A propos du tableau « Face à la lune » du peintre chinois Ma Yuan (fin XIIe – début XIIIe siècle)

–––– Le tableau « Face à la Lune » ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

En buvant seul sous la Lunepoème de Tang Li Bai (701-762)
月下独酌

Un pichet de vin au milieu des fleurs :             花间一壶酒
Je suis seul à boire sans compagnon.               独酌无相亲。
Ma coupe levée, je convie la lune claire :         举杯邀明月,
Avec mon ombre, nous voilà trois !                  对影成三人。

La lune, hélas ! ne sait pas boire,
Et mon ombre me suit sans comprendre.
Amies d’un instant, lune et ombre,
Débordons de printemps !

La lune vacille à mon chant :
A ma danse, l’ombre s’ébat.
Dans la joie, nous veillons ensemble :
Ivres, chacun s’en retourne.

 Amies inanimées de toujours
Au Fleuve des Nues, prenons rendez-vous !

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Ma Yuan - Face à la Lune

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En face de la Lune : composiion 2Ma Yuan – Face à la Lune – tableau déroulant – encre et couleurs sur soie, 149,7 cm x 78,2 cm, Musée national du Palais, Taipei 

    Le tableau « Face à la Lune » représente une scène qui se situe une nuit d’automne dans un paysage montagneux éclairé par la pleine lune. Curieusement, l’astre lumineux, alors qu’il apparait comme l’un des thèmes essentiels du tableau, est représenté de manière minuscule dans la partie supérieure droite, au point qu’on le distingue à peine; la faiblesse de sa taille ne l’empêche nullement d’illuminer la voute du ciel et la masse brumeuse qui occupe l’espace resté vide entre les aiguilles et les falaises aux à-pics impressionnants.
   Sur une plateforme dominant le vide, un lettré est assis et porte un toast à l’astre de la nuit. Un peu à l’écart se tient un serviteur debout, porteur d’un récipient. Cette scène fait allusion au poème « En buvant seul sous la lune » du poète Tang Li Bai (李白, 701-762) (consulter l’article de Paul Emond consacré à ce poème, c’est ICI ). 

Ma Yuan - Face à la Lune (détail)

    Bien que ce tableau ne comporte ni signature, ni cachet de l’artiste, il a été traditionnellement attribué au peintre Ma Yuan. On retrouve effectivement dans sa composition certains des principes et techniques propres à ce peintre. C’est ainsi que  le centre de gravité de la composition, qui se caractérise par le nombre et la densité des objets et sujets traités, ici arbres, rochers, plateforme et personnages, se trouve placé dans l’un des coins du tableau (celui du bas à gauche) laissant en grande partie vide ou baigné par la brume le reste du tableau. Ce système était fortement utilisé par Ma Yuan qu’on avait affublé pour cela du sobriquet de « Ma le coin »; il permet au spectateur, après une première fixation du regard sur un point d’attache lourdement chargé de laisser divaguer ensuite librement son œil dans un espace vide ou aéré et de donner libre cours au développement de sa pensée et de son imagination. La seconde technique utilisée par Ma Yuan consistait à structurer le tableau le long de lignes de forces, en général des diagonales . C’est ainsi que dans « Face à la Lune », à partir d’une raie de lumière oblique qui rompt la masse obscure de l’angle bas-gauche, les deux sujets essentiels de la scène, le lettré et la lune, se succèdent sur une diagonale ascendante qui partage le tableau en deux. Une autre diagonale qui s’oppose à la première en étant orientée vers le bas marque le développement de la branche principale d’un pin des montagne (symbole de longévité) qui semble vouloir protéger de sa ramure le lettré. Dans la composition d’ensemble du tableau ces deux diagonales transversales se mêlent aux lignes verticales induites par l’élancement des falaises et des pics qui montent à l’assaut du ciel et par celle induite par le vide du ciel qui, dans le sens contraire, de haut en bas, semble s’engouffrer comme dans un entonnoir dans le précipice qui s’ouvre aux pieds du lettré. Ces effets de verticalité sont encore renforcés par la proportion étirée du tableau dont les côtés sont deux fois plus hauts que larges. 

    Le lettré, confortablement assis et qui porte sereinement un toast à la lune apparaît comme un pôle d’équilibre et de stabilité au centre de ce maelstrom de forces violentes et contraires que la nature met en jeu mais que la subtilité d’agencement du tableau mise en œuvre par l’artiste équilibre et apaise. Il en résulte que le spectateur éprouve le sentiment confus et troublant de la perception d’une ambiance tout à la fois dramatique et sereine. On touche ici à la différence fondamentale qui fonde les arts de la représentation occidentale et asiatique du paysage. En occident, le paysage est représenté en tant qu’objet unique et singulier, l’artiste s’attachant surtout à représenter sa spécificité et sa différence même s’il ne s’interdit pas de « l’interpréter » et de projeter sur son œuvre ses propres constructions mentales. En Chine, la représentation du paysage vise à exprimer avant tout une certaine vision du monde fondée sur le rôle de l’esprit et du souffle qui anime l’univers, le « ch’i ». La nature, le cosmos tout entier sont le jeu de forces contraires bipolaires complémentaires qui à la fois s’attirent et se repoussent et sont condamnées à cohabiter harmonieusement dans un équilibre fragile sans cesse mis en cause qui se doit d’être renouvelé. Le rôle du lettré et du peintre est de percevoir et exprimer, à travers le mouvement et la multiplicité des formes crées par la nature (son impermanence), le rythme de l’esprit, le principe cosmique qu’elles expriment et le sens de l’universel. Il s’agit de peindre le naturel dans sa dynamique de mouvement et de vie mais de façon très concrète et sans exaltation. Cette compréhension des principes cachés qui animent le mouvement du monde prend la forme d’une révélation et n’est pas accessible par le commun des mortels, elle ne concerne que quelques personnalités privilégiées marquées du sceau du génie, elle constitue alors le Tao, « la Voie, le chemin » qui symbolise  l’union de la dualité Yin-Yang en mouvement et qui invite à se remettre en phase avec l’authenticité primordiale de la nature, de la vie et de ses rythmes.  La peinture renvoie à la cosmologie. Du Vide originel naissent les Dix mille êtres (c’est-à-dire toute chose).  « Le Tao d’origine est conçu comme le Vide suprême d’où émane l’Un qui n’est autre que le Souffle primordial. Celui-ci engendre le deux, incarné par les deux souffles vitaux que sont le Yin et le Yang. Le Yang, en tant que force active, et le Yin, en tant que douceur réceptive, par leur interaction, régissent les multiples souffles vitaux dont les Dix mille êtres du monde créé sont animés. Toutefois, entre le Deux et les Dix mille êtres prend place le Trois. » (François ChengVide et Plein, p. 59).

Ma Yuan - L"espace du vide (Face à la Lune)

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L’espace du vide

    Dans le tableau « Face à la lune », la composition est partielle, décentrée et laisse une part importante au vide (ciel, brume). Le Vide constitue une notion centrale de la pensée chinoise, image de l’infini, de l’illimité, il est aussi paradoxalement virtualité et racine de vie. Le xu est immense et presque uniforme, c’est du vide  à l’état pur et pourtant il est chargé d’émotions complexes que le spectateur est libre de faire vivre à son gré dans la sérénité ou dans l’angoisse. Loin d’être un espace inerte et mort, il est le lieu du Tao, la voix des dix mille êtres.
     Nombre de critiques de Ma Yuan qualifiaient ses tableaux de « paysages incomplets » car ils présentaient souvent un rocher escarpé sans sommet ni pied, une montagne touchant au ciel sur un arrière-plan de petits monts, une barque dans le vide,. Cette technique permettait au peintre de mettre en relief l’objet principal du tableau et offrait au spectateur la possibilité de laisser libre cours à son imagination.
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Ma Yuan - technique du pinceau (détail du tableau Face à la Lune)

Technique du pinceau

     Dans la technique de Ma Yuan, le pinceau a pénétré et circulé sur la toile avec dextérité tandis que les dégradés d’encre produisent un contraste harmonieux entre lumière et obscurité.  Dans ce type de peinture, comme dit l’axiome traditionnel, «le pinceau s’arrête à mi-course tandis que l’idée atteint son plein développement». Le coup de pinceau large, angulaire et tranchant, du type dit «taillé à la hache», dérivé de son maître Li Tang et porté maintenant à sa perfection, contraste dans sa violence incisive et nerveuse avec l’atmosphère rêveuse et contemplative des sujets traités. Un critique a fait remarquer que « c’est précisément grâce à cette fermeté et à cette rigueur du métier que Ma Yuan échappe aux périls de la sentimentalité et de la banalité ». Les thèmes souvent repris – « poète contemplant la lune », « pêcheur solitaire sur le fleuve hivernal », etc. – relèvent d’un ordre romantique où la figure humaine, au lieu d’être oubliée au milieu de l’univers, prend la pose sur l’avant-scène et concentre sur elle toute la charge émotionnelle de l’œuvre ; mais la concision tranchante du pinceau réussit toujours à préserver cet art de toutes déclamation et emphase creuse. Malgré tout ce que les recettes de composition présentent de trop prévisible et de trop infaillible, la verve du pinceau, la franchise de l’exécution confèrent à ces peintures une pureté qui désarme les critiques par ailleurs les plus prévenus contre elles »

Ma Yuan - Face à la lune (détail)

Ma Yuan – Face à la lune : arbre  (détail)

Ma Yuan – Face à la lune : rocher (détail)

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Caractère chinois 道 dào

Caractère chinois 道 dào

  Un ouvrage s’est chargé de définir le Tao et le codifier quelques six siècles avant notre ère, c’est le fameux Tao Tö King que la tradition a attribué à Lao Tseu. Certains des aphorismes de ce texte permettent de mieux comprendre le sens de la peinture chinoise :

  • le Tao qui est intangible, permanent et ineffable est à l’origine de tous les éléments et êtres de l’univers. Il faut revenir au primordial, à l’authenticité, à l’essence même des choses et se méfier des apparences trompeuses : « Celui qui ne perd pas sa racine peut durer » (Lao Tseu)
  • l’un des effets du Tao est la vertu ( 德).
  • Rôle essentiel de l’espace vide (wuun 無), par exemple, c’est l’espace intérieur d’un récipient qui lui permet de remplir sa fonction. 
  • Valorisation de la mise en retrait de soi, de la passivité et de la quiescence, par lesquelles on exerce une puissance naturelle et critique de la force et de l’affirmation et de la richesse : le faible est souvent porteur d’une énergie vitale et d’une force future; définir certaines choses comme belles en définit inévitablement d’autres comme laides ; Toute action provoque inévitablement une réaction qui peut être dangereuse.
  • Valorisation de la régression qui permet le renouvellement : tout retourne au Tao pour se ressourcer.

     On comprend mieux à la lecture de ces principes la raison de l’économie de moyens et de traits de la peinture de Ma Yuan, l’absence de tout effet ostentatoire, l’importance donnée dans ses tableaux à l’expression du vide : ciel, masses brumeuses ou étendue d’eau, l’immobilité de ses personnages le plus souvent représentés en contemplation des phénomènes naturels, tous empreints de maîtrise de soi et de sérénité.

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–––– Quelques autres tableaux de Ma Yuan –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Ma Yuan - Danser et chanter

Ma Yuan – Danser et chanter (le retour du travail des paysans)

Ma Yuan - exemple d'expression du Vide

Ma Yuan – Bel exemple d’expression du Vide

Ma Yuan - contemplation

Ma Yuan – Contemplation

Ma Yuan - Lettré devant une cascade, vers 1200

Ma Yuan – Lettré devant une cascade, vers 1200

Ma Yuan - Walking on Path in Spring,

Ma Yuan – Promenade sur un chemin au printemps

Pêcheur solitaire sur le fleuve en hiver, Ma Yuan, 1195, Song du Sud. Détail d'un rouleau vertical, soie, 141 x 36cm. Tokyo National Museum.

 Ma Yuan – Pêcheur solitaire sur le fleuve en hiver, 1195, Song du Sud. Détail d’un rouleau vertical, soie, 141 x 36cm. Tokyo National Museum.

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