Les brouillards, en longs dragons, y sont attirés de l’Arve, s’y plaisent, ne peuvent le quitter. Ce paysage sinueux, fuyant, promet je ne sais quoi. Il semble plein de mystères, de songes et d’illusions. On y voudrait plus de lumière.
     Sainte lumière, sois ma médecine! J’irai à la nymphe sombre, mais je veux la dominer. Quand on sort de ce lieu étroit, qu’on monte au haut Saint-Gervais, on le trouve gai et riant. Effet singulier du contraste. Saint-Gervais est fort sérieux. Je le trouve bien mieux que gai. Il est d’une beauté touchante et il m’a été au cœur.

les anciens thermes de Saint-Gervais

En 1865, une parisienne, Marie-Louise Pailleron, fait sa cure à Saint-Gervais. Voici comment elle décrit le paysage et ses alentours :  « Pour se rendre à Saint-Gervais pour prendre les eaux, il faut emprunter la route qui vient d’Ugine, allant aux Houches, traverser les deux Saint-Gervais (Le Fayet et le village même de Saint-Gervais), et l’on débouche alors sur une véritable splendeur: d’un côté la vallée de Sallanches et Sixt, de l’autre côté la chaîne du Mont-Blanc qui jaillit d’une coupe de lumière où tous les azurs du paradis sont mêlés. Au fond de la coupe, un torrent large comme un fleuve fait rage, s’irrite, écume et saute et… déborde. C’est l’Arve. » À cette époque, en 1865, la vie de Saint-Gervais était concentrée autour de l’établissement thermal. Aucune animation, le site assez sévère par lui-même recevait peu de soleil, puisque situé dans une gorge et entouré de sapins. Appuyé au fond de cette gorge, le vieil établissement d’autrefois occupait toute la largeur du vallon. Derrière l’établissement, un torrent, ronflant avec un bruit infernal, le Bon Nant. Trois sources sont exploitées à St-Gervais, d’après « le guide pratique du médecin et du malade » de l’époque. La quatrième est à ciel ouvert, au pied même de la cascade derrière l’établissement, au pied du glacier du Bonhomme. (Les Thermes de St-Gervais – Evelyne Anthoine, 2003)


Je n’étais pas à l’entrée qui domine le cours de l’Arve, et qui voit de loin Sallenches. Je vivais à l’autre bout dans une petite maison qui ne voyait rien de cela, la respectable maison des Gontard, qui trouvèrent l’eau chaude (d’autres en ont profité). Cette maison descendait un peu, se rapprochait du torrent, mais, sans le voir, n’en avait le bruit. L’église était à côté avec de grands arbres ombreux, un fort beau cimetière fleuri. Plus loin, au delà du torrent, quelques petits vergers en pente montant une haute colline, la fumée bleuâtre de quelques chaumières, des sapins. Finis mundi.

     La pluie devant les sapins, ces fumées, de lourds nuages qui montaient à nous, se traînaient, était-ce une chose bien gaie?
      Nous n’en éprouvions pas moins une certaine alacrité. La vie nous paraissait légère. Était-ce l’effet de l’air (à cette hauteur de 2.400 pieds) ? Etait-ce le dégagement de l’existence inférieure, des pensées d’un monde absent ?
Les lourds nuages de l’âme s’envolent sur ces hauteurs, ils s’en vont a la grande mer flottante de ceux que je vois errer sur notre vis-à-vis, sur ces cirques fantastiques qui simulent des personnes, aux aiguilles de Varens, sur les pointes du Mont-joye.
Je pensai aux amis absents, à la société languissante des grandes villes du bas-pays, de Seine ou du Rhin, de Hollande, aux épais brouillards de Londres. Je me disais, au moment surtout des jolies éclaircies quel avantage de monter ! que le monde n’est-il ici, allégé et affranchi

     De Paris à Genève, on a 1,600 livres de moins à et 2,400 de Genève ici. Lieu de liberté véritable ! Plus bas, plus haut, on respire moins.
     La charmante demoiselle du logis, vrai peuplier, plus svelte qu’on n’est en Savoie, son petit frère, un enfant, aidaient la jeune domestique au ménage, aux provisions qu’il fallait souvent chercher loin. Nous vivions un peu de hasard, avec cette confiance en Dieu des Antoine et des Pacôme attendaient quelquefois que le pain leur vint du ciel.
Dès que la pluie s’arrêta, pendant que j’écrivais encore, ma seconde âme, plus jeune, curieuse de voir le pays, alla à la découverte. Tournant l’église, elle alla vers Bionney (c’est le chemin de Notre-Dame de la Gorge, qui mènerait en Italie); mais l’intérêt, justement, était d’ignorer tout cela, d’aller en pays inconnu. Celle qu’elle avait avec elle, encore plus curieuse de voir, n’en savait pas davantage. Tout était encore bien mouillé. Les vénérables noyers qui datent, je crois, du temps où les ducs de Savoie allèrent à Jérusalem, rendaient le chemin fort humide, et jetaient des gouttes encore. C’était le jour du marché; la route était animée; chacun conduisait ses bêtes, vaches, oies, moutons, etc. Un paysan avisé, très fin, menait doucement, comme on mène une mariée, deux jolis petits porcs noirs. Ces paysans étaient fort polis, disaient : « Bonjour ! » Les femmes, vieilles avant l’âge, bonnes et laides (elles travaillent tant !) voyaient d’un œil maternel (parfois, ce semble, attendri), la jeune dame un peu pâle, comme on voit un enfant malade. Elles souriaient des détours qu’elle faisait au passage de leurs vaches, les évitant, leur cédant le chemin, avec un peu trop de respect. Le temps, lui aussi, était, on peut dire, un demi-malade, ne pouvant se décider entre le soleil et la pluie. Les avoines étaient par terre, attendant pour sécher, et ne pouvant pas rentrer. Pauvre petite récolte, maigre, bien aventurée.
      Cette pluie plaisait aux prairies; elles étaient très-fleuries. Elle plaisait aux ruisseaux. Il n’était jusqu’au plus petit qui ne jasât, murmurât. Plusieurs, gros, forts et rapides, d’un glouglou puissant, semblaient discorder avec ces lieux modestes et plutôt petits. Ils venaient de haut et de loin, étaient bien visiblement fils d’un monde supérieur. A certain détour du chemin, ce haut monde se révéla de côté, par un angle étroit (le glacier de Bionassey). C’était une montagne d’or, au soleil éclatant spectacle. On doubla, précipita le pas, pour voir de plus près. Mais déjà cet or mobile changeait; ce n’était plus qu’argent… Inconstance de la lumière L’argent devint simple neige. Et la neige, peu à peu, prenait des teintes de plomb.
Le retour en fut attristé, plus lent. Le jour avait baissé déjà, quoique ce fût en plein été. Elle rentra bien sérieuse, mais les mains pleines de fleurs.

     Le matin était léger, un peu froid, agréable et gai. On travaillait devant les neiges qui, cette année, au mois d’août, poudraient nos hautes collines.
     Puis, nous allions voir nos voisins, les sapins de la cataracte. Ces arbres graves du Nord, placés bas sur le froid torrent, et très-haut près des sommets, encadraient et protégeaient, aux gradins intermédiaires, des arbres plus délicats, poiriers, pommiers, de petits champs. Nous voyions avec respect ces vénérables résineux qui sont les aînés du monde, qui ont enduré tant de choses dans les âges les plus difficiles, et aujourd’hui encore soutiennent, défendent tant de lieux exposés. Ils semblent les frères naturels des populations souffrantes, méritantes, laborieuses. Nous fîmes tant de lieux exposés. Ils naturels des populations souf- laborieuses. Nous fîmes avec eux amitié.
Notre sapinière d’en face apparaissait à notre droite, sur le coin de la colline. Nous  passions le Pont du Diable (nom commun dans chaque pays). Nous remontions, traversions des vergers, une ferme, pauvre, mais hospitalière. Le fermier, homme fort doux, fin, âgé, avait été à Paris longtemps commissionnaire, avait rapporté des des économies, épousé une jolie femme qui n’était pas du pays. Ils avaient de beaux enfants, et, ce semble, une ombre d’aisance, aux années du moins où d’en haut le vent n’est pas trop glacé. L’ensemble était fort touchant; mais cet homme, déjà fort mûr, dont l’ainé n’avait que douze ans, arriverait-il à le voir assez grand pour travailler, le remplacer près de sa mère?

     La sapinière était fort belle. Elle faisait de sombres rideaux, l’un d’effet très-fantastique, qui tour a tour cachait, montrait les bains dans la profondeur; l’autre, plus loin, clair et gai, où l’on voyait la vallée tournoyante jusqu’à Sallenches. Dans l’épaisseur, certaines ruines, manifestement Celtiques, de leur noire antiquité, semblaient rendre plus ténébreuse la forêt, obscure d’elle-même.
     En s’éloignant, gravissant vers un lieu plus découvert, la vue embrassait Saint-Gervais, sa vallée, le chemin des glaciers. Vue étendue et trés-douce, humaine (ce mot-là dit tout). C’étaient au fond les prairies, les ruisseaux, et Je travail, des moulins à scier les planches, de minimes moissons d’avoine, de pauvres chalets qui n’ont nullement l’ampleur de ceux de la Suisse. Ils montaient fort haut sur les pentes. Au plus haut, les sommets étaient moins dépouillés que l’on n’eût cru. Ils témoignaient par un vert pâle que le géant n’était pas immuablement sévère.
     Tout cela grave, attendrissant par un temps couvert et tiède, dans l’attente de l’orage. Nous nous assîmes à mi-côte sur une même pierre étroite, en silence, et trop unis de pensées pour nous les dire. Quelques gens étaient aux champs hâtant leurs travaux, inquiets. La pluie allait venir encore; dans un mois ou deux l’hiver. L’incertain de toutes choses nous frappait. Tout était doux; on voyait bien peu les glaciers, par un angle étroit à peine; mais leur verdâtre sourcil ne promettait rien de sûr.

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Samuel Birmann - le glacier inférieur de Grindelwald, 1826

Samuel Birmann – le glacier inférieur de Grindelwald, 1826

Samuel Birmann - la Mer de Glace, août 1823

Samuel Birmann – la Mer de Glace, août 1823

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II – LE MONT BLANC – LES GLACIERS

     Bien avant d’aller au mont Blanc, j’avais vu le Grindelwald, un glacier très-accessible, dont les abords ne sont pas dénaturés, arrangés, comme ceux de bien d’autres glaciers où l’on a trop préparé des effets artificiels. Je l’avais vu tout à coup, non prévenu, par une brusque surprise, sans réfléchir, sans rappeler de vains souvenirs littéraires qui faussent l’impression vraie. Je l’eus naïve et très-forte d’étonnement et d’horreur.
     J’avais quitté le matin Interlaken et son affluence vulgaire. J’étais arrivé au village, descendu à Grindelwald dans un excellcnt hôtel. La pièce peu éclairée où j’entrai, n’offrait rien de remarquable; mais on ouvre une fenêtre… Je me retourne. Cette croisée, tout inondée de lumière, m’apparaît dans son cadre étroit plus que pleine, débordante de je ne sais quoi d’énorme, éclatant, en mouvement, et qui venait droit à moi.
     Vraiment, rien de plus formidable. chaos lumineux, qui semblait tout près déjà des vitres, voulait entrer. L’effet ne serait pas plus grand si un astre tout à coup touchait la terre elle-même et la foudroyait de lumière.
     Au second regard, je vis que cette chose monstrueuse n’était pas si près pourtant. Elle avait l’air d’être en marche, mais elle s’arrêtait à temps dans un lieu assez profond. Elle restait à mes pieds. Chose étrange qu’immobile, elle parût en mouvement ! Elle semblait saisie au passage, prise en route, pétrifiée.
     Il faut voir ces objets de loin. De près, sans vaine poésie, rien ne semblait plus grossier, plus âpre, plus rude. Figurez-vous une grande voie d’un blanc sale, large de demi-lieue peut-être avec de profonds sillons, des ornières fort enfoncées, brutalement cahotées. Quel épouvantable char, ou quelle charrette du diable a donc descendu par là ? Entre, se dressaient des cristaux, peu brillants, en pains de sucre, de 15 ou 20 pieds de haut, blanchâtres, et quelques-uns nuancés de bleu pâle, d’un certain vert de bouteille, équivoque et sinistre.
    Cette descente visiblement était un épanchement d’une très-vaste mer de glace dont on voyait au plus haut le bord, une ligne roide qui coupait dans le ciel bleu. Tout cela, miré au soleil, avaitune dureté sauvage, un grand effet d’indifférence superbe pour nous autres d’en bas, le dirai-je? un air d’insolence. Je ne m’étonne pas si Saussure, un esprit si calme, si sage, ayant gravi le glacier, sentit un mouvement de colère. – Moi aussi, je me sentais méprisé et provoqué par ces énormités sauvages. Je leur dis assez brusquement « Ne faites pas tant les fiers! Vous durez un peu plus que nous. Mais, montagne, mais, glacier, qu’est-ce que vos 10,000 pieds près des hauteurs de l’esprit ?»
     Je voulus les voir de plus près. Du village, je descendis, je touchai le bord, y entrai. Les ouvertures sont variables. En ce moment le glacier béait en bouches étroites, peu élevées, brillantes et polies au dehors. Dedans tout était glissant, avec de dangereuses pentes qui menaient je ne sais où. Ces pentes, une double et triple voûte bleuâtre, leurs cassures coupantes, aigres à l’œil, leur transparence, disaient de se défier. Rien n’était significatif plus qu’un joli bouquet de fleurs qui, depuis bien des années, restait enchâssé, se montrait à travers la glace avec ses vives couleurs. Engagé là, on est sûr d’y être bien conservé. Aucune image de mort ne frappe plus sensiblement que cette longue exhibition funéraire, cette éternité forcée qui joue tristement la vie, cette impossibilité de retourner à la nature et de rentrer dans le repos.

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     Le montagnard ne voit pas sa montagne comme nous. Il lui est fort attaché et il y revient toujours, mais l’appelle « le mauvais pays. » Les eaux blanchâtres et vitreuses de rapidité farouche qui s’échappent en bondissant, il les nomme « les eaux sauvages » La noire forêt de sapins, suspendue aux précipices, qui semble l’éternelle paix, elle est sa guerre, sa bataille. Aux plus rudes mois de l’année, quand tout autre travail cesse, il attaque la forêt. Guerre dure, pleine de dangers. Ce n’est pas tout de couper ces arbres et de les précipiter, il faut diriger leur chute; il faut les reprendre en route, régler les terribles bonds qu’ils font au lit des torrents (voy. dans Rambert, la Flottée). Le vaincu est souvent fatal au vainqueur, l’arbre au bûcheron. La forêt a ses histoires lugubres d’orphelins, de veuves. Pour la femme et la famille, une terreur pleine de deuil repose sur ces hauteurs dont les bois mêlés de neige se marquent au loin funèbrement par des taches de blanc et de noir.
     Les glaciers étaient jadis un objet d’aversion; on les regardait de travers. Ceux du mont Blanc s’appelaient en Savoie « les monts maudits.» La Suisse allemande, en ses vieilles légendes de paysans, met les damnés aux glaciers. C’est une espèce d’Enfer. Malheur à la femme avare, au cœur dur pour son vieux père, qui, l’hiver, l’éloigne du feu ! En punition, elle doit, avec un vilain chien noir, errer sans repos dans les glaces. Aux plus cruelles nuits d’hiver où chacun se serre au poêle, on voit la-haut la femme blanche, qui grelotte, qui trébuche aux pointes aigües des cristaux.
     Dans la vallée diabolique, où, de minute en minute, tonne et brise l’avalanche la Jungfrau, ce sont de damnés barons, de féroces chevaliers, qui doivent toujours, chaque nuit, l’un contre l’autre heurter, fracasser leurs fronts de fer.
     La légende Scandinave, de génie haut et terrible, a fantasquement exprimé les effrois de la montagne. Elle est pleine de trésors, gardés par des gnomes affreux, par un nain de force énorme. Au château des monts glacés, trône une impitoyable vierge, qui, le front ceint de diamants, provoque tous les héros, en rit d’un rire plus cruel que les traits aigus de l’hiver. Ils montent les imprudents, ils arrivent au lit mortel, et restent là enchaînés, faisant avec une épouse de cristal la noce éternelle.
     Cela ne décourage pas. La cruelle et l’orgueilleuse qui est au haut de la montagne, elle aura toujours des amants. Toujours on voudra monter. Le chasseur dit « C’est pour la proie. » Le grimpeur dit « Pour voir au loin. » Moi, je dis « Pour faire un livre. » Et je fais plus d’ascensions, je descends plus de précipices, assis à la table où j’écris, que les grimpeurs de la terre ne feront jamais aux  Alpes.
    Le réel dans tous ces efforts, est qu’on monte pour monter.
    Le sublime, c’est l’inutile (presque toujours). Le fameux passage par les glaces du Nord, trouvé au bout de trois cents ans, ce sera toujours l’inutile (s’il est vrai que ces glaces changent). L’ascension en ballon, c’est jusqu’ici l’inutile. L’ascension du mont Blanc a été fort peu utile. Les expériences qu’on y fait se faisaient un peu moins haut. Ce que Saussure a cherche vingt-sept ans, se préparant, tournant autour du mont Blanc, ce que Ramond, dix années, chercha de même au mont Perdu  – c’est surtout d’y avoir monté.
   De toutes les loteries furieuses qui troublent le cœur de l’homme, la plus noble, certainement, était la chasse aux chamois. Le péril en était l’attrait; c’était la chasse à la montagne plus qu’à l’animal timide. On la prenait corps à corps en ses plus scabreuses horreurs, où elle a pour se défendre le réel et l’illusion, glaces, brumes, abîmes, crevasses, les tromperies de la distance, les mensonges de la perspective, la ronde effrénée du vertige.
     D’autant plus on s’y acharnait. Ces hommes, dans tout le reste avisés, prudents, déliraient. L’amour, en ses ravissements, n’avait rien qui approchât de l’épouvantable plaisir de suivre la bête aux abîmes, aux bords étroits, impossibles, où le malin petit cornu s’amuse à attirer le fou. Le gouffre, sous son œil hagard, tournoie. Tourne sur sa tête le vautour plein d’appétit. Voilà une jouissance !.. Le père, l’autre année, fit le saut. C’est le tourb du fils. Un d’eux, à peine marié à une fille qu’il aimait fort, n’en disait pas moins à Saussure : « Monsieur, cela ne fait rien. Comme mon père y a péri, moi, il faut que j’y périsse. » En trois mois il tint parole.
     Quelle attention l’hiver, lorsqu’au coin du feu le chasseur, l’autorité de la contrée, disait ce qu’il avait vu en rôdant autour des glaciers! Quel frissonnement à l’entendre conter ce qu’il avait senti en regardant dans l’azur sinistre de la crevasse ! «Mais aussi disait-il encore, j’ai vu, sous des voûtes de 20, 50 pieds, parfois de 100 pieds de haut, des grottes tout étincelantes de cristaux qui vont presque à terre. Des cristaux ou des diamants. » Qui n’eût rêvé de ces récits ? combien palpitait le cœur du crédule Savoyard ! « Oh! qui eût pu monter là! c’était une fortune faite. Soixante années de misères, à ou ramoner, feraient moins. Un jour d’audace, un tour hardi suffirait. Quel mal de voler le diable ? C’est lui, ou ce sont ses fées qui gardent là leurs diamants. »
     Pour qu’il eût la témérité de monter, de dépasser la limite où va le chamois, il fallait ces bruits de trésors, l’imagination ignorante qui confondait les stalactites avec le cristal de roche, cristal et diamant, que sais-je ? On ne trouva pas cela, mais on trouva le mont Blanc.

ean-Antoine LINCK - Le Mont-blanc, vu du Prarion Fusain, encre et gouache sur papier teinté rose - 19,7 x 25,7 cm ©cliché Alain Bexon

Jean-Antoine LINCK – Le Mont-blanc, vu du Prarion

     Examinons les terreurs qui l’environnaient alors : Chamounix hélait ignoré, inconnu au pays même. On ne tournait guère, en bas, par la longue et triste vallée. C’était plutôt le passant qui, suivant le couloir de Notre-Dame de la Gorge (un chemin vers l’Italie), par hasard, était curieux et montait au Prarion, regardait de là le mont Blanc. Mais quel vis-à-vis terrible On est près de lui, à deux pas. Ce n’est pas, comme de loin, l’effet d’un immense cadavre, allongé, qui, à la tête et aux pieds, a d’autres Alpes. De près, on le voit en hauteur, seul, un immense moine blanc, enseveli dans sa chape et son capuchon de glace, mort, et cependant debout. D’autres y voient un éclat, un débris de l’astre mort, de la pâle et stérile lune, une planète sépulcrale au-dessus de la planète.
     La vaste calotte neigeuse a l’effet d’un cimetière. Pour monuments, des pyramides en sortent sombres, en deuil, en contraste avec la neige. Ces antiques filles du feu protestent contre les glaces; elles disent que ce blanc catafalque n’est rien en comparaison de l’infini ténébreux qui plonge et s’étend dessous.
     Si l’on va par Chamounix pour prendre le pied du mont, on se voit dans une impasse, lugubre huit mois de l’année (ne la jugez pas au moment où vient la foule bruyante, quelques jours, au grand soleil). La forcla du Prarion, la forcla de la Tête-Noire, serrent et ferment la vallée. On y est comme enfermé. Chateaubriand a senti que, sous le pied du colosse, sous cette énorme grandeur, on a peine à respirer. Combien on est plus à l’aise au mont Cenis, au Saint-Gothard. Leurs sommets, tout sérieux qu’ils peuvent être, n’en sont pas moins les grandes routes, les voies naturelles de toute vie animée. de chevaux, que de troupeaux, même d’oiseaux voyageurs. Le mont Blanc ne conduit à rien; c’est un ermite, ce semble, dans sa rêverie solitaire.
     Étrange énigme entre les Alpes. Tandis que toutes elles parlent par d’innombrables cours d’eau, tandis que le Saint-Gothard, expansif, généreusement verse, aux quatre vents, quatre fleuves qui font tant de bruit par le monde – le mont Blanc, ce grand avare, donne à peine deux petits torrents (qui grossiront, mais plus bas, enrichis par d’autres eaux). A-t-il des sorties souterraines? Tout ce qu’on voit, c’est qu’il reçoit toujours et donne très-peu. Doit-on croire que, discrètement, ce muet thésauriseur, amasse, pour la soif future, pour les sécheresses du globe, le trésor de la vie cachée ?
     Dès 1767, sur le glacier du Léchaud, on voyait nombre de grottes que les chercheurs de cristaux avaient creusées et fouillées. En 1784, un guide, disait-on, avait été heureux, en avait trouvé beaucoup dans un éboulement il aurait rapporté 500 livres pesant de grands cristaux, transparents, de belle teinte purpurine. Cela leur fit perdre la tête. Un des Balmat (famille illustre de guides, et intrépide entre toutes) monta et ne trouva rien qu’un épouvantable orage qui le mit fort en danger. Les Esprits de la montagne voulaient décourager, sans doute, les indiscrets, les téméraires qui touchaient à leur trésor.
    Mais un autre Esprit, par le monde, errait inquiet, curieux, intrépide, l’Âme du dix-huitième siècle qui ne se décourageait pas. De plus en plus, on regardait en haut; une ambition de Titan était chez tous. Le ballon fut inventé en 1783. Pilatre, Arlandes, les premiers des mortels, quittèrent la Terre.
     L’ascension du mont Blanc, provoquée par les savants, les Paccard et les Saussure, fut faite, en juin 86, par Jacques Balmat (de Chamounix). Balmat trouva le chemin et y mena Paccard (août 86), Saussure août 87).

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