Soif d’eau et d’amour : La femme et le paysage de Stefan Zweig

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Stefan Sweig (1881-1942)La nouvelle de Stefan Zweig La Femme et le paysage a pour cadre un hôtel dans le Tyrol autrichien et le paysage qui l’environne et met en scène deux personnages, le narrateur et une jeune fille au comportement étrange. En fait, il serait plus juste de parler de trois personnages tant le paysage apparaît dans le récit comme une personne à part entière qui souffre comme les humains et réagit à leur manière à la sécheresse implacable qui règne alors sur le pays. Dans cette ambiance de tension et d’attente exacerbée de la pluie qui touche les êtres et les choses, tout finit par se mêler dans une confusion sensuelle des identités et des sentiments où le désir d’eau finit pas se confondre avec le désir sexuel. Pourquoi les hommes prêtent-ils des sentiments humains à la nature et pourquoi voient-ils en certaines femmes une incarnation de cette nature ? La jeune femme mystérieuse, assoiffée d’eau et de baisers, existe t’elle vraiment où n’est-elle qu’une allégorie de la terre souffrante, un pur produit de l’imagination du narrateur. A l’époque de la Renaissance on s’est interrogée sur la hiérarchie entre les arts et sur leur capacité à rendre compte de la réalité. Dans cette nouvelle, Zweig décrit de manière magistrale la souffrance du paysage et des êtres frappés par la sécheresse. Quelle tableau ou quelle photographie aurait pu rendre compte de manière aussi précise et aussi vivante de ce phénomène ?

Dolomites, Italy – photo Patrick Dieudonne

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   C’était en cette année torride et sans pluie, où la sécheresse fut si néfaste pour la récolte du pays que la population en garda, des années durant, un souvenir terrible. Déjà en juin et juillet, il n’était descendu sur les champs altérés que quelques rares et rapides ondées, mais le mois d’août venu, il ne tomba plus une goutte d’eau. Même dans cette haute vallée du Tyrol où, comme tant d’autres, j’avais espéré trouver la fraîcheur, l’air brûlant, devenu couleur de safran, n’était que feu et poussière. Dés l’aube le soleil, jaune et morne comme l’œil d’un fiévreux, envoyait du fond du ciel vide ses rayons accablants sur le paysage éteint, puis, au fil des heures, une vapeur blanchâtre s’élevait peu à peu comme d’un immense chaudron en pleine ébullition et envahissait la vallée. Certes les Dolomites se dressaient, majestueuses, là-bas, dans le lointain et une neige claire et pure brillait sur leurs cimes mais seul l’œil évoquait et sentait la fraîcheur de leur éclat. Il était pénible de les regarder, de penser que peut-être le vent les survolait en mugissant, tandis que dans cette cuve, nuit et jour, une chaleur vorace s’insinuait partout et de ses mille suçoirs nous ravissait toute humidité. Dans ce monde déclinant où se fanaient les fleurs, où dépérissait le feuillage et où tarissaient les rivières, toute vie intérieure finissait par mourir et les heures coulaient oisives et paresseuses. Comme tout le monde, je passais ces interminables journées presque entièrement dans ma chambre, à moitié dévêtu, les fenêtres closes, sans volonté, dans l’attente d’un changement, d’un léger rafraîchissement de la température, rêvant, confusément, dans mon impuissance, de pluie et d’orage. Bientôt ce désir aussi se fana, se mua en une méditation sourde et stérile, semblable à celle des herbes mourant de soif et au rêve morne de la forêt immobile et vaporeuse.

     Mais la chaleur augmentait de jour en jour et la pluie ne tombait toujours pas. Du matin au soir le soleil dardait ses rayons brûlants et son œil jaune et angoissant avait quelque chose de la fixité du regard d’un fou. On eût dit que la vie entière voulait cesser ; tout s’arrêtait, les animaux étaient silencieux, nul bruit ne venait des plaines blanches, sauf la vague et sourde mélodie des vibrations de la chaleur et le murmure d’un monde en fusion. J’aurais voulu sortir et aller m’étendre dans la forêt, où des ombres bleues tremblaient entre les arbres, rien que pour échapper à ce regard jaune et fixe du soleil, mais l’effort qu’eussent exigé ces quelques pas étaient trop grand pour moi. Je restai donc assis dans un fauteuil devant l’entrée de l’hôtel pendant une heure ou deux, recroquevillé dans l’ombre étroite que le rebord du toit profilait sur le gravier. A un moment je dus reculer, le filet d’ombre s’était rétréci et le soleil déjà rampait jusqu’à mes mains; puis, renversé de nouveau dans mon fauteuil, je retombai dans une méditation morne, sans désir, sans volonté, sans notion du temps. Celui-ci avait fondu dans cette chaleur étouffante, les heures s’étaient dissoutes en une rêverie trouble et insensée. Je ne sentais du monde extérieur que les chauds effluves de l’air sur ma peau, cependant que mon cœur fiévreux battait avec précipitation.

      Tout à coup, il me sembla qu’un souffle léger, très léger, passait sur la nature, comme si un soupir ardent et nostalgique fût sorti de quelque part. Je me levai : n’était-ce pas le vent ? J’avais oublié jusqu’à son souvenir, depuis si longtemps que mes poumons desséchés avaient été privés de sa fraîcheur. Toujours recroquevillé dans mon coin d’ombre, je n’avais pas encore senti son approche, mais les arbres, là-bas, sur le versant d’en face, semblaient avoir deviné une présence étrange, car soudain ils se mirent à osciller très légèrement, comme s’ils se penchaient l’un vers l’autre pour se parler. Les ombres qui les séparaient, devenues vivantes, commencèrent à remuer et à s’agiter; tout à coup s’éleva dans le lointain une rumeur profonde et vibrante. C’était bien le vent, qui soufflait sur le monde, tout d’abord doux comme un murmure, léger comme une brise, puis mugissante comme un son d’orgue pour s’amplifier brusquement et s’abattre avec violence. Poussés par une peur subite, d’épais nuages de poussière se mirent à courir sur la route dans une même direction; les oiseaux, jusque-là nichés dans l’ombre , sifflèrent brusquement dans les airs comme des flèches noires, les chevaux firent jaillir l’écume de leurs naseaux et, au loin, dans la vallée, le bétail se mit à beugler. Une force quelconque s’était éveillée et semblait proche, la terre l’avait pressentie ainsi que la forêt et les animaux, et le ciel à présent se couvrait d’un léger voile gris.

     Je tremblais d’émotion. Mon sang était irrité par les fins aiguillons de la chaleur, mes nerfs tendus crépitaient, et jamais, comme à ce moment, je n’avais soupçonné la volupté du vent, la griserie voluptueuse de l’orage. Il s’annonçait, s’enflait, approchait, arrivait. Lentement le vent poussait devant lui des écheveaux souples de nuages, et derrière les montagnes on percevait un halètement poussif, comme si quelqu’un là-bas roulait une lourde charge. Parfois ce halètement cessait comme sous l’effet de la fatigue. Le tremblement des sapins alors diminuait peu à peu, ils semblaient écouter, et mon cœur palpitait doucement avec eux. Partout où se portaient mes regards l’attente égalait la mienne. La terre avait élargi ses crevasses, béantes comme des bouches assoiffées, et mon corps se préparait, ouvrant et dilatant tous ses pores, à aspirer la fraîcheur, à jouir de la froide et frissonnante volupté de la pluie. Machinalement mes doigts se crispaient comme s’ils pouvaient saisir les nuages et les amener plus rapidement jusqu’à cette terre altérée.

     Mais ils arrivaient, paresseusement, poussés par une main invisible, ressemblant à de gros sacs boursouflés. Ils étaient lourds et noirs de pluie et se heurtaient en grondant comme des objets durs et pesants. Parfois une rapide lueur, tel le pétillement d’une allumette, éclairait leur surface. Puis ils flambaient, bleus et menaçants, tout en approchant de plus en plus sombres au fur et à mesure qu’ils s’amoncelaient. Tel un rideau de théâtre, le ciel s’abaissait graduellement. Déjà l’espace entier était tendu de noir, l’air chaud et comprimé se condensait, puis il y eut un dernier moment d’arrêt pendant lequel tout se raidit dans une attente muette et lugubre. Tout paraissait étranglé par ce poids noir qui pesait sur l’abîme, les oiseaux ne pépiaient plus, les arbres avaient perdu leur frémissement et les petites herbes même n’osaient plus trembler. Le ciel semblait enserrer dans un cercueil de métal le monde brulant ou tout s’était figé dans l’attente du premier éclair. J’étais là, retenant ma respiration, les mains jointes et crispées, replié dans une délicieuse angoisse qui me paralysait. J’entendais autour de moi les gens s’affairer, les uns venaient de la forêt, d’autres fuyaient le pas de la porte, de tous les côtés on courait, les bonnes fermaient précipitamment les fenêtres et baissaient les volets avec fracas. Pris d’une activité subite, tout le monde remuait, s’agitait, se bousculait. Moi seul restais immobile, muet et fiévreux : tout en moi se tendait, se préparait au cri de délivrance que déjà je sentais dans ma gorge, prêt à partir au premier coup de tonnerre.

     Je perçus alors, juste derrière moi, un violent soupir qui sortait d’une poitrine oppressée et auquel se mêlaient ces paroles ardentes et nostalgiques : « Si seulement il pouvait pleuvoir ! » La voix était si farouche, si impulsif ce soupir d’une âme torturée, qu’il semblait venir de la terre elle-même, de cette terre assoiffée aux lèvres entr’ouvertes, de ce paysage tourmenté, anéanti sous un ciel de plomb. je me retournai. je vis une jeune fille : c’était elle, évidemment, qui avait parlé, car ses lèvres, pales et bien marquées n’étaient pas refermées et haletaient encore, tandis que son bras appuyé sur la porte tremblait doucement. Ce n’était pas à moi qu’elle s’était adressée, ni à personne. Elle était penchée sur le paysage comme sur un abîme et son regard terne fixait l’obscurité suspendue au-dessus des sapins. il était noir et vide ce regard tourné vers la profondeur céleste et fixe comme un gouffre sans fond. Accroché au ciel, il fouillait la masse des nuages où devait éclater l’orage et ne m’effleurait même pas. Je pus ainsi observer l’inconnue à mon aise et je vis sa poitrine se soulever, comme si elle allait manquer de respiration, sa gorge délicate palpiter dans l’échancrure de son corsage; puis ses lèvres altérées frémirent et s’entr’ouvrirent pour répéter : « Si seulement il pouvait pleuvoir ! » Ce soupir m’apparut de nouveau comme celui de toute la terre angoissée. L’air pétrifiée de la jeune fille, son regard étrange tenaient du rêve et du somnambulisme. Et à la voir ainsi, blanche dans sa robe claire, se détachant sur le ciel noir, elle représentait vraiment pour moi la soif, l’espoir de toute la nature languissante. (…)

Stefan ZweigLa peur, extrait de la nouvelle La Femme et le Paysage – édit. GRASSET, pages 163 à 168.

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