Giono, « le rêveur des montagnes » – Extraits de textes sur la montagne

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Jean Giono (1895-1970)

Jean Giono (1895-1970)

« Le voyageur immobile : où je vais personne ne va, personne n’est jamais allé, personne n’ira. J’y vais seul, le pays est vierge et il s’efface derrière mes pas. Voyage pur. Ne rencontrer les traces de personne. Le pays où les déserts sont vraiment déserts »   Jean Giono

     Sur le site Babel, Littératures plurielles, Jacques Le Gall, Maître de conférences en langue et littérature françaises à l’Université de Pau et des Pays de l’Amour, analyse les rapports qu’il qualifie de « quasi filiaux » qui unissent Jean Giono, « rêveur des montagnes » avec les Alpes, qu’elles soient réelles ou imaginaires. Nous ne présentons ici que les textes de Giono en référence à la montagne qui illustrent le propos de l’auteur. Nous invitons le lecteur à ce reporter sur le site Babel (c’est ICI) pour prendre connaissance de l’article complet.

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La montagne et la mer

  • « La montagne est ma mère. Je déteste la mer, j’en ai horreur »
  • « Certes, ce n’est pas après avoir été un montagnard pur-sang qu’à soixante-neuf ans on va s’improviser marin. Ce n’était pas mon intention. Je ne suis pas fou. La montagne m’a appris l’humilité et m’a donné la mesure de mes moyens. Non, mais ce que de toute façon je refusais, c’était la trempette et la plage, ces nurseries à pingouins qui ourlent le bord des mers. Ajoutons que je ne sais pas nager. » (« La mer », p. 151)
  • « il y a moins d’imbéciles au-dessus de trois mille mètres qu’au niveau de la mer »
  • Je ne regarde jamais du côté du sud-ouest où est Marseille et la mer, cet horrible papier de verre qui gratte les rochers, les corps et les âmes. (Voyage en Italie, VIII, 537)

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De Manosque à la montagne de Lure

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Manosque et le Mont d’Or (à gauche) et la vieille ville vue du Mont d’Or                            

  • Le Mont d’Or sur les pentes duquel il a vécu de 1930 jusqu’à la fin de sa vie : « Ce beau sein rond est une colline »

Vue sur la montagne de Lure depuis Revest-Saint-Martin

Vue sur la montagne de Lure depuis Revest-Saint-Martin

  • « Lure, calme, bleue, domine le pays, bouchant l’ouest de son grand corps
    De montagne insensible.
    Des vautours gris la hantent.
    Ils tournent tout le jour dans l’eau du ciel, pareils à des feuilles de sauge.
    Des fois, ils partent pour des voyages.
    D’autres fois, ils dorment, étalés sur la force plate du vent.
    Puis, Lure monte entre la terre et le soleil, et c’est, bien en avant de la nuit,
    son ombre qui fait la nuit aux Bastides. » (Colline, I, 128)
  • « L’homme a toujours le désir de quelque monstrueux objet. Et sa vie n’a de valeur que s’il la soumet entièrement à cette poursuite. » (Pour saluer Melville, III, 4).
  • Ainsi, pendant toute ma jeunesse, j’ai eu cette montagne à conquérir. Elle fuyait devant mon pied comme une bête pourchassée ; elle se cachait sous les brumes, dans les nuages du ciel et dans les nuages de feuilles de la terre. Plus d’un soir, après la poursuite, haletant de tout un jour de chasse, je me suis surpris à écouter dans les chênaies comme le bruit d’une fuite : le bruit d’un monstre qui fuyait devant moi en écrasant les feuillages. » (Présentation de Pan, I, 758)

montagne de Lure

montagne de Lure

  • Lure ! J’écoutais le son du mot, j’écoutais le mot tinter sur l’écho du mur, et, aussitôt, la tête pleine d’herbages, le jeu recommençait. Lure ! […]
    Je me revois dans cette écurie abandonnée, rue de la vieille Boucherie. Je suis allongé sur le sable. J’écoute : Lure !
    Je suis sur les aires, et c’est un soir de vent. Je dresse ma blouse comme une voile et je navigue entre les gerbiers. J’invente toute une odyssée avec des monstres, des ports aux bras ouverts, de bonnes îles mamelues comme des nourrices. […]
    Lure !
    Me voilà hanté par ce mot. (Présentation de Pan, I, 756-757)
  • J’avais pris la canne de mon père et je marchais du pas des pionniers. Je voulais sortir de ce trou d’herbes où la ville ronronnait au chaud, me hausser sur le dos de chèvres des collines, et voir… voir ce pays d’au-delà. Le ciel, là-bas, était pareil à de l’eau claire. (Présentation de Pan, I, 757)

Manosque - la houle échevelée des collines...

Manosque – la houle échevelée des collines…

  • Je ne vis pas Lure ce jour-là ; ni les jours d’après ; ni de longtemps. Mais, peu à peu, me devint familier tout le pays sauvage des crêtes, des vals solitaires, et ce grand cratère poilu dans lequel bout la houle échevelée des collines à perte de vue.
    Entre moi et Lure il y avait encore ça ! (Présentation de Pan, I, 757)
  • Alors, un beau matin, sans rien dire, la colline me haussa sur sa plus belle cime, elle écarta ses chênes et ses pins, et Lure m’apparut au milieu du lointain pays.
    Elle était vautrée comme une taure* dans une litière de brumes bleues. (Présentation de Pan, I, 759)

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Des Alpes réelles à l’Alpe imaginaire

  • À Manosque, je vais toujours me promener vers l’est pour, au tournant des collines, voir apparaître dans l’échancrure de la vallée de la Durance le vaste bol d’opaline bleue où sont entassés les énormes morceaux de sucre des Alpes.
    La vue des glaciers et des pâturages à chamois suffit à embraser ma respiration et mon sang. Je ne regarde jamais du côté du sud-ouest où est Marseille et la mer, cet horrible papier de verre qui gratte les rochers, les corps et les âmes. (Voyage en Italie, VIII, 537)

Giono

Jean Giono

  • C’est d’ailleurs un peu pour cette raison que j’ai choisi le passage du Mont-Genèvre. Aborder l’Italie par la mer, c’était l’aborder écorché vif. Il fallait longer d’abord toute cette Côte d’Azur si vulgaire, et suivre ensuite, tout autour du golfe de Gênes, les rivières du Ponant et du Levant. Cela faisait beaucoup trop de papier de verre, de râpe à fromage, de kilomètres de femmes à poil en train de sécher. […] Il me fallait d’abord ces espaces retentissants et déserts qui précèdent les montagnes, puis monter et respirer enfin cet air argenté et limpide, dominer de brunes étendues. J’ai toujours détesté la foule. J’aime les déserts, les prisons, les couvents ; j’ai constaté aussi qu’il y a moins d’imbéciles à trois mille mètres d’altitude qu’au niveau de la mer. (Ce sont évidemment les réflexions d’un homme de cinquante-sept ans, resté timide et peu doué pour la galanterie, avec tous les regrets que ce triple état comporte.) Rien ne me prédispose plus au bonheur que les avenues qui entrent dans les Alpes. Je suis alors comme une chaumière illuminée ; mes yeux flambent. (Voyage en Italie, VIII, 537-538)
  • Les montagnes étaient sans aucune gentillesse. […] Dès la première pluie de septembre le froid saisissait tout le pays et la deuxième pluie s’abattait silencieuse, en neige. Ce n’était pas une belle neige. Son blanc n’était jamais joyeux. […] Même par les jours les plus clairs, dès qu’on était entré dans le bouclier d’Orion, on ne pouvait plus voir le soleil. Il ne dépassait plus les crêtes du grand Bérard, il circulait là-bas, derrière, passant d’une montagne à l’autre, sans plus jamais darder dans les fonds.
    Dormait alors dans ces fonds une brume constante qui étouffait non seulement la lumière et les bruits, mais déformait la vision du monde. […] De ces hivers, le village sortait émacié et noirâtre. Le bain de brouillard imbibait les murs avec des planches qui pourrissaient bien entendu et donnaient au printemps une odeur de champignon et de sciure de bois. […]
    Ce pays sévère, et dont il fallait aller chercher la tendresse au fond de mille souvenirs, était habité par une humanité énorme et gauche qui parlait à peine et employait tout son poids à s’obstiner sans discernement ni choix. (Hortense, V, 812-813)

Giono en montagne - photo André Caspari

Giono en montagne – photo André Caspari

  • Aujourd’hui la première neige tombe. La fenêtre est pleine de brume. Près de mon lit est une meurtrière étroite ouverte juste à la hauteur de mon visage quand je suis couché et dans laquelle s’inscrit, exactement, un long peuplier d’Italie tout doré, luisant dans le brouillard comme un émail. (9)
    Ciel en ailes d’ange comme celui de Melville. (14)
    Des brumes dorées sur la montagne vêtue de bure. (48)
    Montagne de l’est pure et virginale sous un ciel florentin de lapis-lazuli où monte, régulière, la lumière dorée. (49)
    Volontaire pour la corvée de bois à 5 kilomètres dans la forêt de mélèzes. Ébloui par la splendeur du paysage et de la marche sur le chemin. Les aiguilles mortes de mélèzes cimentées de gel rendent la gelée rose par l’ardeur de leur parure. Sur ce rose, la mousse verte compose une harmonie de miniature persane. (53)
    Temps d’hiver limpide et cristallin. Les arbres nus sont en or. (57)
    La lumière de ce pays est très belle. Aussi belle que la lumière de nos collines magiques. (63)
  • Le soleil qui frappe en plein dessus doit l’inonder et elle doit être en face de toute la liberté des montagnes. (38)
    Quel bonheur si je pouvais être isolé de tous et de tout. Il y a, paraît-il, de là-haut une vue admirable. J’imagine une cellule et la petite fenêtre ouverte sur la splendeur de cent kilomètres de montagne libre. Ma table, mes papiers, mon travail, quelques livres et sentir l’oubli tourner en rond autour de moi comme les cercles qui s’élargissent sur l’eau. Et le silence. (31-32)
    Si je pouvais avoir ma Chartreuse là-haut dans le vieux fort de Vauban. (34)
    La montagne est de bronze et de bure comme un gros moine guerrier accroupi sous ses armes et sa robe. J’aurais envie de calme et de paix, de travail et d’amour. […] Être aux prises avec des combats gigantesques de mots, d’idées, de pathétique et de tendresse. Abolir et créer. Énorme appétit de corps et d’esprit. (59-60)

Jean Giono

  • En 1934-1935, nous avons été parfaitement heureux, Elise et moi, dans cette région. Nous avions loué à une Mme Dupont quatre grandes pièces dans une vaste maison à allure de couvent au hameau des Queyrelles. Nous étions en face de la ville de Briançon, la dominant de peu mais assez pour l’avoir sous nos yeux, semblable à une vieille estampe avec ses remparts et ses portes. Assis dans le verger clos de murs qui donnait à la maison son caractère de chartreuse retirée si chère à mon cœur, je voyais les mulets bâtés passant les ponts-levis à côté de paysans noirs et de soldats bleus. Les hêtres de la montagne venaient en troupe jusqu’à la fontaine publique où nous allions chercher l’eau de la soupe. Tout de suite au-dessous de nous grondait doucement la Clarée et son confluent dans la Durance. Les nuits étaient bercées du bruit de ces eaux animées sur des pentes encore aimables. Juste avant l’aube, les peupliers se mettaient à bruire plus fort que les torrents dans le vent du Lautaret. Nous commencions tous nos matins en mettant sur notre phono les Concertos brandebourgeois de Bach. D’excellents amis venaient partager nos repas. Lucien Jacques habitait avec nous (nous prîmes par la suite l’habitude, lui et moi, d’aller cueillir dans les prés ces petits champignons roses qui font les « ronds de sorcière », et à force d’en manger nous eûmes des hallucinations fort inquiétantes. Elles nous saisissaient éveillés.) Je travaillais dans un grenier sombre et sonore, hanté de grands meubles ; je n’ai jamais su lesquels, il y avait cependant un lutrin énorme. Aline, grave et fine, usait de son visage italien pour faire ses amitiés d’enfant avec les oiseaux du verger (aussi avec les fourmis et les scarabées cétoines). Sylvie, gorgée de lait, mûrissait sans à-coup, grasse et belle dans son berceau. Elise se brisa la cheville un matin que nous allions camper au clos des Cavales. (Voyage en Italie, VIII, 539)

Giono a connu Briançon lorsqu’il a fait son service militaire en 1915-1916 au célèbre “Quinze-neuf”, le régiment d’infanterie alpine de Briançon. Il loge au “château”, au deuxième étage, dominant le pont d’Asfeld, lieu emblématique pour le futur écrivain, tout comme le fort de l’Infernet et la citadelle de Briançon, “semblable à une vieille estampe”. Il retrouve la plus haute ville d’Europe pour des vacances familiales en 1936-1937 aux Queyrelles : “Nous avons été parfaitement heureux, Élise et moi, dans cette région…” (Voyage en Italie). Une phrase très musicale évoque ces vacances et le doux grondement de la Clarée : “Les nuits étaient bercées du bruit de ces eaux animées sur des pentes encore aimables”.

Vallée de la Clarée : le village de Plampinet vers 1900

Vallée de la Clarée : le village de Plampinet vers 1900

  •  » J’aime particulièrement le Trièves. Cette pleine tourmentée qui s’étend en triangle sous l’Obiou et le Grand Ferrand. Je suis à pied d’œuvre pour mes marches dans la montagne. Et puis j’aime la vie avec ces paysans âpres et doux. » ( Lalley – 1935).
  •  » J’arrive de Lalley. Le contact des montagnes m’a réjoui le cœur. Je suis comme éclairci de l’air respiré. Edith Berger est là toute seule devant une prairie pleine de grillons. Tout est si bien, fleurs, herbes, et chants d’insectes…  » (Journal 7 juin 1935.)
  • J’allais à Prébois.
    Le car me laissa à la croisée des chemins. Il me restait trois kilomètres à faire à pied, mais j’étais enfin revenu dans les montagnes. […]
    Je commençais à descendre vers le village. J’étais enfin dans la maison désirée des montagnes. J’étais enfin dans le cloître des montagnes, seul dans ces grands murs de mille mètres d’à-pic, dans les piliers des forêts. Maison sévère, milliard de fois plus grande que moi, juste à la mesure de mes espoirs, me contenant avec ma paix, ayant une paix faite d’ombre, d’échos, de bruit de fontaines. Richesse austère de tous les cloîtres. Acheter la compagnie de dieu. Il marche avec moi le long des couloirs. L’enseignement du silence. […] C’était dans une sombre cellule, entre le haut pilier du Jocond tout verduré de prairies verticales et la paroi du Ferrand.
    Ainsi, cette construction-là, avec ses quatre énormes montagnes où s’appuie le ciel ; cette haute plaine du Trièves cahotante, effondrée, retroussée en boule de terre, cette haute plaine du Trièves tout écumante d’orges, d’avoines, d’éboulis, de sapinières, de saulaies, de villages d’or, de glaisières et de vergers ; son tour d’horizon où les vents sonnent sur les parois glacées des hauts massifs solitaires ; ses escaliers éperdus qui montent dans le ciel accompagnés d’éclairs et d’arceaux de lumière jusqu’à de vertigineux paliers, ce constant appel de lignes, de sons, de couleurs, de parfums, vers l’héroïsme et l’ascension, cette construction : c’est le cloître, c’est la chartreuse matérielle où je viens chercher la paix.
    Elle ne m’a jamais demandé d’efforts préalables : elle m’a toujours accueilli avec mon entier appareil passionnel. Elle ne m’a jamais imposé de sacrifices, elle me les rendus nécessaires. Elle m’a toujours pris raboteux et plein de nœuds et de colères et elle m’a toujours après laissé glisser de nouveau dans le monde lisse et vif comme une navette de tisserand.
    J’arrive, mes montagnes ! Fermez la porte derrière moi ! (L’Eau vive, III, 187-189)

le Trièves

Le Trièves

  • – Le vide s’ouvrit brusquement devant eux, arrondissant comme une roue de plumes de paon. L’air du gouffre était gluant ; il collait contre le corps, […]. Il poussait des doigts de colle jusque dessous, jusqu’à la peau. Il tirait vers lui (Batailles dans la montagne, II, 1087).
    – On ne pouvait guère regarder d’aplomb en bas au fond ; il ne fallait pas laisser l’œil s’attacher : on sentait tout de suite que ça vous tirait comme si on avait deux crochets de fer dans la tête et avec une force qui tout d’un coup vous mettait en poudre. (II, 1090).
    – L’eau de Sourdie, en bas au fond, sombre comme un serpent de fer, se lovait en sinuosités violentes et lentes, bousculant ses rives de rocher, ses monstrueuses forêts et ses glaces, éperdument libérée dans une sorte de farouche volonté de séduire. (II, 1091).
  • Le col de Menet, on le passe dans un tunnel qui est à peu près aussi carrossable qu’une vieille galerie de mine abandonnée et le versant du Diois sur lequel on débouche alors, c’est un chaos de vagues monstrueuses bleu baleine, de giclements noirs qui font fuser des sapins à des, je ne sais pas moi, là-haut, des glacis de roches d’un mauvais rose ou de ce gris sournois des gros mollusques, enfin, en terre, l’entrechoquement de ces immenses trappes d’eau sombres qui s’ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement des cyclones. (Un roi sans divertissement, III, 456)

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De Toulon au Jocond

  • Il y avait d’abord une sorte de petit palier de deux cents à trois cents mètres de largeur entre le rebord de la falaise et l’étagement d’un extraordinaire massif de montagnes entièrement minérales de la base au sommet. Au-delà des premiers contreforts, Noël Guinard pouvait voir en regardant presque perpendiculairement au-dessus de lui se perdre très haut dans le ciel le sommet triangulaire et neigeux du volcan de Tristan. (Fragments d’un paradis, III, 935)
  • La plupart du temps il n’assura sa sécurité que par la moitié de ses orteils et la moitié de ses mains, il gardait cependant dans cette escalade le temps de regarder paisiblement à droite et à gauche, et parfois même de rêver. (Fragments d’un paradis, III, 938)
  • Il était impossible maintenant de se rendre compte s’il continuait à marcher sur une terre réelle. À part l’essoufflement de la montée, qui l’obligeait de s’arrêter de temps en temps, il aurait pu s’imaginer qu’il était en train de marcher sur le plancher d’une étroite chambre fermée tant le silence était pesant de chaque côté. (Fragments d’un paradis, III, 942)
  • À partir de ce moment-là, il resta si strictement immobile qu’au bout de très peu de temps le sang commença à se retirer de ses doigts et de ses pieds. Les extrémités de ses membres glacés étaient pleines de fourmillements ; il s’obstina avec effort à ne pas bouger et bientôt il n’eut plus envie de bouger : les fourmillements avaient cessé et ses membres s’étaient perdus dans du froid de glace.
    Tout son corps, par contre, et surtout l’endroit de son cœur, de son poumon et de son ventre, était rempli d’une prodigieuse chaleur. Une vie entièrement rouge, qu’il avait l’impression de voir comme à travers un globe de verre, le remplissait. Il put peu à peu ouvrir ses yeux sans redouter la souillure des taches vertes et rouges des feux de position. Elles étaient définitivement passées du côté des étoiles.
    Il avait définitivement réussi à faire disparaître le monde autour de lui. Il n’eut pas besoin de bouger pour sentir que son sang brûlant recommençait à couler vers ses mains et ses pieds, et peu à peu il le sentit se glisser le long de tous ses doigts et remplir toute sa peau d’une vie nouvelle qui s’en alla battre jusqu’aux frontières les plus éloignées de son cœur. (Fragments d’un paradis, III, 943-944)
  • Tout le temps que le transbordement des étoiles se fit d’ouest en est, Guinard resta parfaitement immobile. Il suivit toutes les variations les plus légères du grésillement de braise qui emplissait le ciel. Il n’avait pas besoin de tourner la tête ; dès qu’une constellation surgissait de l’est, il en était prévenu tout de suite, comme de l’arrivée d’une très belle voix dans un chœur. Il l’entendait prendre sa place au milieu de la chanson générale des étoiles, et la modification qu’elle y apportait finissait par se transformer en une nouvelle phrase de l’ordre général des choses. (Fragments d’un paradis, III, 945)
  • Et notre homme monte à Champéry, et il monte aussi à Clusanfe et le voilà aux Granges (qui ne sont rien – mais il n’a besoin de rien) et le voilà près de Salvan (mais avec cette brume, il ne voit pas la moitié de ses misères) dans un canton où il faut tourner sept fois son pied avant de faire un pas. À tâter les bruits, avec les oreilles en éventail, on dirait qu’il y a des précipices un peu partout.
    Il est tiré d’embarras par une vieille femme qui sort de la brume et le guide. Avec celle-là aussi, il parle « fleuri à l’envers » pendant qu’ils cheminent. Elle lui a donné un coin de son tablier à tenir. (Le Déserteur, VI, 204)
  • Cette bise a d’ailleurs dépouillé tout le pays de son brouillard, le ciel est bleu foncé et, malgré le froid vif, l’automne donne un de ses beaux jours, doré comme un abricot. (Le Déserteur, VI, 205)

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Giono en montagne – photo André Caspari

  • Ce jour-là, la première neige a fait son apparition. Elle n’en est pas encore aux chutes lourdes, pour le moment, elle volette en poussière dans un soir d’un calme extraordinaire : pas un souffle d’air ; tant de silence qu’on entend le bruit léger que fait cette impalpable farine en tombant. (Le Déserteur, VI, 215)
  • – Me voilà revenu dans l’abri silencieux et pur des montagnes.
    – J’étais enfin dans la maison désirée des montagnes.
    – J’arrive, mes montagnes ! Fermez la porte derrière moi !
    – Je viens de finir Que ma joie demeure. Alors Montagnes.
    – Délices de la pluie dans la montagne.
    – Oh, le Thibet ! Si je peux j’irai passer une partie de l’hiver dans la montagne. Seul. Du côté du Valgaudemar. Avoir froid, seul dans le silence ! Quelle perspective de bonheur qui semble irréel et irréalisable.

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Jean Giono

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Au sujet du paysage :

  • Il est évident que nous changeons d’époque. Il faut faire notre bilan. Nous avons un héritage, laissé par la nature et par nos ancêtres. Des paysages ont été des états d’âme et peuvent encore l’être pour nous-mêmes et ceux qui viendront après nous; une histoire est restée inscrite dans les pierres des monuments; le passé ne peut pas être entièrement aboli sans assécher de façon inhumaine tout avenir. Les choses se transforment sous nos yeux avec une extraordinaire vitesse. Et on ne peut pas toujours prétendre que cette transformation soit un progrès. Nos  » belles  » créations se comptent sur les doigts de la main, nos  » destructions  » sont innombrables. Telle prairie, telle forêt telle colline sont la proie de bulldozers et autres engins; on aplanit, on rectifie, on utilise; mais on utilise toujours dans le sens matériel, qui est forcément le plus bas. Telle vallée, on la barre, tel fleuve, on le canalise, telle eau, on la turbine. On fait du papier journal avec des cèdres dont les Croisés ont ramené les graines dans leurs poches. Pour rendre les routes  » roulantes  » on met à bas les alignements d’arbres de Sully. Pour créer des parkings, on démolit des chapelles romanes, des hôtels du XVIIe, de vieilles halles .Les autoroutes flagellent de leur lente ondulation des paysages vierges. Des combinats de raffineries de pétrole s’installent sur des étangs romains. On veut tout faire fonctionner. Le mot « fonctionnel » a fait plus de mal qu’Attila; c’est vraiment après son passage que l’herbe ne repousse plus. On a tellement foi en la science (qui elle-même n’a foi en rien, même pas en elle-même), qu’on rejette avec un dégoût qu’on ne va pas tarder à payer très cher tout ce qui, jusqu’ici, faisait le bonheur des hommes. Cette façon de faire est déterminée par quoi ? Le noble élan vers le progrès ? Non : le besoin de gagner de l’argent…  »  (La chasse au bonheur. Il est évident.)

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2 réflexions sur « Giono, « le rêveur des montagnes » – Extraits de textes sur la montagne »

  1. Faut-il passer par les longues stases de l’oubli pour se souvenir ? Pas le souvenir comme passage lent ou rapide de la « chose »oubliée, mais un brusque appel d’air, un flux… Et Jean Giono, c’est un peu comme Julien Gracq, une sorte de capital national, confortable, qu’on peut laisser sommeiller durant des années: pas de frais et aucun déficit, sauf qu’en ouvrant gentiment le coffre l’éclat de l’or saute aux yeux.

    • Je crois qu’il y a deux sortes d’oublis : un oubli total et irrémédiable qui s’apparente à la mort des souvenirs et un oubli momentané qui s’apparente, lui, à leur sommeil et qu’un événement fortuit en relation avec cette fraction de vie et d’émotion vécue a le pouvoir d’éveiller soudainement (la fameuse madeleine de Proust) . Ce réveil peut prendre la forme, pour reprendre vos mots, d’un brusque appel d’air, un flux… Quand aux souvenirs morts, ils ne reviendront jamais plus à notre mémoire mais ils habitent et hantent notre esprit comme des spectres invisibles. Quant à l’éclat de l’or qui saute aux yeux lorsque l’on ouvre les coffres des souvenirs, avez-vous remarqué que sous l’action de la fée Nostalgie, les souvenirs de plomb sont souvent changés en or…

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