Le Plat Pays est une chanson de Jacques Brel sortie en 1962. La chanson évoque le paysage de la Flandre-Occidentale d’où venaient ses ancêtres paternels qui n’est dotée d’aucun relief montagneux. Chaque couplet correspond à un des points cardinaux et à une des quatre saisons. Elle a été inspirée par le poème du Suisse Jean Villard (dit Gilles), poète et chansonnier, qui décrit dans La Venoge le parcours d’une rivière, la Venoge, à travers le canton de Vaud, en Suisse, dont il était originaire. Le chansonnier avait été le premier à donner sa chance à Jacques Brel dans son cabaret parisien « Chez Gilles ». C’est en entendant « La Venoge » que le chanteur – alors débutant et quelque peu complexé par sa belgitude – pris conscience que l’on pouvait écrire une chanson universelle à partir d’un coin de pays; Il en tira la veine inspiratrice pour l’écriture du Plat pays.
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Le Plat Pays
Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague Et des vagues de dunes pour arrêter les vagues Et de vagues rochers que les marées dépassent Et qui ont à jamais le coeur à marée basse Avec infiniment de brumes à venir Avec le vent d’ouest écoutez-le tenir Le plat pays qui est le mien
Avec des cathédrales pour uniques montagnes Et de noirs clochers comme mâts de cocagne Où des diables en pierre décrochent les nuages Avec le fil des jours pour unique voyage Et des chemins de pluies pour unique bonsoir Avec le vent de l’Est écoutez-le vouloir Le plat pays qui est le mien
Avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu Avec un ciel si bas qu’il fait l’humilité Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu Avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner Avec le vent du nord qui vient s’écarteler Avec le vent du nord écoutez-le craquer Le plat pays qui est le mien
Avec de l’Italie qui descendrait l’Escaut Avec Frida la blonde quand elle devient Margot Quand les fils de novembre nous reviennent en mai Quand la plaine est fumante et tremble sous juillet Quand le vent est au rire quand le vent est au blé Quand le vent est au sud écoutez-le chanter Le plat pays qui est le mien.
Surprenant, en écoutant Jacques Brel chanter le Plat Pays en flamand de ne pas ressentir dans la sonorité de la langue, comme c’est le cas en français, la platitude du paysage… je me demande si les habitants de ce pays horizontal n’auraient pas éprouvé le besoin, en réaction justement à cette platitude omniprésente, de dresser dans leur langue des intonations rugueuses qui joueraient le même rôle que celui joué par les beffrois ou les moulins à vent dans leur paysage…
Mijn Vlakke Land
Wanneer de Noordzee koppig breekt aan hoge duinen En witte vlokken schuim uiteenslaan op de kruinen Wanneer de norse vloed beukt aan het zwart basalt En over dijk en duin de grijze nevel valt Wanneer bij eb het strand woest is als een woestijn En natte westenwinden gieren van venijn Dan vecht mijn land, mijn vlakke land
Wanneer de regen daalt op straten, pleinen, perken Op dak en torenspits van hemelhoge kerken Die in dit vlakke land de enige bergen zijn Wanneer onder de wolken mensen dwergen zijn Wanneer de dagen gaan in domme regelmaat En bolle oostenwind het land nog vlakker slaat Dan wacht mijn land, mijn vlakke land
Wanneer de lage lucht vlak over ‘t water scheert Wanneer de lage lucht ons nederigheid leert Wanneer de lage lucht er grijs als leisteen is Wanneer de lage lucht er vaal als keileem is Wanneer de noordenwind de vlakte vierendeelt Wanneer de noordenwind er onze adem steelt Dan kraakt mijn land, mijn vlakke land
Wanneer de Schelde blinkt in zuidelijke zon En elke Vlaamse vrouw flaneert in zon-japon Wanneer de eerste spin zijn lentewebben weeft Of dampende het veld in juli-zonlicht beeft Wanneer de zuidenwind er schatert door het graan Wanneer de zuidenwind er jubelt langs de baan Dan juicht mijn land, mijn vlakke land
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Petit dictionnaire néerlandais-français :
de vlok (ken) : le flocon – de kruin (en) : le sommet, la crête – de torenspits (en) : la flèche (de clocher) – de dwerg (en) : le nain – de regelmaat : la régularité – de vloed : la marée haute – de nevel (en) : la brume – de spin : l’araignée – de oostenwind : le vent d’est – de westenwind : le vent d’ouest – de noordenwind : le vent du nord – de zuidenwind : le vent du sud – de lucht : l’air – de nederigheid : l’humilité – de adem : la respiration, le souffle – het venijn : le venin – het schuim : l’écume – het leisteen : le schiste – het grana (en) : le blé – het lenteweb (ben) : la toile de printemps – het basalt :le basalte – koppig : entêté, obstiné – hemelhoog : très haut – dom : stupide, bête – zuidelijk : du sud – bol : bombé, rond – in son-japon : en robe d’été – mors :bourru – bij eb : à marée basse – gieren van : se tordre – breken aan : se briser – slaan : battre, cogner – scheren :frôler – blinken, block, geblonken :briller – flaneren :flâner – beuken : battre, frapper – juichen: pousser des cris de joie – vechten : se battre – jubelen: pousser des cris d’allégresse – weven : tisser – dampen : fumer – beven : trembler – schateren : rire aux éclats – kraken :grincer – dalen : descendre, décliner.
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–––– Petit détour dans la Suisse bucolique ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
l’une des sources de la Venoge avec le portrait de « Gilles »
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Jean Villard, dit Gilles, né à Montreux le 2 juin 1895 et mort à Saint-Saphorin le 26 mars 1982, est un poète, chansonnier,comédien, écrivain et compositeur suisse. Il est notamment célèbre pour son duo Gilles et Julien durant les années 1930. En 1940, à Lausanne, il fonde avec Édith Burger le cabaret « Le Coup de soleil », lieu où il fait souffler durant la guerre un esprit francophile et résistant. De retour à Paris en 1947, il ouvre le cabaret « Chez Gilles », où il se produit en duo avec Albert Urfer de 1948 à 1975, interprétant ses compositions, telles que Dollar (1932), Les Trois Cloches (1940), 14 juillet (1942), Le Bonheur (1948), La Venoge (1954), Nos colonels (1958), etc. Il découvre à cette époque un jeune chanteur belge, Jacques Brel, à qui il donne sa chance. En 1955, il ouvre un cabaret du même nom, « Chez Gilles » à Lausanne. Auteur dramatique, deux de ses pièces sont créées au théâtre du Jorat (à Mézières en Suisse) : Passage de l’étoile (1950) et La Grange aux Roud (1960). Poète et chansonnier, Jean Villars-Gilles a véritablement incarné l’esprit du canton de Vaud, tant il a su en décrire les richesses (et les travers). Son influence a été marquante sur toute une génération de jeunes auteurs de cabaret et d’artistes qui a trouvé en lui un esprit percutant et libre.
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La Venoge
On a un bien joli canton : des veaux, des vaches, des moutons, du chamois, du brochet, du cygne ; des lacs, des vergers, des forêts, même un glacier, aux Diablerets ; du tabac, du blé, de la vigne, mais jaloux, un bon Genevois m’a dit, d’un petit air narquois : – Permettez qu’on vous interroge : Où sont vos fleuves, franchement ? Il oubliait tout simplement la Venoge !
Un fleuve ? En tout cas, c’est de l’eau qui coule à un joli niveau. Bien sûr, c’est pas le fleuve Jaune mais c’est à nous, c’est tout vaudois, tandis que ces bons Genevois n’ont qu’un tout petit bout du Rhône. C’est comme : «Il est à nous le Rhin !» ce chant d’un peuple souverain, c’est tout faux ! car le Rhin déloge, il file en France, aux Pays-Bas, tandis qu’elle, elle reste là, la Venoge !
Faut un rude effort entre nous pour la suivre de bout en bout ; tout de suite on se décourage, car, au lieu de prendre au plus court, elle fait de puissants détours, loin des pintes, loin des villages. Elle se plaît à traînasser, à se gonfler, à s’élancer – capricieuse comme une horloge – elle offre même à ses badauds des visions de Colorado ! la Venoge !
En plus modeste évidemment. Elle offre aussi des coins charmants, des replats, pour le pique-nique. Et puis, la voilà tout à coup qui se met à fair’ des remous comme une folle entre deux criques, rapport aux truites qu’un pêcheur guette, attentif, dans la chaleur, d’un œil noir comme un œil de doge. Elle court avec des frissons. Ça la chatouille, ces poissons, la Venoge !
Elle est née au pied du Jura, mais, en passant par La Sarraz, elle a su, battant la campagne, qu’un rien de plus, cré nom de sort ! elle était sur le versant nord ! grand départ pour les Allemagnes ! Elle a compris ! Elle a eu peur ! Quand elle a vu l’Orbe, sa sœur – elle était aux premières loges – filer tout droit sur Yverdon vers Olten, elle a dit : «Pardon !» la Venoge !
«Le Nord, c’est un peu froid pour moi. J’aime mieux mon soleil vaudois et puis, entre nous : je fréquente !» La voilà qui prend son élan en se tortillant joliment, il n’y a qu’à suivre la pente, mais la route est longue, elle a chaud. Quand elle arrive, elle est en eau – face aux pays des Allobroges – pour se fondre amoureusement entre les bras du bleu Léman, la Venoge !
Pour conclure, il est évident qu’elle est vaudoise cent pour cent ! Tranquille et pas bien décidée. Elle tient le juste milieu, elle dit : «Qui ne peut ne peut !» mais elle fait à son idée. Et certains, mettant dans leur vin de l’eau, elle regrette bien – c’est, ma foi, tout à son éloge – que ce bon vieux canton de Vaud n’ait pas mis du vin dans son eau… la Venoge !
Jean Villard-Gilles – Port-Manech, juillet 1954
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« La Venoge » est un hommage tout à la fois au canton de Vaud en Suisse, et à la rivière qui y coule.Paradoxalement, ce poème n’est pas né dans le canton de Vaud mais en Bretagne, à Port-Manech, près de Concarneau où Gilles aimait se retirer. Contemplant l’océan « Je vis apparaître sur cette surface immobile, comme en filigrane, une ligne sinueuse autour de laquelle un paysage familier surgit du fond des eaux, couvrant l’Océan de collines verdoyantes, de bois, de vergers, et même de petits villages. Il n’y avait pas de doutes, c’était mon lointain pays vaudois qui flottait, ô mirage !, comme une carte, sur la mer. La ligne sinueuse au milieu, c’était la Venoge ! ». Jaillit de cette inspiration un poème que Gilles intègre aussitôt à son tour de chant parisien. En coulisses, un jeune chanteur belge, qui faisait ses débuts au cabaret « Chez Gilles », entend « La Venoge ». Elle lui donne envie d’en faire autant pour son pays. Il écrit alors… « Le Plat Pays ».
Lever du soleil sur les Aravis vu des hauteurs dominant POISY – le 11/11/2014 à 7h 56 – photo Enki, MG_6144
Ce matin, mercredi 10 décembre 2014, juste avant 8 h, – Surprise ! Empruntant la route des coteaux de Poisy qui domine la plaine d’Epagny et le lac d’Annecy, un ciel de braises se découvre tout à coup dans toute sa splendeur au-dessus du massif des Aravis. Je suis pressé, une réunion m’attend… Mais l’occasion ne se se renouvellera peut-être pas avant longtemps. J’oblique vers les hauteurs cherchant un point de vue dégagé. Je le trouve au sommet de la colline en lisière d’un bois. Fasciné, je vais rester debout de longues minutes à contempler la scène. L’un des moments privilégiés où le Monde se révèle à vous dans toute sa sublimité et vous fait ressentir au plus profond de vous-même le sens du sacré… Evacuer les pensées négatives et parasites… S’ouvrir, ne pas réfléchir et se contenter de contempler et de recevoir car cette démonstration de l’Univers est à n’en pas douter un don. Se recueillir et ressentir intensément le lien puissant qui vous unit dans ce moment privilégié au Cosmos tout entier…
« Je regarde : pas une de ces collines autour de moi qui ne se peuple d’anciennes présences où je puisais chaque fois la même angoisse et le même apaisement. » – Gustave Roud
Jorat
Le Jorat est une région du canton de Vaud en Suisse. La région se trouve dans le Moyen-Pays, et est comprise entre le Gros-de-Vaud à l’ouest et la Broye à l’est. La région est une crête qui part des hauts de Lausanne vers le Chalet-à-Gobet. Les communes au sud du Jorat sont Épalinges et le Mont-sur-Lausanne. Puis la région s’étire en direction du nord-est. C’est une région particulièrement boisée. Les communes marquant la limite avec le Gros-de-Vaud à l’ouest sont Cugy, Froideville, Jorat-Menthue. À l’est, la région s’arrête aux communes de Servion, Mézières, Carrouge, Syens. Au nord, le Jorat s’arrête vers Moudon et la commune de Thierrens marque la limite nord, elle aussi avec le Gros-de-Vaud. La région se trouve en grande partie à une altitude supérieure à 700 m et culmine à 929 m. Plusieurs cours d’eau trouvent leur origine dans le Jorat. Les plus importants sont notamment le Flon, qui part au sud dans les communes d’Épalinges puis de Lausanne en direction du Léman et donc du Rhône. Les rivières suivantes font toute partie du bassin versant du Rhin. Le Talent qui rejoint le Gros-de-Vaud à Cugy puis se jette dans l’Orbe, la Menthue qui, elle aussi rejoint le Gros-de-Vaud à Montilliez, dans la localité de Dommartin puis se jette dans le lac de Neuchâtel. Ainsi que la Bressonne et la Carrouge, qui rejoignent la Broye à Bressonaz. La région est ainsi située sur la ligne de partage des eaux entre le Rhône et le Rhin.
A l’instant même où cesse la pluie, un chant de fauvette commence, liquide et pure comme elle, goutte à goutte au cœur des feuilles. La toison des prairies jusqu’à l’horizon scintille et fume sous un rai de soleil blanc. Louange de l’eau, louange de la lumière : pas une fleur ne garde le silence. Et que nous est-il demandé sinon de PARTICIPER, immobile, tête levée et lèvres closes ? L’abandon, le don, cela seul. Et la faux n’est pas loin, ces fleurs le savent.
Air de la solitude II – p. 170
Gustave Roud (1897-1976)
[…] Un corps nouveau, un cœur nouveau… Par lambeaux soudain devant ma mémoire presque abolie, le temps où ma vie tâtonnait encore parmi les hommes tout pareils à des anthologies : un corps et une table des matières. Temps des « langues mortes » – et des « langues vivantes » plus mortes que les autres. Un désert où le squelette de la poésie luisait sous le soleil des dictionnaires. L’Integer vitae chanté sur un air de choral par le vieux maître hernoute, l’avocasserie d’Euripide, Aristophane et ses danseurs agitant comme un fouet leur membre de cuir rougi, Lucrèce, fou furieux pour avoir respiré dans les fourrés de l’Hélicon l’arbre à la fleur-qui-tue… – mais déjà le veilleur d’Eschyle, le museau dans les étoiles comme un chien, me rendait d’un coup la présence du ciel nocturne, et l’Andromaque de Virgile se faisait un paradis de la tristesse. Les plus lointains, les plus vagues pressentiments réapparaissent : quand au-delà des vitres de la sombre salle où nos sept têtes sous le sifflement du gaz versaient leur ombre sur les syllabes mortes, un jet de soleil en trompe-l’œil sur de la neige tirait tout près de moi du cœur de l’hiver un faucheur de seigles, la tête dans le ciel, sa dure épaule nue huilée de lumière. Autour de lui déjà le monde s’ordonnait selon le rythme de son souffle ; la colline fléchit, remonte, quand s’abaisse et se relève tour à tour la lisse poitrine noireet dorée. Toute la ville abattue comme un château de cartes, si le jeune paysan traverse la rue, un épi de froment à son chapeau.
Extrait de « Nuit » (Essai pour un paradis, ECRITS – p.223/224)
Le Haut-Jorat vu par Gustave Roud
Dépassé le haut seuil où les eaux dans la ténèbre des forêts hésitent encore entre deux pentes opposées, qu’il est beau de voir peu à peu le paysage sortir de ses limbes obscurs, les sapins refluer vers les crêtes, les fermes et les villages apparaître, les jardins, les prairies et les froments! Cela se fait d’une manière insensible et douce. Les Cullayes, Montpreveyres sont pris encore à demi dans la gangue obscure, mais au long de notre descente vers le nord, tout s’allège et s’éclaire, et Mézières atteint, on peut dire que le Jorat tout entier a retrouvé un sens. Un rythme est né, un grand rythme pur et nu que tout épouse sans contrainte: la descente parallèle de trois vallons qui se rejoignent devant l’étroit resserrement de Moudon, puis sinuent, fondus en une seule vallée, jusqu’au seuil de la plaine payernoise, là-bas au bord du ciel. A la monotonie accablante, comme stagnante, du pays désordonné de tout à l’heure succède une vaste étendue dessinée, construite, orientée, heureuse, humaine, où le regard et les eaux retrouvent leur pente, un piège mélodieux, inépuisable, car ce thème fixe et comme essentiel, les saisons, les mois, le jour, l’heure même le parent indéfiniment de leurs changeantes sonorités.– Mieux qu’à Mézières encore, c’est du faîte des hauteurs proches que l’on peut découvrir et goûter dans toute son ampleur cette musique de l’espace, cet immense accord né d’une terre et d’un ciel. Ici, sur cette épaule de colline au-dessus de Vucherens où nous sommes, on tient sous le regard un cercle immense d’horizon et l’on est pris en même temps dans ce lent mouvement de descente et de fuite des terrains. Double fête indéfinie – pour les yeux d’abord, puis pour tout l’être peu à peu, corps et âme, car la perfection de ce piège rythmique use d’un charme sans violence, mais dont la contagion n’opère que plus infailliblement. C’est un enchantement de même nature que celui que dispensent l’Orphée ou le Phocion de Poussin, telle fugue, tel mouvement d’un brandebourgeois de Bach. Grâce à lui, nous retrouvons au plus profond de nous-même notre temps essentiel, ce battement mystérieux sur quoi le sang et la pensée accordent le leur: nous rejoignons notre être originel dans sa plénitude paradisiaque presque toujours rompue, voilée, offusquée par les aveugles assauts du quotidien. Et si ce charme est sans violence, c’est que les formes et les rythmes dont il naît sont eux-mêmes tout proches de l’humain. De ce lieu où nous sommes (il s’appelle » la Croix » mais il n’y a plus de croix, un seul pommier que l’on voit de très loin se peindre en noir contre les longs crépuscules rougeoyants de l’automne), si l’on suit la descente vers Moudon de l’autre versant du val, on voit, oui, c’est comme une suite de beaux corps étendus, avec des inflexions qui reprennent et transposent au bord du ciel celles du corps humain, d’une molle hanche, d’une gorge ou d’une épaule, inflexions soulignées ici et là par un bref trait sombre de forêts. Les seules violences de rythme, ce seraient les montagnes qui pourraient les introduire dans ce paysage magique, mais elles sont très loin là-bas à l’horizon, adoucies par la distance et comme humanisées au fond du gouffre d’air transparent où elles baignent.- C’est là, sur cette épaule de la Croix, que les plus beaux froments lèvent et mûrissent, car tout ce versant de colline est d’une riche terre à blé. Et la moisson y semble, elle aussi, plus belle qu’ailleurs, car elle s’y fait à hauteur de ciel : sur le char de gerbes, le moissonneur qui les échafaude plonge en plein, comme un grand nageur à la tête ruisselante, dans le bleu épais et sombre de cette mer aérienne. Et le faucheur qui y abat les seigles les taille en plein azur, comme une moisson du paradis.- Ce faucheur, sa maison est toute proche… Pourquoi ne gagnerions-nous pas maintenant ce lieu très aimé, cette haute ferme solitaire dont le faîte flambe comme un feu de tuiles entre les cimes des noyers, sous le dôme d’argent d’un tremble que l’automne vient dorer comme du miel? Il n’y a qu’à reprendre à travers champs le chemin aux profondes ornières, rouge par places d’une tuile écrasée, où sur les deux rives les sauterelles bondissent parmi les touffes de cumin sec et les scabieuses tachées de petits papillons fauves. Et tout de suite nous voici sous les noyers, dans une lumière d’aquarium où brûle, tout au fond de l’avenue, le bouquet multicolore d’un vieux jardin.- Certes, l’amour des fleurs existe ailleurs qu’au Jorat; et l’on trouve ailleurs aussi, sans nul doute, de ces jardins paysans ou vignerons qui dès la fin de l’hiver jusqu’au premier gel vous proposent chaque jour avec une simplicité non jouée, un naturel inimitable, une fête de couleurs aussi personnelle qu’un visage humain ou une voix. Mais celui-ci, que de fois, penché sur sa barrière entre deux rosiers de vieilles roses mousses, n’ai-je pas essayé de surprendre son secret ! Et pourtant la vive paysanne au parler savoureux qui le soigne ne peut avoir, elle, d’autre secret que son goût profond pour les fleurs, mais d’où vient alors qu’elle ne puisse faire voisiner deux plantes sans créer aussitôt un accord inattendu et charmant? En avril, au-dessus des violettes et des hépatiques (qu’on appelle joliment ici des filles avant la mère parce que les fleurs viennent avant les feuilles) joue le pâle jaune du jasmin à fleurs nues; puis le poirier du Japon rose avec le bleu de la bordure de myosotis. Le carré de tulipes – l’ancienne tulipe à calice étroit, parfaite, et dont on n’arrache pas les bulbes en automne – chatoie dans le soleil comme un grand fichu de soie à ramages. Et les très vieilles roses venues de France aux anciens temps, celle de Provins, la rose capucine, la toute petite, une pâquerette à peine, qu’on appelait le pompon Saint-François, se mêlent, mais toujours musicalement faudrait-il dire, aux roses récentes, aux corymbes énormes des églantiers américains. Rien ne semble voulu : cette constante réussite naïve éclate comme un défi aux soucieuses harmonies machinées par les jardiniers. Et c’est la maison maintenant qui nous accueille, dégagée des feuillages, avec l’arche haute de son pont de grange qui enjambe le chemin. Le banc nous attend près du seuil, au bas de la façade où la vigne vierge en torsade épaisse découpe ses festons de feuilles sur le mur de neige pure. Que d’heures ici passées au long du temps! Pourquoi ne remonterions- nous pas à travers les ans vers la plus belle, celle que seule pouvait nous donner cette chose de plus en plus précaire et menacée et qui – dans ces régions du moins – irrémédiablement agonise : le dimanche paysan ?- Il y a dans une lettre d’Alain-Fournier un passage parmi les plus déchirants qui se puissent. Fournier écrit à ses parents d’un bourg de la Sologne où d’exténuantes grandes manœuvres l’ont amené. Avant de venir ici, leur dit-il, nous sommes entrés à deux dans une cour de ferme demander du lait. Le village, pourtant, n’était que quelques toits dans un bouquet d’arbres au milieu de l’horrible plaine brûlante ; mais appuyé à la commode, entre la huche et la grande pendule, je sentais tout le grand calme du dimanche paysan m’envahir. Calme, fraîcheur, repos. N’est-ce pas ainsi que nous finirons tous notre vie?- Et qui de nous ne s’est écrié ainsi? Qui de nous n’a senti au profond de lui-même ce désir jamais exaucé? Laissons-nous envahir à notre tour par ce calme et ce repos, sur le banc de ferme, au bord de la route fraîchement balayée où le balai a dessiné de grands arcs dans la poussière, comme une faux. Notre ami le faucheur sort du jardin où il surveillait ses ruches (car c’est le temps des essaims) et vient s’asseoir près de nous. Son fils qui s’ébrouait là-bas au-dessus du bassin dans un grand bruit d’eau froissée et de soupirs se redresse et jaillit hors de l’ombre, longe le pavé, s’arrête, bâille et sourit dans le soleil, lavé de toute fatigue, pur et nu comme l’Adam du sixième Jour. Il s’adosse à la barrière, un bras replié sur son fauve gonflement, l’arc d’un églantier en fleur à son épaule comme un tendre bras de chair, et sa poitrine profonde, luisante sous les coulures d’eau, d’ombre et de lumière boit la première gorgée d’air du monde nouveau-né. Juin va finir ; les foins sont finis ; la faucheuse dort sous l’arche du pont, rouge et bleue. Un chat passe au chemin, tout aussitôt frôlé de furieuses hirondelles. La cloche d’une chapelle sonne, puis deux, puis trois. Puis elles se taisent, et l’on entend de nouveau la fontaine sous le tremble et tout à coup, dans la touffe du cerisier proche, un rauque roucoulement de ramier. C’est un dimanche matin d’autrefois, l’heure épanouie comme une rose parfaite que le soleil va lentement brûler – cette heure qu’en vain nous chercherons désormais de ferme en ferme, de village en village, et qui n’aura bientôt plus qu’un seul refuge: dans notre cœur.
Gustave Roud
Cela ressemble au tumulte sonore des instruments d’orchestre avant le chef à son pupitre. Ici un pan de colline bref comme un trait de flûte; là le coup de trompette écarlate d’un toit de ferme, le sombre maugréement d’une tâche de sapins-violoncelle. Paysage incertain, paysage hésitant : des notes, et nulle mélodie; des mots, mais aucune phrase. Un vrai paysage est un piège. Ici nous ne sommes jamais pris. On le sent, cette région où les eaux entre le nord et le midi balancent, cette région n’est qu’un seuil. Il doit être franchi. Au-delà commencent l’accord et le concert, au-delà se déploie cette ample symphonie qui, elle, saura faire de nous, et pour toujours, peut-être, ses prisonniers
Gustave Roud, Haut-Jorat
le sentiment fusionnel avec la nature
« S’adosser. Selon les choses contre quoi le corps s’appuie, des pensées mortes ou vivantes en lui peuvent apparaître. Une moitié de moi-même épouse la terre et l’herbe, l’autre le tronc d’un jeune cerisier. Je sens battre la sève sous l’écorce comme du sang et les cerises parmi les feuilles prendre pulpe et saveur comme des pensées. Nos deux ombres sont confondues. Les mains de l’arbre vont caresser là-bas l’étendue de foin léger, ma couronne de feuillage joue avec les fumées de la route. Il faudrait la bêche, la pelle, la hache pour m’arracher. »
Gustave Roud, biographie
Le Paradis est dispersé sur la terre, il appartient au poète d’en rassembler les fragments épars. (Gustave Roud d’après une citation de Novalis)
Fils de paysans vaudois du côté de son père et de sa mère, née Coigny, Gustave Roud est né dans une ferme proche de Saint-Légier, le 20 avril 1897. En 1908, sa famille s’installe à Carrouge, dans la ferme du grand-père maternel. Gustave Roud fait ses études secondaires à Lausanne, puis poursuit ses études à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, où il obtient sa licence. Ses premiers poèmes paraissent en 1915, dans un numéro des Cahiers vaudois. Ayant renoncé à l’enseignement après une brève tentative malheureuse, Roud s’installe définitivement à Carrouge dans laquelle il vit solitaire dans la ferme familiale en compagnie de sa soeur aînée Madeleine, et se consacre à l’écriture poétique, à la traduction, à la critique d’art entretenant de nombreuses amitiés avec des artistes, poètes et hommes de lettres : Charles Ferdinand Ramuz, Ernest Ansermet, René Aunerjonois et Maurice Chappaz. Il pratique également la photographie. Après la publication de son premier livre, Adieu, en 1927, Roud devient secrétaire de rédaction de la revue hebdomadaire Aujourd’hui (1929-1931), fondée par l’éditeur Henry-Louis Mermodet C.F. Ramuz. De 1936 à 1966, il fait partie du comité de lecture des Editions de la Guilde du Livre. Au cours des années 1940, Roud publie plusieurs recueils de traductions : grand lecteur des poètes romantiques allemands, il traduit Hölderlin et Novalis, ainsi que Rilke et Trakl. En 1950, il rassemble en deux volumes, parus chez Mermod, les six recueils de poésie qu’il a publiés depuis 1927. Il fera paraître encore Le Repos du cavalier en 1958, Requiem en 1967, et Campagne perdue en 1972. Son Journal, constitué de cahiers, de carnets et de feuillets, a été publié de manière posthume en 1982, par les soins de Philippe Jaccottet. Une réédition, établie par Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier, a paru en 2004 aux Editions Empreintes à Moudon.
L’essentiel de l’œuvre tient en trois volumes édités par la Bibliothèque des Arts en 1978, qui regroupent les recueils parus séparément : Adieu(1927), Feuillets (1929), Petit Traité de la marche en plaine (1932), Essai pour un paradis (1932), Scène (1941), Pour un moissonneur(1941), Air de la solitude (1945), Le Repos du cavalier (1958), L’Aveuglement (1966), Requiem (1967), Campagne perdue (1972). Un journal a également été publié à titre posthume en 1982 et une abondante correspondance. Son ouvre photographique, tout aussi importante est moins connue.
Campagne perdue : photographies de Gustave Roud prises entre 1920 et 1940
Le fonds photographique de Gustave Roud (1897-1976), conservé par le Département des manuscrits de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU), est composé de plus de 10.000 images, il a été très peu exploité jusqu’à présent. Indissociable de l’œuvre poétique de Roud, son œuvre photographique contient des richesses méconnues dans le domaine de l’histoire quotidienne du Canton de Vaud entre 1915 et 1970 : Travaux des champs et vie rurale du plateau vaudois; paysages du Jorat et de la Broye. Les grands acteurs culturels du 20ème siècle romand (René Auberjonois, Georges Borgeaud, Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Philippe Jaccottet, C.F. Ramuz, Steven-Pal Robert) sont également présents.– D’un point de vue de l’histoire des techniques photographiques, Gustave Roud, attaché à l’esthétique du procédé, utilisa tous les types de supports et méthodes disponibles à son époque. Il utilisa même les méthodes qui ont eu une courte durée de vie comme celles tirées de la trichromie (duxochromes de 1929) et le procédé à réseaux Finlay. Il s’adonna aussi à la stéréoscopie. Jusqu’en 1936, il utilisa les procédés à plaques. Ensuite, il se tourna vers les films Agfacolor et Kodakcolor. A la fin de sa vie, il utilisa les films standards: Ilford et Agfa pour le noir et blanc, Kodakcolor pour la couleur.
Deux ouvrages présentant des photographies réalisées par l’écrivain ont été publiés :
L’imagier, choix et présentation des photographies par Pierre Smolik, Cahiers Gustave Roud, no 4, Lausanne et Carrouge, 1986.
Terre d’ombres. Gustave Roud, itinéraire photographique, 1915-1965. Nicolas Crispini. Textes de Daniel Girardin, Nicolas Crispini, Sylvain Malfroy, Genève, Éditions Slatkine, 2002.
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Une exposition sur l’oeuvre photographique de Gustave Roud a et lieu du 29 novembre 1989 au 5 février 1990 à Galerie de la BPI (Bibliothèque Publique d’Information) au Centre Georges Pompidoiu à Paris. Daniel Girardin, conservateur-adjoint au Musée de l ‘Elysée à Lausanne et commissaire de l’exposition a présenté Gustave Roud photographe selon ces termes : « Mon esprit n’est pas soumis au temps » note Gustave Roud dans son Journal, en 1924. Il s’agit là d’un fil conducteur qui permet de comprendre le rôle qu’a joué l’expression photographique dans sa vie toute entière vouée à l’écriture, cette voie de la vérité par laquelle il n’a cessé d’interroger le monde des paysages et celui des hommes qui l’habitent. Il y a pour Roud une profonde communauté d’intention entre productions littéraire et photographique, entre pensée poétique et quête d’images. La photographie est devenue pour lui, avec le temps de la maturité, un langage contingent, illusion consciente dressée contre l’horreur de « sentir mon amour abîmer son élan tout à coup dans un magma d’oubli et de mémoire où il s’enliserait sans pouvoir rien saisir ». Non qu’il fut dupe d’une quelconque objectivité de l’image, au contraire.En 1930, dans la revue romande Aujourd’hui qu’il dirige avec Charles FerdinandRamuz, Roud écrit un texte sur la photographie qui en proposeun code de lecture très moderne :
» Un moment inquiétant et passionnant entre tous, c’est bien celui où l’image – l’image photographique – se sépare du sujet qu’elle représente et commence à vivre de sa vie propre, où elle quitte sa première existence du reflet pour chercher en elle seule un point d’appui. Pendant longtemps on a voulu lui accorder que cette seule première existence, ne lui attribuer de valeur que dans la mesure où elle était ressemblante . Considérant naïvement que la représentation que nous nous faisions d’un objet devait être la seule véritable, nous déclarions ressemblante toute image de l’objet conforme à cette représentation. Peu à peu cependant l’on a soupçonné que peut-être cette image ressemblait d’abord à l’objet, avant de ressembler à l’image que nous nous faisons de cet objet, et que son apparente fausseté risquait bien d’être le résultat d’une divergence de vues susceptible de nous apprendre mille choses nouvelles. Rendre à l’objectif sa liberté, cesser d’en faire vaille que vaille un docile imitateur de l’oeil humain, c’est à quoi l’on songe de plus en plus et l’on peut attendre avec confiance bien des révélations rendues possibles par un tel changement d’attitude ».
Roud pensait que « l’état de grâce poétique assure seul la prise sur le réel ». Il s’agit d’un moment privilégié, donc rare, soumis aux aléas de lamémoire humaine défaillante. Ce qu’il cherche, en fixant son regard et enmettant sa grande intelligence à son service, ce n’est pas une éphémèrevictoire sur la réalité, mais le moyen de capter des signes et d ‘assurer lapermanence de leur butin visionnaire . La photographie de Roud est uneécriture de la violence du désir du corps et de la fuite du temps.Désir du corps masculin, pudique, refoulé mais explicite, dont laphotographie est l’intermédiaire privilégié de l’appropriation symbolique. L’image quitte le sujet qu’elle représente, vit sa propre vie et assume, dansl’univers du poète, une présence: « le soir, plaisir de revoir ma lampeallumée éclairer des photographies, de grands feuillets blancs prêts ànoircir ». Plus loin encore : » Olivier ! J’ai repris ces jours derniers dansmes cartons ces images où il me sourit – la première que j’avais « tirée » et d’autres moins anciennes où, mauvais imagier, j’ai si mal saisile reflet de cette présence miraculeuse ».
Pendant près de soixante annnées, Roud prit plus de 10 .000 photographies. Elles ont presque toutes pour sujet des portraits de paysans au travail ou au repos, moissonneurs ou laboureurs aux corps musclés, hommes et femmes aux champs, des paysages et des lieux désertés et atemporels. Sujets récurrents, revisités chaque année pour assurer l’insoumission au temps (sa chronique peut-être), par leur pérennité et leur virtualité . C’est l’acte de résistance ultime contre la mort si présente dans la vie et les écrits de Roud . A quelques exceptions près – les peintres Steven-Paul Robert et Auberjonois, avec lesquels il était très lié – il n’y a ni personnalités, ni événements dans les images de Roud, ni saison d’hiver d’ailleurs. Les paysages, les hommes, la nature. Cernés essentiellement dans le Jorat, pays qu’il ne quitta jamais et qu’il parcourut à pied, en tous sens, de jour comme de nuit, inlassablement. Il y a chez Roud écrivain une appréhension du matériau brut et un art de la transposition qu’on retrouve dans son travail photographique, jusque dans la technique utilisée : grande ouverture de focale, donc netteté du sujet et flou de l’arrière-plan, jeux de lumière en contre-jour. « La lumière délicate fixe sans cesser d’être vivante ( …) Il ne s’agit pas du tout d’une faiblesse de la lumière, tout ce qu’elle baigne (au lieu d’éclairer) demeure merveilleusement visible, lisible, qu’il s’agisse d’un paysage ou d’un intérieur, d’un visage ou d’un bouquet de fleurs . (…) Je vois en elle la révélation du monde : elle nous le révèle dans l’infinie multitude de ses apparences, mais une fois singularisée, nous sentons que tout attendait cette singularisation pour assumer son être éternel ». C’est bien ainsi qu’il faut lire, regarder, percevoir le visage du poète dans les nombreux auto-portraits qu’il a réalisés. Il faut le souligner, Roud s’est heurté et se heurte encore à une certaine incompréhension et à des préjugés courants à l’encontre de la photographie. « A quel point de faiblesse spirituelle je suis parvenu : le mot du peintre Auberjonois me tourmente . « Et votre travail ? » Et comme je lui parlais de travaux photographiques. « Cela ne m’intéresse guère ». « Je le veux croire », lui dis-je – « Mais non, cela a son importance pour vous, mais ce n’est pas l’important, die Hauptsache… ». J’ai touché du doigt mon renoncement, mon désistement ». Les images de Roud sont restées pratiquement inconnues, peu publiées et peu exposées. Elles l’ont été généralement dans l’esprit nostalgique d’un monde rural et artisanal disparu. Quand on sait la force idéologique d’une image, on mesure à quel point ce confinement a assuré une réception rassurante à ses photographies. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle personne jusqu’ici n’a interrogé l’écriture pour comprendre l’image, dans la mesure où celle-là joue avec celle-ci le rôle paradoxal de la voix du narrateur. Qui sait, qui imagine en parcourant son itinéraire sensible et symbolique, la tragédie de solitude qui s’est jouée, pour l’homme d’écriture dont le premier recueil s’intitulait Adieu ?
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Baignade des chevaux, 1937
Bain Ta chair nue ou sous la toile toujours liée au soleil, je sais bien ce sourd désir d’eau qui jamais ne l’abandonne ! Ni la cruche en plein ciel renversée, son jet de glace au fond de ta gorge (car c’est la soif des lèvres et de la langue qu’elle apaise), ni le vent qui t’épouse comme l’ombre et meurt, sa fraîche plume fondue à ta poitrine avec le frisson du plaisir, – ni le sommeil même ne pourront rendre le calme au corps brûlé. Et pourtant qui osait braver là-haut le sommeil et son empire ? Suspendu à cette seule note aiguë qui de cent mille cris d’insectes à l’unisson célèbre le soleil, l’univers dormait. Les villages blêmes au fond de l’air bercés par le courant qui tord les routes comme des algues, le noir battement des cloches, ce peuple de cadavres dans les vergers (tu riais de l’homme aux mains mortes, Aimé, vaincu par la goutte de lumière à sa joue) – tous les sortilèges de la torpeur, de quel bond tu les brises ! Tu traverses en courant les seigles, la pente commence, et tout de suite l’ombre à ton épaule ! Le ravin s’ouvre et se referme sur le ciel. Tu descends, battu de feuilles et d’odeurs ; tes pieds aveugles tâtent le sentier sous les branches, le tuf craque, les prêles lient tes genoux. Ivresse du végétal corps à corps, espèce de cri qui sourd de ta chair heureuse, quand le soleil d’en bas brille tout à coup sous les feuilles, et que ce morceau de ciel qui est de l’eau lui chante son rassasiement et sa joie ! […] Extrait de « Bain » (Essai pour un paradis, ECRITS – p.247/248)
°°°Epaule Fleurs des talus sans rosée, pitoyables au voyageur, qui le saluez une à une, douces à son ombre, douces à cette tête sans pensée qu’il appuie en tremblant contre nos visages, signes, timide appel, caresse à l’homme qui ne sait plus rien des hommes sinon ce murmure d’une voix sans lèvres et le frôlement des suppliantes ombres, vous tout autour de l’année comme une couronne de présences, la petite étoile du faux fraisier sous sa frange de neige noircie (un papillon nu s’est trompé de soleil et vacille comme une feuille morte), l’épi du sain foin rose, la scabieuse de laine, bleue comme le regard de mon ami perdu, la sauge, la sauge de novembre refleurie et la brunelle, vous que je nomme et vous que je ne sais plus nommer, ô toi parfum du pâle œillet charitable, changeur de rêves, dénoueur des plus sombres sommeils, vous d’aujourd’hui, de cette minute même sous mon regard, campanules haletantes, humiliées, compagnes de mon ombre solitaire, consolatrices, voyez, cette ombre sur vous n’est plus seule, accueillez mon bonheur d’une heure, ne riez pas de mon bonheur ! Un visage près de mon visage, une épaule nue à mon épaule ; la fauve croupe des chevaux qui tirent, le pas des chevaux parmi les pierres, et derrière nous jusqu’aux nuages, pesante et solennelle, fleurie d’une toute petite fille, la craquante charge de froment ! Non, laisse le fouet pris au collier. Les taons suffisent, et ce soir fourmillement de mouches que je tisonne en vain d’une tige de coudre avec toutes ses feuilles. Doucement, la route est longue. Calme ce cheval fier qui est à toi et que j’aime, avec son chiffre à l’encolure (l’année où tu es devenu dragon), ses jarrets au bord de la danse et du bond ployés sans cesse, ses naseaux traversés soudain par le soleil comme une sombre rose de sang. La route est lente. A gauche, à droite, ne vois-tu pas le pays qui se penche et nous salue, debout dans sa vêture d’or ? Tout le pays debout au long de notre marche comme la foule au flanc d’un cortège, la forêt voleuse de javelles, l’auberge endormie, le chant pur des pavots de soie ! Et ces chênes maintenant qui te lancent tour à tour le même filet d’ombre aux mailles de feu.
[…] Extrait de « Epaule » (Pour un moissonneur, ECRITS II – p.44/46)
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Je suis assis près d’une tache de neige, sous les frênes du ruisseau, sans une pensée. Ma paume flatte la laine d’une touffe de pulmonaires. Un bleu nouveau fleurit soudain sur l’eau vivante. Un merle hésite, invente le premier chant du monde. Le temps de l’Adieu n’est plus. Le temps de la salutation commence
Air de la solitude II, p.237/238
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[…] J’ai relu vos phrases : La guerre crée un présent que nous n’avons pas choisi. En dehors des obligations civiques et de charité qu’il nous impose, il nous laisse tout loisir pour fuir dans la poésie ; la guerre qui menace notre vie menace ce que nous aimons le plus dans la vie : la poésie. Les poètes reprennent ainsi une singulière actualité, car jamais nous ne les aurons lus avec plus de ferveur. Voilà qui est net, et juste. Mais vous parlez de la poésie qu’on lit, donc d’une poésie qui est déjà faite, et moi, je ne puis songer qu’à celle qui va naître, et je tremble. La poésie (la vraie) m’a toujours paru être (…) une quête de signes menée au cœur d’un monde qui ne demande qu’à répondre, interrogé, il est vrai, selon telle ou telle inflexion de voix. La guerre, par ce doute atroce qu’elle installe en nous sur nous-mêmes et l’univers, ne peut que paralyser l’entretien du poète et du monde fondé sur un réciproque abandon. Que l’on se batte ou que l’on « monte la garde » seulement, la guerre nous est perpétuelle présence, et si l’on tente de l’oublier comme je l’ai fait tout à l’heure, parvenu sur le bord même de l’échange poétique, tout s’écroule soudain, sournoisement miné par cette présence niée qui se venge. L’herbe éternelle est rendue à la faux, les feuillages éternels à l’hiver, ce paysan éternel qui est mon ami redevient le soldat revenu l’autre jour en congé, qui portait encore sur sa profonde poitrine la petite plaque d’os poli où l’on peut lire :
Dragon Fernand Cherpillod Escadron 4
et, demain peut-être, repartira. Je vous le jure, il ne s’agit pas de mirages ; c’est la nue et stricte vérité. […]
Extrait de « Lettre à Henry-Louis Mermod » (Air de la solitude, ECRITS II – p.99/101)
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[…] La marche errante du vagabond sans but paraît tout de suite coupable aux yeux des hommes d’ici repris par quelque grand travail d’été comme les foins. Est-il permis, pensent-ils, de traverser les mains oisives ces prairies dont nous sommes, plus encore que les maîtres, les prisonniers ? Ils jalousent la liberté de cet homme et s’en irritent, aumoment même où ils redeviennent esclaves, et les pires esclaves : ceux de l’incertain, leur moindre geste dicté par le vent ou le nuage. S’ils savaient ! […] Extrait de « Campagne perdue » (ECRITS III – p.94/95)
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Robert, Port-des-Prés », vers 1945 – « Terre d’Ombres – 1913-1965 – Itinéraire photographique de Gustave Roud », éditions Slatkine, 2002 (Bibliothèque Vert et Plume)
Double fête indéfinie – pour les yeux d’abord, puis pour tout l’être… Nous rejoignons notre être originel dans sa plénitude paradisiaque presque toujours rompue, voilée, offusquée par les aveugles assauts du quotidien. (…) … si l’on voit la descente vers Moudon de l’autre côté du val, on voit, oui, c’est comme une suite de beaux corps étendus, avec des inflexions qui reprennent et transposent au bord du ciel celles du corps humain, d’une molle hanche, d’une gorge ou d’une épaule, inflexions soulignées ici et là par un bref trait sombre de forêts…
Extrait de Haut-Jora, textes et photographies / Haut-Jora – éditions Payot, Lausanne – 1978.
et encore :
« … ces bras nus touchés d’un premier hâle qui hésite entre le fauve et le rose. » « Cet homme qui est là debout (le doux bleu du pantalon serré à la taille par la ceinture de cuir) …, les épaules nues. »
Extrait de « Haut-Jorat », pages 59 et 77
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La route noire, mate ou luisante, laquée par la pluie ou liquéfiant le paysage sous le soleil comme un sombre fer brûlant, n’est plus celle de jadis où boitaient, buvant la poussière d’une lèvre sèche, les rôdeurs aux sourcils, à la moustache feutrés de farine comme des meuniers. Les fleurs d’août restent fraîches, l’herbe riveraine est pure. Mais le voyageur poursuit sur cette nappe insensible une course malaisée. Quelque chose l’isole du monde, qui ne fait plus corps avec lui. Le bleu d’acier, le violet vulgaire, le noir sans richesse que sa semelle touche sont morts. Pour toujours a disparu cette chose frémissante où posait son regard sans pensée : la route ancienne sous le gel comme une dalle de marbre où le matin versait brutalement un flots d’ombres éclatantes ; la route après l’averse, grêlée comme une peau ; la route sous l’orage de mai où l’on enjambe des flaques de pétales, neige et rouille ; la route de novembre, quand le talon crève avec un cri rauque la creuse glace des ornières ; la route qui vivait. […] Extrait de « Campagne perdue » (ECRITS III – p.179/180)
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Pour en savoir plus sur Gustave Roud :
Vidéo : interview de l’écrivain dans la ferme familiale à Carrouge par le journaliste Guy Ackermann en 1965 (RTS archives), c’est ICI.
Vidéo : le poète valaisan Maurice Chappaz parle de Gustave Roud, c’est ICI.
Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis, par Nathalie J. Ferrand : c’est ICI
Gustave Roud, marcheur de plaine (Extrait de Paysage et Poésie francophones par Michel Collot,Antonio Rodríguez – Presses Sorbonne nouvelle, 2005)-Google books, c’est ICI.
le sentier Gustave Roud
Un projet de « Sentier Gustave Roud » a été réalisé dans le Jorat qui permet aux amateurs de poésie et de marche pourront se retrouver sur les pas de Gustave Roud dans les paysages qu’il parcourait inlassablement. Les deux boucles qui constituent le sentier ont pour point de départ la maison de Roud à Carrouge et relient plusieurs lieux importants de l’œuvre et de la vie du poète. Inspirées en partie de la promenade proposée par l’écrivain dans Haut-Jorat, elles comportent chacune un « point de vue », soit l’un de ces lieux où Roud disait pouvoir goûter le « rythme » propre aux paysages du Jorat : le sommet de la colline au-dessus de Vucherens (décrit dans plusieurs textes sous le nom de « La Croix ») et le cimetière de Ferlens. Les boucles relient aussi plusieurs des lieux de « présence » qui traversent l’œuvre. « Port-des-Prés » et l’« enclave » décrite dans Le Repos du Cavalier et L’Aveuglement figurent parmi les espaces naturels privilégiés de la quête roudienne d’un paradis perdu. Enfin, le sentier permet de retrouver les lieux où vivaient les hommes chers à Roud. Les marcheurs pourront voir la ferme d’Olivier Cherpillod : « La Gottaz », celle de Fernand, ou encore celle de René Balsiger : « Bois-Devant », que Roud évoque notamment dans Air de la Solitude.
Quelques extraits de textes de Gustave Roud décrivant certains lieux desservis par le sentier :
La Croix Je regarde : pas une de ces collines autour de moi qui ne se peuple d’anciennes présences où je puisais chaque fois la même angoisse et le même apaisement. … Un seul appel et les voici tous autour de moi, ces hommes qu’au long des années j’ai rejoints dans leur solitude passagère pour les mieux interroger sous la vivante lumière des saisons. « Qui es-tu ? » demandais-je au faucheur, au laboureur, au herseur, au moissonneur à demi submergé d’épis — ces taches au loin blanches, fauves ou bleues perdues dans l’immense paysage — et tous à ma question silencieuse ont donné la réponse la plus simple, la plus belle qui se puisse : « Je suis. » Mais avec eux le pays tout entier répondait aussi et sa réponse était la même. Car je le sais enfin, un perpétuel et profond échange le lie à chacun d’eux. Le ciel d’août se fanerait comme une fleur de lin s’il ne reprenait vie à leur regard, le vent retomberait comme un oiseau mort s’il ne devenait leur souffle. … Campagne perdue (1972)
Présences à Port-des-Prés La très haute grange parmi les prairies, avec son toit de tuiles fraîches où s’avivent les ciels d’été, l’âpre crépi des murs, le banc toujours vide entre deux portes fermées, ce Port-des-Prés tout pareil (on dirait) à d’autres granges perdues dans d’autres prairies, d’où vient que je retourne à lui sans cesse, comme si, hors des sables du réel, une oasis miraculeusement m’était donnée où triomphe enfin la toute-puissance du cœur ? J’ai traversé les campagnes de septembre, salué les semeurs de seigle, les premiers semeurs de blé. Un laboureur bâillait dans le soleil, étirant contre les collines d’énormes bras fauves, un village à chaque poing. Le sentier vacillait comme une barque à travers le mouvant paysage livré aux vents, aux nuées, bizarrement battu de sourdes vagues d’ombre. Un autre laboureur m’a parlé comme on parle dans le sommeil, d’une voix précipitée et folle — la voix de mon ami perdu. C’était lui peut-être, car Port-des-Prés était tout proche où le Temps allait perdre son pouvoir… Voici le banc où je m’assieds sans rompre l’accueil des oiseaux : un rossignol des murailles, le pinson tombé du toit, une mésange qui meurtrit la poussière de mille griffes minuscules. La fontaine chante et perd haleine à chaque assaut du vent. Il y a une autre voix encore, celle du ruisseau sous les frênes comme une incantation monotone et profonde. Le temps s’endort. L’esprit s’endort. O présences, que tardez-vous donc à paraître ? … Air de la solitude (1945)
Bain Ta chair nue ou sous la toile toujours liée au soleil, je sais bien ce sourd désir d’eau qui jamais ne l’abandonne ! … Suspendu à cette seule note aiguë qui de cent mille cris d’insectes à l’unisson célèbre le soleil, l’univers dormait. Les villages blêmes au fond de l’air bercés par le courant qui tord les routes comme des algues, le noir battement des cloches, ce peuple de cadavres dans les vergers (tu riais de l’homme aux mains mortes, Aimé, vaincu par la goutte de lumière à sa joue) — tous les sortilèges de la torpeur, de quel bond tu les brises ! Tu traverses en courant les seigles, la pente commence, et tout de suite l’ombre à ton épaule ! Le ravin s’ouvre et se referme sur le ciel. Tu descends, battu de feuilles et d’odeurs ; tes pieds aveugles tâtent le sentier sous les branches, le tuf craque, les prêles lient tes genoux. Ivresse du végétal corps à corps, espèce de cri qui sourd de ta chair heureuse, quand le soleil d’en bas brille tout à coup sous les feuilles, et que ce morceau de ciel qui est de l’eau lui chante son rassasiement et sa joie! … Essai pour un paradis (1932)
L’Enclave à René Balsiger Que l’anneau des forêts vienne enclore un espace de champs et de prairies, ce lieu tout aussitôt se met à vivre d’une vie singulière derrière sa haute muraille de frondaisons et de fûts. Séparé du monde, et sans nulle rupture cependant, il n’en reçoit plus que la rumeur, mais comme décantée: tous les bruits que le vent brasse au-dessus des campagnes infinies glissent au creux de cette conque d’herbages sans y prolonger leur confuse mêlée. Chacun d’eux, et jusqu’aux plus opaques, y retrouve sa saveur propre et ne résonne que pour soi. Le vent lui-même, partout ailleurs plainte nulle errant sans but d’un bord à l’autre de l’horizon, redécouvre sa voix perdue et chante à chaque feuille. Oui, tout ici rejoint son chant, mais un chant d’une transparence mystérieuse et qui, simple écho presque toujours, n’en livre pas moins le dessin musical d’une présence. … Le Repos du cavalier (1958)
Grau, Freund, ist alle Theorie, doch grün des Lebens goldner Baum. (Goethe, Faust) « Grise, cher ami, est toute théorie, et vert l’arbre d’or de la vie ».
Une réponse faite par une lectrice aux articles précédents sur le « mal être » des écrivains, poètes et peintres du mouvement romantique et sur leur disciples gémissants d’aujourd’hui….
Parmi les Hymnes à la Nuit, le 3ème mérite une mention à part dans la mesure où il traduit poétiquement un événement fondamental de l’existence de Novalis, un point singulier sur sa courbe de vie : cet « unique rêve » qui est l’explication de sa vocation à l’Amour.
« SOPHIE, la jeune fiancée de Novalis, meurt à quinze ans. Il en a vingt-cinq et meurt à vingt-huit ans. C’est entre ces deux morts qu’il fait l’expérience de la Nuit. Il a fait des études scientifiques et reste, par son travail dans l’administration des mines de sel, dans un contact permanent avec les réalités du monde sensible. Pour lui, tout travail, toute vie professionnelle était un enrichissement intérieur : « Volontiers je vais mouvoir mes mains actives, et je contemplerai toutes choses autour de moi, dans tous les lieux où tu auras besoin de moi… ». Sa démarche n’est nullement celle d’un mystique qui’ s’éloigne de la vie terrestre, mais une démarche faite en pleine conscience, parallèlement à ses activités journalières. Nous pouvons la suivre dans son journal intime qu’il commence le 3ème jour après la mort de Sophie, et diverses notes. Il développe une pensée philosophique précise et il continue d’acquérir des connaissances variées : « Il faut que j’apprenne, avec zèle tout d’abord, l’art de me transporter à volonté dans n’importe quel état d’âme. (…) J’édifie en ce moment ma raison, et elle mérite d’être la première, car c’est elle qui apprend à trouver la voie. » Il ne s’agit nullement, pour Novalis, de rejeter les choses terrestres et le corps physique, car il sait que celui-ci est une création des dieux, une image du macrocosme : « Il n’y a qu’un temple dans le monde, et c’est le corps humain. Rien n’est plus sacré que cette haute forme. S’incliner devant des êtres humains, c’est rendre hommage à cette révélation dans la chair. On touche au ciel quand on touche au corps humain. » Il vit sur la tombe de Sophie des états qui lui permettent d’entrer en contact avec le monde spirituel. Il a une connaissance très juste du moi individuel, social, mais aussi un pressentiment que ce moi n’est pas limité et qu’il peut permettre d’accéder, par une démarche intérieure, à sa nature supérieure : « La conscience de moi, et le calme, m’importent par-dessus tout. (…) Mais ma conscience de moi devra se renforcer encore beaucoup. Il y a en moi d’immenses lacunes. (…) Il me faut absolument chercher à affirmer mon « moi » le meilleur à travers les fluctuations de la vie et les changements de mon tempérament. » Bien qu’il ne désigne pas toujours expressément le « Moi spirituel », il le pressent constamment au cours de ses états de conscience : « Le préjugé le plus arbitraire est celui qui consiste à croire que la faculté d’être hors de nous-mêmes, d’être consciemment en dehors de nos sens, nous est refusée. L’homme peut être, à tout instant, une entité suprasensible. … La tâche suprême de la culture est de s’emparer de son Moi transcendantal, d’être vraiment le moi de son Moi. » La mort de Sophie qui a si douloureusement bouleversé Novalis, l’a profondément transformé. Des forces spirituelles qui n’étaient auparavant en lui que virtuelles sont devenues actives. C’est par l’expérience de la mort qu’il a abordé le monde de l’esprit. Mais c’est grâce à l’amour que cette faculté a pu s’épanouir en lui. Dans l’amour véritable il y a identification. Son identification à Sophie lui permit de la suivre lorsqu’elle eut passé le seuil : « Il faut seulement que je vive toujours davantage en Elle. (…) Si je veux seulement être digne d’elle à chaque instant du jour! » L’amour l’a conduit à la souffrance, mais il reconnaît que cette expérience terrestre était nécessaire. Si Sophie avait vécu, il aurait réalisé tout autre chose, mais n’aurait pu s’approcher à ce point du divin. Par cette mort il a vécu par l’esprit et pour l’esprit, pour la beauté et finalement par l’amour terrestre métamorphosé en amour divin. Alors le regard qu’il pose sur chaque objet le purifie, le métamorphose, lui donne un nouvel éclat, une nouvelle lumière et finalement le transsubstantie. C’est sur la tombe de Sophie qu’il se rend compte que « notre engagement n’était pas pris pour ce monde. » Il aspire donc à quitter lui-même cette vie terrestre. « Elle est morte, je mourrai donc aussi. … Je veux attendre, dans une paix profonde et joyeuse, l’instant où je serai appelé. … Ma mort sera le témoignage de la plus haute vérité : un sacrifice réel, et non point un geste de fuite, ni un moyen de secours. … J’ai remarqué que je suis manifestement prédestiné à la mort. Je n’atteindrai rien en ce monde. Je devrai me séparer de tout à la fleur de l’âge. … Je veux mourir joyeux comme un jeune poète. » La mort de Sophie crée en lui le désir de sa propre mort prochaine : «Auprès de sa tombe, j’ai compris que, par ma mort, je devais donner à l’humanité le spectacle d’une telle fidélité jusqu’à la mort; ainsi je lui rends en quelque sorte possible un pareil amour. » Cette rencontre de la mort lui permet de vivre dans l’état de conscience de minuit parallèlement à l’état de conscience de midi. Le passage de la vie dans le monde spirituel à la vie sur terre, puis de la vie sur terre à la vie dans le monde spirituel, il l’exprime ainsi : « Lorsqu’un esprit meurt, il devient homme. Lorsqu’un homme meurt, il devient esprit. Libre mort de l’esprit, libre mort de l’homme.(… ) La mort est une victoire sur soi-même… ». Il peut donc maintenant vivre certains états où s’harmonisent les deux formes de connaissance : « L’homme entièrement conscient s’appelle le voyant. » Novalis a connu le karma et la réincarnation, aussi est-il devenu celui qui, au cours des temps, participe : « N’y aurait-il pas aussi dans l’au-delà une mort, dont le résultat serait la naissance sur terre ? – l’idée infinie de notre liberté présuppose une succession infinie d’apparitions de l’homme dans le monde sensible. Nous ne sommes pas destinés à paraître une seule fois dans notre corps terrestre sur cette planète. » Il a découvert, enfouies dans les profondeurs de son âme, les étapes du passé de l’évolution.
Berthin Montifroy, Langage et poésie, Triades, paris, 1979.
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Caspar Friedrich – Au-dessus de la Mer de Nuages, 1818
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3ème Hymne à la Nuit – Novalis
« Einst da ich bittre Thränen vergoß, da in Schmerz aufgelöst meine Hoffnung zerrann, und ich einsam stand am dürren Hügel, der in engen, dunkeln Raum die Gestalt meines Lebens barg – einsam, wie noch kein Einsamer war, von unsäglicher Angst getrieben – kraftlos, nur ein Gedanken des Elends noch. – Wie ich da nach Hülfe umherschaute, vorwärts nicht konnte und rückwärts nicht, und am fliehenden, verlöschten Leben mit unendlicher Sehnsucht hing: – da kam aus blauen Fernen – von den Höhen meiner alten Seligkeit ein Dämmerungsschauer – und mit einemmale riß das Band der Geburt – des Lichtes Fessel. Hin floh die irdische Herrlichkeit und meine Trauer mit ihr – zusammen floß die Wehmuth in eine neue, unergründliche Welt – du Nachtbegeisterung, Schlummer des Himmels kamst über mich – die Gegend hob sich sacht empor; über der Gegend schwebte mein entbundner, neugeborner Geist. Zur Staubwolke wurde der Hügel – durch die Wolke sah ich die verklärten Züge der Geliebten. In ihren Augen ruhte die Ewigkeit – ich faßte ihre Hände, und die Thränen wurden ein funkelndes, unzerreißliches Band. Jahrtausende zogen abwärts in die Ferne, wie Ungewitter. An Ihrem Halse weint ich dem neuen Leben entzückende Thränen. – Es war der erste, einzige Traum – und erst seitdem fühl ich ewigen, unwandelbaren Glauben an den Himmel der Nacht und sein Licht, die Geliebte. »
« Un jour que je versais amèrement des larmes, que défaite en douleur, mon espérance allait s’évanouir, – et j’étais solitaire, debout près de ce tertre aride qui, dans son lieu obscur et resserré, détenait l’être de ma vie – solitaire comme aucun solitaire n’avait jamais été – oppressé d’une angoisse indicible, à bout de force, plus rien qu’un souffle de détresse… Comme alors je quêtais des yeux quelque secours, ne pouvant avancer ni reculer non plus, un immense regret me retenait à la vie qui fuyait, s’éteignait; – alors, du fond des bleus lointains, de ces hauteurs de ma félicité ancienne, vint un frisson crépusculaire, – et par un coup se rompit le lien natal : la chaîne de la lumière. Loin s’est enfuie la terrestre splendeur, et avec elle ma désolation : – le flot de la mélancolie est allé se résoudre en un nouveau, un insondable monde. O nocturne enthousiasme, toi le sommeil du ciel, tu m’emportas : – le site s’enlevait doucement en hauteur, et sur le paysage flottait mon esprit libéré de ses liens, né à nouveau. Le tertre n’était plus qu’un nuage de poussière, que transperçait mon regard pour contempler la radieuse transfiguration de la bien-aimée. L’éternité reposait en ses yeux – j’étreignis ses mains, et ce fut un étincellent, un indéfectible lien que nous firent les larmes. Les millénaires passaient au loin comme un orage. Et ce furent des larmes d’extase que je versai sur son épaule, au seuil de la vie nouvelle. Ce fut là le premier, l’unique rêve, – et depuis lors, à jamais, je sens en moi une foi éternelle, immuable, en le ciel de la Nuit et sa lumière, la Bien-Aimée. »
Note de l’auteur : « Le naturel avec lequel l’allemand peut jouer du surnaturel est incompatible avec le sens surnaturel qu’a tout naturellement notre langue française.Cela ne touchant en rien l’authenticité de l’expérience spirituelle de Novalis en elle-même, cet unique chemin de vérité à laquelle son génie accéda, je pense qu’il me sera permis de demander très humblement au lecteur que cette vérité intéresse, de se laisser mener comme il convient par la musique qui alimente souterrainement les images, tout en lui apportant mentalement le discret correctif d’une sourdine assez légère qui le rapprochera plus exactement de la mesure essentiellement germanique de l’oeuvre originale. »
« Jadis, comme je pleurais d’amères larmes, comme mon espérance s’était fondue en douleur et comme je me tenais debout, seul, auprès du tertre dénudé qui contenait, dans sa profondeur étroite et obscure, la forme de ma Vie ; seul comme ne fut jamais aucun solitaire, poussé par une inexprimable angoisse, sans force, et n’étant plus rien qu’une pensée de détresse ; comme je cherchais des yeux un secours, sans pouvoir avancer ni reculer, et me retenant avec une infinie langueur à cette vie qui me fuyait et s’éteignait, – alors descendit des espaces bleus, des cimes de mon ancienne félicité, un frisson crépusculaire, et le lien de la naissance, – les chaînes de la Lumière, se rompirent d’un seul coup. La splendeur terrestre s’évanouit, et mon deuil avec elle ; la mélancolie reflua dans un monde insondable et nouveau. Extase nocturne, sommeil céleste, tu descendis vers moi ; le paysage s’éleva doucement ; au-dessus du paysage plana mon esprit délivré, régénéré. Le tertre devint un nuage, au travers duquel j’aperçus les traits transfigurés de la Bien-Aimée. En ses yeux reposait l’éternité ; je pris ses mains, et les larmes firent entre nous un lien lumineux, indéchirable. Au loin, les siècles reculaient comme des ouragans. A son cou, je pleurais sur ma vie nouvelle des larmes de ravissement. Ce fut le premier, le seul Rêve, et depuis lors j’ai mis une confiance éternelle et irréductible dans le Ciel de la Nuit, et dans sa lumière, la Bien-Aimée. »
« Un jour que je versais d’amères larmes, que s’évanouissait en douleur mon espérance, que solitaire je me tenais près du tertre aride où recluse dans la ténèbre de l’étroit caveau gisait cette forme qui est ma vie – seul comme ne le fut encore nul solitaire, harcelé d’une indicible angoisse – sans force, avec la seule pensée encore de ma détresse – comme je cherchais secours autour de moi, ne pouvant plus avancer ni reculer, suspendu avec un regret passionné à cette vie fuyante comme une flamme qui défaille – alors, des lointains bleus, des cimes de mon ancienne félicité se propagea le frisson du crépuscule – et d’un seul coup se rompit le lien natal – la chaîne de la lumière. Enfuie, la splendeur terrestre, et mon deuil avec elle – et dans le même temps, ma mélancolie s’abîma dans un nouveau monde insondable. O ferveur de la Nuit, tu descendis sur moi, sommeil céleste ! Le monde se soulève doucement ; nouveau-né, délivré de ses chaînes, sur lui mon esprit plane. Le tertre croule en nuage de poussière – je vois au travers, transfigurés, les traits de la Bien-Aimée. Dans ses yeux dort l’éternité – je saisis ses mains, et voici que les larmes deviennent une chaîne étincelante, indestructible. Comme un orage, des milliers d’années s’enfuient à l’horizon. A son cou suspendu je pleure devant la vie nouvelle des larmes d’extase. Ce fut le premier rêve, le seul – et depuis lors, d’une foi éternelle, immuable, je crois au ciel de la Nuit et à sa lumière : la Bien-Aimée. »
« Un jour que je versais des larmes amères, qu’en douleur résolue mon espérance allait s’épuisant, et je me tenais près de la colline aride où, dans un étroit, obscur espace, s’abritait la forme de ma vie – seul comme jamais on ne fut seul, agité d’une indicible angoisse – privé de force, juste une pensée de détresse. – Comme, du regard, à l’entour je cherchais quelque aide, ne pouvant avancer ni reculer, et m’en tenant, dans un interminable désespoir, à cette vie fugitive, éteinte – vint alors des lointains bleus – des hauteurs de mon ancienne béatitude un frisson crépusculaire – et d’un coup se déchira le lien natal, l’entrave de la lumière. Avec, s’enfuirent la splendeur terrestre et mon affliction – avec, la mélancolie prit l’aval vers un nouvel, un insondable monde – toi, l’enthousiasme nocturne, demi-sommeil céleste, tu vins à mon surplomb – les parages doucement se soulevèrent, au-dessus des parages planait mon esprit nouveau-né, désentravé. Nuée de poussière se fit la colline – à travers la nuée, je vis, sublimés, les traits de la Bien Aimée. Dans ses yeux reposait l’éternité – j’étreignis ses mains, et les larmes se firent lumineux, indéchirable lien. Les siècles reculèrent au loin, tels des orages. À la vie nouvelle, je pleurais contre son sein des larmes d’extase. – Ce fut le premier, le seul rêve – et depuis je crois, d’une croyance éternelle, indéfectible, au ciel nocturne et à sa lumière, la Bien Aimée. »
Note de l’auteur : Cette traduction se veut respectueuse de la syntaxe et de la ponctuation, très émotionnelles, de Novalis, et des répétitions qui trament le texte en réseaux sémantiques.
Armel Guerne, né à Morges (Suisse) est un poète et traducteur de langue française, de père suisse et de mère française. La famille revient en France alors qu’il a neuf ans. Il poursuit ses études au lycée de Saint-Germain-en-Laye, avant de se voir couper les vivres par son père après la séparation de ses parents. Aidé par la famille de son meilleur ami Mounir Hafez, il peut continuer ses études et devient professeur. Après avoir exercé en Syrie, il revient en France en 1934. À la Sorbonne, il fonde avec Roger Frétigny le Groupe d’études psychologiques. Son premier livre Oraux est publié aux éditions du Grenier en 1934. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il cesse toute activité littéraire et devient membre du réseau Prosper-PHYSICIAN du service secret britannique Special Operations Executive, aux côtés du chef du réseau, Francis Suttill « Prosper », dont il devient le second. Dans le Paris occupé, il organise des actes de sabotage contre l’armée allemande. Il incendie notamment des camions près de la Bibliothèque Nationale. Par ailleurs, il proteste contre les écrivains qui mettent leur plume au service des nazis. Lors de l’effondrement du réseau fin juin 1943, il est arrêté par la Gestapo, est interné à la prison de Fresnes puis au camp de Royallieu près de Compiègne. Envoyé à Buchenwald, il réussit en chemin à s’échapper du train avant Charleville et rejoint Londres. Après la guerre, il traduit de nombreux auteurs, notamment Novalis, Rilke, Hölderlin, les frères Grimm, Melville, Virginia Woolf, Dürrenmatt, Elias Canetti, Lao Tseu et Kawabata, tout en poursuivant son œuvre personnelle. En 1960, il s’était retiré dans le moulin à vent de Tourtrès (Lot-et-Garonne) jusqu’à sa mort survenue le 9 octobre 1980 à l’hôpital de Marmande.
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Armel Guerne a été l’auteur en 1977 d’une anthologie des Romantiques allemands, rééditée chez Phébus, coll. Libretto sous le titre « L’âme insurgée ». « Âme insurgée » car le romantisme, pour Armel Guerne, est un « mouvement insurrectionnel », qui « ne visait à rien moins qu’à rétablir l’homme dans sa vraie patrie : cette âme illimitée qu’il avait eu la folie de déserter au profit d’un monde effroyablement rétréci, où il risquait à présent de finir emmuré. ». Dans cet essai Armel Guerne nous parle entre autres de Novalis et Hölderlin, de Kleist, Grimm, Nerval, Melville et Stevenson. Enfants du siècle qui découvraient « l’horreur économique » et la prison du conformisme. Les Romantiques, les premiers, ont su empoigner l’existence à pleines mains et opposer à une réalité détestée leur désir d’absolu. « Ce contre quoi l’âme s’insurge c’est le monde, ou plutôt cette absurde modernité du monde qui ne veut plus rien savoir de l’essentiel, qui se cache de l’absolu derrière le paravent des fugaces actualités dont il se gave et s’enivre afin de ne jamais être dégrisé, qui, finalement, ne veut pas voir ce qui est ni entendre cette vérité que l’âme est la vérité de l’homme et qu’à trop vouloir l’oublier nous nous oublierons bientôt nous-mêmes dans les oubliettes de l’Histoire et qu’il n’y aura plus personne pour se rappeler de nous puisque nous aurons perdu la clef de nos geôles. C’est pourquoi l’âme dit « non », c’est pourquoi elle se refuse à emprunter les pas d’un chemin tout tracé mais qui ne l’a pas été par elle ni pour elle et préfère, jusqu’à la folie et jusqu’à la mort, inventer une danse accordée à son rythme et à son monde afin que ceux qui en ont la force et la volonté puissent retrouver, comme les abeilles, le chemin vers les fleurs et vers les étoiles au milieu desquelles, seulement, il nous est permis de respirer et de vivre. » (Hervé Bonnet). Voici un extrait de cet ouvrage traitant du romantisme en général et de ses acteurs, que l’auteur qualifie d’ « Hommes de plein vent ».
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Laissez-moi vous dire…
(…) que le poète n’a pas la vie facile dans un monde devenu ce manteau de ténèbres, pailleté d’éphémère par une actualité exténuée en quelques heures, qu’on renouvelle tous les jours et qui tient toute la place avant de s’effacer. Un monde où le niveau des larmes, cependant, ne cesse de monter. Un monde pilonné, trituré, sermonné de plus en plus sévèrement par le verbe surnaturel des catastrophes, couché sous le vent fort de ce langage, le plus clair et le plus nu de tous, dont les statisticiens s’emparent aussitôt pour le rendre inintelligible. Les cœurs sans le savoir, les esprits sans le percevoir et, tout au fond, les âmes sans le dire sont tellement dans le besoin que le silence de leur cri – formidable colonne en creux – requiert et mobilise contre lui l’acharnement insupportable et sans répit de tous les bruits du monde, organise la fuite et le refuge de chacun dans ce supplice étroit, la collaboration funeste de tout individu, par soumission servile ou par complicité déshonorée, à cet attentat fracassant qui le disjoint, l’émiette, le pulvérise et le disperse. S’abstraire de l’essentiel, tout est là. Sortir le plus possible du dedans de la vie; rester dehors. L’information, laissez-moi vous le dire, est l’instrument parfait, la corde lisse et le nœud bien coulant de cette pendaison : l’information, procédé éminemment artificiel et abstrait, destiné à rendre informe et sans leçon tout ce qui peut, tout ce qui risque d’avoir, originalement, une forme certaine et peut-être un enseignement. L’informatique a perfectionné le système en le mécanisant et désormais, sans le concours de personne, l’analyse devient si fine que tout danger est écarté : même par accident il ne peut plus rester, non, même à la loupe on ne saurait trouver le grain le plus infime de concret dans la pensée lisse et liquide qu’elle dégorge. Le rien est souverain et triomphe dans le bourdonnement enthousiasmé des bavardages. Car sait-on jamais ? La trace seulement d’une poussière pourrait suffire à accrocher un souvenir, un rappel, découvrir une analogie, voire amorcer un rêve, éveiller un silence, engendrer l’incongruité d’une de ces légendes qui parlent à travers le temps ! Abandonné de tous, le génie souple et prompt de notre langue est sans emploi, comme un ange au chômage. Vu de demain, regardé seulement de la pointe du prochain matin, le français est déjà une langue morte, écrasée, accablée, enterrée sous ses mines où s‘amusent encore, inconscients, égarés, les producteurs rentiers d’une littérature qui n’a d’autres raisons que la « modernité », c’est-à-dire le goût du jour. L’argent, seul étalon de toutes les valeurs, ne quitte plus jamais le devant de la scène. Écoutez bien, tendez l’oreille: « euh… ! beuh… ! » Nous sommes entrés dans le siècle de l’onomatopée et nous voici déjà tout occupés à convertir les mots en chiffres. Sans le lyrisme des milliards, avouons-le, auquel les moins riches ne sont pas les moins accessibles, la politique serait sans effet, sans écho, et les prisons de l’idéologie s’ouvriraient d’elles-mêmes, relâchant en plein air la cohue de leurs détenus fascinés, tout surpris de se retrouver libres de leur pensée, de respirer un air de leurs propres poumons. L’argent (qui n’est depuis longtemps plus synonyme de richesse, mais de besoin), s’il fut depuis toujours servi par les ambitieux, ne l’a jamais été avec le cynisme imbécile et l ‘unanimité éhontée de nos contemporains: la masse humaine la plus mendiante et la plus lâche, la plus confuse et la plus confondue que le monde ait portée. Seul le nanti n’en a jamais assez ; et c’est toujours lui qui crie le plus fort, du haut en bas de l’échelle sociale, surtout en bas. Laissons. (…) Un pareil désarroi, des hommes plus humains, beaucoup moins négatifs, l’ont pressenti déjà comme pour nous aider, hurlant alors de toutes les manières la fureur de la faim spirituelle, clamant et proclamant l’insurrection de l ’âme aux quatre coins du monde, s’arrachant à leur siècle qu’ils jugeaient imbécile et qui ne manquait pas d ’incommodités, plongeant dans le passé, secouant l’avenir en le prophétisant jusqu’au bout de leur force d’imagination comme pour mieux l’exorciser, cherchant partout des appuis et des frères, recensant l’univers et les trésors intérieurs, se prodiguant à cœur ouvert, risquant sur eux un perpétuel tout pour le tout que rien ne pouvait arrêter, ni la folie, ni le suicide, ni la mort qu’ils ne cessaient de frôler, toujours a cet extrême d’eux-mêmes qu’ils ne cessaient de hanter par souci de vivre dignement, noblement, sans rien omettre. Jamais peut-être on n’avait fait autant de littérature ; et jamais sans doute on n’y mit tant de sang, tant de cœur, tant de fièvre et aussi de merveilleux caprice, de liberté. Ils ont tout essayé, tout appelé à leur secours pour étendre le cercle autour de la raison et trouver des issues, ne pas s’y enfermer. Ils ont couru tous les chemins qu’ils croyaient deviner. S’ils se trompaient, tant pis pour eux ! mais ils y allaient voir – et malheureusement, égarés dans le marécage d’une langue peu faite pour la rigueur, la rectitude ou le redressement de la pensée aventurée sur un terrain mystique, ils se trompèrent souvent et moururent beaucoup. (…) Ce Romantisme, bien évidemment, n’a rien de commun avec la gentillette école littéraire qui fit florès en France sous ce nom ; rien de commun non plus avec la rhétorique douceâtre et la fadeur sentimentale, les rubans et les fanfreluches que l’on s’est plu souvent à attacher à ce mot. Les Français à vrai dire, Nerval à peu près seul excepté, sont restés à l’écart de ce mouvement, qui a fleuri d’abord et surtout en Allemagne avec Hölderlin et Novalis, avec Arnim, avec Kleist, avec Hoffmann et tant d’autres, mais aussi en Angleterre – avec Keats bien plus qu’avec Byron ou Shelley, et par-delà les sombres splendeurs du « Roman noir » jusqu’à Stevenson –, mais encore dans la lointaine Amérique chez deux êtres aussi différents — et aussi nécessairement complémentaires – que Poe et Melville, sans oublier les pays slaves où l’élan mystique du hassidisme juif et cet autre élan qui soulèvera plus tard les récits de Dostoïevski sont manifestement d’essence romantique, au sens le plus exigeant que l’on voudra bien donner à pareille désignation. (…) C’est que pour eux, le Romantisme était vraiment une façon d’être. Un combat pour la plénitude. Une bataille désespérée contre l ‘abdication capitale, contre ce vide désespérant qui laisse l’homme comme une viande douée de réflexes dès qu’il oublie son âme, dès qu’il quitte ses rêves, dès qu’il cesse de reconnaître et de nourrir – pour ne plus faire qu’alimenter l’autre – Cette moitié divine dont il est compose’ et qui respire au milieu des étoiles. Car on ne devrait jamais l’oublier, la vie n’est pas un état mais un risque, et qui s’ouvre toujours plus. Grandiose. Une conquête qui n’en finit pas. Un « voyage » – au sens où Schubert l ’a certainement vécu – mais un voyage incertain et dur, à la mesure de ceux, et de ceux-là seuls, qui sont capables de marcher. Il vaut donc mieux, croyez-moi, ne pas trop se fier aux ruminants intellectuels qui vivent à la ferme, engrangeant le foin et la paille de leurs savoirs récoltés. Les hommes de cabinet, laissez-moi vous le dire, ne font pas de bons compagnons de route.
Vivent les hommes de plein vent !
Armel Guerne, le 5 mars 1977 – L’âme insurgée, collection Points Seuil
Depuis la fin de la guerre d’indépendance des États-Unis, la ligne Mason-Dixon était la ligne de démarcation entre les États abolitionnistes du Nord et les États esclavagistes du Sud, jusqu’au Compromis du Missouri voté en 1820 qui déplaçait la limite à la latitude 36°30′ Nord (frontière sud du Missouri) pour les territoires de l’ancienne Louisiane française, achetée en 1803. Ce sont deux géomètres britanniques, Charles Mason et Jeremiah Dixon qui l’avaient établie entre 1763 et 1767. Elle était alors située à environ 39°43’20 » de latitude Nord entre le Maryland et la Pennsylvanie d’une part ; 75°47′18 de longitude ouest entre le Maryland et le Delaware et délimitait les frontières de ces deux états. Les esclaves noirs qui utilisaient le chemin de fer clandestin devaient traverser la ligne Mason-Dixon pour tenter de gagner la liberté. Même après la guerre, cette frontière est restée un fort symbole de division culturelle entre les États du Sud et du Nord. John Fitzgerald Kennedy a construit une autoroute traversant la ligne qui est aujourd’hui nommée en son honneur. Dans l’usage, elle représente aujourd’hui la démarcation formelle entre le Nord et le Sud des États-Unis. Il existe deux hypothèses pour expliquer l’origine des expressions « Dixie » et « Dixieland » pour désigner les États du sud. La première l’attribue à la ligne Mason-Dixon et la seconde au billet de banque américain de dix dollars ; en effet, le dit billet en circulation dans les États de l’Union au cours de la guerre de sécession portait la mention « TEN » dollars, soit dix en anglais, alors que le billet de même valeur circulant dans les États de la Confédération portait la mention « DIX » au lieu de « TEN ». D’où le « DIXIELAND », ou « pays du dix ».
Le romancier américain Thomas Pynchon a fait de cette ligne le sujet d’un roman halluccinant, Mason et Dixon, qui nous emmène dans l’Amérique du XVIIIe siècle et que le romancier traite comme la matérialisation d’un désir : une fuite en avant vers l’Ouest sauvage de l’hédoniste Dixon, un retour impossible vers le passé (l’Est) pour l’endeuillé Mason qui vient de perdre sa femme. « La frontière que les deux hommes vont tracer (avec leur équipe de bûcherons, cuisinier, indiens, etc.) va marquer physiquement le monde. Elle traverse à la fois un espace, un territoire et un temps. Elle est une avancée vers l’inconnu comme peut l’être aussi l’écriture. Elle doit son existence à l’accouplement de l’homme avec la nature (l’observation des étoiles pour définir sa latitude), de la science (boussole et compas) avec le pouvoir. Surtout elle donne la primauté sur la représentation du monde plutôt que sur le monde lui-même. Elle fonde ainsi une mythologie moderne comme une Odyssée fondatrice. » (le Matricule des Anges) Mason & Dixon de Thomas Pynchon Seuil 27.50 €
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Un peu d’histoire :
En 1681, le roi Charles II d’Angleterre remet une partie de ses propres avoirs fonciers en Amérique au Quaker William Penn pour honorer une dette auprès de sa famille. Les terres cédées étaient d’importance puisqu’elles incluaient ce qui est aujourd’hui la Pennsylvanie et le Delaware. William Penn débarque pour la première fois sur le sol américain en 1682 à New Castle, l’ancienne Nieuw-Amstel fondée par les Hollandais en 1651 et devenue anglaise après que les anglais eurent conquis la Nouvelle-Hollande en 1664. Une partie des colons présents sur place lui prête allégeance mais Charles Calvert, 5ème baron Baltimore de confession catholique qui considérait avoir des droits sur le Maryland n’accepta pas cet accord. Ce litige territorial opposa les États de Pennsylvanie et du Maryland jusqu’au moment où les descendants des deux protagonistes, Thomas Penn et Frederick Calvert, se résolurent en 1763 à faire appel à l’arbitrage de deux géomètres britanniques, Charles Mason et Jeremiah Dixon, qui reprirent les travaux inachevés ou imprécis des cartographes américains . Leur première tâche consista à tracer une ligne partant du milieu de la ligne transpéninsulaire de Delmarva et arrivant au nord en tangente au cercle des 12 miles autour de New Castle, séparant la Pennsylvanie des trois comtés qui deviendront plus tard le Delaware. Grâce à leurs instruments et leur méthode astronomique plutôt que fil à plomb et boussole, ils achevèrent ce tracé avec une erreur de quelques mètres là où leurs prédécesseurs tombaient à plus de 300 mètres à cause des anomalies de gravité et de champs magnétique. Partant du cercle des 12 miles, ils tracèrent ensuite la frontière est-ouest entre la Pennsylvanie et le Maryland, qui passera à la postérité sous le nom de ligne Mason-Dixon et qui demeure réputée aujourd’hui par le rôle de frontière culturelle qu’elle a jouée entre les états du sud et du nord des USA. L’expédition ayant négocié avec les Iroquois son passage au-delà du Potomac, s’enfonça à l’ouest autant que le permettaient le courage des défricheurs et l’hostilité des autres tribus. Elle s’arrêta au bout de 233 miles (375 kilomètres) quand elle atteint le Grand Sentier de Guerre Indien que les Mohawks imposèrent comme limite.Mason et Dixon furent nommés membres correspondants de la Société philosophique américaine en avril 1768.
L’épopée de Charles Mason et Jeremiah Dixon d’une chanson de Mark Knopfler intitulée Sailing to Philadelphia, tirée de l’album du même nom.
Sailing To Philadelphia (Mark Knopfler et les Dire Straits)
I am Jeremiah Dixon Je m’appelle Jeremie Dixon I am a Geordie boy je suis un Geordie boy A glass of wine with you, sir Un verre de vin avec vous, Monsieur And the ladies I’ll enjoy Et je charmerais toutes les femmes All Durham and Northumberland Tout le pays de Durham et du Nothumberland Is measured up by my own hand a été cartographié par mes propres mains It was my fate from birth J’étais destiné dés ma naissance To make my mark upon the earth à apposer ma marque sur cette terre
He calls me Charlie Mason Il m’appelle Charlie Mason A stargazer am I chasseur d’étoiles je suis It seems that I was bornil semble bien que je sois né To chart the evening sky pour tracer le ciel du soir They’d cut me out for baking bread Ils me voyaient boulanger But I had other dreams instead Mais j’avais d’autres rêves This baker’s boy from the west country le petit mitron du sud-ouest Would join the Royal Society voulait rejoindre la Royal Society
We are sailing to Philadelphia Nous naviguons vers Philadelphie A world away from the coaly Tyne un monde éloigné de la charbonneuse Tyne Sailing to Philadelphia Nous voguons vers Philadelphie To draw the line Pour tracer une frontière, A Mason-Dixon Line la Mason-Dixon line
Now you’re a good surveyor, Dixon Sûr, tu es un bon géomètre, Dixon But I swear you’ll make me mad Mais tu finiras par me rendre fou The West will kill us both l’Ouest nous tuera tous les deux You gullible Geordie lad Toi, le crédule Geordie You talk of liberty Tu parles de liberté How can America be free Comment l’Amérique peut elle être libre A Geordie and a baker’s boy Un Geordie et un mitron In the forests of the Iroquois Dans les forêts des Iroquois
Now hold your head up, Mason Maintenant, relève la tête, Mason See America lies there Vois l’Amérique qui s’étend devant toi The morning tide has raised la marée du matin dévoile The capes of Delaware les caps du Delaware Come up and feel the sun Vient sentir le soleil sur ta peau. A new morning has begun Une nouvelle matinée commence Another day will make it clear qui doit nous éclairer sur les raisons Why your stars should guide us here qui ont fait que les étoiles nous ont guidées ici
We are sailing to Philadelphia Nous avons pris la mer pour Philadelphie A world away from the coaly Tyne un monde éloigné de la charbonneuseTyne Sailing to Philadelphia Nous voguons vers Philadelphie To draw the line Pour tracer une frontière, A Mason-Dixon Line La Mason-Dixon Line