Au sujet du romantisme : « Vivent les hommes de plein vent ! » par Armer Guerne (1911-1980)

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Armel Guerne (1911-1980)

     Armel Guerne, né à Morges (Suisse)  est un poète et traducteur de langue française, de père suisse et de mère française. La famille revient en France alors qu’il a neuf ans. Il poursuit ses études au lycée de Saint-Germain-en-Laye, avant de se voir couper les vivres par son père après la séparation de ses parents. Aidé par la famille de son meilleur ami Mounir Hafez, il peut continuer ses études et devient professeur. Après avoir exercé en Syrie, il revient en France en 1934. À la Sorbonne, il fonde avec Roger Frétigny le Groupe d’études psychologiques. Son premier livre Oraux est publié aux éditions du Grenier en 1934. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il cesse toute activité littéraire et devient membre du réseau Prosper-PHYSICIAN du service secret britannique Special Operations Executive, aux côtés du chef du réseau, Francis Suttill « Prosper », dont il devient le second. Dans le Paris occupé, il organise des actes de sabotage contre l’armée allemande. Il incendie notamment des camions près de la Bibliothèque Nationale. Par ailleurs, il proteste contre les écrivains qui mettent leur plume au service des nazis. Lors de l’effondrement du réseau fin juin 1943, il est arrêté par la Gestapo, est interné à la prison de Fresnes puis au camp de Royallieu près de Compiègne. Envoyé à Buchenwald, il réussit en chemin à s’échapper du train avant Charleville et rejoint Londres. 
     Après la guerre, il traduit de nombreux auteurs, notamment Novalis, Rilke, Hölderlin, les frères Grimm, Melville, Virginia Woolf, Dürrenmatt, Elias Canetti, Lao Tseu et Kawabata, tout en poursuivant son œuvre personnelle. En 1960, il s’était retiré dans le moulin à vent de Tourtrès (Lot-et-Garonne) jusqu’à sa mort survenue  le 9 octobre 1980 à l’hôpital de Marmande.

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Armel Guerne - l'âme insurgée

    Armel Guerne a été l’auteur en 1977 d’une anthologie des Romantiques allemands, rééditée chez  Phébus, coll. Libretto sous le titre « L’âme insurgée ». « Âme insurgée » car le romantisme, pour Armel Guerne, est un « mouvement insurrectionnel », qui « ne visait à rien moins qu’à rétablir l’homme dans sa vraie patrie : cette âme illimitée qu’il avait eu la folie de déserter au profit d’un monde effroyablement rétréci, où il risquait à présent de finir emmuré. ». Dans cet essai Armel Guerne nous parle entre autres de Novalis et Hölderlin, de Kleist, Grimm, Nerval, Melville et Stevenson. Enfants du siècle qui découvraient « l’horreur économique » et la prison du conformisme. Les Romantiques, les premiers, ont su empoigner l’existence à pleines mains et opposer à une réalité détestée leur désir d’absolu. « Ce contre quoi l’âme s’insurge c’est le monde, ou plutôt cette absurde modernité du monde qui ne veut plus rien savoir de l’essentiel, qui se cache de l’absolu derrière le paravent des fugaces actualités dont il se gave et s’enivre afin de ne jamais être dégrisé, qui, finalement, ne veut pas voir ce qui est ni entendre cette vérité que l’âme est la vérité de l’homme et qu’à trop vouloir l’oublier nous nous oublierons bientôt nous-mêmes dans les oubliettes de l’Histoire et qu’il n’y aura plus personne pour se rappeler de nous puisque nous aurons perdu la clef de nos geôles. C’est pourquoi l’âme dit « non », c’est pourquoi elle se refuse à emprunter les pas d’un chemin tout tracé mais qui ne l’a pas été par elle ni pour elle et préfère, jusqu’à la folie et jusqu’à la mort, inventer une danse accordée à son rythme et à son monde afin que ceux qui en ont la force et la volonté puissent retrouver, comme les abeilles, le chemin vers les fleurs et vers les étoiles au milieu desquelles, seulement, il nous est permis de respirer et de vivre. » (Hervé Bonnet). Voici un extrait  de cet ouvrage traitant du romantisme en général et de ses acteurs, que l’auteur qualifie d’ « Hommes de plein vent ».

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Laissez-moi vous dire…

   (…) que le poète n’a pas la vie facile dans un monde devenu ce manteau de ténèbres, pailleté d’éphémère par une actualité exténuée en quelques heures, qu’on renouvelle tous les jours et qui tient toute la place avant de s’effacer. Un monde où le niveau des larmes, cependant, ne cesse de monter. Un monde pilonné, trituré, sermonné de plus en plus sévèrement par le verbe surnaturel des catastrophes, couché sous le vent fort de ce langage, le plus clair et le plus nu de tous, dont les statisticiens s’emparent aussitôt pour le rendre inintelligible. Les cœurs sans le savoir, les esprits sans le percevoir et, tout au fond, les âmes sans le dire sont tellement dans le besoin que le silence de leur cri – formidable colonne en creux – requiert et mobilise contre lui l’acharnement insupportable et sans répit de tous les bruits du monde, organise la fuite et le refuge de chacun dans ce supplice étroit, la collaboration funeste de tout individu, par soumission servile ou par complicité déshonorée, à cet attentat fracassant qui le disjoint, l’émiette, le pulvérise et le disperse. S’abstraire de l’essentiel, tout est là. Sortir le plus possible du dedans de la vie; rester dehors. L’information, laissez-moi vous le dire, est l’instrument parfait, la corde lisse et le nœud bien coulant de cette pendaison : l’information, procédé éminemment artificiel et abstrait, destiné à rendre informe et sans leçon tout ce qui peut, tout ce qui risque d’avoir, originalement, une forme certaine et peut-être un enseignement. L’informatique a perfectionné le système en le mécanisant et désormais, sans le concours de personne, l’analyse devient si fine que tout danger est écarté : même par accident il ne peut plus rester, non, même à la loupe on ne saurait trouver le grain le plus infime de concret dans la pensée lisse et liquide qu’elle dégorge. Le rien est souverain et triomphe dans le bourdonnement enthousiasmé des bavardages. Car sait-on jamais ? La trace seulement d’une poussière pourrait suffire à accrocher un souvenir, un rappel, découvrir une analogie, voire amorcer un rêve, éveiller un silence, engendrer l’incongruité d’une de ces légendes qui parlent à travers le temps !
   Abandonné de tous, le génie souple et prompt de notre langue est sans emploi, comme un ange au chômage. Vu de demain, regardé seulement de la pointe du prochain matin, le français est déjà une langue morte, écrasée, accablée, enterrée sous ses mines où s‘amusent encore, inconscients, égarés, les producteurs rentiers d’une littérature qui n’a d’autres raisons que la « modernité », c’est-à-dire le goût du jour. L’argent, seul étalon de toutes les valeurs, ne quitte plus jamais le devant de la scène. Écoutez bien, tendez l’oreille: « euh… ! beuh… ! » Nous sommes entrés dans le siècle de l’onomatopée et nous voici déjà tout occupés à convertir les mots en chiffres. Sans le lyrisme des milliards, avouons-le, auquel les moins riches ne sont pas les moins accessibles, la politique serait sans effet, sans écho, et les prisons de l’idéologie s’ouvriraient d’elles-mêmes, relâchant en plein air la cohue de leurs détenus fascinés, tout surpris de se retrouver libres de leur pensée, de respirer un air de leurs propres poumons. L’argent (qui n’est depuis longtemps plus synonyme de richesse, mais de besoin), s’il fut depuis toujours servi par les ambitieux, ne l’a jamais été avec le cynisme imbécile et l ‘unanimité éhontée de nos contemporains: la masse humaine la plus mendiante et la plus lâche, la plus confuse et la plus confondue que le monde ait portée. Seul le nanti n’en a jamais assez ; et c’est toujours lui qui crie le plus fort, du haut en bas de l’échelle sociale, surtout en bas. Laissons.
   (…)
   Un pareil désarroi, des hommes plus humains, beaucoup moins négatifs, l’ont pressenti déjà comme pour nous aider, hurlant alors de toutes les manières la fureur de la faim spirituelle, clamant et proclamant l’insurrection de l ’âme aux quatre coins du monde, s’arrachant à leur siècle qu’ils jugeaient imbécile et qui ne manquait pas d ’incommodités, plongeant dans le passé, secouant l’avenir en le prophétisant jusqu’au bout de leur force d’imagination comme pour mieux l’exorciser, cherchant partout des appuis et des frères, recensant l’univers et les trésors intérieurs, se prodiguant à cœur ouvert, risquant sur eux un perpétuel tout pour le tout que rien ne pouvait arrêter, ni la folie, ni le suicide, ni la mort qu’ils ne cessaient de frôler, toujours a cet extrême d’eux-mêmes qu’ils ne cessaient de hanter par souci de vivre dignement, noblement, sans rien omettre. Jamais peut-être on n’avait fait autant de littérature ; et jamais sans doute on n’y mit tant de sang, tant de cœur, tant de fièvre et aussi de merveilleux caprice, de liberté. Ils ont tout essayé, tout appelé à leur secours pour étendre le cercle autour de la raison et trouver des issues, ne pas s’y enfermer. Ils ont couru tous les chemins qu’ils croyaient deviner. S’ils se trompaient, tant pis pour eux ! mais ils y allaient voir – et malheureusement, égarés dans le marécage d’une langue peu faite pour la rigueur, la rectitude ou le redressement de la pensée aventurée sur un terrain mystique, ils se trompèrent souvent et moururent beaucoup.
   (…)
   Ce Romantisme, bien évidemment, n’a rien de commun avec la gentillette école littéraire qui fit florès en France sous ce nom ; rien de commun non plus avec la rhétorique douceâtre et la fadeur sentimentale, les rubans et les fanfreluches que l’on s’est plu souvent à attacher à ce mot. Les Français à vrai dire, Nerval à peu près seul excepté, sont restés à l’écart de ce mouvement, qui a fleuri d’abord et surtout en Allemagne avec Hölderlin et Novalis, avec Arnim, avec Kleist, avec Hoffmann et tant d’autres, mais  aussi en Angleterre – avec Keats bien plus qu’avec Byron ou Shelley, et par-delà les sombres splendeurs du « Roman noir » jusqu’à Stevenson –, mais encore dans la lointaine Amérique chez deux êtres aussi différents — et aussi nécessairement complémentaires – que Poe et Melville, sans oublier les pays slaves où l’élan mystique du hassidisme juif et cet autre élan qui soulèvera plus tard les récits de Dostoïevski sont manifestement d’essence romantique, au sens le plus exigeant que l’on voudra bien donner à pareille désignation.
   (…)
   C’est que pour eux, le Romantisme était vraiment une façon d’être. Un combat pour la plénitude. Une bataille désespérée contre l ‘abdication capitale, contre ce vide désespérant qui laisse l’homme comme une viande douée de réflexes dès qu’il oublie son âme, dès qu’il quitte ses rêves, dès qu’il cesse de reconnaître et de nourrir – pour ne plus faire qu’alimenter l’autre – Cette moitié divine dont il est compose’ et qui respire au milieu des étoiles.
   Car on ne devrait jamais l’oublier, la vie n’est pas un état mais un risque, et qui s’ouvre toujours plus. Grandiose. Une conquête qui n’en finit pas. Un « voyage » – au sens où Schubert l ’a certainement vécu – mais un voyage incertain et dur, à la mesure de ceux, et de ceux-là seuls, qui sont capables de marcher.
   Il vaut donc mieux, croyez-moi, ne pas trop se fier aux ruminants intellectuels qui vivent à la ferme, engrangeant le foin et la paille de leurs savoirs récoltés. Les hommes de cabinet, laissez-moi vous le dire, ne font pas de bons compagnons de route.

   Vivent les hommes de plein vent !

Armel Guerne, le 5 mars 1977 – L’âme insurgée, collection Points Seuil

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Pour en savoir plus

  • Armel Guerne, notre « frère en Novalis » par Jean Moncelon, c’est ICI.
  • Armel Guerne & la science de Novalis par Jean Moncelon (2009), c’est ICI

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