Le souffle, toujours le souffle… Extrait d’un article d’Eric Toubiana et poème d’Oskaras Milašius sur le vent

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Alberto Giacometti - l'Homme qui marche II, 1960Alberto Giacometti – l’Homme qui marche II, 1960

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   En effectuant des recherches sur les œuvres réalisées par les sculpteurs Rodin et Alberto Giacometti sur le thème de « l’Homme qui marche », je suis tombé sur un article rédigé par le psychanalyste Eric Toubiana dans la revue Cairn intitulé « L’homme qui marche : Freud entre Rodin et Giacometti » (c’est ICI) dans le quel deux chapitres sont consacrés au thème du souffle. Suivant de peu la rédaction de l’article de ce blog consacré au « qi » chinois, que l’on traduit imparfaitement en occident par « souffle » (c’est ICI), il m’a semblé intéressant de présenter ces textes en complément de ceux présentés dans cet article. Si l’analyse de type psychosensorielle présentée dans cet article me semble être inadaptée pour l’analyse de ce que représente le « qi » dans la perception du monde qu’a la Chine et pour sa peinture, le champ auquel s’applique ce concept étant beaucoup plus étendu et beaucoup plus complexe que le simple souffle issu de la respiration, elle ouvre tout de même des perspectives de réflexion utiles en relation avec ce thème, notamment sur l’assimilation du souffle au mouvement. Eric Toubiana fait également référence dans son article aux sensations que l’on éprouve sur la peau sous l’action des caresses des souffles de l’air ou du vent. La transition était toute trouvée pour vous présenter un poème sur le thème du vent que j’apprécie beaucoup, écrit par le poète franco-lithuanien Oskaras Milašius.

Rodin - L'Homme qui marche, 1907 (fonte d'Alexis Rudier en 1913)Rodin – L’Homme qui marche, 1907

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Eric Toubiana, psychanalyste

Eric Toubiana

 

L’homme qui marche : Freud entre Rodin et Giacometti par Eric Toubiana (revue Cairn)

LE SOUFFLE, LA VIE, LA MORT

     La pulsion orale, celle que Sigmund Freud analyse dans les trois essais sur la théorie de la sexualité infantile (Trois essais sur la théorie de la sexualité) , se centre principalement sur la zone buccale, la zone oro-alimentaire. La sphère de l’appareil respiratoire reste sensiblement mise en retrait. La respiration, le souffle, aussi bien le souffle émis par l’infans que celui que sa surface cutanée perçoit comme venant de l’autre, ne sont pas et n’ont pas été à sa suite, mis en chantier. Piera Aulagnier, dans sa théorisation de la constitution du narcissisme (La Violence de l’interprétation) , se démarque de la théorie du narcissisme primaire. L’« originaire et le pictogramme » permet avec conceptualisation métapsychologique de la « zone-objet complémentaire » de rendre compte plus précisément du travail qu’auront à mener à bien l’infans et le porte-parole afin que le Je puisse advenir. Cette mise en interface de la zone recevant la stimulation et de l’objet recevant cette stimulation, démontre la circularité nécessaire pour que ce travail ait lieu. L’exemplification du sein qui dispense et de la bouche qui est en position de récipiendaire permet de rendre compte de ce moment inaugural, originaire de la constitution de la psyché. La bouche n’est pas la seule zone réceptacle de cet éprouvé…toutes les surfaces cutanées y participent aussi; primauté est donnée au sensoriel. Ce n’est plus le seul lait qui est donné, c’est aussi le souffle de ce qui donne le lait, c’est aussi tout le « holding » dont parle Winnicot qui est mis en œuvre. L’air expiré par la mère est censé accompagner la satisfaction par le sein éprouvée

     Il a souvent été question du regard de la mère, mais lorsque ce regard est mis en place, c’est l’ensemble du visage de la mère qui se tourne vers l’infans. La bouche comme le nez témoignent de la position de la face et ce sont ces deux derniers organes qui font que, simultanément à la satisfaction ressentie par l’ingestion du liquide. Un autre ressenti s’y adjoint : le plaisir de l’enveloppement par le souffle, par la respiration de celle qui continue le travail nécessaire pour répondre à la prématuration de l’enfant de l’homme. Les mains portent et soutiennent en même temps que le souffle réchauffe ou rafraîchit selon les latitudes. La clinique psychosomatique, les avancées sur l’asthmatique, les recherches sur les plaisirs tabagiques et autres plaisirs addictifs, l’importance de la respiration dans maintes techniques de relaxations peuvent amplement servir de point de jonction entre la zone buccale et la zone respiratoire. La respiration, en répondant à un besoin fondamental du petit homme, procure une prime de plaisir tout comme l’incorporation du lait tout autant aussi à sa survie. « Le stade du Souffle » est concomitant au stade oral. Toute la clinique nous incite à en tenir compte. La culture occidentale ne lui prête pas l’importance dont il pourrait se prévaloir. La culture asiatique donne au vent la place qui lui revient. Le vent y est un élément naturel au même titre que la terre, l’eau, le feu, l’air. Si la relative longueur de ce propos sur Rodin trouve quelques justifications, c’est bien le souffle qui en est la première justification.

     Le souffle, cet air en mouvement, scande les instants de la vie. Rendre son dernier souffle termine le chemin de celui qui vit le jour, asphyxié par l’immiscer de l’air dans ses poumons. Au mouvement de l’air à l’intérieur du corps fait échos la caresse de l’air sur la peau. De l’intérieur comme de l’extérieur, l’air en mouvement est au service de la vie et aussi d’une prime de plaisir ou de déplaisir qui vient authentifier les qualités et les propriétés de cette vie. Du rapproché des corps naît la confusion des souffles. Gestuelle d’amour de la mère envers l’enfant qu’elle caresse en l’aérant, gestuelle d’amour de l’amante évaporant la suée par l’étreinte provoquée, le souffle destiné à l’autre porte le message de son intention. Le souffle peut se dévoiler aussi bien du côté de l’amour que de la haine… Le souffler devenant soufflage vient signifier l’expression de l’attaque. Des souffles entremêlés dérivent des baisers partagés. Les souffles délimitent les frontières des corps. Le souffle authentifie le mouvement. Le souffle est lui-même mouvement et il accompagne aussi chacun des mouvements lors des soins prodigués à l’enfant. Dans la genèse, il est écrit que c’est sur le visage de l’homme que le souffle de Dieu se porte pour lui donner vie. Dans les philosophies chinoises ou hindoues, le souffle est le vent fondent l’humain et son sentiment d’existence.

L’HOMME QUI MARCHE

    Le balancement systématisé du corps que l’on observe principalement chez des patients autistes se retrouve aussi chez bon nombre de patients psychotiques. Une symptomatologie bien particulière du rapport entre le corps et l’air est mise en place grâce à ces mouvements compulsifs. Un patient psychotique à qui il avait été demandé le sens de ses allers et retours perpétuels dans les couloirs du pavillon hospitalier nous surprit par sa réponse. On était en droit d’attendre quelques plaintes sur son internement qu’il jugeait abusif; l’équipe entendait en effet ses déambulations comme l’expression de l’impatience d’un lion qui tournerait dans sa cage… Tout autre fut la réponse : il marchait ainsi comme il avait toujours l’habitude de le faire et ce simplement parce que, lorsqu’il marchait, il sentait l’air glisser sur son visage et qu’il avait ainsi le sentiment d’exister. L’homme qui marche est dans un mouvement d’animation.

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Oskaras Milašius (1877-1939)

Oskaras Milašius (1877-1939)

LE VENT

Je suis le vent joyeux, le rapide fantôme
Au visage de sable, au manteau de soleil.
Quelquefois je m’ennuie en mon lointain royaume ;
Alors je vais frôler du bout de mon orteil
Le maussade océan plongé dans le sommeil.
Le vieillard aussitôt se réveille et s’étire
Et maudit sourdement le moqueur éternel
L’insoucieux passant qui lui souffle son rire
Dans ses yeux obscurcis par les larmes de sel.
À me voir si pressé, l’on me croirait mortel :
Je déchaîne les flots et je plonge ma tête
Chaude encor de soleil dans le sombre élément
Et J’enlace en riant ma fille la tempête ;
Puis je fuis. L’eau soupire avec étonnement :
— C’était un rêve, hélas ! — Non, c’était moi, le Vent !
Ici le golfe invite et cependant je passe ;
Là-bas la grotte implore et je fuis son repos ;
Mais, poète ! comment ne pas aimer l’espace,
L’inlassable fuyard qu’on ne voit que de dos
Et qui fait écumer nos sauvages chevaux !
Il n’est rien ici-bas qui vaille qu’on s’arrête
Et c’est pourquoi je suis le vent dans les déserts
Et le vent dans ton cœur et le vent dans ta tête ;
Sens-tu comme je cours dans le bruit de tes vers
Emportant tes désirs et tes regrets amers ?
Les amours, les devoirs, les lois, les habitudes
Sont autant de geôliers ! Avec moi viens errer
À travers les Saanas des chastes solitudes !
Viens, suis-moi sur la mer, car je te veux montrer
Des ciels si beaux, si beaux qu’ils te feront pleurer
Et des morts apaisés sur la mer caressante
Et des îles d’amour dont le rivage pur
Est comme le sommeil d’un corps d’adolescente
Et des filles qui sont comme le maïs mûr
Et de mystiques tours qui chantent dans l’azur.
Tu n’interrompras point cette course farouche ;
Tu fuiras avec moi sans t’arrêter jamais ;
La vie est une fleur qui meurt dès qu’on la touche
Et ceux-là seuls, hélas, sont les vrais bien-aimés
Oui se fanent trop tôt sous nos regards charmés.
Ici j’éteins le ciel, plus loin je le rallume ;
Quand ce monde d’une heure a perdu son attrait
Je souffle : le réel s’envole avec la brume
Et voici qu’à tes yeux éblouis apparaît
L’arc-en-ciel frais éclos sur la jeune forêt !
— Un jour tu me crieras : « Je suis las de ce monde
Oui meurt et qui renaît ; je voudrais sur le sein
De quelque noble vierge apaisante et féconde
Endormir pour longtemps le stérile chagrin
De ce cœur enivré de tempête et de vin ! »
Alors je soufflerai, rieur, sur ton visage
Du pur soleil d’automne et sur l’esquif errant
Le frisson vaporeux des pourpres du naufrage ;
Et l’aube te verra dormir profondément
Sur le sein de la mer illuminé de vent !

Oskaras Milašius (Oscar Vladislas de Lubicz Milosz), Les Éléments, in Poésies, tome 2, André Silvaire.

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 » Tout mon être se tait pour écouter les tendres vagues de l’air jouer autour de mon corps. Perdu dans le bleu immense, souvent je lève les yeux vers l’Ether ou je les abaisse sur la mer sacrée, et il me semble qu’un esprit fraternel m’ouvre les bras, que la souffrance de la solitude se dissout dans la vie divine. « 

Hyperion, Vol. 1 – Hölderlin

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