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Heinrich Heine (1797-1856) peint par Moritz Daniel
Heine possède à un haut degré, à un degré excessif peut-être, cette faculté de dissocier la sensibilité et L’intelligence qui étonne si fort les Allemands. Au moment même qu’il éprouve, qu’il exprime ses peines ou ses joies d’amant ou de poète, il se regarde jouir, il se regarde souffrir, surtout souffrir, et il se juge spectateur ironique d’un spectacle dont il est aussi l’auteur et facteur. L’Allemand s’enfonce dans son rêve, y disparait tout entier, esprit et sentiment : l’esprit de Heine demeure en dehors du nuage, lumineux et attentif. – Le Mercure de France
Ce n’est pas un vain cliquetis d’antithèses de dire littérairement d’Henri Heine qu’il est cruel et tendre, naïf et perfide, sceptique et crédule, lyrique et prosaïque, sentimental et railleur, passionné et glacial, spirituel et pittoresque, antique et moderne, moyen-âge et révolutionnaire. Il a toutes les qualités et même, si vous voulez, tous les défauts qui s’excluent ; c’est l’homme des contraires, et cela sans effort, sans parti pris, par le fait d’une nature panthéiste qui éprouve toutes les émotions et perçoit toutes les images. (…) Ce qui suit le poète à travers ces mutations perpétuelles et ce qui le fait reconnaître, c’est son incomparable perfection plastique. Il taille comme un bloc de marbre grec les troncs noueux et difformes de cette vieille forêt inextricable et touffue du langage allemand à travers laquelle on n’avançait jadis qu’avec la hache et le feu ; grâce à lui, l’on peut marcher maintenant dans cet idiome sans être arrêté à chaque pas par les lianes, les racines tortueuses et les chicots mal déracinés des arbres centenaires ; — dans le vieux chêne teutonique, où l’on n’avait pu si longtemps qu’ébaucher à coups de serpe l’idole informe d’Irmensul, il a sculpté la statue harmonieuse d’Apollon ; il a transformé en langue universelle ce dialecte que les Allemands seuls pouvaient écrire et parler sans cependant toujours se comprendre eux-mêmes. – Gérard de Nerval
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–––– poème Die Sphinx (le Sphinx), écrit à Paris en 1839 –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) – Œdipe et le Sphinx (détail), 1808-1827
« La femme est le monstre de l’homme à moins que ce soit l’homme qui est le monstre de la femme » – Diderot (Le rêve de D’Alembert)
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La vie sentimentale de Heinrich Heine fut une longue suite de désillusions. Lors de son séjour de formation à Hambourg chez son oncle Salomon, il tombe amoureux de sa cousine Amélie mais celle-ci lui préfère un autre homme avec qui elle se marie. Cet amour contrarié lui inspirera le recueil de poèmes Le Livre des Chants ( Buch der Lieder). Désespéré, il quitte alors Hambourg pour étudier dans diverses universités d’Allemagne, Bonn, Goettingue et Berlin. A peine remis de sa peine de cœur avec Amélie, c’est sur la jeune sœur de celle-ci, Thèrèse qu’il jette son dévolu et poursuit de ses assiduités. Le résultat ne sera pas plus heureux. Ces deux échecs auront une influence profonde sur son œuvre poétique, les amours décrits dans ses poèmes y étant le plus souvent malheureux et la femme aimée présentée sous les traits d’une femme fatale ou versatile. Ce n’est qu’à partir de 1834 que Heine connaîtra une vie sentimentale apaisée, après avoir fait la connaissance d’une jeune grisette parisienne, Eugénie Mirat, qu’il épousera en 1841.
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LE SPHINX (le Livre des Chants) DIE SPHINX (Buch der Lieder)
C’est l’antique forêt pleine d’enchantements. Das ist der alte Märchenwald !
On y respire, au bord de leurs frêles calices, Es duftet die Lindenblüte!
Le doux parfum des fleurs. — Les clairs rayonnements Der wunderbare Mondenglanz
De la lune en mon coeur versent mille délices. Bezaubert mein Gemüte.
J’allais parmi la mousse embaumée, et tandis Ich ging fürbaß, und wie ich ging
Que sous mes pas errants craquait la morte branche Erklang es in der Höhe.
Il se fit quelque bruit dans les airs : — j’entendis Das ist die Nachtigall, sie singt
La voix du rossignol chanter, sonore et franche ! Von Lieb und Liebeswehe.
Il chante ses amours, le jeune rossignol ! Sie singt von Lieb und Liebesweh,
Il chante leurs gaietés et leurs douleurs sans trèves, Von Tränen und von Lachen,
Et si tristement pleure, hélas ! que mes vieux rêves Sie jubelt so traurig,sie schluchzet so froh,
Se raniment soudain et reprennent leur vol. Vergessene Träume erwachen.
— Je poursuivis ma route à travers la nature, Ich ging fürbaß, und wie ich ging
Dans les herbes, songeant et le coeur en émoi. — Da sah ich vor mir liegen,
Comme j’allais, je vis s’élever devant moi Auf freiem Platz, ein großes Schloß,
Un grand château gothique à la haute toiture. Die Giebel hoch aufstiegen.
Je jetai sur ses murs désolés un coup d’oeil : Verschlossene Fenster, überall
— Sa porte était fermée et sa fenêtre close, Ein Schweigen und ein Trauern;
Et partout la tristesse accablante et le deuil; Es schien, als wohne der stille Tod
La mort paraissait vivre en ce château morose. In diesen öden Mauern
Au seuil était un sphinx. — A la fois effrayant Dort vor dem Tor lag eine Sphinx
Et charmant, il avait d’un lion la poitrine Ein Zwitter von Schrecken und Lüsten,
Et la griffe cruelle, et de la plus divine Der Leib und die Tatze wie ein Löw,
Femme il avait les reins et le front souriant. Ein Weib an Haupt und Brüsten
O femme ! son regard appelait de sauvages Ein schönes Weib! Der weiße Blick
Voluptés ! et sa lèvre au sourire puissant, Er sprach von wildem Begehren;
Qui n’avait point subi du temps les durs ravages, Die stummen Lippen wölbten sich
S’offrait pleine d’ardeurs, de désirs et de sang. Und lächelten stilles Gewähren.
Le rossignol chantait si doucement dans l’arbre ! Die Nachtigall, sie sang so süß –
Saisi soudainement d’un charme inapaisé, Ich konnt nicht widerstehen –
Ne pouvant résister à la lèvre de marbre, Und als ich küßte das holde Gesicht,
J’y vins mettre un joyeux et violent baiser. Da wars um mich geschehen.
La figure impassible, alors, prit une vie; Lebendig ward das Marmorbild,
La pierre soupira; le frisson courut dans der Stein begann zu ächzen –
sa veine; — elle vivait ! — et sa bouche ravie Sie trank meiner Küsse lodernde Glut
but avec soif le flot de mes baisers ardents. Mit Dürsten und mit Lechzen.
Elle aspira mon souffle entier, la charmeresse ! Sie trank mir fast den Odem aus –
Sa poitrine gonflait en sa rebellion. Und endlich, wollustheischend,
Elle étreignis mon corps dans une chaude ivresse, Umschlang sie mich, meinen armen Leib
Le déchirant avec ses griffes de lion. Mit den Löwentatzen zerfleischend.
O souffrance et plaisirs infinis ! Doux martyre ! Entzückende Marter und wonniges Weh!
Pendant que son baiser m’énivrait en vainqueur, Der Schmerz wie die Lust unermeßlich!
Comme un poison charmeur qui tue et vous attire, Derweilen des Mundes Kuß mich beglückt,
— Ses griffes me faisaient des blessures au coeur. Verwunden die Tatzen mich gräßlich.
Le rossignol chanta, des frissons plein son aile : Die Nachtigall sang: „O schöne Sphinx!
— » O sphinx ! Amour ! pourquoi mêler jusqu’à la O Liebe! was soll es bedeuten,
mort, A tes félicités la douleur éternelle ! Daß du vermischest mit Todesqual
Et pourquoi le baiser si la bouche vous mort ? All deine Seligkeiten?
« O toi, beau sphinx ! Amour mystérieux ! révèle O schöne Sphinx! O löse mir
à nos coeurs, tout remplis de tes désirs brûlants, Das Rätsel, das wunderbare!
cette énigme fatale et sans cesse nouvelle. Ich hab darüber nachgedacht
— Moi, j’y songe déjà depuis près de mille ans. Schon manche tausend Jahre.“
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Gustave Moreau (1826-1898) – Œdipe et le Sphinx (détail), 1864
Heinrich Lossow (1840-1897) – Le Sphinx et le poète, 1868
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Deux autres traductions du poème très voisines ont été publiée par des revues de l »époque : le Magazine littéraire et Bibliopolis (textes différents présentés en italique)
LE SPHINX (le livre des chants)
C’est l’antique forêt aux enchantements. On y respire la senteur des fleurs du tilleul ; le merveilleux éclat de la lune remplit mon cœur de délices.
J’allais, et, comme j’avançais il se fit quelque bruit dans l’air : c’est le rossignol qui chante d’amour et de tourments d’amour.
Il chante l’amour et ses peines, et ses larmes et ses sourires; il s’agite si tristement, (il jubile si tristement,) il se lamente si gaiement, que mes rêves oubliés se réveillent!
J’allai plus loin, et, comme j’avançais, je vis s’élever devant moi, dans une clairière, un grand château à la haute toiture.
Les fenêtres étaient closes , et tout alentour était empreint de deuil et de tristesse; on eût dit que la mort taciturne demeurait dans ces tristes murs.
Devant la porte était un sphinx d’un aspect à la fois effrayant et attrayant (et délicieux), avec le corps et les griffes d’un lion, la tête et les seins d’une femme.
Une belle femme ! son regard appelait de sauvages voluptés (de sauvages désirs) ; le sourire de ses lèvres arquées était plein de douces promesses. (un sourire prometteur arquait ses lèvres muettes)
Le rossignol chantait si délicieusement! Je ne pus résister, et, dès que j’eus donné un baiser à cette bouche mystérieuse, (et dés que j’eus baisé cette bouche charmante,) je me sentis pris dans le charme.
La figure de marbre devint vivante. La pierre commençait à jeter des soupirs (la pierre se mit à soupirer,). Elle but toute la flamme de mon baiser avec une soif dévorante. (Avec une soif dévorante, elle aspira la flamme de mon baiser.)
Elle aspira presque le dernier souffle de ma vie , et enfin , haletante de volupté , elle étreignit et déchira mon pauvre corps avec ses griffes de lion.
Délicieux martyre, jouissance douloureuse, souffrance et plaisirs infinis! Tandis que le baiser de cette bouche ravissante m’enivrait, les ongles des griffes me faisaient de cruelles plaies. (Tandis que le baiser m’enchante, les griffes me déchirent cruellement.)
Le rossignol chanta : « toi, beau sphinx, ô amour! pourquoi mêles- tu de si mortelles douleurs à toutes les félicités? ( » O beau sphinx ! O amour ! Pourquoi mêles-tu les tourments de la mort à toutes tes félicités?)
« O beau sphinx! ô amour! révèle-moi cette énigme fatale. — Moi, j’y ai réfléchi déjà depuis près de mille ans. »
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Autre version du poème de Heine
Le Sphinx
Voici l’antique forêt aux enchantements !
Les fleurs du tilleul embaument,
Et l’éclat merveilleux de la lune
Tient mon âme ensorcelée.
J’allais mon chemin, et comme j’avançais,
Une mélodie retentit dans les airs.
C’est la voix du rossignol, il chante
L’amour et le mal d’amour.
Il chante l’amour et le mal d’amour,
Il chante les larmes et le rire.
Si triste est sa joie, si joyeuse ses sanglots !
Des rêves oubliés s’éveillent.
J’allais mon chemin, et comme j’avançais,
Je vis se dresser devant moi,
Au beau milieu d’une clairière,
Un grand château aux pignons élancés.
Les fenêtres étaient closes; partout,
C’était le silence, comme si la mort, entre ces murs déserts,
Avait établi sa muette demeure.
Devant le portail était couché un sphinx,
Monstre hybride inspirant frayeur et volupté :
Il avait d’un lion le corps et les griffes,
D’une femme la tête et les seins.
O l’admirable femme ! Son regard brillant
Disait de farouches désirs,
Ses lèvres muettes s’arquaient
D’un sourir plein de promesses.
Le rossignol chantait si délicieusement-
Je ne pus résister d’avantage :
Je posais mes lèvres sur ce doux visage,
C’en était fait de moi.
La statue de marbre s’anima,
La pierre se mit à soupirer :
Elle but, avec une vorace avidité,
L’ardente flamme de mes baisers.
A peine pouvais-je respirer encore-
Enfin, haletante de volupté,
Elle m’étreingnit, déchirant mon pauvre corps
De ses griffes de lion.
Martyre délicieux, souffrance enivrante !
Douleur et plaisir infinis !
Tandis que des lèvres le baiser m’enchante,
Les griffes me font d’horribles blessures.
Le rossignol chantait : « O beau sphinx !
O Amour ! Pourquoi mêles-tu
De si mortels tourments
A tes divins extases ?
O beau sphinx,dis-moi le mot
De cette étrange énigme !
Je l’ai cherché, je le cherche encore,
Depuis des milliers d’années. »
Heinrich Heine, Livre des Chants Tome I
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Le poète romantique italien Ippolito Nievo, compagnon de Garibaldi, a aussi composé un poème à partir du poème de Heine et de la version en prose de Gérard de Nerval. En voici la traduction effectuée par Yves Branca, juin 2002, revu en octobre 2009
C’est l’antique forêt des enchantements.
Le parfum qui vient du tilleul en fleur
Et les rayons presque bleus de la lune
De magiques délices comblent le cœur.
Je fais un pas, à l’entour de moi vire
Dans l’air un son qui vainc toute parole.
C’est le rossignol qui d’amour soupire,
C’est le rossignol qui d’amour se plaint.
D’amour se plaint, pleure et sourit ensemble ;
Et si triste est ce tendre désir,
Et si joyeuses, ces lamentations
Que mes rêves morts dévêtent l’oubli.
Je m’enfonçais dans ces bois, et à mesure
Que j’avançais, là, en face de moi,
Un château s’élevait sur un plateau,
Un grand château, aux toitures aiguës.
Fenêtres et portes semblaient fermées,
Deuil et tristesse tout autour régnaient :
On devinait que la muette mort
Habitait cette livide demeure.
Un sphinx se tenait assis au portail
D’aspect enchanteur et ensemble horrible,
Qui sur son corps et ses pattes de lion
Avait visage et poitrine de femme.
Qu’elle était belle! De ses regards ardents
Elle inspirait des voluptés sauvages ;
Et de ses courbes lèvres souriantes
Une douceur de promesses coulait.
Le rossignol se dépensait en si doux lais !…
Oh, tout à délirer me poussa.
Mais quand je baisai ces lèvres fatales
Je fus saisi, le maléfice entra en moi.
Le marbre s’avivait, et peu à peu
Apprenait les soupirs la pierre muette,
Qui avidement de mes baisers le feu
But ; et sa soif semblait encore accrue.
Presque à son dernier souffle ma vie
Elle aspira, jusqu’à ce que la prît
Si atroce d’amour la frénésie
Que ses griffes de lion m’étreignirent.
Martyre cher, malheureuse douceur
Et tourments et plaisirs sans limites !
Quand de ses baisers je buvais l’ivresse
De plaies me couvraient les griffes cruelles.
Et le rossignol chantait: – Ô amour, sphinx !
Pourquoi mêles-tu tes joies à ces tourments ?
Quelle est la splendeur où puisent nos chants ?
Je le cherche peut-être depuis mille ans.
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Dans un autre poème, Heine va revenir au thème de la femme-sphinx, mais une femme-sphinx dénuée sur le plan physique de tout attribut animal. C’est par essence que la femme est un sphinx et détient le pouvoir de divination. Elle pose aux hommes une nouvelle énigme, celle qui lui est propre et touche à sa nature profonde et dont la résolution présenterait un danger mortel pour l’humanité toute entière. Une nouvelle fois, la femme est présentée comme un être mystérieux et paraît investie de pouvoirs non humains qui présente un danger mortel pour l’homme. Dieu merci, la femme ne possède pas la clé de la résolution de l’énigme et son ignorance a pour effet de protéger le monde. (cité par Sophie Boyer, La femme chez Heinrich Heine et Charles Baudelaire, le langage moderne de l’amour – éd. de l’Harmattan, 2004).
Le vrai sphinx, il est dans un corps
Tout pareil au corps de la femme :
Fadaise, tout autre accessoire
De la morphologie du lion.
Ténèbre et mort, telle est la clef
De l’énigme de ce vrai sphinx :
Plus simple à deviner fut celle
Du fils et époux de Jocaste.
Il est heureux que la bavarde
Ne sache pas sa propre énigme :
Prononçant le mot clef, la femme
Nous ferait s’écrouler le monde.
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Dans un poème tardif à l’atmosphère onirique lugubre, Heine mettra en scène une dernière fois la femme-sphinx.
Rêvant j’ai vu par une nuit d’été
De gris bâtiments blêmes sous la lune,
Ouverts à tous les vents, vestiges ruinés
Des splendeurs de la Renaissance.
Sortant des gravats, seule une colonne,
Çà et là dresse un métope dorique
Et semble braver d’un œil ironique
Du haut firmament la foudre immanente.
Brisés, dispersés, épars sur le sol,
Portiques, frontons et frises sculptées
Mi-bêtes, mi-gens, centaures et faunes
Chimères et sphinx, mythiques figures.
Gisant cà et là, des femmes de pierres,
Et l’herbe a poussé sur ces effigies;
Triste syphilis, le temps en partie
Des nymphes rongea le sublime nez.
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Franz von Stuck – le Baiser du Sphinx, 1895
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Les Grecs semblent avoir donné une interprétation érotique du mythe du Sphinx. La sphinge au buste de belle jeune fille aurait précipité vers la mort les jeunes hommes incapable de résoudre ses énigmes. Une autre version du mythe décrit la sphinge se rendant quotidiennement au marché de Thèbes pour s’y procurer des victimes. Certaines représentations grecques comme la poterie présentées ci-après paraissent montrer le viol d’un jeune homme par cette créature. C’est cette scène que représente le tableau de Franz von Stuck.
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Jan Herman, Steven Engels et Alex Demeulenaere dans leur essai « »Littératures en contact: mélanges offerts à Vic Nachtergaele » (Presses Universitaires de Louvain) font remarquer que le Sphinx du poème de Heine n’est ni le Sphinx grec, créature vivante, ni le Sphinx égyptien, créature de pierre. C’est un Sphinx hybride fait de marbre qui dans un premier temps se féminise (ein Weiss an Haupt und Brusten) puis s’anime (Lebendig ward das Marmobild) sous l’effet du baiser déposé sur ses lèvres. Nul besoin d’énigme non résolue pour que la sphinge déchire le cœur du jeune homme de ses griffes puissantes. Ce n’est pas Œdipe et le Sphinx de Delphes que Heine, amoureux trop souvent éconduit, met en scène dans ce poème, c’est l’homme amoureux et la femme fatale, figure féminine castratrice et vorace incontournable créée de toute pièce par les hommes du XIXe siècle, qui le mène à sa perte. D’autres comme Baudelaire et le poète symboliste Albert Samain s’y laisseront tenter.
Beauté (Les Fleurs du mal), Baudelaire
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris;
J’unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.°°°
La Chimère (Evocations), Albert Samain
La chimère a passé dans la ville où tout dort,
Et l’homme en tressaillant a bondi de sa couche
Pour suivre le beau monstre à la démarche louche
Qui porte un ciel menteur dans ses larges yeux d’or.Vieille mère, enfants, femme, il marche sur leurs corps…
Il va toujours, l’oeil fixe, insensible et farouche…
Le soir tombe… il arrive; et dès le seuil qu’il touche,
Ses pieds ont trébuché sur des têtes de morts.Alors soudain la bête a bondi sur sa proie
Et debout, et terrible, et rugissant de joie,
De ses grilles de fer elle fouille, elle mord.Mais l’homme dont le sang coule à flots sur la terre,
Fixant toujours les yeux divins de la Chimère
Meurt, la poitrine ouverte et souriant encor.°°°
Emeraude (Evocations), Albert Samain
Vision de forêts dans l’eau glauque – Émeraude.
Étangs luisant dans les jardins comme des yeux,
Beaux yeux cruels pareils aux bois mystérieux
Où la panthère d’or, Amour, ondule et rôde.Printemps de la couleur. Rêve sentimental
De feuillée en fraîcheur mirée à la rivière
Et d’âme rebaignée en la candeur première
De la verdure peinte en un vierge cristal.Et mauvais rêve aussi de la femme mauvaise
Dont le lourd regard vert, brûlant comme la braise,
Au coeur ensorcelé distille le poison.Mers vertes – vision de naufrages tragiques…
Émeraudes. Grands yeux fascinants et magiques
Du vieux sphynx allongé – fatal – à l’horizon.°°°Evocations)
Félicien Rops (1833-1898) – Le Sphinx, entre 1878 et 1881
Fernand Khnopff (1858-1921) – la caresse du Sphinx, 1896
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Ses poésies sont somptueuses !