–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Cuisson du pain
Les servantes faisaient le pain pour les dimanches,
Avec le meilleur lait, avec le meilleur grain,
Le front courbé, le coude en pointe hors des manches,
La sueur les mouillant et coulant au pétrin.Leurs mains, leurs doigts, leur corps entier fumait de hâte,
Leur gorge remuait dans les corsages pleins.
Leurs deux doigts monstrueux pataugeaient dans la pâte
Et la moulaient en ronds comme la chair des seins.Le bois brûlé se fendillait en braises rouges
Et deux par deux, du bout d’une planche, les gouges
Dans le ventre des fours engouffraient les pains mous.Et les flammes, par les gueules s’ouvrant passage,
Comme une meute énorme et chaude de chiens roux,
Sautaient en rugissant leur mordre le visage.
Émile Verhaeren, Les Flamandes
la préparation du pain en Afghanistan
°°°
Dis maman, comment sont faits les bébés ?
Les bébés ? Eh bien, on prend de la pâte à pain ou à gâteaux, on la pétrit pour en faire un petit enfant et on le fait cuire au four… Quand il est bien cuit et bien doré, on le sort, on le fait refroidir et ça fait un petit homme…
Voilà ce que me racontait ma maman sicilienne…
J’ai déjà raconté cette anecdote dans un article précédent sur les « paritàs », ces histoires métaphoriques populaires de cette grande île du sud de l’Italie (c’est ICI).
°°°
Je suis dans le quartier de Greenpoint à Brooklyn dans une boulangerie pâtisserie artisanale où l’on peut acheter des pâtisseries et du pain faits maison et les consommer si on le désire sur place autour d’une grande table de bois commune ou le long d’une banque haute et étroite qui borde l’atelier de fabrication des pâtisseries et le sépare de la boutique.
Je suis justement attablé à cette banque. Deux jeunes femmes en salopettes bleues sont affairées dans l’atelier. L’une d’entre elle, une belle fille à lunettes, aux formes plantureuses malaxe la pâte avec dextérité. Il faut la voir diviser le tas informe de pâte en portions de tailles adaptées au produits à réaliser, les mettre en forme, les pétrir et les sculpter pour leur donner la forme voulue…
Je suis fasciné de voir ses mains se mouvoir avec grâce et précision dans une succession ininterrompue de gestes dont chacun à son utilité propre et répond à une fonction précise : soupoudrer de farine la table de bois blond, donner sa forme à la future pâtisserie en roulant la pâte tout en anticipant sur les déformations que lui apporteront la cuisson, ôter les surplus de matière, imprimer par un tapotement de l’extrémité des doigts le motif décoratif qui animera la surface de la pâtisserie. Le tout dans une rapidité et une économie de moyens extrême… Je songe à l’absence de mot adapté pour qualifier cette jeune femme. On a le choix qu’entre les substantifs boulangère, terme général et imprécis et pétrisseuse, terme purement technique; le substantif mitrone, quand à lui, reporte à une apprentie boulangère ou pâtissière… Finalement, c’est encore le mot « plasticienne » qui lui convient le mieux car après tout sa production peut s’apparenter à une forme d’art…
Je pense alors au garçon de café que Sartre décrit dans l’Être et le Néant. Lui aussi remplissait sa tâche avec dextérité et professionnalisme mais Sartre considérait qu’il en faisait un peu trop, qu’il en rajoutait en jouant, vis à vis du public et surtout de lui-même le rôle de “garçon de café”, ceci pour “exister” car pour Sartre le propre de l’homme, c’est d’avoir une conscience qui pour échapper au néant se projette dans la réalité en jouant un rôle. C’est ce que le philosophe appelait la “mauvaise foi” que l’on peut alors définir comme un écart entre ce que l’on est et ce que l’on fait apparaître de soi-même. Nous jourrions donc tous des rôles pour échapper à l’angoisse du néant. Une variante en quelque sorte du divertissement de Pascal qui permet de s’affranchir de l’angoisse générée par la réalité de notre condition… En opposition avec l’attitude du garçon de café, être sincère avec nous-même exigerait donc un « devoir être » dans notre attitude et notre comportement avec nous-même et avec autrui.
« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule , en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.
Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier, du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).
Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n’est point qu’il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu’elle « signifie » : l’obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l’ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc.
Il connaît les droits qu’elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s’agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point. Ce n’est pas que je ne veuille pas l’être ni qu’il soit un autre. Mais plutôt il n’y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation.
Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j’en suis séparé, comme l’objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m’isole de lui, je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. Et, par là même, je l’affecte de néant. J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes… Ce que je tente de réaliser c’est un être-en-soi du garçon de café, comme s’il n’était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d’état, comme s’il n’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. »Sartre, L’être et le néant
Charles Chaplin, imposteur singeant un garçon de café, devient donc de « bonne foi » dans sa fausse interprétation….
J’avoue à avoir eu des difficultés à comprendre la théorie de Sartre qui rend problématique l’appropriation de toute fonction sociale puisque dans l’exercice de cette fonction, je dois m’attacher à relier ce que je ne suis pas à ce que je dois être, ce qui présente le risque « d’en faire trop » ou « pas assez » et donc de mal interpréter mon rôle.
Si je reviens à ma boulangère, je constate qu’à ce moment présent, elle est vraiment boulangère et que son service fini, elle deviendra tout autre chose qui découlera de l’activité qui va suivre : conductrice de voiture, passagère du métro, amoureuse retrouvant son amant, maman, etc… Pourquoi parler de “mauvaise foi”, comme s’il fallait s’excuser de cette succession de rôles que la vie nous fait jouer…
Je reporte mon regard sur la jeune femme qui s’active sur sa pâte, je remarque que ce ne sont pas seulement ses mains qui agissent. Tous son corps semble accompagner le mouvement. De temps à autre, avant de s’attaquer à une nouvelle fournée, elle secoue curieusement le haut de sa colonne vertébrale pour libérer la tension qui s’était accumulée en elle lors de l’exécution de la tâche précédente qu’elle vient juste de terminer et, d’un hochement de tête, renvoie l’extrémité de ses cheveux blonds, dont le haut est enfermé dans un turban à l’ancienne, en arrière de son corps. La salopette à manches courtes dégage des bras nus et musculeux. On ne peut imaginer une femme maigre se livrant au pétrissage de la pâte. Il faut une femme bien en chair au corps puissant… A la manière d’Emile Verhaeren, je la trouve belle et sensuelle. Existe t’il un érotisme du pétrissage ? Le haut de sa salopette s’ouvre sur un décolleté discret mais suffisamment profond pour qu’on puisse constater l’absence de Tshirt ou de chemisier. Se pourrait-il qu’elle ne porte rien sous sa salopette ? Du coup le jeu de ses doigts sur la pâte prend pour moi une tout autre signification et je ne peux m’empêcher au fur et à mesure de l’exécution de sa tâche de m’identifier à la pâte qu’elle retourne, roule et façonne sous ses gestes qui se sont transformés en caresses…
J’ai soudainement l’impression que la jeune femme s’est rendue compte de l’insistance de mon regard. Quelque chose semble s’être modifié dans l’accomplissement de ses gestes et dans son attitude. Elle me semble devenue encore plus sensuelle et plus féline… Est-ce vraiment elle qui a modifié son attitude, et dans ce cas elle ne se contenterait plus seulement de jouer le rôle de boulangère mais jouerait également celui de séductrice… ou bien est-ce moi qui, sous l’action de mon fantasme, passé du rôle de spectateur au rôle de voyeur, interprète de manière déformée et intéressée tous ses gestes…
Et que deviennent les théories de Sartre et de Pascal dans tout celà ?
°°°
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––