Refuge du Couvercle : réflexions sur la montagne + extrait de « l’amateur d’abîme » de Samivel (1940)

–––– Autour du refuge du couvercle (massif du Mont-Blanc) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––

à gauche, le glacier de Talèfre, les Courtes, Ravanel, Mummery, Triolet et Isabelle - photo Hélène Brandt - collection Saugy

En montant à l’aiguille du Moine (1926) : à gauche, le glacier de Talèfre, les Courtes, Ravanel, Mummery, Triolet et Isabelle – photo Hélène Brandt – collection Saugy

la cordée Ravanel-Fontaine au pied des Aiguilles ravanel-Mummery qu'elle va conquérir (photo Emile Fontaine, collection Jacques Perret)

la cordée Ravanel-Fontaine au pied des Aiguilles ravanel-Mummery qu’elle va conquérir (photo Emile Fontaine, collection Jacques Perret)

   Je ne me suis rendu qu’une seule fois au refuge du couvercle au début des années soixante dix. C’était pour gravir l’aiguille du Moine. Dans le beau site de photos anciennes consacré à l’alpinisme de Luc Saugy (c’est ICI), j’ai retrouvé une photo en noir et blanc du panorama que nous découvrions lors de la marche d’approche conduisant à l’aiguille. On distingue sur la ligne de crête les deux aiguilles élancées Ravanel et Mummery gravies pour la première fois, l’une en 1902 et l’autre en 1903, par le guide chamoniard Joseph Ravanel dit « le Rouge » et Emile Fontaine. L’évocation de Ravanel nous ramène au refuge du Couvercle puisque, à la fin de sa vie, ce guide prestigieux tiendra plusieurs années ce refuge avec son épouse. A gauche des deux pointes, on distingue l’échancrure du col des Cristaux dont j’avais pu apprécier la pertinence de sa dénomination puisque lors de l’ascension de la face nord des Courtes sur le versant du glacier d’Argentière, je m’étais retrouvé à assurer Bernard, mon compagnon de cordée, assis sur un amas de cristaux fabuleux. Saisi par la folie des gemmes, j’avais alors rempli de cristaux, avec avidité, mon sac à dos et mes poches, à ras bord. Tant de cupidité méritait de la part de l’Esprit de la montagne un châtiment exemplaire. Sur la route du retour qui nous conduisait à travers le glacier d’Argentière au refuge, l’excès de poids causé par ma rapîne fit effondrer un pont de neige et je fus précipité dans une crevasse. Je ne dus mon salut qu’à la présence d’esprit et la rapidité de réaction de Bernard qui enraya ma chute. J’avais hérité de cet évènement un sentiment de mauvaise conscience qui me poursuivit longuement jusqu’au jour où je tombais sur cette citation de Bachelard : « Le cristallier est celui qui porte, en quelques manières, ses mains dans des amas d’étoiles pour en caresser les pierreries ». Ce n’était donc pas la cupidité qui m’avait conduit à voler le trésor des cimes mais le noble désir de brasser les étoiles ! – Merci, Bachelard…

cristalliers se détachant sur une paroi devant les Droites et les Courtes

Cristalliers se détachant sur une arête devant les Courtes (à gauche), les Droites (au centre) et l’Aiguille Verte

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–––– Réflexion dur la montagne (Extrait de « l’amateur d’abîme » de Samivel, 1940) ––––––––––––––

L'ancien refuse du couvercle - photo Luc Saugy

L’ancien refuge du couvercle – Photo Hélène Brandt 1926, collection Luc Saugy *

intérieur du refuge du Couvercle en juillet 1924 - photo George TerroyPierre Chevalier et Guy Labour au refuge du couvercle en 1927

l’ancien refuge du Couvercle en juillet 1924 (à gauche, photo George Terroy) et à droite en 1927 avec Pierre Chevalier et Guy Labour

 Samivel (1907-1992)   La lecture d’un passage de « l’Amateur d’abîme » de Samivel me ramène au refuge du Couvercle. Ce passage met en scène trois alpinistes qui séjourne dans le refuge. Prenant prétexte de la construction du nouveau refuge du Couvercle à proximité de l’ancien, deux d’entre eux ont engagés une conversation animée sur le thème du tourisme en montagne, débat qui porte sur la question suivante : la montagne doit elle être réservée à une élite méritante légitimée par son approche empreinte de spiritualité ou par l’effort physique ou bien doit-elle s’ouvrir au tourisme de masse par l’aménagement de son territoire au risque de détruire le fragile équilibre de son milieu naturel ? Chacun des deux protagonistes défend une opinion opposée et le troisième en qui on a aucune peine à reconnaître Samivel lui-même joue pour la circonstance le rôle de statue du Commandeur et prend le parti d’une protection du domaine montagnard face aux intérêts mercantiles pour en préserver sa pureté et son caractère sacré : « Le destin de ces grandes montagnes n’est pas d’être vues par les foules. Elles leur ont été données de loin, comme un rêve bleu flottant au dessus des plaines, et le plus humble d’entre nous peut comprendre ce signe. Mais pour entrer en familiarité avec elles, il faut au préalable franchir une multitude d’obstacles placés là comme atant d’épreuves et dont tous ne sauraient triompher. Le supprimer artificiellement, c’est compre l’ordre naturel des choses ; et rien de bon n’en est jamais sorti. Oui messieurs les entrepreneurs de spectacles naturels, construisez des « Kulm », des routes, des funiculaires ou des téléphériques ; montez les gens en cars, en bennes, en wagons, en ascenseurs, en paniers à salade, en tout ce qu’il vous plaira ; débarquez-les en vrac dans un désert, et collez-les avec des coussins sous les fesses devant le plus eau pays du monde : ils bailleront, messieurs, à raison de trois cent francs l’heure ! Il est vrai que ces trois cents francs iront dans vos poches : tout s’explique. »
   L’Amateur d’abîme a été écrit en 1940. Samivel sera fidèle toute sa vie à cette ligne de conduite. En 1967 il fait paraître un roman  « Le Fou d’Edenberg » qui décrit l’histoire d’un village de montagne en but au projet délirant de promoteurs. Enfin, en 1973, il s’opposera vigoureusement à la réalisation de la Route des Grandes Alpes qui devait relier à travers les alpages, par le col du Joly, le Beaufortain à sa chère vallée des Contamines-Montjoie où il possède un chalet. Il dénonce alors « le saccage du seul espace naturel de moyenne montagne encore intact sur les versants français du mont Blanc ». En but aux édiles locaux et à la population de la vallée qui défendent majoritairement le projet pour des raisons économiques, il vend son chalet et quitte la vallée promettant de ne plus revenir. Finalement le projet sera abandonné pour des raisons financières.

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Extrait de « l’Amateur d’abîme » de Samivel :

     Le « Couvercle », c’est un colossal morçeau de protogine, superbement poli par les orages et posé de telle façon qu’une de ses faces surplombe la pente en auvent. Avec cela, pesant à lui seul à peu près autant que trois locomotives Pacific dernier modèle. Dans quelques milliers d’années, le mastodonte reprendra sans doute son petit bonhomme de chemin vers la vallée, mais pour l’heure il est apprivoisé. On l’a coiffé en guise de calotte, d’une table d’orientation, et ses vastes flancs abritent une cabane qui fait tout juste l’effet de la tête du dompteur dans la gueule du lion. C’est l’ancien refuge, trop petit pour contenir les ribambelles contemporaines. Ainsi lui as-t-on annexé une véritable auberge bâtie sur une grande plate-forme, soixante mètres plus à l’ouest. Autrefois il y avait assez de place, et maintenant il y en a presque trop : c’est mon avis, et c’est aussi celui d’Alain. (Nous sommes tous les trois couchés sur une dalle chaude comme une poêle russe en attendant l’heure du dîner. Bob tire ferme sur sa pipe…)

ALAINLes refuges sont faits pour abriter les alpinistes avant ou après la course, et non pour servir d’auberges ou de buts de promenades aux simples badauds…

BOBPardon! Je ne vois pas de quel droit tu prétends réserver la haute montagne à ton usage personnel! Pourquoi veux-tu empêcher les gens d’y venir? Je suis d’avis qu’il faut, au contraire, l’aménager du mieux possible afin de permettre au plus grand nombre d’y accéder !

ALAINC’est de la démagogie alpine !

BOB…La montagne appartient à tout le monde !

   Brave Bob ! Excellent Bob !… Il me fait irrésistiblement penser à ce monsieur propriétaire d’un nez de canard et qui proclame ses droits imprescriptibles à l’aquilin. La montagne appartient à tout le monde à peu près comme chacun de nous a le droit de naître beau, bien fait et intelligent. Par malheur, la nature ne s’embarasse nullement de soucis égalitaires…

   Voilà bien un des godants les plus communs de l’époque: tout le monde doit être à même de profiter également de toutes les sortes de plaisirs. C’est oublier que les plus rares d’entre eux ne peuvent être éprouvés qu’individuellement ou par un très petit nombre de gens à la fois. Une solitude au moins relative, et le silence, sont par exemple, les conditions les plus précieuses du plaisir alpin, et la présence d’une foule leur est mortelle. Les papiers gras affluent, mais les dieux s’en vont pour toujours.

    Pour parler de façon plus générale, il semble d’ailleurs que notre temps ait perdu le sens du plaisir, oublié ses véritables sources. On l’a identifié grossièrement avec cette euphorie à fleur de peau qui résulte de la cessation de l’effort. Alors que, bien au contraire, c’est cet effort même qui en est la première condition. Et plus il sera pénible et long, plus intense sera la satisfaction finale. Il faillira de l’acte comme une fleur superbe, ce pur, simple, efficace plaisir, le seul vrai, et rejettera dans l’ombre ces mornes contrefaçons dont se contentes les foules moutonnières.

   Ils disent vrai, ces vieux dictons méprisés, que l’on répète machinalement sans en saisir le profond réalisme: Pas de plaisir sans peine. C’est ainsi et pour avoir négligé ce léger détail, notre civilisation, avec toutes les mécaniques de plus en plus perfectionnées qu’elle découvre chaque jour pour supprimer « la peine », est en train tout simplement de supprimer du même coup le plaisir de vivre. C’est pourquoi il y a tant de gens occupés à se décrocher la mâchoire dans de véhicules plus ou moins aérodynamiques. C’est pourquoi encore les plaisirs de l’alpinisme, qui découlent par essence d’un effort pénible et personnel, sont inaccessble au plus grand nombre.

    « Mais, dira quelqu’un, c’est seulement un coté de la question: il n’y a pas que la grimpée, la solitude et le silence… Que faites-vous donc des bienfaits de l’altitude en elle-même et de la beauté des panoramas? Ah! ah! Nous vous tenons ! … – Point du tout ! – Comment le soleil se lève-t-il d’autre façon, l’air est-il moins pur au Jungfraujoch pour les voyageurs du funiculaire que pour les rares obstinés qui l’ont gravi à pied? Et n’est-il pas excellent que cette machine ait mis à la portée du plus grand nombre des biens dont la plupart n’auraient sans cela jamais profité? – Et qui vous dit qu’ils en profitent? Je vous soutiens le contraire, preuves en main, et vous déclare que ces montagnes ont des portes invisibles que les foules ne franchiront jamais. C’est le même lever de soleil, bien sûr ! Le spectacle est identique. Mais ce sont les spectateurs qui ne sont pas les mêmes hommes. Vous oubliez qu’une chose, c’est que « laideur » ou « beauté » sont avant tout des sentiments. Rien n’est ni beau, ni laid en soi et nous n’en jugeons qu’en vertu de nos propres réactions. Pour l’alpiniste qui parvient avec ses jambes au sommet d’une montagne, la découverte des originales mises en scène des grandes altitudes apparaîtra comme le fruit naturel et mérité de ses peines, et ce sentiment leur conférera une valeur sans égale. C’est ainsi que la morale se mêlera pour une fois à l’estéthique. Songez encore que toutes ces longues heures d’ascension préalable auront constitué une initiation naturelle à l’univers des cimes et un entraînement physique indispensable, en sorte qu’il se trouvera juste au bon moment dans un état de réceptivité propre à démultiplier la force de ses impressions. Dans ces instants-là, un coup d’oeil hâtif en apprend souvent plus qu’une heure d’observation normale. Mais il n’est pas d’entreprise plus fausse que de faciliter l’approche d’une beauté quelconque, car elle y perd du coup la moitié de ses vertus. Il y a justement, au chemin de fer de la Jungfrau, une station intermédiaire qui, par un tunnel percé dans la montagne, débouche en pleine face nord de l’Eiger. Pouvez-vous soutenir que les troupeaux de voyageurs qui viennent s’accouder à ce balcon exceptionnel éprouvent quelque chose de comparable aux sentiments d’un grimpeur perdu dans cette même face nord, en compagnie d’un unique camarade? Ni solitude, ni silence. L’angoisse du vide supprimée, aucune tension physique ou morale… Que reste-t-il ? Le paysage ?

   « Quant aux beautés d’une face nord, autant dire qu’ils n’y comprennent rien, et c’est fort naturel. Tirés brusquement d’un tunnel de métropolitain et placés étourdis et clignotants, sans la moindre préparation ni transition, devant l’assemblage de lignes et de couleurs le plus étrange qui soit, ils parcourent d’un oeil indifférent et bientôt lassé les abrupts sauvages où le ciel accroche les guirlandes. Par contre, la vision de Grindelwald et de ses palaces minuscules, tout en bas dans la vallée, a le don d’exciter leur enthousiasme parce que c’est le seul élément du paysage qui leur rappelle quelque chose de familier. Comme par hasard, notez-le bien, c’est le seul qui nous paraisse banal à nous autres, c’est le seul qui ne rapporte rien.

   Et s’il vous plaît, ne parlons pas non plus des bienfaits d’une altitude infligée dans ces conditions. N’importe quel médecin vous dira qu’il n’est pas bon d’être jeté brutalement dans un milieu physique inaccoutumé sans une acclimatation préalable. A supposer que ni le coeur ni les poumons ne s’en trouvent atteints, c’est la cervelle qui reçoit le choc. J’en veux pour preuve cette expression ahurie commune aux foules transvasées à grande altitude et la qualité des réflexions qu’elles échangent à la face des nobles horizons. Suffit.

   Allons donc ! Convenez-en à la fin! Le destin de ces grandes montagnes n’est pas d’être vues par les foules. Elles leur ont été données de loin, comme un rêve bleu flottant au dessus des plaines, et le plus humble d’entre nous peut comprendre ce signe. Mais pour entrer en familiarité avec elles, il faut au préalable franchir une multitude d’obstacles placés là comme atant d’épreuves et dont tous ne sauraient triompher. Le supprimer artificiellement, c’est compre l’ordre naturel des choses ; et rien de bon n’en est jamais sorti. Oui messieurs les entrepreneurs de spectacles naturels, construisez des « Kulm », des routes, des funiculaires ou des téléphériques ; montez les gens en cars, en bennes, en wagons, en ascenseurs, en paniers à salade, en tout ce qu’il vous plaira ; débarquez-les en vrac dans un désert, et collez-les avec des coussins sous les fesses devant le plus eau pays du monde : ils bailleront, messieurs, à raison de trois cent francs l’heure ! Il est vrai que ces trois cents francs iront dans vos poches : tout s’explique.

   Et que vous importe à vous d’avoir saccagé avec vos ferrailles un coin de terre pure, pourvu que l’argent rentre? Mais nous ne nous entendrons jamais. Vous me prenez pour un imbécile, et je vous prends pour des vandales. N’importe, je vous souhaite dévotement toutes sortes de chances. Que le gel fasse péter vos câbles ! Que les avalanches transforment vos guichets en galettes ! Que vos actionnaires boivent tant de bouillons qu’ils s’en lassent et que l’aurore se lève un jour sur un monde sans trafiquants !

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