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Le Plat Pays est une chanson de Jacques Brel sortie en 1962. La chanson évoque le paysage de la Flandre-Occidentale d’où venaient ses ancêtres paternels qui n’est dotée d’aucun relief montagneux. Chaque couplet correspond à un des points cardinaux et à une des quatre saisons. Elle a été inspirée par le poème du Suisse Jean Villard (dit Gilles), poète et chansonnier, qui décrit dans La Venoge le parcours d’une rivière, la Venoge, à travers le canton de Vaud, en Suisse, dont il était originaire. Le chansonnier avait été le premier à donner sa chance à Jacques Brel dans son cabaret parisien « Chez Gilles ». C’est en entendant « La Venoge » que le chanteur – alors débutant et quelque peu complexé par sa belgitude – pris conscience que l’on pouvait écrire une chanson universelle à partir d’un coin de pays; Il en tira la veine inspiratrice pour l’écriture du Plat pays.
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Le Plat Pays
Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague
Et des vagues de dunes pour arrêter les vagues
Et de vagues rochers que les marées dépassent
Et qui ont à jamais le coeur à marée basse
Avec infiniment de brumes à venir
Avec le vent d’ouest écoutez-le tenir
Le plat pays qui est le mienAvec des cathédrales pour uniques montagnes
Et de noirs clochers comme mâts de cocagne
Où des diables en pierre décrochent les nuages
Avec le fil des jours pour unique voyage
Et des chemins de pluies pour unique bonsoir
Avec le vent de l’Est écoutez-le vouloir
Le plat pays qui est le mienAvec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu
Avec un ciel si bas qu’il fait l’humilité
Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu
Avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner
Avec le vent du nord qui vient s’écarteler
Avec le vent du nord écoutez-le craquer
Le plat pays qui est le mienAvec de l’Italie qui descendrait l’Escaut
Avec Frida la blonde quand elle devient Margot
Quand les fils de novembre nous reviennent en mai
Quand la plaine est fumante et tremble sous juillet
Quand le vent est au rire quand le vent est au blé
Quand le vent est au sud écoutez-le chanter
Le plat pays qui est le mien.
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Surprenant, en écoutant Jacques Brel chanter le Plat Pays en flamand de ne pas ressentir dans la sonorité de la langue, comme c’est le cas en français, la platitude du paysage… je me demande si les habitants de ce pays horizontal n’auraient pas éprouvé le besoin, en réaction justement à cette platitude omniprésente, de dresser dans leur langue des intonations rugueuses qui joueraient le même rôle que celui joué par les beffrois ou les moulins à vent dans leur paysage…
Mijn Vlakke Land
Wanneer de Noordzee koppig breekt aan hoge duinen
En witte vlokken schuim uiteenslaan op de kruinen
Wanneer de norse vloed beukt aan het zwart basalt
En over dijk en duin de grijze nevel valt
Wanneer bij eb het strand woest is als een woestijn
En natte westenwinden gieren van venijn
Dan vecht mijn land, mijn vlakke landWanneer de regen daalt op straten, pleinen, perken
Op dak en torenspits van hemelhoge kerken
Die in dit vlakke land de enige bergen zijn
Wanneer onder de wolken mensen dwergen zijn
Wanneer de dagen gaan in domme regelmaat
En bolle oostenwind het land nog vlakker slaat
Dan wacht mijn land, mijn vlakke landWanneer de lage lucht vlak over ‘t water scheert
Wanneer de lage lucht ons nederigheid leert
Wanneer de lage lucht er grijs als leisteen is
Wanneer de lage lucht er vaal als keileem is
Wanneer de noordenwind de vlakte vierendeelt
Wanneer de noordenwind er onze adem steelt
Dan kraakt mijn land, mijn vlakke landWanneer de Schelde blinkt in zuidelijke zon
En elke Vlaamse vrouw flaneert in zon-japon
Wanneer de eerste spin zijn lentewebben weeft
Of dampende het veld in juli-zonlicht beeft
Wanneer de zuidenwind er schatert door het graan
Wanneer de zuidenwind er jubelt langs de baan
Dan juicht mijn land, mijn vlakke land
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Petit dictionnaire néerlandais-français :
de vlok (ken) : le flocon – de kruin (en) : le sommet, la crête – de torenspits (en) : la flèche (de clocher) – de dwerg (en) : le nain – de regelmaat : la régularité – de vloed : la marée haute – de nevel (en) : la brume – de spin : l’araignée – de oostenwind : le vent d’est – de westenwind : le vent d’ouest – de noordenwind : le vent du nord – de zuidenwind : le vent du sud – de lucht : l’air – de nederigheid : l’humilité – de adem : la respiration, le souffle – het venijn : le venin – het schuim : l’écume – het leisteen : le schiste – het grana (en) : le blé – het lenteweb (ben) : la toile de printemps – het basalt : le basalte – koppig : entêté, obstiné – hemelhoog : très haut – dom : stupide, bête – zuidelijk : du sud – bol : bombé, rond – in son-japon : en robe d’été – mors : bourru – bij eb : à marée basse – gieren van : se tordre – breken aan : se briser – slaan : battre, cogner – scheren : frôler – blinken, block, geblonken : briller – flaneren : flâner – beuken : battre, frapper – juichen : pousser des cris de joie – vechten : se battre – jubelen : pousser des cris d’allégresse – weven : tisser – dampen : fumer – beven : trembler – schateren : rire aux éclats – kraken : grincer – dalen : descendre, décliner.
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–––– Petit détour dans la Suisse bucolique ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
l’une des sources de la Venoge avec le portrait de « Gilles »
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Jean Villard, dit Gilles, né à Montreux le 2 juin 1895 et mort à Saint-Saphorin le 26 mars 1982, est un poète, chansonnier,comédien, écrivain et compositeur suisse. Il est notamment célèbre pour son duo Gilles et Julien durant les années 1930. En 1940, à Lausanne, il fonde avec Édith Burger le cabaret « Le Coup de soleil », lieu où il fait souffler durant la guerre un esprit francophile et résistant. De retour à Paris en 1947, il ouvre le cabaret « Chez Gilles », où il se produit en duo avec Albert Urfer de 1948 à 1975, interprétant ses compositions, telles que Dollar (1932), Les Trois Cloches (1940), 14 juillet (1942), Le Bonheur (1948), La Venoge (1954), Nos colonels (1958), etc. Il découvre à cette époque un jeune chanteur belge, Jacques Brel, à qui il donne sa chance. En 1955, il ouvre un cabaret du même nom, « Chez Gilles » à Lausanne.
Auteur dramatique, deux de ses pièces sont créées au théâtre du Jorat (à Mézières en Suisse) : Passage de l’étoile (1950) et La Grange aux Roud (1960). Poète et chansonnier, Jean Villars-Gilles a véritablement incarné l’esprit du canton de Vaud, tant il a su en décrire les richesses (et les travers). Son influence a été marquante sur toute une génération de jeunes auteurs de cabaret et d’artistes qui a trouvé en lui un esprit percutant et libre.
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La Venoge
On a un bien joli canton :
des veaux, des vaches, des moutons,
du chamois, du brochet, du cygne ;
des lacs, des vergers, des forêts,
même un glacier, aux Diablerets ;
du tabac, du blé, de la vigne,
mais jaloux, un bon Genevois
m’a dit, d’un petit air narquois :
– Permettez qu’on vous interroge :
Où sont vos fleuves, franchement ?
Il oubliait tout simplement
la Venoge !Un fleuve ? En tout cas, c’est de l’eau
qui coule à un joli niveau.
Bien sûr, c’est pas le fleuve Jaune
mais c’est à nous, c’est tout vaudois,
tandis que ces bons Genevois
n’ont qu’un tout petit bout du Rhône.
C’est comme : «Il est à nous le Rhin !»
ce chant d’un peuple souverain,
c’est tout faux ! car le Rhin déloge,
il file en France, aux Pays-Bas,
tandis qu’elle, elle reste là,
la Venoge !Faut un rude effort entre nous
pour la suivre de bout en bout ;
tout de suite on se décourage,
car, au lieu de prendre au plus court,
elle fait de puissants détours,
loin des pintes, loin des villages.
Elle se plaît à traînasser,
à se gonfler, à s’élancer
– capricieuse comme une horloge –
elle offre même à ses badauds
des visions de Colorado !
la Venoge !En plus modeste évidemment.
Elle offre aussi des coins charmants,
des replats, pour le pique-nique.
Et puis, la voilà tout à coup
qui se met à fair’ des remous
comme une folle entre deux criques,
rapport aux truites qu’un pêcheur
guette, attentif, dans la chaleur,
d’un œil noir comme un œil de doge.
Elle court avec des frissons.
Ça la chatouille, ces poissons,
la Venoge !Elle est née au pied du Jura,
mais, en passant par La Sarraz,
elle a su, battant la campagne,
qu’un rien de plus, cré nom de sort !
elle était sur le versant nord !
grand départ pour les Allemagnes !
Elle a compris ! Elle a eu peur !
Quand elle a vu l’Orbe, sa sœur
– elle était aux premières loges –
filer tout droit sur Yverdon
vers Olten, elle a dit : «Pardon !»
la Venoge !«Le Nord, c’est un peu froid pour moi.
J’aime mieux mon soleil vaudois
et puis, entre nous : je fréquente !»
La voilà qui prend son élan
en se tortillant joliment,
il n’y a qu’à suivre la pente,
mais la route est longue, elle a chaud.
Quand elle arrive, elle est en eau
– face aux pays des Allobroges –
pour se fondre amoureusement
entre les bras du bleu Léman,
la Venoge !Pour conclure, il est évident qu’elle est vaudoise cent pour cent !
Tranquille et pas bien décidée.
Elle tient le juste milieu, elle dit :
«Qui ne peut ne peut !»
mais elle fait à son idée.
Et certains, mettant dans leur vin de l’eau, elle regrette bien
– c’est, ma foi, tout à son éloge –
que ce bon vieux canton de Vaud
n’ait pas mis du vin dans son eau…
la Venoge !Jean Villard-Gilles – Port-Manech, juillet 1954
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« La Venoge » est un hommage tout à la fois au canton de Vaud en Suisse, et à la rivière qui y coule. Paradoxalement, ce poème n’est pas né dans le canton de Vaud mais en Bretagne, à Port-Manech, près de Concarneau où Gilles aimait se retirer. Contemplant l’océan « Je vis apparaître sur cette surface immobile, comme en filigrane, une ligne sinueuse autour de laquelle un paysage familier surgit du fond des eaux, couvrant l’Océan de collines verdoyantes, de bois, de vergers, et même de petits villages. Il n’y avait pas de doutes, c’était mon lointain pays vaudois qui flottait, ô mirage !, comme une carte, sur la mer. La ligne sinueuse au milieu, c’était la Venoge ! ». Jaillit de cette inspiration un poème que Gilles intègre aussitôt à son tour de chant parisien. En coulisses, un jeune chanteur belge, qui faisait ses débuts au cabaret « Chez Gilles », entend « La Venoge ». Elle lui donne envie d’en faire autant pour son pays. Il écrit alors… « Le Plat Pays ».
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