l’ascension du Ktaadn dans le Maine décrite par Henry-David Thoreau (1846)

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Henry David Thoreau (1817-1862) - portrait en 1856 par Benjamin D. Maxham

Henry David Thoreau (1817-1862) – portrait en 1856 par Benjamin D. Maxham

    L’extrait qui suit est tiré du livre de Thoreau « Les Forêts du Maine » dont la première édition date de l’année1864, deux années après la mort qui l’a frappé prématurément à 44 ans. Il y raconte trois expéditions effectuées en 1846, 1853 et 1857 dans les régions encore sauvages dans le nord de l’Etat du Maine dont l’ascension du Katahdin qui en est le point culminant (1.606 m). C’est sa sœur Sophia qui, après sa mort,  a regroupé les textes et s’est chargé de la publication.

    C’est peu de temps avant son départ définitif de Walden Pond en 1846 que Thoreau avait passé durant le mois de septembre deux semaines dans les forêts du Maine et effectué l’ascension du Katahdin. Il avait pour cela remonté un affluent ouest du fleuve Penobscot en compagnie de trois hommes d’affaires de Bangor. L’article relatant cette ascension a été écrit peu de temps après ce voyage. Il utilise, our nommer la montagne, l’orthographe indienne du nom, Ktaadn, qui signifie « la plus haute de la terre ». Il aura l’occasion de retourner par la suite à deux reprises dans cette région du Maine dans les années 1850. Le premier récit « Ktaadn » a été publié comme un long essai dans l’Union Magazine de la littérature et de l’art. Ce n’était pas sa seule expérience « au sommet des montagnes »,  il a décrit d’autres ascensions réalisées quelques années plus tôt dans Saddle-back Mountain in « Tuesday » (A dos d’âne dans la montagne dans « Tuesday ») et dans A Week on the Concord and Merrimack Rivers  (Une semaine sur le Concord et Merrimack Rivers.)

Virgil Macey Williams (American 1830-1886), View of Mt. Katahdin from the West Bank of the Penobscot River

Virgil Macey Williams (American 1830-1886), View of Mt. Katahdin from the West Bank of the Penobscot River

Thoreau Trip Katahdin

Les différentes randonnées effectuées par Thoreau au Katahdin. Celle relative à l’ascension du Katahdin figure en rouge sur la carte

Frederic Edwin Church - Mount Katahdin from Lake Millinocket, 1878 - Google Art Project

Frederic Edwin Church – Mount Katahdin from Lake Millinocket, 1878 – Google Art Project

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   A son habitude, la majeure partie des descriptions de Thoreau de cette expédition au Katahdin sont d’ordre technique, économique et naturaliste. L’écrivain n’est pas l’un de ces aristocrates ou bourgeois fortunés adepte de sensations esthétiques nouvelles offertes, selon la nouvelle mode du temps, par la nature. Il est un homme d’action et de terrain qui vient de vivre deux années presque seul et en quasi autarcie en forêt au bord de son étang de Walden et il s’intéresse avant tout, au cours de cette expédition, à la flore, la faune, la vie des autochtones et des voyageurs de passage, les techniques utilisées par ceux-ci pour gérer leurs affaires. L’expédition, avec les problèmes multiples qu’elle doit résoudre, laisse peu de temps à la méditation et la contemplation. Les passages qui concernent l’esthétique du paysage sont, dans la première partie du récit consacrée à la longue navigation et marche d’approche du Katahdin, très rares et succincts. Ce n’est qu’après avoir abordé les terres vierges exemptes de toute présence humaine, constituées dans un premier temps par le domaine de la forêt primaire puis dans second temps par celui de la haute montagne, que le ton de Thoreau change et devient plus lyrique, métaphorique et poétique et se charge de références culturelles et religieuses. A croire que son éloignement de la société des hommes et sa confrontation à un monde inconnu régi par les forces puissantes de la nature l’oblige à quitter ses références culturelles habituelles et se tourner vers des références mythologiques ou religieuses. Les références, au sommet du Katahdin, à des thèmes de la mythologie greco-latine, l’assimilation de la Nature à une divinité primordiale à la fois soucieuse du bien-être des hommes mais inflexible, la Terre-Mère, l’allusion au poème de Milton, Paradise Lost, font que l’on se trouve là face à un processus typique d’artialisation de la nature et du paysage montagnard au sens où l’entend le philosophe Alain Roger, le domaine inconnu qui apparait alors soudainement aux yeux du voyageur et pour lequel il manque de repère étant interprété à l’aune des productions culturelles et artistiques que celui-ci a assimilé et qui constitue son bagage culturel. N’est-ce pas une pratique mise en œuvre de tous temps par l’homme, lorsqu’il est impuissant à expliquer ou bien maîtriser les phénomènes de la Nature, de les expliquer ou de les justifier par une volonté ou une puissance de type surnaturel. A l’époque moderne marquée par le rationalisme et le désenchantement du monde, l’art jouerait alors le rôle ancien que jouaient le mythe et la religion.

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Frederic Edwin Church - Mount Katahdin from Millinocket Camp, 1895

Frederic Edwin Church – Mount Katahdin from Millinocket Camp, 1895

–––– Extrait du texte « Le Ktaadn » –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

      In the morning, after whetting our appetite on some raw pork, a wafer of hard bread, and a dipper of condensed cloud or waterspout, we all together began to make our way up the falls, which I have described; this time choosing the right hand, or highest peak, which was not the one I had approached before. But soon my companions were lost to my sight behind the mountain ridge in my rear, which still seemed ever retreating before me, and I climbed alone over huge rocks (…)
              Pour lire la suite du texte original en anglais qui suit, c’est ICI

   Au matin, après nous être aiguisé l’appétit sur du porc cru, une tranche de biscuit microscopique et une louche de nuage condensé (ou d’eau de la conduite forcée), nous nous mîmes tous ensemble à remonter le scoutes que j’ai décrites, en choisissant cette fois la pointe à main droite – la plus haute – et non pas celle que j’avais approchée la veille. Mais rapidement mes compagnons disparurent de ma vue, cachés par une arête qui était dans mon dos et qui semblait toujours reculer devant moi – de sorte que sur plus d’un mille j’escaladai seul d’énormes rochers en équilibre instable, jusqu’à la bordure des nuages; car si l’air était clair partout ailleurs, la brume masquait le sommet. la montagne semblait formée d’une énorme accumulation de rochers bien distincts les uns des autres, comme si à une époque il y avait eu une pluie de rochers, restés depuis sur le penchant de la montagne, à l’endroit même où il avait chu – nulle part véritablement en repos, mais accotés les uns sur les autres; des pierres branlantes, en somme, avec les cavités dans l’intervalle mais presque pas de terre ni aucun endroit plat. C’étaient les matériaux constitutifs d’une planète, tombés de quelque carrière invisible, que la vaste chimie de la nature transformeraient dans l’avenir en plaines verdoyantes et riantes vallées. On tenait là un bout inachevé du globe, comme nous voyons dans la lignite un charbon en cours d’élaboration.
   J’entrai enfin dans les franges du nuage qui paraissait flotter éternellement sur le sommet : il semblait ne devoir jamais passer, comme si l’air pur le générait aussi vite qu’il s’écoulait. Quand, un quart de mille plus loin, j’atteignis le sommet de la chaîne, que ceux qui l’ont vue par temps clair disent mesurer quelque cinq milles de long et qui représente un plateau d’un bon millier d’âcres, j’étais en plein milieu des rangs hostiles de nuages qui obscurcissaient tout. Tantôt le vent m’envoyait un carré de clair soleil dont je cherchais à profiter, tantôt il ne parvenait à produire qu’une clarté grise comme l’aube, la ligne de nuages montant et s’abaissant continuellement selon l’intensité du vent. Parfois, on pouvait croire que le sommet allait se dégager dans peu de temps et resplendir dans le soleil, mais ce qu’on gagnait d’un côté, on le perdait de l’autre. C’était un peu comme être assis dans une cheminée et à attendre que la fumée se disperse. C’était en fait d’une usine à nuages, que le vent extrayait des rochers froids et nus. De temps à autre, quand les colonnes du vent se brisaient contre moi, j’apercevais, à droite ou à gauche, un rocher escarpé, sombre et couvert d’humidité, le brouillard défilant sanie cesse entre lui et moi. Cela me rappelait les créations des anciens poètes épiques et dramatiques, Atlas, Vulcain, les Cyclopes et Prométhée. Le Caucase avec le rocher auquel était enchaîné Prométhée ressemblait à ça. Eschyle avait sûrement visité un paysage comme celui-ci : immense, titanesque, et où pas un homme n’habite jamais. A croire qu’une partie – et même une partie vitale – de celui qui l’embrasse s’échappe entre ses côtes au fur et à mesure qu’il monte. Et il est plus seul qu’on ne peut l’imaginer. Là-haut, la pensée est moins riche, l’esprit moins clair que dans les plaines où habitent les hommes; la raison s’y disperse, indécise – plus rare et plus ténue, comme l’air. la vaste, la titanesque, l’inhumaine nature l’a pris au dépourvu, alors qu’il était seul, pou lui escamoter un peu de son talent divin. Elle ne lui sourit pas comme dans les plaines, mais elle semble lui dire d’un ton sévère : « Pourquoi vient-tu ici avant ton heure ? Ce lieu n’est pas pour toi. Ne te suffit-il pas que je sourie dans les vallées ? Jamais je n’ai conçu ce terrain pour tes pieds, cet air pour que tu respires, ni ces rochers pour être tes voisins. Je ne puis ici ni te plaindre ni te cajoler; il me faut au contraire te chasser sans retour ni pitié vers les lieux où je suis aimable. Pourquoi me chercher là où je ne t’ai pas appelé et te plaindre ensuite de moi comme d’une marâtre ? Mourrais-tu de froid ou de faim, ou rendrais-tu ta vie dans un frisson, il n’y a ici ni autel ni temple et ne compte pas que je t’entende ».

* »Chaos and ancient Night,                                                Chaos, antique nuit,
I come no spy                                                                       Je ne viens pas comme un espion
With purpose to explore or to disturb                            Pour percer ni pour déranger
The secrets of your realm,                                                Les secrets de votre royaume…
But. . . . . as my way                                                           Mais parce que mon chemin vers la lumière
Lies through your spacious empire up to light. »           Traverse votre vaste empire

   Les sommets des montagnes figurent au nombre des parties inachevées du globe : c’est un peu insulter les dieux que d’y grimper, c’est s’immiscer dans leur secrets et éprouver leur ascendant sur notre humanité. Les audacieux, les insolents sont les seuls à monter là-haut. Les races simples, tels que sont les sauvages, ne gravissent pas les montagnes, dont les cimes sont des lieux mystérieux et sacrés qu’ils ne visitent jamais. Pomola se fâche invariablement contre ceux qui montent au sommet du Ktaadn.

     Selon Jackson, qui en sa qualité d’inspecteur géologue d’Etat l’a mesuré précisément, le Ktaadn a une altitude de cinq mille trois cent pieds, soit d’un peu plus d’un mille au-dessus du niveau de la mer. Et il ajoute : « C’est donc à l’évidence le point culminant de l’Etat du maine et la montagne granitique la plus escarpée de la Nouvelle-Angleterre. » Les particularités du vaste plateau où je me trouvais, tout comme le remarquable précipice semi-circulaire de son versant est, m’étaient totalement cachés par la brume. J’avais apporté là tout mon barda, pour le cas où il me faudrait redescendre seul jusqu’à la rivière ou même jusqu’à la partie habitée de l’Etat par un autre chemin, et parce que je tenais à avoir avec moi un équipement complet. Au bout d’un certain temps, pourtant, craignent que mes compagnons ne veuillent rejoindre la rivière avant la nuit et bien conscient que les  nuages pouvaient rester des jours sur la montagne, je fus forcé de redescendre. En cours de route, le vent m’ouvrait de temps en temps une échappée, à travers laquelle je pouvais voir la région du côté de l’est, avec ses forêts sans limites, ses lacs et ses cours d’eau miroitant au soleil – certains se déversant dans la branche Est. On apercevait aussi de nouvelles montagnes dans cette direction. Parfois un petit passereau, jaillissait devant moi, incapable de maîtriser son vol, comme un morceau de rocher gris emporté par le vent.
     Je retrouvais mes compagnons là où je les avais laissés, à flanc de montagne, en train de cueillir les airelles (…)

H.D. Thoreau, Les Forêts du Maine

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Evelyn Dunphy - Morning mist rises between Trout Mountain and Katahdin

Evelyn Dunphy – « Woman and mountain » : Morning mist rises between Trout Mountain and Katahdin. J’ai choisi pour illustrer cet extrait une aquarelle de l’artiste contemporaine Evelyn Dunphy spécialisée dans les représentations des paysages du Maine et du Katahdin en particulier. Ce tableau qui montre un personnage contemplant un sommet entouré de brume renvoie aux tableaux du peintre chinois Ma Yuan (voir ICI) ou du peintre romantique allemand Caspar Friedrich.

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    *Les vers cités par Thoreau dans ce passage sont des vers de Milton tirés de Paradise Lost (Livre II) :

(…) – Ye Powers
And Spirits of this nethermost Abyss,
With purpose to explore or to disturb
The secrets of your realm; but, by constraint
Wandering this darksome desert, as my way
Lies through your spacious empire up to light,
Alone and without guide, half lost, I seek,
What readiest path leads where your gloomy bounds
Confine with Heaven; (…)

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    « Vous Pouvoirs et Esprits de ce profond abîme, CHAOS et antique Nuit, je ne viens point à dessein, en espion, explorer ou troubler les secrets de votre royaume, mais contraint d’errer dans ce sombre désert, mon chemin vers la lumière m’a conduit à travers votre vaste empire; seul et sans guide, à demi-perdu, je cherche le sentier le plus court qui mène à l’endroit où vos obscures frontières touchent au Ciel »

Traduction de Chateaubriand

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