L’une des idées maîtresses sur lesquelles est bâtie l’oeuvre de René Girard apparaît dans son premier livre paru en 1961, Mensonge romantique et vérité romanesque, essai de littérature comparée entre les œuvres de cinq romanciers, Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski et Proust. Dans cet ouvrage, l’auteur fait la constatation que bien que vivant dans des sociétés différentes à des époques différentes, les auteurs de ces romans se rejoignaient dans la conception qu’ils avaient d’un désir sous-tendu par l’imitation : l’homme est incapable de désirer par lui seul, il faut que l’objet de son désir lui soit désigné par un tiers. Ce tiers peut être extérieur à l’action romanesque comme les héros des romans de chevalerie pour Don Quichotte ou des romans d’amour pour Emma Bovary. Il est le plus souvent intérieur à l’action romanesque : l’être qui génère leurs désirs aux héros des romans de Stendhal, de Flaubert, de Proust ou de Dostoïevski devient lui-même un personnage du livre. Ainsi, le rapport n’est pas direct entre le sujet et l’objet : la relation est triangulaire. À travers l’objet, c’est le modèle, que Girard appelle médiateur, qui attire ; c’est l’être du modèle, qui est recherché. Entre le héros et son médiateur se nouent alors des rapports complexes d’admiration, d’envie, de jalousie et de haine.
Don Quichotte sombre dans la folie à la lecture des livres de chevalerie par son identification à ses héros. Gravure de Gustave Doré
Qu’est-ce que le désir ?
L’homme fixe-t-il de manière autonome son désir sur un objet qui posséderait ainsi de manière intrinsèque une valeur susceptible de polariser ce désir où bien est-il attiré par cet objet parce que celui ci est déjà possédé ou susceptible de l’être par un Autre à qui nous avons donné de manière consciente ou inconsciente le statut de modèle ? De là naîtraient les sentiments tels que l’envie et la jalousie, liés au désir. Les techniques publicitaires jouent pleinement sur ce référencement à l‘Autre, possesseur d’un objet dont nous n’éprouvions pas jusqu’alors le besoin et ne connaissions parfois pas même l’existence. Nous sommes envieux du prestige que confère à l’Autre, la possession de l’objet. Dans cette hypothèse, nous tirerions plus de satisfaction au fait que l’Autre soit privé d’objet que dans notre possession de cet objet. Le mécanisme du désir humain ne serait donc par fondé sur les relations découlant du binôme SUJET – OBJET mais sur un celles générées par le schéma triangulaire : SUJET – MODELE (ou MEDIATEUR) – OBJET. Ce désir triangulaire (appelé aussi « désir métaphysique ») est désir « selon l’autre », c’est-à-dire désir d’être l’autre en possédant ce qu’il possède.
René Girard appuie sa réflexion sur l’analyse des grandes œuvres romanesques (Cervantès, Stendhal, Proust et Dostoïevski). Etre envieux d’un modèle, c’est admettre, même inconsciemment, qu’il nous est supérieur; c’est reconnaître notre insuffisance d’Être. Cette antériorité du Modèle sera niée par le sujet car la reconnaître serait par là même accepter son infériorité. Ainsi, même s’il n’en éprouve pas une conscience claire, le sujet envieux du Modèle est quelqu’un qui se méprise profondément. Reconnaître la supériorité du Modèle, son prestige au sein de la société par la qualité de son « Être », c’est reconnaître que cette supériorité est fondée et inaccessible. Mieux vaut vaut mettre cette supériorité sur le compte d’un ou des objets que le Modèle possède et à qui l’on confère la source de cette supériorité. Ainsi le désir qu’a le sujet pour l’Objet n’est rien d’autre que le désir qu’il a du prestige qu’il prête à celui qui possède l’Objet (ou qui s’apprête à désirer en même temps que lui l’Objet).
George Clooney dans la célèbre pub Nespresso
« c’est parce qu’elle montre que les Jones possèdent X que la publicité donne aux Smith l’envie de l’acquérir et, d’ailleurs, il n’y a pas besoin de publicité pour cela, les Smith sont assez torturés par l’envie qu’ils éprouvent pour les Jones pour découvrir tout seuls ce que ces derniers possèdent. » – J.-P. Dupuy dans l’Enfer des Choses (Seuil)
Le triangle du désir mimétique au cinéma : Maurice Roney (Philippe), Alain Delon (Tom) et Marie Laforêt (Marge) dans Plein Soleil
L’illusion romantique
Cette théorie du désir postule que tout désir est une imitation (mimésis) du désir de l’autre. Elle prend le contre-pied de ce que René Girard appelle l’«illusion romantique», selon laquelle le désir que tel Sujet a pour tel Objet serait singulier, unique, inimitable. Le sujet entretient en effet l’illusion que son « propre » désir est suscité par l’objet de son désir (une belle femme, un objet rare); mais en réalité son désir est suscité par un modèle (présent ou absent) que le sujet admire et finit souvent par jalouser. Contrairement à une idée reçue, nous ne savons donc pas ce que nous désirons, nous ne savons donc pas sur quel objet (quelle femme, qu’elle nourriture, quel territoire) porter notre désir. Ce n’est qu’après coup, rétrospectivement, que nous donnons un sens à notre choix en le faisant passer pour un choix délibéré (« je t’ai choisi(e) entre mille »), alors qu’il n’en est rien.
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Que disent les sciences du cerveau à ce sujet ?
« Notre troisième cerveau » de Jean-Michel Oughourlian
L’exemple est un classique des situations qui se nouent dans le cas du triangle amoureux : Prenons le cas d’un homme qui a perdu avec le temps tout intérêt pour son épouse. Si un étranger survient et en fait l’objet de son désir, l’intérêt du mari pour son épouse renaît soudainement. Nous ne désirons rien tant que ce que désire l’autre. Pour le meilleur et pour le pire et dès la naissance : notre psyché elle-même est une copie de celle de nos parents ! La découverte des neurones miroirs impose une relecture complète de la psychologie et de la psychiatrie. La particularité de ces neurones tient au fait qu’ils déchargent des potentiels d’action pendant que l’individu exécute un mouvement (c’est le cas pour la plupart des neurones du cortex moteur et prémoteur) mais aussi lorsqu’il est immobile et voit (ou même entend) une action similaire effectuée par un autre individu, voire seulement quand il pense que ce dernier va effectuer cette action. Les neurones miroirs sont donc définis par deux propriétés :
- leur caractère « miroir » : le fait qu’ils réagissent aussi bien aux actions de soi qu’à celles d’autrui.
- leur sélectivité : chaque neurone ne répond qu’à un seul type d’action, mais ne répond pas (ou peu) quand il s’agit d’un autre geste. Par exemple, un neurone sensible à un mouvement préhension de la main ne réagira pas si l’individu effectue un autre geste (comme une extension des doigts) ou si cet autre geste est effectué par un autre individu.
Ainsi l’étude du cerveau montre que les mêmes zones sont activées si je fais une action ou si je la regarde faire par un autre. Cette altérité nous constitue. Elle peut être vécue comme un apprentissage par imitation du modèle, ou comme une rivalité, ou comme un obstacle à la réalisation du désir que l’autre m’a suggéré. Modèle, rival ou obstacle sont les trois visages de l’autre. Chacun d’eux peut engendrer une personnalité « normale », ou névrotique, ou psychotique.
Pour Jean-Michel Oughourlian cette approche jette les bases d’une nouvelle psychologie et une nouvelle psychiatrie et impose une nouvelle gestion de l’altérité, fondée sur la « dialectique des trois cerveaux » : le premier, le cerveau cognitif, le second, le cerveau émotionnel, et le troisième, ou « cerveau mimétique« , qui est donc celui de l’altérité, de l’empathie, de l’amour comme de la haine.
Intéressante synthèse de l’essai de R. Girard. Je l’ai lu récemment et je trouve son interprétation trop systématique, notamment parce qu’elle entretient une confusion entre le désir proprement amoureux et toutes les formes d’attitudes mimétiques. J’aime à penser que l’amour platonique, par exemple, sous-tend un désir de l’autre d’un ordre tout à fait différent. Dans ce domaine, on a le droit, sinon le devoir, de n’avoir pas de point de vue définitif. Cet esprit très systématique de Girard, je le retrouve dans sa théorie du rôle fondateur de la victime émissaire dans la vie des sociétés et les religions. C’est stimulant pour l’esprit, même pour des non-spécialistes, car dans ses deux grands ouvrages « La Violence et le Sacré » et « Des choses cachées depuis la fondation du monde », il s’efforce d’être clair pour un lectorat simplement cultivé. Alors, il nous donne le pouvoir de le critiquer lui-même, nous microbes de la pensée, alors que la plupart des penseurs contemporains restent enfermés dans leurs jargons et leurs chapelles académiques.
Je profite de ce message pour me permettre de vous féliciter pour votre blog. J’aimerais pouvoir entrer un peu plus dans le pays d’Enki car j’y perçois une sensibilité hors du commun pour les formes du monde et un attrait pour les langages poétiques qui les décrivent de l’intérieur. J’aimerais personnellement pouvoir intégrer cette forme de métaphysique des formes naturelles dans ma vision des choses au quotidien . Je sens qu’il ya là une vérité essentielle et je suis très admiratif.
La pensée de René Girard exerce sur ses lecteurs un effet de fascination ou de rejet mais ne laisse jamais indifférent. Fascination pour ceux qui croit posséder avec elle une clé universelle pour comprendre et expliquer les ressorts du désir humain, de la violence et du fait religieux. Rejet par ceux qui la juge réductrice ou qui vont jusqu’à lui reprocher de « les obliger à croire en Dieu… ». René Girard justifie le bien-fondé de son concept de « désir triangulaire » par l’analyse de romans célèbres ou de récits mythologiques choisis parmi ceux où le triptyque SUJET – OBJET DESIRE – MEDIATEUR MODELE est présent et clairement identifié et effectivement, dans ces cas précis, sa démonstration apparait particulièrement convaincante mais d’autres avaient mis le doigt sur la sujétion de l’objet désiré au désir mimétique éprouvé pour le MEDIATEUR bien avant lui. Mais il existe pourtant des désirs éprouvés pour des OBJETS sans aucune interférence d’un MEDIATEUR. Pourquoi avoir ignoré les nombreux romans, pièces théâtrales et poèmes dans lesquels le SUJET tombe amoureux sans interférence d’une tierce personne. Evidemment, on peut toujours expliquer ce coup de foudre par le fait que la personne qui en est l’objet correspond de par sa nature et son apparence physique aux PERSONNES-OBJETS possédées par un MEDIATEUR-MODELE extérieur qui reste toujours présent dans l’inconscient du SUJET… Imaginons que René GIRARD ait raison; après compréhension du mécanisme qui conditionne l’objet du désir et du rôle que joue dans le processus le MEDIATEUR, pourrons-nous alors exercer notre libre arbitre et choisir un OBJET pour ses qualités propres sans interférence du MEDIATEUR ? Mais dans ce cas, ce choix d’un nouvel OBJET aura t-il été effectué de manière vraiment libre ou aura t’il été conditionné par notre désir d’échapper à l’influence du MEDIATEUR. Une nouvelle fois, je constate que l’effet le plus direct de toute philosophie est de provoquer le mal de tête…
Pour ce qui est du « pays d’Enki », il ne faut pas imaginer celui-ci comme une « île » qui serait différente du monde actuel. En fait j’habite le monde actuel dans toute sa réalité mais il me plait de lancer, comme le titre de mon blog l’exprime, des (in)cursions et des (ex)cursions dans les espaces inconnus qui m’entourent, un peu comme on saisit son sac à dos et part en randonnée pour découvrir une région nouvelle inconnue ou que l’on ne connaissait que de manière superficielle…
J’ai bien perçu en effet qu’il ne s’agissait pas de s’enfuir dans un monde imaginaire détaché du réel (malgré vos nombreuses références à l’art romantique, notamment pictural et poétique), mais bien de mieux percevoir ce qui s’offre naturellement à nous. Cette vision me séduit pour ce qu’elle a d’inaccessible autant que de … désirable (et en ceci je suis un exemple de la thèse de R. Girard !). J’aurais aimé comme vous pouvoir regarder autrement les choses qui m’entourent, même les plus élementaires, déjouer la routine des sens, et être capable de partager mes émotions et mes découvertes avec des interlocuteurs intéressés. Comme autodidacte de 63 ans (et sans aucune prétention d’originalité), je me contente actuellement d’une approche que je qualifierais improprement de « métaphysique » par l’étude d’écrivains qui essaient de penser le temps, l’espace et les éléments (Bergson, Bachelard, G. Poulet ..). J’en relate les étapes depuis un an dans un blog « expérimental » qui n’est pas public en l’état. C’est par les jardins (j’entretiens avec mon compagnon un parc de près d’un hectare !) par les paysages ruraux et maritimes, et aussi par cette tension vers une perception « substantielle » des quatre élements que je vous rejoins le mieux. Je vais continuer à vous lire et ne soyez pas étonné si je reviens à vous sur certains billets qui m’interpellent plus particulièrement.