« Je regarde : pas une de ces collines autour de moi qui ne se peuple d’anciennes présences où je puisais chaque fois la même angoisse et le même apaisement. » – Gustave Roud
Le Jorat est une région du canton de Vaud en Suisse. La région se trouve dans le Moyen-Pays, et est comprise entre le Gros-de-Vaud à l’ouest et la Broye à l’est. La région est une crête qui part des hauts de Lausanne vers le Chalet-à-Gobet. Les communes au sud du Jorat sont Épalinges et le Mont-sur-Lausanne. Puis la région s’étire en direction du nord-est. C’est une région particulièrement boisée. Les communes marquant la limite avec le Gros-de-Vaud à l’ouest sont Cugy, Froideville, Jorat-Menthue. À l’est, la région s’arrête aux communes de Servion, Mézières, Carrouge, Syens. Au nord, le Jorat s’arrête vers Moudon et la commune de Thierrens marque la limite nord, elle aussi avec le Gros-de-Vaud. La région se trouve en grande partie à une altitude supérieure à 700 m et culmine à 929 m. Plusieurs cours d’eau trouvent leur origine dans le Jorat. Les plus importants sont notamment le Flon, qui part au sud dans les communes d’Épalinges puis de Lausanne en direction du Léman et donc du Rhône. Les rivières suivantes font toute partie du bassin versant du Rhin. Le Talent qui rejoint le Gros-de-Vaud à Cugy puis se jette dans l’Orbe, la Menthue qui, elle aussi rejoint le Gros-de-Vaud à Montilliez, dans la localité de Dommartin puis se jette dans le lac de Neuchâtel. Ainsi que la Bressonne et la Carrouge, qui rejoignent la Broye à Bressonaz. La région est ainsi située sur la ligne de partage des eaux entre le Rhône et le Rhin.
A l’instant même où cesse la pluie, un chant de fauvette commence, liquide et pure comme elle, goutte à goutte au cœur des feuilles. La toison des prairies jusqu’à l’horizon scintille et fume sous un rai de soleil blanc. Louange de l’eau, louange de la lumière : pas une fleur ne garde le silence. Et que nous est-il demandé sinon de PARTICIPER, immobile, tête levée et lèvres closes ? L’abandon, le don, cela seul. Et la faux n’est pas loin, ces fleurs le savent.
Air de la solitude II – p. 170
Gustave Roud (1897-1976)
[…] Un corps nouveau, un cœur nouveau…
Par lambeaux soudain devant ma mémoire presque abolie, le temps où ma vie tâtonnait encore parmi les hommes tout pareils à des anthologies : un corps et une table des matières. Temps des « langues mortes » – et des « langues vivantes » plus mortes que les autres. Un désert où le squelette de la poésie luisait sous le soleil des dictionnaires. L’Integer vitae chanté sur un air de choral par le vieux maître hernoute, l’avocasserie d’Euripide, Aristophane et ses danseurs agitant comme un fouet leur membre de cuir rougi, Lucrèce, fou furieux pour avoir respiré dans les fourrés de l’Hélicon l’arbre à la fleur-qui-tue… – mais déjà le veilleur d’Eschyle, le museau dans les étoiles comme un chien, me rendait d’un coup la présence du ciel nocturne, et l’Andromaque de Virgile se faisait un paradis de la tristesse. Les plus lointains, les plus vagues pressentiments réapparaissent : quand au-delà des vitres de la sombre salle où nos sept têtes sous le sifflement du gaz versaient leur ombre sur les syllabes mortes, un jet de soleil en trompe-l’œil sur de la neige tirait tout près de moi du cœur de l’hiver un faucheur de seigles, la tête dans le ciel, sa dure épaule nue huilée de lumière. Autour de lui déjà le monde s’ordonnait selon le rythme de son souffle ; la colline fléchit, remonte, quand s’abaisse et se relève tour à tour la lisse poitrine noire et dorée. Toute la ville abattue comme un château de cartes, si le jeune paysan traverse la rue, un épi de froment à son chapeau.
Extrait de « Nuit » (Essai pour un paradis, ECRITS – p.223/224)
Le Haut-Jorat vu par Gustave Roud
Dépassé le haut seuil où les eaux dans la ténèbre des forêts hésitent encore entre deux pentes opposées, qu’il est beau de voir peu à peu le paysage sortir de ses limbes obscurs, les sapins refluer vers les crêtes, les fermes et les villages apparaître, les jardins, les prairies et les froments! Cela se fait d’une manière insensible et douce. Les Cullayes, Montpreveyres sont pris encore à demi dans la gangue obscure, mais au long de notre descente vers le nord, tout s’allège et s’éclaire, et Mézières atteint, on peut dire que le Jorat tout entier a retrouvé un sens. Un rythme est né, un grand rythme pur et nu que tout épouse sans contrainte: la descente parallèle de trois vallons qui se rejoignent devant l’étroit resserrement de Moudon, puis sinuent, fondus en une seule vallée, jusqu’au seuil de la plaine payernoise, là-bas au bord du ciel. A la monotonie accablante, comme stagnante, du pays désordonné de tout à l’heure succède une vaste étendue dessinée, construite, orientée, heureuse, humaine, où le regard et les eaux retrouvent leur pente, un piège mélodieux, inépuisable, car ce thème fixe et comme essentiel, les saisons, les mois, le jour, l’heure même le parent indéfiniment de leurs changeantes sonorités.–
Mieux qu’à Mézières encore, c’est du faîte des hauteurs proches que l’on peut découvrir et goûter dans toute son ampleur cette musique de l’espace, cet immense accord né d’une terre et d’un ciel. Ici, sur cette épaule de colline au-dessus de Vucherens où nous sommes, on tient sous le regard un cercle immense d’horizon et l’on est pris en même temps dans ce lent mouvement de descente et de fuite des terrains. Double fête indéfinie – pour les yeux d’abord, puis pour tout l’être peu à peu, corps et âme, car la perfection de ce piège rythmique use d’un charme sans violence, mais dont la contagion n’opère que plus infailliblement. C’est un enchantement de même nature que celui que dispensent l’Orphée ou le Phocion de Poussin, telle fugue, tel mouvement d’un brandebourgeois de Bach. Grâce à lui, nous retrouvons au plus profond de nous-même notre temps essentiel, ce battement mystérieux sur quoi le sang et la pensée accordent le leur: nous rejoignons notre être originel dans sa plénitude paradisiaque presque toujours rompue, voilée, offusquée par les aveugles assauts du quotidien. Et si ce charme est sans violence, c’est que les formes et les rythmes dont il naît sont eux-mêmes tout proches de l’humain. De ce lieu où nous sommes (il s’appelle » la Croix » mais il n’y a plus de croix, un seul pommier que l’on voit de très loin se peindre en noir contre les longs crépuscules rougeoyants de l’automne), si l’on suit la descente vers Moudon de l’autre versant du val, on voit, oui, c’est comme une suite de beaux corps étendus, avec des inflexions qui reprennent et transposent au bord du ciel celles du corps humain, d’une molle hanche, d’une gorge ou d’une épaule, inflexions soulignées ici et là par un bref trait sombre de forêts. Les seules violences de rythme, ce seraient les montagnes qui pourraient les introduire dans ce paysage magique, mais elles sont très loin là-bas à l’horizon, adoucies par la distance et comme humanisées au fond du gouffre d’air transparent où elles baignent.-
C’est là, sur cette épaule de la Croix, que les plus beaux froments lèvent et mûrissent, car tout ce versant de colline est d’une riche terre à blé. Et la moisson y semble, elle aussi, plus belle qu’ailleurs, car elle s’y fait à hauteur de ciel : sur le char de gerbes, le moissonneur qui les échafaude plonge en plein, comme un grand nageur à la tête ruisselante, dans le bleu épais et sombre de cette mer aérienne. Et le faucheur qui y abat les seigles les taille en plein azur, comme une moisson du paradis.-
Ce faucheur, sa maison est toute proche… Pourquoi ne gagnerions-nous pas maintenant ce lieu très aimé, cette haute ferme solitaire dont le faîte flambe comme un feu de tuiles entre les cimes des noyers, sous le dôme d’argent d’un tremble que l’automne vient dorer comme du miel? Il n’y a qu’à reprendre à travers champs le chemin aux profondes ornières, rouge par places d’une tuile écrasée, où sur les deux rives les sauterelles bondissent parmi les touffes de cumin sec et les scabieuses tachées de petits papillons fauves. Et tout de suite nous voici sous les noyers, dans une lumière d’aquarium où brûle, tout au fond de l’avenue, le bouquet multicolore d’un vieux jardin.-
Certes, l’amour des fleurs existe ailleurs qu’au Jorat; et l’on trouve ailleurs aussi, sans nul doute, de ces jardins paysans ou vignerons qui dès la fin de l’hiver jusqu’au premier gel vous proposent chaque jour avec une simplicité non jouée, un naturel inimitable, une fête de couleurs aussi personnelle qu’un visage humain ou une voix. Mais celui-ci, que de fois, penché sur sa barrière entre deux rosiers de vieilles roses mousses, n’ai-je pas essayé de surprendre son secret ! Et pourtant la vive paysanne au parler savoureux qui le soigne ne peut avoir, elle, d’autre secret que son goût profond pour les fleurs, mais d’où vient alors qu’elle ne puisse faire voisiner deux plantes sans créer aussitôt un accord inattendu et charmant? En avril, au-dessus des violettes et des hépatiques (qu’on appelle joliment ici des filles avant la mère parce que les fleurs viennent avant les feuilles) joue le pâle jaune du jasmin à fleurs nues; puis le poirier du Japon rose avec le bleu de la bordure de myosotis. Le carré de tulipes – l’ancienne tulipe à calice étroit, parfaite, et dont on n’arrache pas les bulbes en automne – chatoie dans le soleil comme un grand fichu de soie à ramages. Et les très vieilles roses venues de France aux anciens temps, celle de Provins, la rose capucine, la toute petite, une pâquerette à peine, qu’on appelait le pompon Saint-François, se mêlent, mais toujours musicalement faudrait-il dire, aux roses récentes, aux corymbes énormes des églantiers américains. Rien ne semble voulu : cette constante réussite naïve éclate comme un défi aux soucieuses harmonies machinées par les jardiniers. Et c’est la maison maintenant qui nous accueille, dégagée des feuillages, avec l’arche haute de son pont de grange qui enjambe le chemin. Le banc nous attend près du seuil, au bas de la façade où la vigne vierge en torsade épaisse découpe ses festons de feuilles sur le mur de neige pure. Que d’heures ici passées au long du temps! Pourquoi ne remonterions- nous pas à travers les ans vers la plus belle, celle que seule pouvait nous donner cette chose de plus en plus précaire et menacée et qui – dans ces régions du moins – irrémédiablement agonise : le dimanche paysan ?-
Il y a dans une lettre d’Alain-Fournier un passage parmi les plus déchirants qui se puissent. Fournier écrit à ses parents d’un bourg de la Sologne où d’exténuantes grandes manœuvres l’ont amené. Avant de venir ici, leur dit-il, nous sommes entrés à deux dans une cour de ferme demander du lait. Le village, pourtant, n’était que quelques toits dans un bouquet d’arbres au milieu de l’horrible plaine brûlante ; mais appuyé à la commode, entre la huche et la grande pendule, je sentais tout le grand calme du dimanche paysan m’envahir. Calme, fraîcheur, repos. N’est-ce pas ainsi que nous finirons tous notre vie?-
Et qui de nous ne s’est écrié ainsi? Qui de nous n’a senti au profond de lui-même ce désir jamais exaucé? Laissons-nous envahir à notre tour par ce calme et ce repos, sur le banc de ferme, au bord de la route fraîchement balayée où le balai a dessiné de grands arcs dans la poussière, comme une faux. Notre ami le faucheur sort du jardin où il surveillait ses ruches (car c’est le temps des essaims) et vient s’asseoir près de nous. Son fils qui s’ébrouait là-bas au-dessus du bassin dans un grand bruit d’eau froissée et de soupirs se redresse et jaillit hors de l’ombre, longe le pavé, s’arrête, bâille et sourit dans le soleil, lavé de toute fatigue, pur et nu comme l’Adam du sixième Jour. Il s’adosse à la barrière, un bras replié sur son fauve gonflement, l’arc d’un églantier en fleur à son épaule comme un tendre bras de chair, et sa poitrine profonde, luisante sous les coulures d’eau, d’ombre et de lumière boit la première gorgée d’air du monde nouveau-né. Juin va finir ; les foins sont finis ; la faucheuse dort sous l’arche du pont, rouge et bleue. Un chat passe au chemin, tout aussitôt frôlé de furieuses hirondelles. La cloche d’une chapelle sonne, puis deux, puis trois. Puis elles se taisent, et l’on entend de nouveau la fontaine sous le tremble et tout à coup, dans la touffe du cerisier proche, un rauque roucoulement de ramier. C’est un dimanche matin d’autrefois, l’heure épanouie comme une rose parfaite que le soleil va lentement brûler – cette heure qu’en vain nous chercherons désormais de ferme en ferme, de village en village, et qui n’aura bientôt plus qu’un seul refuge: dans notre cœur.
Gustave Roud
Cela ressemble au tumulte sonore des instruments d’orchestre avant le chef à son pupitre. Ici un pan de colline bref comme un trait de flûte; là le coup de trompette écarlate d’un toit de ferme, le sombre maugréement d’une tâche de sapins-violoncelle. Paysage incertain, paysage hésitant : des notes, et nulle mélodie; des mots, mais aucune phrase. Un vrai paysage est un piège. Ici nous ne sommes jamais pris. On le sent, cette région où les eaux entre le nord et le midi balancent, cette région n’est qu’un seuil. Il doit être franchi. Au-delà commencent l’accord et le concert, au-delà se déploie cette ample symphonie qui, elle, saura faire de nous, et pour toujours, peut-être, ses prisonniers
Gustave Roud, Haut-Jorat
le sentiment fusionnel avec la nature
« S’adosser. Selon les choses contre quoi le corps s’appuie, des pensées mortes ou vivantes en lui peuvent apparaître. Une moitié de moi-même épouse la terre et l’herbe, l’autre le tronc d’un jeune cerisier. Je sens battre la sève sous l’écorce comme du sang et les cerises parmi les feuilles prendre pulpe et saveur comme des pensées. Nos deux ombres sont confondues. Les mains de l’arbre vont caresser là-bas l’étendue de foin léger, ma couronne de feuillage joue avec les fumées de la route. Il faudrait la bêche, la pelle, la hache pour m’arracher. »
Gustave Roud, biographie
Le Paradis est dispersé sur la terre, il appartient au poète d’en rassembler les fragments épars. (Gustave Roud d’après une citation de Novalis)
Fils de paysans vaudois du côté de son père et de sa mère, née Coigny, Gustave Roud est né dans une ferme proche de Saint-Légier, le 20 avril 1897. En 1908, sa famille s’installe à Carrouge, dans la ferme du grand-père maternel. Gustave Roud fait ses études secondaires à Lausanne, puis poursuit ses études à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, où il obtient sa licence. Ses premiers poèmes paraissent en 1915, dans un numéro des Cahiers vaudois. Ayant renoncé à l’enseignement après une brève tentative malheureuse, Roud s’installe définitivement à Carrouge dans laquelle il vit solitaire dans la ferme familiale en compagnie de sa soeur aînée Madeleine, et se consacre à l’écriture poétique, à la traduction, à la critique d’art entretenant de nombreuses amitiés avec des artistes, poètes et hommes de lettres : Charles Ferdinand Ramuz, Ernest Ansermet, René Aunerjonois et Maurice Chappaz. Il pratique également la photographie.
Après la publication de son premier livre, Adieu, en 1927, Roud devient secrétaire de rédaction de la revue hebdomadaire Aujourd’hui (1929-1931), fondée par l’éditeur Henry-Louis Mermod et C.F. Ramuz. De 1936 à 1966, il fait partie du comité de lecture des Editions de la Guilde du Livre. Au cours des années 1940, Roud publie plusieurs recueils de traductions : grand lecteur des poètes romantiques allemands, il traduit Hölderlin et Novalis, ainsi que Rilke et Trakl. En 1950, il rassemble en deux volumes, parus chez Mermod, les six recueils de poésie qu’il a publiés depuis 1927. Il fera paraître encore Le Repos du cavalier en 1958, Requiem en 1967, et Campagne perdue en 1972. Son Journal, constitué de cahiers, de carnets et de feuillets, a été publié de manière posthume en 1982, par les soins de Philippe Jaccottet. Une réédition, établie par Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier, a paru en 2004 aux Editions Empreintes à Moudon.
L’essentiel de l’œuvre tient en trois volumes édités par la Bibliothèque des Arts en 1978, qui regroupent les recueils parus séparément : Adieu(1927), Feuillets (1929), Petit Traité de la marche en plaine (1932), Essai pour un paradis (1932), Scène (1941), Pour un moissonneur(1941), Air de la solitude (1945), Le Repos du cavalier (1958), L’Aveuglement (1966), Requiem (1967), Campagne perdue (1972). Un journal a également été publié à titre posthume en 1982 et une abondante correspondance. Son ouvre photographique, tout aussi importante est moins connue.
Campagne perdue : photographies de Gustave Roud prises entre 1920 et 1940
Le fonds photographique de Gustave Roud (1897-1976), conservé par le Département des manuscrits de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU), est composé de plus de 10.000 images, il a été très peu exploité jusqu’à présent. Indissociable de l’œuvre poétique de Roud, son œuvre photographique contient des richesses méconnues dans le domaine de l’histoire quotidienne du Canton de Vaud entre 1915 et 1970 : Travaux des champs et vie rurale du plateau vaudois; paysages du Jorat et de la Broye. Les grands acteurs culturels du 20ème siècle romand (René Auberjonois, Georges Borgeaud, Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Philippe Jaccottet, C.F. Ramuz, Steven-Pal Robert) sont également présents.–
D’un point de vue de l’histoire des techniques photographiques, Gustave Roud, attaché à l’esthétique du procédé, utilisa tous les types de supports et méthodes disponibles à son époque. Il utilisa même les méthodes qui ont eu une courte durée de vie comme celles tirées de la trichromie (duxochromes de 1929) et le procédé à réseaux Finlay. Il s’adonna aussi à la stéréoscopie. Jusqu’en 1936, il utilisa les procédés à plaques. Ensuite, il se tourna vers les films Agfacolor et Kodakcolor. A la fin de sa vie, il utilisa les films standards: Ilford et Agfa pour le noir et blanc, Kodakcolor pour la couleur.
Deux ouvrages présentant des photographies réalisées par l’écrivain ont été publiés :
- L’imagier, choix et présentation des photographies par Pierre Smolik, Cahiers Gustave Roud, no 4, Lausanne et Carrouge, 1986.
- Terre d’ombres. Gustave Roud, itinéraire photographique, 1915-1965. Nicolas Crispini. Textes de Daniel Girardin, Nicolas Crispini, Sylvain Malfroy, Genève, Éditions Slatkine, 2002.
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Une exposition sur l’oeuvre photographique de Gustave Roud a et lieu du 29 novembre 1989 au 5 février 1990 à Galerie de la BPI (Bibliothèque Publique d’Information) au Centre Georges Pompidoiu à Paris. Daniel Girardin, conservateur-adjoint au Musée de l ‘Elysée à Lausanne et commissaire de l’exposition a présenté Gustave Roud photographe selon ces termes :
« Mon esprit n’est pas soumis au temps » note Gustave Roud dans son Journal, en 1924. Il s’agit là d’un fil conducteur qui permet de comprendre le rôle qu’a joué l’expression photographique dans sa vie toute entière vouée à l’écriture, cette voie de la vérité par laquelle il n’a cessé d’interroger le monde des paysages et celui des hommes qui l’habitent. Il y a pour Roud une profonde communauté d’intention entre productions littéraire et photographique, entre pensée poétique et quête d’images. La photographie est devenue pour lui, avec le temps de la maturité, un langage contingent, illusion consciente dressée contre l’horreur de « sentir mon amour abîmer son élan tout à coup dans un magma d’oubli et de mémoire où il s’enliserait sans pouvoir rien saisir ».
Non qu’il fut dupe d’une quelconque objectivité de l’image, au contraire. En 1930, dans la revue romande Aujourd’hui qu’il dirige avec Charles Ferdinand Ramuz, Roud écrit un texte sur la photographie qui en propose un code de lecture très moderne :
» Un moment inquiétant et passionnant entre tous, c’est bien celui où l’image – l’image photographique – se sépare du sujet qu’elle représente et commence à vivre de sa vie propre, où elle quitte sa première existence du reflet pour chercher en elle seule un point d’appui. Pendant longtemps on a voulu lui accorder que cette seule première existence, ne lui attribuer de valeur que dans la mesure où elle était ressemblante . Considérant naïvement que la représentation que nous nous faisions d’un objet devait être la seule véritable, nous déclarions ressemblante toute image de l’objet conforme à cette représentation. Peu à peu cependant l’on a soupçonné que peut-être cette image ressemblait d’abord à l’objet, avant de ressembler à l’image que nous nous faisons de cet objet, et que son apparente fausseté risquait bien d’être le résultat d’une divergence de vues susceptible de nous apprendre mille choses nouvelles. Rendre à l’objectif sa liberté, cesser d’en faire vaille que vaille un docile imitateur de l’oeil humain, c’est à quoi l’on songe de plus en plus et l’on peut attendre avec confiance bien des révélations rendues possibles par un tel changement d’attitude ».
Roud pensait que « l’état de grâce poétique assure seul la prise sur le réel ». Il s’agit d’un moment privilégié, donc rare, soumis aux aléas de la mémoire humaine défaillante. Ce qu’il cherche, en fixant son regard et en mettant sa grande intelligence à son service, ce n’est pas une éphémère victoire sur la réalité, mais le moyen de capter des signes et d ‘assurer la permanence de leur butin visionnaire . La photographie de Roud est une écriture de la violence du désir du corps et de la fuite du temps. Désir du corps masculin, pudique, refoulé mais explicite, dont la photographie est l’intermédiaire privilégié de l’appropriation symbolique.
L’image quitte le sujet qu’elle représente, vit sa propre vie et assume, dans l’univers du poète, une présence: « le soir, plaisir de revoir ma lampe allumée éclairer des photographies, de grands feuillets blancs prêts à noircir ». Plus loin encore : » Olivier ! J’ai repris ces jours derniers dans mes cartons ces images où il me sourit – la première que j’avais « tirée » et d’autres moins anciennes où, mauvais imagier, j’ai si mal saisi le reflet de cette présence miraculeuse ».
Pendant près de soixante annnées, Roud prit plus de 10 .000 photographies. Elles ont presque toutes pour sujet des portraits de paysans au travail ou au repos, moissonneurs ou laboureurs aux corps musclés, hommes et femmes aux champs, des paysages et des lieux désertés et atemporels. Sujets récurrents, revisités chaque année pour assurer l’insoumission au temps (sa chronique peut-être), par leur pérennité et leur virtualité . C’est l’acte de résistance ultime contre la mort si présente dans la vie et les écrits de Roud . A quelques exceptions près – les peintres Steven-Paul Robert et Auberjonois, avec lesquels il était très lié – il n’y a ni personnalités, ni événements dans les images de Roud, ni saison d’hiver d’ailleurs. Les paysages, les hommes, la nature. Cernés essentiellement dans le Jorat, pays qu’il ne quitta jamais et qu’il parcourut à pied, en tous sens, de jour comme de nuit, inlassablement.
Il y a chez Roud écrivain une appréhension du matériau brut et un art de la transposition qu’on retrouve dans son travail photographique, jusque dans la technique utilisée : grande ouverture de focale, donc netteté du sujet et flou de l’arrière-plan, jeux de lumière en contre-jour. « La lumière délicate fixe sans cesser d’être vivante ( …) Il ne s’agit pas du tout d’une faiblesse de la lumière, tout ce qu’elle baigne (au lieu d’éclairer) demeure merveilleusement visible, lisible, qu’il s’agisse d’un paysage ou d’un intérieur, d’un visage ou d’un bouquet de fleurs . (…) Je vois en elle la révélation du monde : elle nous le révèle dans l’infinie multitude de ses apparences, mais une fois singularisée, nous sentons que tout attendait cette singularisation pour assumer son être éternel ». C’est bien ainsi qu’il faut lire, regarder, percevoir le visage du poète dans les nombreux auto-portraits qu’il a réalisés.
Il faut le souligner, Roud s’est heurté et se heurte encore à une certaine incompréhension et à des préjugés courants à l’encontre de la photographie. « A quel point de faiblesse spirituelle je suis parvenu : le mot du peintre Auberjonois me tourmente . « Et votre travail ? » Et comme je lui parlais de travaux photographiques. « Cela ne m’intéresse guère ». « Je le veux croire », lui dis-je – « Mais non, cela a son importance pour vous, mais ce n’est pas l’important, die Hauptsache… ». J’ai touché du doigt mon renoncement, mon désistement ». Les images de Roud sont restées pratiquement inconnues, peu publiées et peu exposées. Elles l’ont été généralement dans l’esprit nostalgique d’un monde rural et artisanal disparu. Quand on sait la force idéologique d’une image, on mesure à quel point ce confinement a assuré une réception rassurante à ses photographies. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle personne jusqu’ici n’a interrogé l’écriture pour comprendre l’image, dans la mesure où celle-là joue avec celle-ci le rôle paradoxal de la voix du narrateur. Qui sait, qui imagine en parcourant son itinéraire sensible et symbolique, la tragédie de solitude qui s’est jouée, pour l’homme d’écriture dont le premier recueil s’intitulait Adieu ?
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Baignade des chevaux, 1937
Bain
Ta chair nue ou sous la toile toujours liée au soleil, je sais bien ce sourd désir d’eau qui jamais ne l’abandonne ! Ni la cruche en plein ciel renversée, son jet de glace au fond de ta gorge (car c’est la soif des lèvres et de la langue qu’elle apaise), ni le vent qui t’épouse comme l’ombre et meurt, sa fraîche plume fondue à ta poitrine avec le frisson du plaisir, – ni le sommeil même ne pourront rendre le calme au corps brûlé. Et pourtant qui osait braver là-haut le sommeil et son empire ? Suspendu à cette seule note aiguë qui de cent mille cris d’insectes à l’unisson célèbre le soleil, l’univers dormait. Les villages blêmes au fond de l’air bercés par le courant qui tord les routes comme des algues, le noir battement des cloches, ce peuple de cadavres dans les vergers (tu riais de l’homme aux mains mortes, Aimé, vaincu par la goutte de lumière à sa joue) – tous les sortilèges de la torpeur, de quel bond tu les brises ! Tu traverses en courant les seigles, la pente commence, et tout de suite l’ombre à ton épaule ! Le ravin s’ouvre et se referme sur le ciel. Tu descends, battu de feuilles et d’odeurs ; tes pieds aveugles tâtent le sentier sous les branches, le tuf craque, les prêles lient tes genoux.
Ivresse du végétal corps à corps, espèce de cri qui sourd de ta chair heureuse, quand le soleil d’en bas brille tout à coup sous les feuilles, et que ce morceau de ciel qui est de l’eau lui chante son rassasiement et sa joie !
[…]
Extrait de « Bain » (Essai pour un paradis, ECRITS – p.247/248)°°°
Epaule
Fleurs des talus sans rosée, pitoyables au voyageur, qui le saluez une à une, douces à son ombre, douces à cette tête sans pensée qu’il appuie en tremblant contre nos visages, signes, timide appel, caresse à l’homme qui ne sait plus rien des hommes sinon ce murmure d’une voix sans lèvres et le frôlement des suppliantes ombres, vous tout autour de l’année comme une couronne de présences, la petite étoile du faux fraisier sous sa frange de neige noircie (un papillon nu s’est trompé de soleil et vacille comme une feuille morte), l’épi du sain foin rose, la scabieuse de laine, bleue comme le regard de mon ami perdu, la sauge, la sauge de novembre refleurie et la brunelle, vous que je nomme et vous que je ne sais plus nommer, ô toi parfum du pâle œillet charitable, changeur de rêves, dénoueur des plus sombres sommeils, vous d’aujourd’hui, de cette minute même sous mon regard, campanules haletantes, humiliées, compagnes de mon ombre solitaire, consolatrices, voyez, cette ombre sur vous n’est plus seule, accueillez mon bonheur d’une heure, ne riez pas de mon bonheur ! Un visage près de mon visage, une épaule nue à mon épaule ; la fauve croupe des chevaux qui tirent, le pas des chevaux parmi les pierres, et derrière nous jusqu’aux nuages, pesante et solennelle, fleurie d’une toute petite fille, la craquante charge de froment !
Non, laisse le fouet pris au collier. Les taons suffisent, et ce soir fourmillement de mouches que je tisonne en vain d’une tige de coudre avec toutes ses feuilles. Doucement, la route est longue. Calme ce cheval fier qui est à toi et que j’aime, avec son chiffre à l’encolure (l’année où tu es devenu dragon), ses jarrets au bord de la danse et du bond ployés sans cesse, ses naseaux traversés soudain par le soleil comme une sombre rose de sang. La route est lente. A gauche, à droite, ne vois-tu pas le pays qui se penche et nous salue, debout dans sa vêture d’or ? Tout le pays debout au long de notre marche comme la foule au flanc d’un cortège, la forêt voleuse de javelles, l’auberge endormie, le chant pur des pavots de soie ! Et ces chênes maintenant qui te lancent tour à tour le même filet d’ombre aux mailles de feu.
[…]
Extrait de « Epaule » (Pour un moissonneur, ECRITS II – p.44/46)
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Je suis assis près d’une tache de neige, sous les frênes du ruisseau, sans une pensée. Ma paume flatte la laine d’une touffe de pulmonaires. Un bleu nouveau fleurit soudain sur l’eau vivante. Un merle hésite, invente le premier chant du monde. Le temps de l’Adieu n’est plus. Le temps de la salutation commence
Air de la solitude II, p.237/238
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[…]
J’ai relu vos phrases : La guerre crée un présent que nous n’avons pas choisi. En dehors des obligations civiques et de charité qu’il nous impose, il nous laisse tout loisir pour fuir dans la poésie ; la guerre qui menace notre vie menace ce que nous aimons le plus dans la vie : la poésie. Les poètes reprennent ainsi une singulière actualité, car jamais nous ne les aurons lus avec plus de ferveur. Voilà qui est net, et juste.
Mais vous parlez de la poésie qu’on lit, donc d’une poésie qui est déjà faite, et moi, je ne puis songer qu’à celle qui va naître, et je tremble. La poésie (la vraie) m’a toujours paru être (…) une quête de signes menée au cœur d’un monde qui ne demande qu’à répondre, interrogé, il est vrai, selon telle ou telle inflexion de voix. La guerre, par ce doute atroce qu’elle installe en nous sur nous-mêmes et l’univers, ne peut que paralyser l’entretien du poète et du monde fondé sur un réciproque abandon. Que l’on se batte ou que l’on « monte la garde » seulement, la guerre nous est perpétuelle présence, et si l’on tente de l’oublier comme je l’ai fait tout à l’heure, parvenu sur le bord même de l’échange poétique, tout s’écroule soudain, sournoisement miné par cette présence niée qui se venge. L’herbe éternelle est rendue à la faux, les feuillages éternels à l’hiver, ce paysan éternel qui est mon ami redevient le soldat revenu l’autre jour en congé, qui portait encore sur sa profonde poitrine la petite plaque d’os poli où l’on peut lire :Dragon
Fernand Cherpillod
Escadron 4et, demain peut-être, repartira.
Je vous le jure, il ne s’agit pas de mirages ; c’est la nue et stricte vérité.
[…]Extrait de « Lettre à Henry-Louis Mermod » (Air de la solitude, ECRITS II – p.99/101)
[…]
La marche errante du vagabond sans but paraît tout de suite coupable aux yeux des hommes d’ici repris par quelque grand travail d’été comme les foins. Est-il permis, pensent-ils, de traverser les mains oisives ces prairies dont nous sommes, plus encore que les maîtres, les prisonniers ? Ils jalousent la liberté de cet homme et s’en irritent, au moment même où ils redeviennent esclaves, et les pires esclaves : ceux de l’incertain, leur moindre geste dicté par le vent ou le nuage. S’ils savaient !
[…]
Extrait de « Campagne perdue » (ECRITS III – p.94/95)
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Robert, Port-des-Prés », vers 1945 – « Terre d’Ombres – 1913-1965 – Itinéraire photographique de Gustave Roud », éditions Slatkine, 2002 (Bibliothèque Vert et Plume)
Double fête indéfinie – pour les yeux d’abord, puis pour tout l’être… Nous rejoignons notre être originel dans sa plénitude paradisiaque presque toujours rompue, voilée, offusquée par les aveugles assauts du quotidien. (…) … si l’on voit la descente vers Moudon de l’autre côté du val, on voit, oui, c’est comme une suite de beaux corps étendus, avec des inflexions qui reprennent et transposent au bord du ciel celles du corps humain, d’une molle hanche, d’une gorge ou d’une épaule, inflexions soulignées ici et là par un bref trait sombre de forêts…
Extrait de Haut-Jora, textes et photographies / Haut-Jora – éditions Payot, Lausanne – 1978.
et encore :
« … ces bras nus touchés d’un premier hâle qui hésite entre le fauve et le rose. »
« Cet homme qui est là debout (le doux bleu du pantalon serré à la taille par la ceinture de cuir) …, les épaules nues. »Extrait de « Haut-Jorat », pages 59 et 77
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La route noire, mate ou luisante, laquée par la pluie ou liquéfiant le paysage sous le soleil comme un sombre fer brûlant, n’est plus celle de jadis où boitaient, buvant la poussière d’une lèvre sèche, les rôdeurs aux sourcils, à la moustache feutrés de farine comme des meuniers. Les fleurs d’août restent fraîches, l’herbe riveraine est pure. Mais le voyageur poursuit sur cette nappe insensible une course malaisée. Quelque chose l’isole du monde, qui ne fait plus corps avec lui. Le bleu d’acier, le violet vulgaire, le noir sans richesse que sa semelle touche sont morts. Pour toujours a disparu cette chose frémissante où posait son regard sans pensée : la route ancienne sous le gel comme une dalle de marbre où le matin versait brutalement un flots d’ombres éclatantes ; la route après l’averse, grêlée comme une peau ; la route sous l’orage de mai où l’on enjambe des flaques de pétales, neige et rouille ; la route de novembre, quand le talon crève avec un cri rauque la creuse glace des ornières ; la route qui vivait.
[…]
Extrait de « Campagne perdue » (ECRITS III – p.179/180)
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Pour en savoir plus sur Gustave Roud :
- Vidéo : interview de l’écrivain dans la ferme familiale à Carrouge par le journaliste Guy Ackermann en 1965 (RTS archives), c’est ICI.
- Vidéo : le poète valaisan Maurice Chappaz parle de Gustave Roud, c’est ICI.
- Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis, par Nathalie J. Ferrand : c’est ICI
- Gustave Roud, marcheur de plaine (Extrait de Paysage et Poésie francophones par Michel Collot,Antonio Rodríguez – Presses Sorbonne nouvelle, 2005)-Google books, c’est ICI.
le sentier Gustave Roud
Un projet de « Sentier Gustave Roud » a été réalisé dans le Jorat qui permet aux amateurs de poésie et de marche pourront se retrouver sur les pas de Gustave Roud dans les paysages qu’il parcourait inlassablement.
Les deux boucles qui constituent le sentier ont pour point de départ la maison de Roud à Carrouge et relient plusieurs lieux importants de l’œuvre et de la vie du poète.
Inspirées en partie de la promenade proposée par l’écrivain dans Haut-Jorat, elles comportent chacune un « point de vue », soit l’un de ces lieux où Roud disait pouvoir goûter le « rythme » propre aux paysages du Jorat : le sommet de la colline au-dessus de Vucherens (décrit dans plusieurs textes sous le nom de « La Croix ») et le cimetière de Ferlens. Les boucles relient aussi plusieurs des lieux de « présence » qui traversent l’œuvre. « Port-des-Prés » et l’« enclave » décrite dans Le Repos du Cavalier et L’Aveuglement figurent parmi les espaces naturels privilégiés de la quête roudienne d’un paradis perdu. Enfin, le sentier permet de retrouver les lieux où vivaient les hommes chers à Roud. Les marcheurs pourront voir la ferme d’Olivier Cherpillod : « La Gottaz », celle de Fernand, ou encore celle de René Balsiger : « Bois-Devant », que Roud évoque notamment dans Air de la Solitude.
Quelques extraits de textes de Gustave Roud décrivant certains lieux desservis par le sentier :
La Croix
Je regarde : pas une de ces collines autour de moi qui ne se peuple d’anciennes présences où je puisais chaque
fois la même angoisse et le même apaisement.
…
Un seul appel et les voici tous autour de moi, ces hommes qu’au long des années j’ai rejoints dans leur solitude passagère pour les mieux interroger sous la vivante lumière des saisons. « Qui es-tu ? » demandais-je au faucheur, au laboureur, au herseur, au moissonneur à demi submergé d’épis — ces taches au loin blanches, fauves ou bleues perdues dans l’immense paysage — et tous à ma question silencieuse ont donné la réponse la plus simple, la plus belle qui se puisse : « Je suis. » Mais avec eux le pays tout entier répondait aussi et sa réponse était la même. Car je le sais enfin, un perpétuel et profond échange le lie à chacun d’eux. Le ciel d’août se fanerait comme une fleur de lin s’il ne reprenait vie à leur regard, le vent retomberait comme un oiseau mort s’il ne devenait
leur souffle.
… Campagne perdue (1972)
Présences à Port-des-Prés
La très haute grange parmi les prairies, avec son toit de tuiles fraîches où s’avivent les ciels d’été, l’âpre crépi des murs, le banc toujours vide entre deux portes fermées, ce Port-des-Prés tout pareil (on dirait) à d’autres granges perdues dans d’autres prairies, d’où vient que je retourne à lui sans cesse, comme si, hors des sables du réel, une oasis miraculeusement m’était donnée où triomphe enfin la toute-puissance du cœur ? J’ai traversé les campagnes de septembre, salué les semeurs de seigle, les premiers semeurs de blé. Un laboureur bâillait dans le soleil, étirant contre les collines d’énormes bras fauves, un village à chaque poing. Le sentier vacillait comme une barque à travers le mouvant paysage livré aux vents, aux nuées, bizarrement battu de sourdes vagues d’ombre. Un autre laboureur m’a parlé comme on parle dans le sommeil, d’une voix précipitée et folle — la voix de mon ami perdu. C’était lui peut-être, car Port-des-Prés était tout proche où le Temps allait perdre son pouvoir… Voici le banc où je m’assieds sans rompre l’accueil des oiseaux : un rossignol des murailles, le pinson tombé du toit, une mésange qui meurtrit la poussière de mille griffes minuscules. La fontaine chante et perd haleine à chaque assaut du vent. Il y a une autre voix encore, celle du ruisseau sous les frênes comme une incantation monotone et profonde. Le temps s’endort. L’esprit s’endort. O présences, que tardez-vous donc à paraître ?
… Air de la solitude (1945)
Bain
Ta chair nue ou sous la toile toujours liée au soleil, je sais bien ce sourd désir d’eau qui jamais ne l’abandonne !
…
Suspendu à cette seule note aiguë qui de cent mille cris d’insectes à l’unisson célèbre le soleil, l’univers dormait. Les villages blêmes au fond de l’air bercés par le courant qui tord les routes comme des algues, le noir battement des cloches, ce peuple de cadavres dans les vergers (tu riais de l’homme aux mains mortes, Aimé, vaincu par la goutte de lumière à sa joue) — tous les sortilèges de la torpeur, de quel bond tu les brises ! Tu traverses en courant les seigles, la pente commence, et tout de suite l’ombre à ton épaule ! Le ravin s’ouvre et se referme sur le ciel. Tu descends, battu de feuilles et d’odeurs ; tes pieds aveugles tâtent le sentier sous les branches, le tuf craque, les prêles lient tes genoux. Ivresse du végétal corps à corps, espèce de cri qui sourd de ta chair heureuse, quand le soleil d’en bas brille tout à coup sous les feuilles, et que ce morceau de ciel qui est de l’eau lui chante son rassasiement et sa joie!
… Essai pour un paradis (1932)
L’Enclave
à René Balsiger
Que l’anneau des forêts vienne enclore un espace de champs et de prairies, ce lieu tout aussitôt se met à vivre d’une vie singulière derrière sa haute muraille de frondaisons et de fûts. Séparé du monde, et sans nulle rupture cependant, il n’en reçoit plus que la rumeur, mais comme décantée: tous les bruits que le vent brasse au-dessus des campagnes infinies glissent au creux de cette conque d’herbages sans y prolonger leur confuse mêlée. Chacun d’eux, et jusqu’aux plus opaques, y retrouve sa saveur propre et ne résonne que pour soi. Le vent lui-même, partout ailleurs plainte nulle errant sans but d’un bord à l’autre de l’horizon, redécouvre sa voix perdue et chante à chaque feuille. Oui, tout ici rejoint son chant, mais un chant d’une transparence mystérieuse et qui, simple écho presque toujours, n’en livre pas moins le dessin musical d’une présence.
… Le Repos du cavalier (1958)
Merci Enki pour ces belles découvertes.
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Très beau dessin… Me permettez-vous de présenter certains de vos dessins sur mon blog ?