Lac d’Annecy : Dents de Lanfon et Tournette à l’aube le 31 mars 2015 à 7h 42
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aube : moment où la lumière du soleil commence à blanchir, du latin tardif alba« de couleur blanche » noté en 1080 lui-même issu du latin albus de sens (1) blanc, (2) pâle, blême, effrayé, pâli, (3) pur, serein, clair, limpide, (4) heureux, favorable, propice. Le latin albus est lui-même dérivé d’un indo-européen commun *albho : « blanc » qui a donné l’ombrien alfu, le sabin alpus« blanc », le grec ancien ἀλφός, alphos, « blancheur, lèpre blanche » , l’ancien haut allemand Elbiz« cygne », l’anglais elf, « elfe » ; d’où quelques toponymes comme Alba Longa, Albunea, Alpes en raison de leurs sommets blancs, Albion en raison de ses falaises de craie.
aurore : lueur brillante et rosée qui paraît dans le ciel avant que le soleil ne soit sur l’horizon et par extension, moment du matin où cette lumière apparait,aube, point du jour mais aussi par dérivation, Orient, Est, point du ciel où le jour se lève. Issu du latin aurora, adjectif formé comme sonorus, decorus. Le primitif est un substantif inusité *ausos de l’indo-européen commun *h₂ewsṓs (« aurore ») qui donne le grec ancien Ἠώς, Êốs : « Aurore » et ἠώς, êốs : « aurore », le sanskrit उषस्, uṣás : « aube ». *Ausosa est devenu aurora par rhotacisme. Pour des explications détaillées sur le rhotacisme en latin, voir « r » en latin… II est probable que Aurōra était d’abord le nom de la divinité qui présidait à la naissance du jour : c’est ainsi qu’à côté de flos on a le nom de la déesse Flora, puis le nom de la divinité s’est pris pour la chose elle-même. Notons enfin que le radical de *aus donne aussi aurum (« or ») et est sans doute lié à uro (pour *uso) → voir aestas, aestus et austerus.
Dans la mythologie romaine, Aurore (ou Aurora) est la déesse de l’Aurore, équivalente de la grecque Éos, fille des Titans Hypérion et Théia, et sœur de Sol (le Soleil) et de Luna (la Lune). Un jour pourtant, elle a une coupable aventure avec Arès. Cela rend jalouse la belle Aphrodite ce qui déchaîne son courroux. Éos se voit donc condamnée à aimer perpétuellement les mortels et à avoir de multiples enfants de ces fugitives liaisons… Éos tomba également amoureuse d’un mortel nommé Tithon dont elle eut deux fils : Memnon, roi d’Éthiopie et Émathion dont la mort lui fut si difficile à supporter que ses larmes abondantes produisirent la rosée du matin. Mais tandis qu’Éos voyait sa jeunesse préservée, Tithon, lui, se mit à vieillir. C’est alors qu’Éos demanda à Zeus d’accorder l’immortalité à son amant. Malheureusement elle oublie de lui demander son éternelle jeunesse. Il avança en âge, devenant de plus en plus vieux et raide, sans pour autant pouvoir franchir les portes de la Mort, condamné malgré ses supplications à vivre cet éternel supplice. Selon une variante de la légende, Aurore finit par le transformer en sauterelle. Par la suite, elle enleva Orion et beaucoup d’autres. Elle a également une très nombreuse descendance : son union avec Astraeos, le Vent du crépuscule, dont naquirent l’Étoile du matin (Eôsphoros / Lucifer), les Vents du Nord, de l’Ouest et du Sud, et les Astres. Chaque matin cette déesse ouvrait les portes du jour. Après avoir attelé les chevaux au char du soleil, Hélios, elle montait sur son char tiré par des chevaux ailés : Phaéton et Lampos puis elle accompagnait le soleil sous le nom d’Héméra jusqu’au soir pour ensuite prendre le nom d’Hespéra. Elle terminait sa course dans l’Océan occidental. Homère lui donne deux chevaux, qu’il nomme Lampos et Phaéton, et la dépeint avec un grand voile sombre jeté en arrière, ouvrant de ses doigts de rose la barrière du jour. Crédit Wikipedia et Wiktionnaire.
Pour plus de précisions sur les divinités indo-européennes liées au lever du jour et au ciel, lire l’article très complet et très intéressant « De la déesse de l’aurore » de l’historien Thomas Ferrier sur son blog LBTF, c’est ICI.
dawn : le dictionnaire étymologique Merriam-Webster donne peu d’informations sur l’origine du mot anglais anglais dawn qualifiant l’aube. Il en fait remonter l’origine au moyen-anglais dawnen, qui relèverait lui-même d’un dérivé tardif de dawning, dawening, « aube », « commencement », résultants, sans doute sous l’influence de evening, d’une déformation de dawing lui-même issu du vieil anglais dagung formé par dagian, to dawn + -ung,-ing. Le dictionnaire renvoie également au terme daw, parfois dew, issu du moyen anglais dawen, dagen, issus du vieil anglais dagian semblable au vieux haut germanique tagen, aube, vieux norse taga, orée du jour. Le dictionnaire fait également référence à une auge signification de dawn qui qualifie une couleur se rapprochant du rose : « a moderate pink that is yellower and less strong than arbustes pink and bluer and stronger than hydrangea pink », or il existe une forme du mot daw issu du gaélique dath (formes irlandaise et écossaise) connu également en vieil irlandais qui signifie couleur, tâche (mais aussi agréable pour le cas du vieil irlandais) en rapport avec la couleur jaune et rose. On a vu qu’en latin également, le mot qui donné son nom à l’aube, albus, « blanc, pur » possède un sens de « heureux, favorable, propice » et que le mot aurore s’applique également a une couleur jaune dorée : « couleur d’aurore. Taffetas, satin couleur d’aurore. Un ruban aurore, du satin aurore, etc. »
Une petite cour dont le sol est recouvert d’un gros sable blanc qui ressemble à du gravier, parcouru de sillons ratissés droits et parallèles ou de cercles concentriques, autour de cinq groupes irréguliers de cailloux et de rochers bas. C’est là un des monuments les plus célèbres de la civilisation japonaise, le jardin de roche et de sable du temple Ryôan-ji de Kyoto, l’image typique de la contemplation de l’absolu qu’il faut atteindre avec les moyens les plus simples et sans le recours à des concepts exprimables en paroles, selon l’enseignement des moines zen. L’enceinte rectangulaire de sable incolore est bordé sur trois côtés de murs surmontés de tuiles, au-delà desquels verdoient les arbres. Sur le quatrième côté, une estrade aux gradins de bois sur laquelle le public peut passer, s’arrêter et s’asseoir. « Si notre regard intérieur reste absorbé par la vue de ce jardin, explique en japonais et en anglais le prospectus, signé par l’abbé du temple, qui est offert aux visiteurs, nous nous sentirons dépouillés de la relativité de notre moi individuel, tandis que l’intuition du Moi absolu nous remplira d’un étonnement serein, en priaient nos esprits obscurcis. » Monsieur Palomar est disposé à suivre ces conseils avec confiance et il s’asseoir sur les gradins, observe les rochers, l’un après l’autre, suit les ondulations sur le sable blanc, jusqu’à ce que l’harmonie indéfinissable qui relie les éléments du tableau peu à peu l’envahisse.
Pour mieux dire, il cherche à imaginer toutes ces choses telles que les sentirait quelqu’un qui pourrait se concentrer à la vue du jardin zen en silence et dans la solitude. Car – nous avons oublié de le dire – monsieur Palomar est serré sur l’estrade au milieu de centaines de visiteurs qui le poussent de tous les côtés; des objectifs d’appareils photographiques et de caméra se fraient un chemin entre le scoutes, les genoux, les oreilles des gens, pour cadrer les rochers et le sable sous tous les angles, éclairés à la lumière naturelle ou au flash. Des foules de pieds en socquettes de laine l’enjambent (les chaussures, comme il est d’usage au Japon, on les a laissées à l’entrée), des progénitures nombreuses sont poussées en première ligne par des parents pédagogues, des bandes d’étudiants en uniforme s’écrasent seulement anxieuse d’avaler au plus vite la visite scolaire du célèbre monument; des visiteurs appliqués vérifient avec un va-et-vient de la tête que tout ce qui est écrit sur le guide correspond bien à la réalité et que tout ce que l’on voit dans la réalité se trouve bien écrit sur le guide. « Nous pouvons voir le jardin de sable comme un archipel d’îles rocheuses dans l’immensité de l’océan, ou bien comme les sommets de hautes montagnes qui émergent d’une mer de nuages. Nous pouvons le voir comme un tableau encadré par le smurf du temple, ou bien oublier le cadre et nous persuader que la mer de sable s’étale sans limites et recouvre le monde entier.»
Ces «instructions d’emploi», contenues dans le prospectus, semblent à monsieur Palomar parfaitement plausibles et applicables immédiatement sans effort, pourvu que l’on soit sûr d’avoir une individualité dont se dépouiller, sûr d’être entrain de regarder le monde de l’intérieur d’un Moi susceptible de se dissoudre et devenir simplement un regard. Mais c’est justement ce point de départ qui requiert un effort d’imagination supplémentaire, très difficile à accomplir lorsque le moi, précisément, est agglutiné à une foule compacte qui regarde avec mille yeux et parcourt sur mille pieds l’itinéraire obligatoire de la visite touristique. Ne faudrait-il pas en conclure que le techniques mentales zen pour parvenir à l’extrême limite de l’humilité, au détachements de tout esprit de possession et d’orgueil, ont comme fondement nécessaire le privilège aristocratique ? Qu’elles présupposent l’individualisme, avec beaucoup, d’espace et beaucoup de temps autour de soi, et les horizons d’une solitude que rien ne vient inquiéter ? Cette conclusion, qui amène habituellement le regret d’un paradis perdu, submergé par la civilisation de masse, monsieur Palomar y voit une facilité. Il préfère s’acheminer dans une voie plus difficile, chercher à saisir ce que le jardin zen peut donner à qui le contemple dans al seule situation où il peut aujourd’hui être vu, en tendant le cou parmi d’autres cous.
Que voit-il ? Il voit l’espèce humaine à l’époque des grands nombres, dans l’étendue d’une foule nivelée mais cependant toujours faite d’individualités distinctes comme cette mer de petits grains de sable qui couvre la surface du monde… Il voit le monde continuer, en dépit de tout, à exposer les cimes rocheuses de sa nature indifférente au destin de l’humanité, sa dure substance irréductible à toute assimilation humaine… Il voit les formes selon lesquelles le sable humain s’agrège et tend à se disposer, lignes en mouvement, dessins qui combinent la régularité et la fluidité, comme les traces rectilignes ou circulaires du râteau… Et, entre l’humanité-sable et le monde-rocher, il a l’intuition d’une harmonie possible comme deux harmonies non homogènes : celle du non-humain, équilibre de forces qui semble ne répondre à aucun dessein; celle des structures humaines, qui aspire à la rationalité de compositions géométriques ou musicales, jamais figées…
Italo Calvino, « Le parterre de sable » in Palomar, trad. J-P Manganaro, Éd. du Seuil, 1985, pp. 93-95.
File d’attente à l’entrée du jardin
Tokyo : foule marchant sous les cerisiers en fleurs
Italo Calvino : Qu’est-ce que le moi ? M. Palomar est un roman publié en 1983 de l’écrivain italien Italo Calvino qui met en scène un personnage – monsieur Palomar -, qui se livre à une série d’expériences concernant le regard : comment regarder une vague, et une seule, en la distinguant des autres ? comment regarder le ciel étoilé et ses constellations, sans que la carte du ciel ne s’embrouille ? Ces expériences le laissent à chaque fois perplexe. C’est qu’elles contiennent chacune une petite énigme philosophique, que le lecteur peut à sa guise chercher à démêler….Dans une interview avec Gregory Lucente, Calvino a déclaré qu’il avait commencé à écrire ce livre bien plutôt, en 1975, ce qui en fait un prédécesseur aux œuvres publiées antérieurement tels que « Si par une nuit d’hiver un voyageur ». Divisé en 27 chapitres courts l’essai présente des observations philosophiques sur le monde d’aujourd’hui en nous montrant un homme en quête de vérités fondamentales sur la nature de l’être. La première section est consacrée à l’expérience visuelle;la seconde aborde des thèmes anthropologiques et culturels;le troisième, des spéculations sur les grandes questions telles que l’univers, le temps, l’infini.Cette triade thématique se reflète dans les trois paragraphes de chaque section et les trois chapitres de chaque paragraphe. Dans M.Palomar, Calvino a continué à explorer sa fascination littéraire de la conscience de soi mais considère néanmoins que cet essai se singularise du reste de son œuvre en cherchant à répondre « au problème des phénomènes non linguistiques… Comment peut-on lire quelque chose qui ne peut s’écrire. » (credit blog-notes philo, M.Quiénart, sept. 2010)
Autre extrait de M. Palomar – Un monde qui regarde et un monde regardé : les aventures du regard
A la suite d’une série de mésaventures intellectuelles qui ne méritent pas d’être rappelées, monsieur Palomar a décidé que son activité principale serait de regarder les choses du dehors. Un peu myope, distrait, introverti, il ne semble pas appartenir par son tempérament à ce type humain qu’on définit habituellement comme observateur. Il lui est pourtant toujours arrivé que certaines choses – un mur de pierre, un coquillage vide, une feuille, une théière – requièrent de lui une attention prolongée et minutieuse, en se présentant à ses yeux : il se met à les observer presque sans s’en rendre compte, son regard commence à les parcourir dans tous leurs détails et il n’arrive plus à se détacher d’eux. Monsieur Palomar a décidé que, dorénavant, il redoublera d’attention : d’abord, en ne laissant pas échapper ces appels qui lui viennent des choses ; ensuite, en attribuant à cette opération d’observation l’importance qu’elle mérite.
Schéma réalisé par Descartes expliquant la vision
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Un premier moment de crise survient à cet instant : monsieur Palomar, sûr que dorénavant le monde lui dévoilera une richesse infinie de choses à regarder, cherche à fixer tout ce qui lui tombe sous les yeux : il n’en tire aucun plaisir, et s’arrête. À cette phase succède une seconde, dans laquelle il est convaincu que ce qu’il doit regarder ce sont seulement certaines choses et non pas d’autres, et qu’il faut qu’il aille à leur recherche ; pour ce faire, il doit chaque fois affronter des problèmes de choix, d’exclusion, des hiérarchies de préférence ; il s’aperçoit vite qu’il est en train de tout gâcher, comme toujours dès qu’il met en jeu son propre moi et tous les problèmes qu’il a avec.
Mais comment faire pour regarder quelque chose en mettant de côté le moi ? À qui appartiennent les yeux qui regardent ? On pense d’habitude que le moi, c’est quelqu’un qui se penche à la terrasse de ses propres yeux comme on se met au bord d’une fenêtre et regarde le monde qui s’étend dans toute son ampleur là devant lui. Donc : il y a une fenêtre ouverte sur le monde. Au-delà, il y a le monde. Et en deçà ?
Toujours le monde : que voulez-vous qu’il y ait d’autre ? Par un petit effort de concentration, Palomar réussit à déplacer le monde tel qu’il se trouvait là devant et à le mettre bien en vue à la fenêtre même.
Mais alors, que reste-t-il au-dehors de celle-ci ? Le monde encore, qui en cette occasion s’est donc dédoublé en un monde qui regarde et un monde qui est regardé. Et lui, que l’on nomme aussi “ moi ”, c’est-à-dire monsieur Palomar ? N’est-il pas lui aussi un morceau de monde en train de regarder un autre morceau de monde ? Ou bien, puisqu’il y a monde en deçà et monde au-delà de la fenêtre, le moi ne serait-il rien d’autre que la fenêtre à travers laquelle le monde regarde le monde ? Pour se regarder lui-même, le monde a besoin des yeux (et des lunettes) de monsieur Palomar.
Italo Calvino, Palomar, trad. J.-P Manganaro, Éd. du Seuil, 1985, pp. 111-112.
recensement des arbres du campus de l’université de Stanford porteurs de fruits comestibles
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Ecole du regard (tiré de Jardins, réflexions, de Robert Pogue Harrison, 2007)
Un jardin est un lieu où les apparences attirent l’attention sur elles; pour autant, mêmes radieuses, même spectaculaires, on ne les remarque pas nécessairement. Là où, toit en s’affirmant dans le monde phénoménal, elles reculent dans le profondeurs de l’espace et du temps, les apparences sollicitent à leurs manière très particulière nos capacités d’observation. Mauvaise nouvelle pour les jardins, car rien n’est moins cultivé aujourd’hui dans les sociétés occidentales que l’art du regard. On peut bien le dire, il existe aujourd’hui un gouffre entre la vertigineuse richesse du monde visible et l’extrême pauvreté de la perception que nous en avons. Aussi, le monde a beau en regorger, nous vivons une époque largement dépourvue de jardins. Comment le dire sans passer pour un rabat-joie, un bourru ou un misanthrope ? Je me contenterai donc de remarquer ce fait tout simple : parmi les jeunes gens que je fréquente quotidiennement – et avec mon métier j’en rencontre beaucoup –, la plupart sont plus à leur aise chez eux, absorbé dans leur ordinateurs ou dans les fictions et intrigues qui les touchent par écran interposé que dans le monde tridimensionnel. Nombre d’entre eux, à vrai dire, ne sont plus du tout capables de voir le monde visible, sinon de manière périphérique et grossière. Ainsi, sur le campus de l’université Stanford, ils traversent régulièrement un jardin de statues de Papouasie-Nouvelle Guinée ¹ sans lever la tête, comme effrayés de ne jeter ne serait-ce qu’un regard à ces formes imposantes qui sollicitent la contemplation et l’admiration. Un jour, en fin d’après-midi, j’ai vu des étudiants passer l’un après l’autre sous un arbre où un hibou hululait à gorge déployée juste au-dessus de leurs têtes, sans qu’aucun ne lève les yeux. Depuis des années, en discutant avec plusieurs étudiants, je me suis rendu compte que la majorité d’entre eux ignorent l’existence de presque toutes le richesses et beautés qui font du campus de Stanford l’un des plus florissants, diversifiés et authentiques d’Amérique. La proportion des terrains de l’université connue de l’étudiant moyen, au bout de quatre ans d’études, est incroyablement faible. Comme si un dispositif de masquage avait fait disparaître les bois, les cours, les jardins, les fontaines, les œuvres d’art, les espaces verts et les monuments. Non que les étudiants manquent de curiosité. De fait, si vous prenez le temps d’attirer leur attention sur une enclave particulière et d’en souligner les traits les plus subtils, comme il m’arrive à le faire, ils sont toujours impressionnés, et même admiratifs, comme s’ils la voyaient pour la première fois. Et en réalité, beaucoup d’entre eux voient effectivement cet endroit pour la première fois, même après l’avoir maintes fois longé ou traversé.
Quelques vues du campus de l’université de Stanford avec sa collection inestimable de sculptures de Rodin
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Il y a un siècle environ, Rainer Maria Rilke émit, dans ses Elégies de Duino, l’hypothèse suivante : le destin de la Terre serait de devenir invisible, selon un processus en cours de transmutation du visible vers l’invisible. Si les jeunes gens, comme on l’a vu, finissent par déserter le monde visible, n’est-ce pas une étape de cette histoire tragique ? Non que le monde soit moins visible que par le passé. C’est plutôt sa plénitude que nous percevons de moins en moins. La transmutation s’opère en nous, et non pas dans le monde. Il ne s’agit donc pas de la défaillance d’une génération, mais de la transformation historique du cadre dans lequel et par lequel le monde nous apparait. L’incapacité foncière à voir un jardin dans sa pleine présence incarnée a pour cause une métamorphose historique de la vision des choses, liée à notre mode de vie. Notre façon de voir change avec notre façon d’être. La vision n’est pas une faculté neutre. Elle est soumise aux lois de l’histoire, comme les mondes que nous habitons, comme nos institutions et nos mentalités. De ce point de vue, le regard humain est radicalement différent de la vision animale, même si cette dernière reste le substrat organique du premier. Chez les hommes, la perte de la vision n’entraîne pas nécessairement la perte du regard. Ce dernier est cognitif et synthétique. Il appréhende les choses en configurations organisées et en totalités signifiantes. Autrement dit, le regard humain est avant tout une manière de voir, intimement liée aux « régimes de présence » (Reiner Schumann) qui informent l’histoire de notre être-au-monde. Ce que notre regard voit (et ce qu’il ne voit pas) est déterminé par des cadres historiques qui organisent ou prédisposent l’étendue empirique de notre perception.
Japon, le jardin zen de Ryôan Ji
Avec les codes de perception actuels, voir ce qui est sous nos yeux devient de plus en plus difficile : une grande partie du monde visible reste hors cadre, même si nos yeux sont sollicités par une avalanche d’images. Italo Calvino dépeint parfaitement ce phénomène dans Palomar. Le personnage éponyme tente en vain de donner plus de sens à sa vie en observant le monde avec une attention et une acuité accrue. Présenté dans les premières pages du roman comme «un homme nerveux vivant dans un monde frénétique et congestionné», Palomar fait une expérience étangs en visitant l’un des monuments les plus célèbres du Japon, le jardin zen du temple de Ryôan JI, à Kyoto. Le dépliant destiné aux touristes indique ceci « Si notre regard intérieur reste absorbé par la vue de ce jardin (…) nous nous sentirons dépouillés de la relativité de notre Moi individuel tandis que l’intuition du Moi absolu nous remplira d’un étonnement serein en purifiant nos esprits obscurcis.» Mais précisément, Palomarressent une difficulté à faire coïncider son regard intérieur et sa vision du jardin, car le monde neurasthénique dans lequel il évolue l’en empêche, contrant toutes ses tentatives de se concentrer sur la vue. Ce monde a beau tout miser sur l’exhibition des choses, surinvestir les paysages et les images, il déclare en réalité la guerre au regard – cette vision pensive qui fait coïncider le regard intérieur et l’objet. La panoplie d’appareils photographiques et de de caméras qui «cadre(nt) les rochers et le sable sous tous les angles» ne vient aucunement au secours du regard; au contraire, elle participe des stratégies de cadrage qui le pétrifient. Quand au touristes les plus appliqués, vérifiant que tout ce qu’ils voient est bien dans leurs guides, et vice versa, leur vision est la plus obscurcie de toutes.
le jardin zen de Ryôan Ji
L’itinéraire touristique recommandé prive le jardin zen de Ryôan Ji de l’immensité spatio-temporelle qui l’entoure, sans laquelle sa profondeur ne sautait apparaître de manière adéquate au regard humain. « Nous pouvons voir le jardin de sable comme un archipel d’îles rocheuses dans l’immensité de l’océan, ou bien comme les sommets de hautes montagnes qui émergent d’une mer de nuages», dit le dépliant, mais en réalité, nous ne pouvons le voir ainsi, ni « comme un tableau encadré par les murs du temple», et encore moins «oublier le cadre et nous persuader que la mer de sable s’étale sans limites et recouvre le monde entier». Là encore, le monde fait écran, aplatissant l’horizon spatio-temporel. Palomar n’a d’autre solution que de «chercher à saisir ce que le jardin zen peut donner à qui le contemple dans la seule situation où il peut aujourd’hui être vu, en tendant le cou parmi d’autres cous», et ce qu’il voit alors, on pouvait le deviner, est un reflet du monde où il vit et auquel il appartient. dans le sable, il voit «l’espèce humaine à l’époque des grands nombres», et dans les pierres une «nature indifférente au destin de l’humanité». Malgré son «intuition d’une harmonie possible comme entre deux harmonies non homogènes», «l’humanité-sable et le monde-rocher» restent absolument dissociés dans l’esprit de Palomar, après son héroïque effort de concentration. En dernier ressort, il finit par voir dans le jardin zen son propre échec à percevoir sa transcendance spirituelle. Car il manque au jardin l’espace et le temps nécessaire pour déployer ses apparences. L’espace et le temps ont des extensions subjectives et objectives. Ces deux dimensions, le monde où nous évoluons les détermine, les encadre et les relie entre elles. Ce que dit Calvino dans l’épisode du jardin japonais est valable d’une certaine manière pour tous les jardins dont le dessin a été véritablement pensé. Pour acquérir une véritable visibilité dans l’espace, les jardins ont besoin d’un horizon temporel que notre époque leur refuse de plus en plus souvent. Le temps subjectif et objectif est l’élément invisible où fleurissent les jardins.
Angleterre : Jardins de de Stowe et de Stouhead
(…) Une fois arrivés à maturité, les jardins exigent de leurs contemplateurs qu’ils prennent leur temps; Les jardins de Stowe et de Stouhead, en Angleterre, reçoivent des milliers de visiteurs par an; nombre d’entre eux, venus en voyages organisés, ne restent sur le sleiux que quelques heures avant de repartir vers un autre site. Dans ces conditions trépidantes, il est difficile, voire impossible, d’éprouver la profondeur spirituelle de ces jardins et de les percevoir comme il faudrait : des lieux où se découvrir, se cultiver, se transformer. Il est loin le temps où la plupart d’entre nous avions le temps, la volonté et même la disponibilité d’esprit nécessaires. Aussi ces jardins ne se donnent-ils plus à voir qu’à quelques-uns (ils réservent leurs prestiges à leurs gardiens, qui y passent des heures et des heures chaque jour, mais pas au simple visiteur). Ils peuvent nous offrir des images d’eux-mêmes, mais ce qui manque aux images, c’est le rayonnement du phénomène en tant que tel, qui ne se déploie que dans le temps, ce temps long auquel notre époque n’a plus de temps à consacrer. En somme, nous sommes devenus pratiquement aveugles au phénomène.
Si l’on voulait parler par formules, on pourrait dire que de nos jours, la vision humaine perçoit plutôt des images que des apparences. (Comme il a été vu précédemment au niveau de la différence entre apparence et image), la première signifie tandis que la seconde indique. Là où le phénomène ne surgit pas des profondeurs ombreuses, il n’y a pas de d’apparence à proprement parler, mais seulement une image statique et réifiée. Un jardin est lui-même un phénomène, et les profondeurs ombreuses en question appartiennent également au jardin et à l’âme ou à l’esprit du contemplateur. Là où ces deux dimensions de la profondeur se rencontrent et s’unissent, le phénomène fait son apparition. Si l’une d’elle vient à manquer, le phénomène perd sa capacité «ostensive», sa capacité à se montrer tel qu’en lui-même.
Robert Pogue Harrison, Jardins, réflexions, édition Poche – Le Pommier, 2007.
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Note et références
1– Dans les années 1990, 10 artistes de la Papouasie-Nouvelle-Guinée sont venu à Palo Alto sur le campus de Stanford pour créer un jardin extérieur de sculptures dans un bosquets de chênes et de cèdres
Robert Pogue Harrison (né en 1954 à Izmir, Turquie) a obtenu son doctorat en études romanes de l’Université Cornell en 1984, avec une thèse sur Vita Nuova de Dante.En 1985, il a accepté un poste de professeur adjoint invité au département de français et italien à Stanford et 1986 a rejoint le corps professoral en tant que professeur assistant. Promu professeur titulaire en 1995, il a ensuite été nommé titulaire, en 1997, de la chaire Rosina Pierotti.En 2002, il a été nommé président du Département de français et italien.Il est également guitariste du groupe de rock cérébral Glass Wave . Son premier ouvrage, The body of Beatrice, publié par Johns Hopkins University Press en 1988, est une version révisée et sa thèse qui traite de la poésie lyrique médiévale italienne, avec un accent particulier sur les premiers travaux de DanteLa Vita Nuova. The body of Beatrice a été traduit en japonais en 1994. Au cours des années suivantes, Robert Harrison a travaillé sur un nouvel ouvrage, Forests : the shadow of civilisations, qui a été publié en 1992 chez University of Chicago Press.Ce livre traite des moyens multiples et complexes avec lesquels l’imaginaire occidental a symbolisé, représentés, et conçus des forêts, principalement dans la littérature, la religion et la mythologie, ceci de l’Antiquité à nos jours. Forests a été publié simultanément en anglais, français, italien et allemand et plus tard en en japonais et en coréen.En 1994, son livre Rome, la Pluie : À quoi bon la Littérature ?a été publié en France, en Italie et en Allemagne.Ce livre est écrit sous forme de dialogues entre deux personnages et traite de divers sujets tels que l’art de restauration, la vocation de la littérature, et la place de la mort dans la société contemporaine. Son livre suivant, The Dominion of the Dead , publié en 2003 par University of Chicago Press, traite des relations que les vivants entretiennent avec les morts dans le domaine profane.Ce livre a été traduit en allemand, français et italien. En 2005, Robert Harrison a débuté un talk-show littéraire à la radio KZSU appelé » Entitled Opinions » dans lequel il converse longuement avec des savants, des écrivains et des scientifiques d’horizons divers. L’ouvrage dont est tiré l’extrait présenté ci-dessus est l’ouvrage le plus récent de Robert Harrison. Il a été publié en 2008 par la University of Chicago Press sous le titre Gardens: An Essay on the Human Condition, et une première fois en France en 2007 par les éditions Le Pommier sous le titre Jardins, Réflexion sur la condition humaine puis une seconde fois dans une édition poche du même éditeur en 2011 sous le titre Jardins, Réflexions.
L’érotisme décalé de Robert Desnos par Jean-Jacques Amette (La République des livres, 9 janvier 2013)
L’érotisme, le désir ? Tout le monde l’explique, le commente, l’invente, en fait sa chose, comme Dieu ou son portable. Mais qu’en pense un surréaliste de la première heure ? D’abord qui est Desnos ? C’est celui qui est toujours sur le bord des photos un peu en retrait derrière les grandes figures Breton et Aragon , ce Desnos qui, selon Breton, « parlait le surréaliste à volonté », fermait les yeux, entrait en transe, cassait le vocabulaire ordinaire , débitait des phrases de Pythie, des phrases de cristal qui montaient aisément vers les étoiles et le cosmique dans les brasseries enfumées. La bande de surréalistes se montrait éberluée devant ce virtuose de la parole libérée. Il imposait des gerbes de songes, des amours polaires, des aventures de corsaire sorties de ce cinéma muet( feuilletons de Louis Feuillade notamment) qu’il goûtait particulièrement. Il mélangeait Mélusine et Fantômas, Arsène Lupin et les jolies coiffeuses qui fréquentaient le Vel d’Hiv. Piéton de Paris acharné , il voyait des sirènes aux écailles fumantes au fond des passages parisiens. la chaussée d’Antin devenait sa forêt de Brocéliande où folâtraient des sténo dactylo sans cou. Il faisait tournoyer de grands motifs amoureux jusqu’au vertige et au non sens . Il avait également le don de délicats dérèglements syntaxiques du genre « dans bien longtemps tu m’as aimé ». Tous les témoignages d’époque concordent. A l’écrit, Aragon était le meilleur , mais en bavardage automatique Desnos était le plus déstabilisant et le plus inventif, ce fils d’un mandataire des Halles.. Curieux Desnos. Il promène son visage blanc et ses cheveux tirés en arrière façon Tino Rossi parmi ses amis surréalistes, de Soupault à Perret . Il parle en état de transe, vacille, étonne, monte sur une table parmi les bières et les vermouths, éponge son front, devient prophète d’un cosmos en folie. Dans le premier surréalisme, il fut le devin, le mage, l’Inspiré. Dans la phase politisée et engagée du surréalisme, il s’écarta. C’est dans les années 1925-27 qu’il écrivit cet essai De l’érotisme, considéré sans ses manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne., aujourd’hui réédité sous le titre De L’érotisme. Ce panorama de l’érotisme en littérature avait déjà été donné dans un gros volume devenu introuvable Nouvelles Hébrides et autres textes, paru en 1978. Alors cet érotisme selon Desnos ? Est-il heureux ? Diabolique ? Exacerbé ? Paradoxal ? Discret ? Impudique ? Révolutionnaire ? Baroque ? Déviant ? Violent ? Conformiste ? La réponse serait plutôt : décalé. Ce qui frappe avant tout, c’est que Desnos ne fait pas de cloison étanche entre désir et amour. En bon disciple d’Apollinaire, son maître, il cultive le vagabondage tantôt lyrique, tantôt féerique, tantôt élégiaque, tantôt malicieux. Il mêle le merveilleux et l’ordinaire, l’ironie et la tristesse, la finesse et le loufoque. Son goût érotique le porte vers quelque chose de bondissant et d’imprévisible. C’est sa fraîcheur. Il n’a pas ce goût des grandes baisades et des orgies lubriques énormes qui traversaient Flaubert.. Il se lance dans une histoire de l’érotisme assez primesautière, voire désinvolte, et un certain bohémianisme. Il survole les époques genre alouette. Jugements tranchants, très personnels. (…) Mais qui est donc le grand érotique chez lui ? Réponse : « Le grand Sade, l’immense Sade « . C’est Apollinaire qui avait attiré l’attention des surréalistes sur cet étrange marquis embastillé. Desnos admire Sade pour son « tragique ricanement ». Il le définit ainsi: « sa place est au rang des fondateurs de religion ». Sollers, qui comprend le Sade mieux que n’importe qui, l’a fait mettre sur papier Bible, en Pléiade, ce qui aurait ravi Desnos et navré Simone de Beauvoir. Une fois le livre refermé, on reste étonné du côté primesautier, prompt, drôle, funambulesque de son histoire de l’érotisme. On sent le brillant speaker de Radio-Paris et le chroniqueur de disques qu’il fut dans Ce soir. La légèreté de touche souvent, et un sentimentalismes fleur bleue dans un domaine où on pouvait attendre violence vénéneuse, chair, pulpe, frénésie, embrasement. Mais non, je le trouve plutôt du côté de René Clair et d’Audiberti, instable et abondant, curieux, fantasque, espiègle. Ses jugements sont des neutrons flottants sur des miroirs. Il soulève les toits pour trouver la chambre de Mimi Pinson en porte jarretelles. L’amour fou ? La femme magique des surréalistes ? oui bien sûr, c’est là, mais avec cette nuance que c’est imaginé par un prestidigitateur distrait qui s’empêtre dans ses foulards de couleurs et ses tourterelles. Il reste enjoué, Pierrot lunaire, loin de notre époque torride avec ses fellations en série et ses sodomisations déchaînées, celles que s’arrachent les ménagères de moins de cinquante ans chez nos libraires de quartier. Les carambolages et les escapades sidérales ou parisiennes de Desnos, comme un lutin perdu dans le cosmos, se relisent comme on réexamine attendri de vieilles photos du cirque de Gavarnie ou du lac d’Annecy dans une boite à chaussures de soldeur. C’est le charme et la limite ce poète qui mourut d’épuisement, étoile jaune sur son manteau, le 8 juin 1945, au camp de Térézin, en Tchécoslovaquie. (…)
Le marchand d’éponges de Robert Desnos (extrait de La liberté ou l’amour ! – 1927)
Et voici que s’avance le marchand d’éponges.
Corsaire Sanglot le questionne du regard et celui-ci lui révèle que son poétique fardeau ne lui suggère pas des idées normales.
Ce ne sont point des paysages sous-marins ensanglantés par les coraux, par les combats des poissons voraces, par les blessures des naufragés dont le sang s’élève nébuleusement à la surface. Le lendemain, passant dans ces parages à bord d’un paquebot, la belle millionnaire qui, plus tard, survivante d’un naufrage fameux sera surnaturellement sauvée de l’insolation par une miraculeuse ombrelle, exprimera le désir de nager dans cette eau transparente et colorée. On arrêtera les machines. Le ronflement des turbines cessera. Les ordres brefs des officiers gantés de noir retentiront un instant, puis ce sera le silence. Les passagers s’accouderont aux bastingages. La jeune millionnaire plongera, vêtue seulement d’un mince petit maillot blanc. Elle nagera durant une demi-heure, étonnée de ne pas trouver aux flots le goût du sel mais celui du phosphore. Quand elle remontera sur le pont, elle sera rouge, toute rouge comme une fleur magnifique et cela ne sera pas étranger au désastre. Les hommes, amoureux d’elle depuis le départ d’un port européen, deviendront frénétiques, les derniers des gabiers, le commandant du bord et les mécaniciens ne seront pas les moins épris. Le navire reprendra sa route un instant interrompue, mais tous ces yeux, bornés jusque-là à enregistrer le mariage horizontal de la mer et du ciel, verront danser désormais devant eux un tyrannique fantôme rouge. Rouge comme les signaux d’alarme disposés le long des voies ferrées, rouge comme l’incendie d’un navire chargé d’un explosif blanc, rouge comme le vin. Bientôt, il se mêlera aux flammes des foyers de la machinerie, aux plis des pavillons claquant à l’extrémité des mâts à l’arrière, aux vols d’oiseaux du large et de poissons tropicaux. Des icebergs phalliques descendront par extraordinaire jusqu’à ces mers chaudes. Une nuit, ils atteindront le sillage transversal et le fantôme se reflétera en eux mieux qu’en un miroir. Une sauvage étreinte arrêtera là le voyage au long cours.
Non, ce ne sont pas ces histoires banales que les éponges ont appris au marchand qui marche nu dans la rue bardée de gazogènes. Ce n’est pas non plus l’histoire de ces pêcheurs de tortues marines qui, dans un filet, reconnurent un jour la présence d’un poids inaccoutumé. Ramené péniblement, ils découvrirent dans ses mailles un buste antique et mutilé et une sirène : une sirène qui était poisson jusqu’à la taille et femme de la taille aux pieds. De ce jour, l’existence fut intenable sur le petit bateau. Le filet ne ramena plus que des étoiles charnues et soyeuses, des méduses transparentes et molles comme des danseuses en tutu récemment assassinées, des anémones, des algues magiques. L’eau des réservoirs se changea en perles fines, les aliments en fleurs des Alpes : edelweiss et clématites. La faim tortura les matelots mais nul ne songea à rejeter à la mer l’augurale créature qui avait déterminé la famine. Elle rêvait à l’avant sans paraître souffrir de sa nouvelle existence. L’équipage mourut en peu de jours et l’esquif, jouet des courants, parcourt encore les océans.
Non, cette histoire ne sommeille pas dans les nuits du marchand d’éponges, elle ni le bateau fantôme dont le sillage est lumineux, ni le trésor des boucaniers, ni les ruines submergées.
Il lève la main et parle. Il dit que, sur son dos, il porte les trente éponges enduites de fiel et qui furent tendues à la soif du Christ. Il dit que, depuis mil neuf cents ans, ces éponges ont servi à la toilette des femmes fatales et qu’elles ont la propriété de rendre plus diaphane leur adorable chair. Il dit que ces trente éponges ont essuyé bien des larmes de douleur et des larmes d’amour, effacé pour jamais la trace de bien des nuits de bataille et de demi-mort. Il les montre une à une ces éponges sacrées qui touchèrent les lèvres du satané masochiste. Ô Christ ! amant des éponges, Corsaire Sanglot, le marchand et moi nous connaissons seul ton amour pour les voluptueuses éponges, pour les tendres, élastiques et rafraîchissantes éponges dont la saveur salée est réconfortante aux bouches que torturent des baisers sanguinaires et de retentissantes paroles.
C’est pourquoi désormais vous communierez sous les espèces de l’éponge.
L’éponge sacrée qui s’aplatit au creux des omoplates et à la naissance des seins, sur le cou et sur la taille, à la naissance des reins et sur le triangle des cuisses, qui disparaît entre les fesses musclées et dans le ténébreux couloir de la passion, qui s’écrase et sanglote sous les pieds nus des femmes.
Nous communierons sous les espèces de l’éponge, nous la presserons sur nos yeux qui ont trop regardé la paroi interne de la paupière, sur nos yeux qui connaissent trop le mécanisme des larmes pour vouloir s’en servir. Nous la presserons sur nos oreilles symétriques, sur nos lèvres qui valent mieux que les tiennes, ô Christ, sous nos aisselles courbaturées.
Le marchand d’éponges passe dans les rues. Voici qu’il est tard. Le marchand de sable qui l’a précédé a semé des plages stériles, voici le marchand d’éponges qui vous jette l’amour, amants tourmentés (comme s’ils méritaient le nom d’amants ceux qui ne sont pas haletants d’angoisse).
Le marchand d’éponges est passé. Voici le matelas et voici l’oreiller tendres tous les deux. Couchons-nous.
Le marchand d’éponges est maintenant très loin des gazogènes auréolés. Le Corsaire Sanglot réfléchit. Il se souvient d’un cadavre de femme et d’un salon où l’on buvait une douce liqueur… Il reprend le chemin du club des Buveurs de Sperme.
Il retrouve l’avenue.
Il ne retrouve pas le cadavre.
Il retrouve les vestiges moitié squelette, moitié arête, de la sirène blanche. Il retrouve son fauteuil et sa coupe. Il retrouve les buveurs, ses compagnons. Il retrouve toujours présent au sommet de la maison d’en face, le Bébé Cadum.
Un buveur prend la parole à son entrée.
« Lorsque minuit sonna, voici exactement vingt-trois ans, la porte de ma chambre s’ouvrit et le vent fit entrer d’abord une immense chevelure blonde puis… »
La liberté ou l’amour ! (1927), Robert Desnos
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Les photos illustrant le texte de Desnos sont celles de la collection « The Girl From Atlantis », parues dans le Vogue Nippon de mai 2010, Modèle: Alia Kostromichova, Photographe: Solve Sundsbo, Fashion Editor / Styliste: George Cortina, Maquillage Styliste: Petros Petrohilos, Hair Stylist: Malcolm Edwards, Scénographe: Robbie Doig
Zineb El Rhazoui (marocain prononciation : [zinæb əl ɣæzwi]), née le 19 janvier 1982 à Casablanca, d’origine berbère, est une journaliste, sociologue et militante des Droits de l’homme de double nationalité franco-marocaine qui proclame son athéisme et lutte avec beaucoup d’énergie pour la laïcité. Ayant suivi des études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) d’où elle sort avec un master en sociologie des religions, elle débute dans le journalisme au Maroc au Journal hebdomadaire, titre phare et pionnier de la presse indépendante qui sera fermé par le régime en janvier 2010. Elle aura durant cette période été reporter de guerre lors de la guerre de Gaza de 2008-2009 et aura mené de nombreuses enquêtes sur les libertés individuelles et les droits de l’homme au Maroc, ce qui lui vaudra d’être arrêtée à plusieurs reprises. Elle cofonde avec le psychothérapeute Ibtissam Lachgar le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), a l’initiative du mouvement des « Dé-jeûneurs » qui a organisé des pique-niques pendant le ramadan, et participe au Mouvement du 20-Février. Elle se fait remarquer lors d’une réunion plénière d’EELV le 18 août 2011 au Maroc, par son intervention contre Driss el-Yazami, conseiller du Roi. Après la fermeture de son journal elle trouvera refuge en Slovénie en 2010 dans le cadre du programme International cities of refuge network (ICORN) qui redonne la liberté d’expression aux journalistes et écrivains muselés dans leur pays d’origine puis part vivre en France. Elle devient alors porte-parole de Ni putes ni soumises en septembre 2011 et écrit dans l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo sur le thème des religions.Elle est également professeur assistante à l’Université française d’Égypte, enseignant la méthodologie de l’écrit et de la recherche. Alors en vacances à l’étranger, elle échappe à la fusillade au siège de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015. Elle contribue au « Journal des survivants », qui sort en kiosques le mercredi suivant.
Zineb El Rhazoui au centre des survivants de Charlie Hebdo à la marche républicaine du 11 janvier 2015
Zineb El Rhazoui et son mari, l’écrivain Jaouad Benaissi sont devenus la cible de la part de fanatiques intégristes d’une fatwa relayée par des dizaines de messages sur Twitter qui ordonne leur assassinat. Des informations sur leur vie privée, leurs habitudes et leurs déplacements ont été diffusées sur le réseau social. Des syndicats et fédérations de journalistes ont dénoncé, vendredi 20 février, ces appels au meurtre : « Aujourd’hui, Zineb El Rhazoui et son mari sont visés. Les menaces sont accompagnées de la photo et d’informations sur le domicile et le lieu de travail de son mari, et diffusées sur le réseau social Twitter», explique la Fédération internationale des journalistes (FIJ). Zineb El Rhazoui a détaillé auprès de BFMTV ce qu’elle a notamment pu trouver sur Internet : « à défaut d’une balle ou d’un explosif, ils conseillent par exemple de m’isoler et de m’écraser la tête avec des pierres, de m’égorger, de me brûler, ou à défaut de brûler ma maison. » Mais toujours combattive, la jeune femme leur répond crânement : « Mais moi je leur dit, je vous attends de pied ferme les mecs », « Même s’ils parviennent à me tuer, contre quoi ils se battent au juste?« , s’est-elle encore demandée.
Zineb El Rhazoui et son mari, l’écrivain Jaouad Benaissi
Publications : . Nouvelles du Maroc, en collaboration avec Mohamed Leftah, Abdellah Taïa, Karim Boukhari, Fadwa Islah et Abdelaziz Errachidi, nouvelles, Magellan, en partenariat avec Le Monde diplomatique, 2011. . Scénario de La vie de Mahomet, dessins de Charb, Les Échappés, 2013.
Les déclarations deZineb El Rhazoui qui suivent sont tirées : d’un article du blog Le Monde Société sur la tuerie de Charlie Hebdo,d’une interview et d’un échange de vue réalisés par l’universitaire Guy Haarscher de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) ¹, de déclarations présentées sur le blog « Au Féminin – société – » ) ² et de divers textes et prises de position accessibles sur internet.
Charlie Hebdo
« Charlie, j’y suis entrée par mon engagement et non par mon CV de journaliste ou par une lettre de motivation bien tournée. En 2011, en plein printemps arabe, Sylvie, une ancienne de la rédaction, m’a appelée pour que je lui raconte mes combats marocains. Deux jours plus tard, je déjeunais avec Charb et Riss, qui m’ont proposé de « passer à la réunion du mercredi ». Pour m’embaucher, Luz a proposé de baisser son salaire, « pour que ça rentre dans le budget ». Depuis, Riss a pris coutume de me demander : « Qu’est-ce qui t’énerve le plus cette semaine ? », pour voir ce que j’ai à écrire. C’est ainsi Charlie, un journal énervé, mais qui ne se prend jamais au sérieux. Riss a survécu. Blessé, « il arrive à bouger les doigts », m’a confirmé un collègue. Il redessinera. Luz aussi est en vie, mais se sentait incapable de dessiner, jusqu’à ce qu’il nous envoie la « une » du prochain numéro, tragiquement drôle. C’est la première fois que Charlie a sa « une » dès le jeudi soir. Charlie n’a jamais été un journal comme un autre, et ne le sera fatalement plus jamais. Notre équipe a été décimée à la kalachnikov, parce que nous avons osé tourner l’islam en dérision. Avant que notre salle de réunion, lieu habitué aux blagues et aux éclats de rire, aux murs tapissés de dessins, ne se transforme en bain de sang, nous avons mille fois été menacés de mort. Tout le monde le savait, mais nous n’en étions pas moins haïs, conspués. Il a fallu douze cadavres pour que Charlie soit enfin compris. Avec Wolinski, Honoré et Cabu, ce sont trois symboles de la culture française qui sont partis. Quant à Bernard Maris ou Elsa Cayat, psychanalyste et chroniqueuse, ils n’avaient jamais dessiné qui que ce soit et ne se préoccupaient pas plus de Mahomet que du pape. Charb, lui, avait fait de Charlie son sacerdoce et sa croix, il ne vivait que pour que vive le journal. Charb a désespérément tapé à toutes les portes, jusqu’à celle de François Hollande, pour attirer l’attention sur l’inexorable disparition de Charlie par asphyxie financière. « J’ai l’impression de faire le tapin », m’avait-il confié, il y a un mois, alors que nous déjeunions ensemble. Charb vivait dans l’angoisse de voir mourir le journal et se souciait peu de sa propre mort, lui qui était sous protection policière depuis 2012. Si tu avais été là, mon Charb, si tu avais vu la place de la République, noire de monde, des gens en larmes qui portaient ton portrait, dans un silence monacal. Si seulement tu avais pu voir ça. Si seulement tu pouvais voir ce jour où les propositions d’aide affluent de toute part, pour que le journal vive, à tout prix. »
Pour la liberté d’expression : « J’ai choisi le blog comme moyen d’expression le jour où j’ai perdu mon travail de journaliste, qui était ma tribune. Le Journal hebdomadaire, le pionnier de la presse indépendante au Maroc, a été fermé un beau matin par les autorités. Des huissiers ont débarqué, ont mis tout le monde dehors et placé nos locaux sous scellé. Depuis je suis au chômage, mais surtout, je suis blacklistée à cause de mes opinions et de mes activités militantes. Il est impossible pour moi de trouver du travail au Maroc, et quand bien même j’en trouverais, je refuse de me soumettre au Roi comme le font les journaux partisans. Donc ma nouvelle tribune, c’est mon blog, qui est hébergé en France par Le Monde.fr. Je ne gagne pas ma vie mais je continue à dire ce que je pense. » ¹
Contre la répression : « Je suis militante des libertés individuelles, et je me suis clairement positionnée pour la laïcité. De ce fait, je subis une grosse répression de la part du régime. Le trône marocain est une monarchie sacrée de droit divin, qui tire sa légitimité du religieux. Alors forcément, la première répression que je subis, c’est celle de l’Etat. ¹ L’année dernière j’ai été arrêtée trois fois. Jamais jugée. Le 4 juin, par exemple, à 5h 45, 15 policiers ont débarqué chez moi, où j’étais avec mon copain. Ils ont mis des préservatifs dans ma salle de bain et les ont pris en photo dans le but de me coller un procès de mœurs. Car au Maroc, les rapports sexuels hors mariage sont toujours passibles de prison (article 490 du code pénal marocain) ! Cette peur ne m’arrête pas. Soit je vis avec, soit je quitte le pays et je renie ma marocanité. Et ça je ne peux pas. Je ne peux que m’indigner et dénoncer. »
Pour les droits des femmes : » En 2003, le Roi a réformé le code de la famille, ce qui a permis de réparer certaines injustices archaïques. Mais les droits de la femme ne sont toujours pas inscrits dans la loi. La polygamie n’est pas abolie ; en tant que femme marocaine, j’hérite toujours de la moitié de mon frère (alors que je ne paye pas la moitié de mes impôts !) ; il n’y a pas d’égalité constitutionnelle, le trône du Maroc se transmettant toujours par ordre de primogéniture mâle, etc. Ce qui me tient à cœur aujourd’hui c’est que la femme marocaine puisse enfin marcher la tête haute dans la rue, qu’elle gagne sa citoyenneté, ne soit plus assujettie au patriarcat de l’homme ou du Roi, qu’elle gagne une égalité constitutionnelle. Et cela passera par la laïcité. Car disons-le, ce sont les lois musulmanes qui font des femmes d’éternelles mineures. Pour moi, la clef de voute de la condition féminine au Maroc, c’est un statut personnel civique, et non pas théologique. » ¹
Au sujet de « la responsabilité » des journalistes en matière de caricature
« J’ai exercé le journalisme dans un pays au fonctionnement dictatorial comme le Maroc. J’ai l’habitude d’entendre ce discours. Les hommes politiques me disent qu’en cas de troubles que mes articles sur la religion suscitent, je dois en assumer la responsabilité. On comprend vite que l’objectif de cette soi-disant responsabilité du journaliste, c’est la censure. Or, le journalisme est déjà encadré par des règles déontologiques. Un journaliste ne doit absolument pas s’imposer cette logique de responsabilité qui n’incombe qu’à l’Etat. Le maintien de l’ordre doit être assuré par les pouvoirs publics. C’est la raison pour laquelle les déclarations du Premier ministre français sont scandaleuses, d’autant plus qu’elles sont formulées par un homme de gauche dans une République qui se veut la patrie des droits de l’homme. Rama Yade, ancienne secrétaire d’Etat aux droits de l’homme, a même parlé de « la Une de trop » de Charlie Hebdo ! Ces politiques ont outrepassé leurs prérogatives : ils n’ont pas vocation à faire la leçon à des journalistes indépendants et à leur dicter quand et comment ils doivent traiter une question d’actualité. »²
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Il faut d’abord délimiter sur quel terrain on se situe. Si on juge ces caricatures du point de vue artistique, on a le droit de trouver ces dessins excellents ou mauvais, vulgaires ou grivois, bêtes et méchants. Mais si on les juge sur le terrain du droit, est-ce que ceux qui jugent ces caricatures seraient prêts à affirmer qu’on a quand-même le droit de les faire en tant que journalistes? Ils sont prêts à tergiverser sur la liberté de pensée et attaquent le travail de Charlie. Je comprendrais que l’on dise que ces caricatures sont de mauvais goût, chacun peut en faire la lecture qu’il veut. Mais, je pense que Charlie en a tout à fait le droit, sans entrer dans des considérations de goût. Ensuite, sur le moment choisi pour publier ces dessins. Cela a été l’élément massue de nos détracteurs. Mais, que voulaient-ils que l’on fasse? On est journalistes ou on ne l’est pas. Nous nous devons de commenter l’actualité comme tout le monde, mais aussi à notre façon. Et l’actualité de la semaine c’était cela: des hordes de barbus enragés qui ont tué un ambassadeur, qui ont brûlé des bâtiments au Bangladesh et à Téhéran. On ne pouvait pas manquer cela. On a commenté cette actualité avec la méthode de Charlie, qui est avant tout un journal satirique. Et la caricature écorche par définition. Elle est irrévérencieuse même. Elle n’est pas là pour faire plaisir aux caricaturés ou pour les caresser dans le sens du poil. On nous a également reproché de vouloir jeter de l’huile sur le feu, en mettant en danger la vie des Français vivant à l’étranger. Je pense qu’on ne peut pas faire endosser la responsabilité à des journalistes d’actes violents qui seraient commis à Tripoli ou à Kaboul. Il faut être clair: les seuls responsables de ces actes, ce sont leurs auteurs, pas les journalistes. En tant que journalistes, nous n’avons pas à nous substituer à une logique de responsabilité d’Etat. Ce n’est pas notre devoir. Le nôtre c’est de travailler sur l’actualité, de respecter la déontologie journalistique qui est très claire et qui est de ne pas faire d’appel à la haine, ni de diffuser de propos racistes ou ou de faire des appels à la violence, etc. Tant que nous n’enfreignons pas ces règles je ne vois pas pourquoi, nous devrions nous en priver. (Interview sur le site SlateAfrique du 27/09/2012)
Au sujet des initiatives visant à instaurer le délit de blasphème dans le monde
« Ces initiatives font partie d’une stratégie globale. Les religions cherchent à se substituer aux législations civiles et laïques pour imposer leur ordre moral à l’ensemble de la société. La volonté d’instaurer le délit de blasphème fait partie d’un processus plus large où les droits des femmes sont aussi remis en cause. Il faut donc être très vigilant par rapport à ces initiatives, surtout lorsqu’on observe que Charlie Hebdo est critiqué par les responsables politiques français pour avoir caricaturé le prophète. La prochaine étape peut être d’accepter de légiférer sur le blasphème. Dans ce contexte, il est important que des journaux comme Charlie Hebdo et des écrivains comme Salman Rushdie puissent défendre ce droit au blasphème qui apparaît précisément comme cette différence fondamentale entre la démocratie et la dictature, la civilisation et la barbarie. » ²
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Disons que c’est la ligne éditoriale de Charlie. Il a caricaturé dans des positions extrêmement délicates le pape, Jésus ou encore Nicolas Sarkozy (ex-président français). Je ne vois pas pourquoi Mahomet ferait exception. Il faut que les détracteurs nous disent clairement s’ils veulent que nous respections une interdiction religieuse musulmane. Je crois que, nous, en tant que journalistes satiriques français, dans un pays où, jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas de délit de blasphème, on a le droit de le faire. Je sais que le blasphème ne fait pas plaisir à tout le monde mais il faut être conscient que ces groupuscules de barbus —qui prétendent s’exprimer au nom d’un milliard et demi de musulmans, comme moi, parce que je suis de culture musulmane, même si je suis athée, et au nom d’une majorité de musulmans croyants et peut être même pratiquants— même s’ils n’apprécient pas le contenu de Charlie, ils n’iraient jamais égorger un ambassadeur. A chaque fois que nous aurons des réactions violentes, nous aurons la confirmation qu’on a là un tabou bien coriace. Et à ce moment-là, en tant que journalistes satiriques, nous aurons le choix entre deux options: soit on se couche en nous disant que c’est dangereux et qu’on ne touche plus à Mahomet, soit on se dit qu’on a le devoir de repousser les lignes de la liberté d’expression. (Interview sur le site SlateAfrique du 27/09/2012)
Au sujet de la fatwa de condamnation à mort sur Salman Rushdie lancée par certains pays
« Que ceux qui nous disent que l’islam est une religion de paix et de tolérance viennent nous dire comment des autorités religieuses reconnues promettent des primes à des assassins. Beaucoup d’intellectuels et de responsables politiques européens se dérobent et mettent en sourdine ce débat, parce qu’ils ont peur d’être accusés de racisme. Ils pensent que s’ils se montrent intransigeants sur la nécessité pour l’islam de respecter les règles démocratiques, ils vont passer pour d’affreux racistes. Ils se trompent complètement, car le véritable racisme, c’est le différentialisme. Je suis marocaine de culture musulmane et je n’ai pas pour autant un degré de civilisation inférieure aux Français de culture chrétienne. Le racisme consiste donc à dire que les musulmans sont différents et que les autorités françaises doivent leur permettre de respecter leurs coutumes barbares et archaïques, et ainsi les exclure de la République. » ¹
Au sujet de la liberté religieuse que l’on pourrait opposer à la liberté d’expression
« C’est un fantasme de leur part. La Cour européenne des droits de l’homme protège les droits de l’homme, mais pas Dieu ! La liberté religieuse permet surtout aux croyants d’exercer leur culte. Elle n’implique en aucun cas le droit d’être choqué par des œuvres d’art, des livres ou des films. Et dans ces cas, on est choqué que si on le veut bien, c’est-à-dire si on prend volontairement connaissance de ces œuvres « choquantes ». Personne n’a jamais contraint quiconque à lire Charlie Hebdo ni à regarder sur internet des caricatures sur le prophète. Dire qu’on porte atteinte à la liberté religieuse parce que des gens montrent des images que personne n’est obligé de regarder est un sophisme absurde. De cette manière, on construit artificiellement une tension entre liberté d’expression et liberté religieuse pour faire croire que c’est un conflit entre deux droits de l’homme. »²
Au sujet des risques de populisme et de racisme antimusulman
« Je suis consciente que ce débat est instrumentalisé par l’extrême droite. Sous couvert de défense de la laïcité et des principes républicains, elle ne fait qu’affirmer que les musulmans n’ont pas leur place en France. Marine Le Pen est paradoxalement la seule femme politique qui a condamné clairement toute atteinte à la liberté d’expression lorsque Charlie Hebdo a publié le numéro comprenant les caricatures de Mahomet. Nous ne sommes pas dupes : Marine Le Pen a déjà intenté des procès contre Charlie Hebdo et aujourd’hui encore, elle nous poursuit pour une affiche électorale qui la représente en étron fumant. Marine Le Pen estime donc que la liberté d’expression est fondamentale et sans limites quand il s’agit de l’islam, mais extrêmement limitée quand il est question du Front national. Quand on découvre qu’un beau matin, l’extrême droite est féministe et incarne la défense de la laïcité parce que cela l’arrange bien de taper sur les musulmans, on comprend que cette posture n’a rien d’honnête ni de sincère. D’autant que l’extrême droite n’a jamais brillé tout au long de son histoire par son attachement à la cause des femmes ni à la défense de la laïcité. Dans ce contexte, il est dangereux de laisser l’extrême droite s’approprier la laïcité. Tant la droite républicaine que la gauche doivent s’emparer de la laïcité pour l’aborder sans tabou. Il faut combattre les religions lorsqu’elles cherchent à occuper l’espace public, et non pas les individus identifiés comme appartenant à une communauté religieuse. De la même manière, lorsque les religieux disent qu’il faut respecter les religions, il faut s’y opposer. Je n’ai aucun respect pour les religions parce qu’elles ne me respectent pas en tant que femme. En revanche, je respecte les personnes qui pratiquent une religion. Cette nuance est essentielle. » ²
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le problème tel que je le vois de mon côté, c’est que beaucoup se font traiter de racistes ou d’islamophobes, dès qu’ils critiquent l’islam. D’ailleurs pour moi ce mot est un non-sens. C’est quoi l’islamophobie? Avoir la phobie de l’islam? C’est ridicule. J’ai grandi parmi les musulmans, c’est mon père, c’est ma famille, c’est aussi la majorité de mon entourage. Je refuse d’être qualifiée d’islamophobe parce que je critique cette religion. Je connais des gens qui développent une critique très rationnelle de l’islam, mais qui ne le critiqueront jamais de peur d’être taxés de racistes. Cela aussi, c’est un racisme à l’envers. Je ne permets à personne de faire un argumentum ad hominem. Lorsque je dis quelque chose, que mon idée soit intelligente ou pas, j’exige que la personne réponde à mon idée et non pas à mes origines. (Interview sur le site SlateAfrique du 27/09/2012)
Sa critique véhémente de Driss El Yazami, militant des Droits de l’Homme et conseiller du Roi du Maroc
Intervention véhémente de Zineb El Rhazaoui lors d’un colloque du parti Europe écologie les Verts, le 18 août 2011, à l’encontre de Driss El Yazami, militant contesté franco-marocain des droits de l’homme pour ses relations avec le roi de Maroc et ses dénégations du centre de torture de Tamara
Le Chat noir (titre original : The Black Cat) est une nouvelle fantastique écrite par Edgar Allan Poe. Elle est publiée pour la première fois en première page de l’édition du 19 août 1843 de l’hebdomadaire The Saturday Evening Post, à Philadelphie. La nouvelle suit une structure en diptyque (c’est-à-dire en deux parties parallèles) qui mime la progression de la violence et de la démence chez le narrateur. Edgar Poe a eu, à un moment de sa vie, un chat noir nommé Catterina qui, selon les dires d’un visiteur, se perchait souvent sur ses épaules « comme s’il voulait superviser son travail ». Catterina a également été le chat de compagnie de Virginie, l’épouse de Poe, qui montait sur son lit alors qu’elle se mourrait de la tuberculeuse. Poe a déclaré que Catterina était « l’un des chats les plus remarquables dans ce monde, et que c’était beaucoup dire car les chats noirs sont tous un peu sorciers… » C’est peut-être Caterrina qui a servi de modèle pour la description de Pluton, le chat maléfique de la nouvelle.
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Relativement à la très-étrange et pourtant très-familière histoire que je vais coucher par écrit, je n’attends ni ne sollicite la créance. Vraiment, je serais fou de m’y attendre, dans un cas où mes sens eux-mêmes rejettent leur propre témoignage. Cependant, je ne suis pas fou,—et très-certainement je ne rêve pas. Mais demain je meurs, et aujourd’hui je voudrais décharger mon âme. Mon dessein immédiat est de placer devant le monde, clairement, succinctement et sans commentaires, une série de simples événements domestiques. Dans leurs conséquences, ces événements m’ont terrifié,—m’ont torturé,—m’ont anéanti.—Cependant, je n’essaierai pas de les élucider. Pour moi, ils ne m’ont guère présenté que de l’horreur;—à beaucoup de personnes ils paraîtront moins terribles que baroques. Plus tard peut-être il se trouvera une intelligence qui réduira mon fantôme à l’état de lieu commun,—quelque intelligence plus calme, plus logique, et beaucoup moins excitable que la mienne, qui ne trouvera dans les circonstances que je raconte avec terreur qu’une succession ordinaire de causes et d’effets très-naturels. Dès mon enfance, j’étais noté pour la docilité et l’humanité de mon caractère. Ma tendresse de cœur était même si remarquable qu’elle avait fait de moi le jouet de mes camarades. J’étais particulièrement fou des animaux, et mes parents m’avaient permis de posséder une grande variété de favoris. Je passais presque tout mon temps avec eux, et je n’étais jamais si heureux que quand je les nourrissais et les caressais. Cette particularité de mon caractère s’accrut avec ma croissance, et, quand je devins homme, j’en fis une de mes principales sources de plaisirs. Pour ceux qui ont voué une affection à un chien fidèle et sagace, je n’ai pas besoin d’expliquer la nature ou l’intensité des jouissances qu’on peut en tirer. Il y a dans l’amour désintéressé d’une bête, dans ce sacrifice d’elle-même, quelque chose qui va directement au cœur de celui qui a eu fréquemment l’occasion de vérifier la chétive amitié et la fidélité de gaze de l’homme naturel. Je me mariai de bonne heure, et je fus heureux de trouver dans ma femme une disposition sympathique à la mienne. Observant mon goût pour ces favoris domestiques, elle ne perdit aucune occasion de me procurer ceux de l’espèce la plus agréable. Nous eûmes des oiseaux, un poisson doré, un beau chien, des lapins, un petit singe et un chat. Ce dernier était un animal remarquablement fort et beau, entièrement noir, et d’une sagacité merveilleuse. En parlant de son intelligence, ma femme, qui au fond n’était pas peu pénétrée de superstition, faisait de fréquentes allusions à l’ancienne croyance populaire qui regardait tous les chats noirs comme des sorcières déguisées. Ce n’est pas qu’elle fût toujours sérieuse sur ce point,—et, si je mentionne la chose, c’est simplement parce que cela me revient, en ce moment même, à la mémoire. Pluton,—c’était le nom du chat,—était mon préféré, mon camarade. Moi seul, je le nourrissais, et il me suivait dans la maison partout où j’allais. Ce n’était même pas sans peine que je parvenais à l’empêcher de me suivre dans les rues. Notre amitié subsista ainsi plusieurs années, durant lesquelles l’ensemble de mon caractère et de mon tempérament,—par l’opération du Démon Intempérance, je rougis de le confesser,—subit une altération radicalement mauvaise. Je devins de jour en jour plus morne, plus irritable, plus insoucieux des sentiments des autres. Je me permis d’employer un langage brutal à l’égard de ma femme. À la longue, je lui infligeai même des violences personnelles. Mes pauvres favoris, naturellement, durent ressentir le changement de mon caractère. Non-seulement je les négligeais, mais je les maltraitais. Quant à Pluton, toutefois, j’avais encore pour lui une considération suffisante qui m’empêchait de le malmener, tandis que je n’éprouvais aucun scrupule à maltraiter les lapins, le singe et même le chien, quand, par hasard ou par amitié, ils se jetaient dans mon chemin. Mais mon mal m’envahissait de plus en plus,—car quel mal est comparable à l’Alcool!—et à la longue Pluton lui-même, qui maintenant se faisait vieux et qui naturellement devenait quelque peu maussade,— Pluton lui-même commença à connaître les effets de mon méchant caractère.
Une nuit, comme je rentrais au logis très-ivre, au sortir d’un de mes repaires habituels des faubourgs, je m’imaginai que le chat évitait ma présence. Je le saisis;—mais lui, effrayé de ma violence, il me fit à la main une légère blessure avec les dents. Une fureur de démon s’empara soudainement de moi. Je ne me connus plus. Mon âme originelle sembla tout d’un coup s’envoler de mon corps, et une méchanceté hyperdiabolique, saturée de gin, pénétra chaque fibre de mon être. Je tirai de la poche de mon gilet un canif, je l’ouvris; je saisis la pauvre bête par la gorge, et, délibérément, je fis sauter un de ses yeux de son orbite! Je rougis, je brûle, je frissonne en écrivant cette damnable atrocité! Quand la raison me revint avec le matin,—quand j’eus cuvé les vapeurs de ma débauche nocturne,—j’éprouvai un sentiment moitié d’horreur, moitié de remords, pour le crime dont je m’étais rendu coupable; mais c’était tout au plus un faible et équivoque sentiment, et l’âme n’en subit pas les atteintes. Je me replongeai dans les excès, et bientôt je noyai dans le vin tout le souvenir de mon action.
Cependant le chat guérit lentement. L’orbite de l’œil perdu présentait, il est vrai, un aspect effrayant; mais il n’en parut plus souffrir désormais. Il allait et venait dans la maison selon son habitude; mais, comme je devais m’y attendre, il fuyait avec une extrême terreur à mon approche. Il me restait assez de mon ancien cœur pour me sentir d’abord affligé de cette évidente antipathie de la part d’une créature qui jadis m’avait tant aimé. Mais ce sentiment fit bientôt place à l’irritation. Et alors apparut, comme pour ma chute finale et irrévocable, l’esprit de PERVERSITÉ. De cet esprit la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi sûr que mon âme existe, je crois que la perversité est une des primitives impulsions du cœur humain,—une des indivisibles premières facultés ou sentiments qui donnent la direction au caractère de l’homme. Qui ne s’est pas surpris cent fois commettant une action sotte ou vile, par la seule raison qu’il savait devoir ne pas la commettre? N’avons-nous pas une perpétuelle inclination, malgré l’excellence de notre jugement, à violer ce qui est la Loi, simplement parce que nous comprenons que c’est la Loi? Cet esprit de perversité, dis-je, vint causer ma déroute finale. C’est ce désir ardent, insondable de l’âme de se torturer elle-même,—de violenter sa propre nature,—de faire le mal pour l’amour du mal seul,—qui me poussait à continuer, et finalement consommer le supplice que j’avais infligé à la bête inoffensive. Un matin, de sang-froid, je glissai un nœud coulant autour de son cou, et je le pendis à la branche d’un arbre;—je le pendis avec des larmes plein mes yeux,—avec le plus amer remords dans le cœur;—je le pendis, parce que je savais qu’il m’avait aimé, et parce que je sentais qu’il ne m’avait donné aucun sujet de colère;—je le pendis, parce que je savais qu’en faisant ainsi je commettais un péché,—un péché mortel qui compromettait mon âme immortelle, au point de la placer,—si une telle chose était possible,—même au delà de la miséricorde infinie du Dieu Très-Miséricordieux et Très-Terrible.
Dans la nuit qui suivit le jour où fut commise cette action cruelle, je fus tiré de mon sommeil par le cri : Au feu ! Les rideaux de mon lit étaient en flammes. Toute la maison flambait. Ce ne fut pas sans une grande difficulté que nous échappâmes à l’incendie,—ma femme, un domestique, et moi. La destruction fut complète. Toute ma fortune fut engloutie, et je m’abandonnai dès lors au désespoir. Je ne cherche pas à établir une liaison de cause à effet entre l’atrocité et le désastre, je suis au-dessus de cette faiblesse. Mais je rends compte d’une chaîne de faits,—et je ne veux pas négliger un seul anneau. Le jour qui suivit l’incendie, je visitai les ruines. Les murailles étaient tombées, une seule exceptée; et cette seule exception se trouva être une cloison intérieure, peu épaisse, située à peu près au milieu de la maison, et contre laquelle s’appuyait le chevet de mon lit. La maçonnerie avait ici, en grande partie, résisté à l’action du feu,—fait que j’attribuai à ce qu’elle avait été récemment remise à neuf. Autour de ce mur, une foule épaisse était rassemblée, et plusieurs personnes paraissaient en examiner une portion particulière avec une minutieuse et vive attention. Les mots : Étrange ! singulier ! et autres semblables expressions, excitèrent ma curiosité. Je m’approchai, et je vis, semblable à un bas-relief sculpté sur la surface blanche, la figure d’un gigantesque chat. L’image était rendue avec une exactitude vraiment merveilleuse. Il y avait une corde autour du cou de l’animal. Tout d’abord, en voyant cette apparition,—car je ne pouvais guère considérer cela que comme une apparition,—mon étonnement et ma terreur furent extrêmes. Mais, enfin, la réflexion vint à mon aide. Le chat, je m’en souvenais, avait été pendu dans un jardin adjacent à la maison. Aux cris d’alarme, ce jardin avait été immédiatement envahi par la foule, et l’animal avait dû être détaché de l’arbre par quelqu’un, et jeté dans ma chambre à travers une fenêtre ouverte. Cela avait été fait, sans doute, dans le but de m’arracher au sommeil. La chute des autres murailles avait comprimé la victime de ma cruauté dans la substance du plâtre fraîchement étendu; la chaux de ce mur, combinée avec les flammes et l’ammoniaque du cadavre, avait ainsi opéré l’image telle que je la voyais. Quoique je satisfisse ainsi lestement ma raison, sinon tout à fait ma conscience, relativement au fait surprenant que je viens de raconter, il n’en fit pas moins sur mon imagination une impression profonde. Pendant plusieurs mois je ne pus me débarrasser du fantôme du chat; et durant cette période un demi-sentiment revint dans mon âme, qui paraissait être, mais qui n’était pas le remords. J’allai jusqu’à déplorer la perte de l’animal, et à chercher autour de moi, dans les bouges méprisables que maintenant je fréquentais habituellement, un autre favori de la même espèce et d’une figure à peu près semblable pour le suppléer.
Une nuit, comme j’étais assis à moitié stupéfié, dans un repaire plus qu’infâme, mon attention fut soudainement attirée vers un objet noir, reposant sur le haut d’un des immenses tonneaux de gin ou de rhum qui composaient le principal ameublement de la salle. Depuis quelques minutes je regardais fixement le haut de ce tonneau, et ce qui me surprenait maintenant c’était de n’avoir pas encore aperçu l’objet situé dessus. Je m’en approchai, et je le touchai avec ma main. C’était un chat noir,—un très-gros chat,—au moins aussi gros que Pluton, lui ressemblant absolument, excepté en un point. Pluton n’avait pas un poil blanc sur tout le corps; celui-ci portait une éclaboussure large et blanche, mais d’une forme indécise, qui couvrait presque toute la région de la poitrine. À peine l’eus-je touché qu’il se leva subitement, ronronna fortement, se frotta contre ma main, et parut enchanté de mon attention. C’était donc là la vraie créature dont j’étais en quête. J’offris tout de suite au propriétaire de le lui acheter; mais cet homme ne le revendiqua pas,—ne le connaissait pas—, ne l’avait jamais vu auparavant. Je continuai mes caresses, et, quand je me préparai à retourner chez moi, l’animal se montra disposé à m’accompagner. Je lui permis de le faire; me baissant de temps à autre, et le caressant en marchant. Quand il fut arrivé à la maison, il s’y trouva comme chez lui, et devint tout de suite le grand ami de ma femme. Pour ma part, je sentis bientôt s’élever en moi une antipathie contre lui. C’était justement le contraire de ce que j’avais espéré; mais,—je ne sais ni comment ni pourquoi cela eut lieu,—son évidente tendresse pour moi me dégoûtait presque et me fatiguait. Par de lents degrés, ces sentiments de dégoût et d’ennui s’élevèrent jusqu’à l’amertume de la haine. J’évitais la créature; une certaine sensation de honte et le souvenir de mon premier acte de cruauté m’empêchèrent de la maltraiter. Pendant quelques semaines, je m’abstins de battre le chat ou de le malmener violemment, mais graduellement,—insensiblement,—j’en vins à le considérer avec une indicible horreur, et à fuir silencieusement son odieuse présence, comme le souffle d’une peste. Ce qui ajouta sans doute à ma haine contre l’animal fut la découverte que je fis le matin, après l’avoir amené à la maison, que, comme Pluton, lui aussi avait été privé d’un de ses yeux. Cette circonstance, toutefois, ne fit que le rendre plus cher à ma femme, qui, comme je l’ai déjà dit, possédait à un haut degré cette tendresse de sentiment qui jadis avait été mon trait caractéristique et la source fréquente de mes plaisirs les plus simples et les plus purs. Néanmoins, l’affection du chat pour moi paraissait s’accroître en raison de mon aversion contre lui. Il suivait mes pas avec une opiniâtreté qu’il serait difficile de faire comprendre au lecteur. Chaque fois que je m’asseyais, il se blottissait sous ma chaise, ou il sautait sur mes genoux, me couvrant de ses affreuses caresses. Si je me levais pour marcher, il se fourrait dans mes jambes, et me jetait presque par terre, ou bien, enfonçant ses griffes longues et aiguës dans mes habits, grimpait de cette manière jusqu’à ma poitrine. Dans ces moments-là, quoique je désirasse le tuer d’un bon coup, j’en étais empêché, en partie par le souvenir de mon premier crime, mais principalement,—je dois le confesser tout de suite,—par une véritable terreur de la bête.
Cette terreur n’était pas positivement la terreur d’un mal physique,—et cependant je serais fort en peine de la définir autrement. Je suis presque honteux d’avouer,—oui, même dans cette cellule de malfaiteur, je suis presque honteux d’avouer que la terreur et l’horreur que m’inspirait l’animal avaient été accrues par une des plus parfaites chimères qu’il fût possible de concevoir. Ma femme avait appelé mon attention plus d’une fois sur le caractère de la tache blanche dont j’ai parlé, et qui constituait l’unique différence visible entre l’étrange bête et celle que j’avais tuée. Le lecteur se rappellera sans doute que cette marque, quoique grande, était primitivement indéfinie dans sa forme; mais, lentement, par degrés,—par des degrés imperceptibles, et que ma raison s’efforça longtemps de considérer comme imaginaires,—elle avait à la longue pris une rigoureuse netteté de contours. Elle était maintenant l’image d’un objet que je frémis de nommer,—et c’était là surtout ce qui me faisait prendre le monstre en horreur et en dégoût, et m’aurait poussé à m’en délivrer, si je l’avais osé;—c’était maintenant, dis-je, l’image d’une hideuse,—d’une sinistre chose,—l’image du GIBET!—oh! lugubre et terrible machine! machine d’Horreur et de Crime,—d’Agonie et de Mort! Et, maintenant, j’étais en vérité misérable au delà de la misère possible de l’Humanité. Une bête brute,—dont j’avais avec mépris détruit le frère,—une bête brute engendrer pour moi,—pour moi, homme façonné à l’image du Dieu Très-Haut,—une si grande et si intolérable infortune! Hélas! je ne connaissais plus la béatitude du repos, ni le jour ni la nuit! Durant le jour, la créature ne me laissait pas seul un moment; et, pendant la nuit, à chaque instant, quand je sortais de mes rêves pleins d’une intraduisible angoisse, c’était pour sentir la tiède haleine de la chose sur mon visage, et son immense poids,—incarnation d’un Cauchemar que j’étais impuissant à secouer,—éternellement posé sur mon cœur!
Sous la pression de pareils tourments, le peu de bon qui restait en moi succomba. De mauvaises pensées devinrent mes seules intimes,—les plus sombres et les plus mauvaises de toutes les pensées. La tristesse de mon humeur habituelle s’accrut jusqu’à la haine de toutes choses et de toute humanité; cependant ma femme, qui ne se plaignait jamais, hélas! était mon souffre-douleur ordinaire, la plus patiente victime des soudaines, fréquentes et indomptables éruptions d’une furie à laquelle je m’abandonnai dès lors aveuglément. Un jour, elle m’accompagna pour quelque besogne domestique dans la cave du vieux bâtiment où notre pauvreté nous contraignait d’habiter. Le chat me suivit sur les marches roides de l’escalier, et, m’ayant presque culbuté la tête la première, m’exaspéra jusqu’à la folie. Levant une hache, et oubliant dans ma rage la peur puérile qui jusque-là avait retenu ma main, j’adressai à l’animal un coup qui eût été mortel, s’il avait porté comme je le voulais; mais ce coup fut arrêté par la main de ma femme. Cette intervention m’aiguillonna jusqu’à une rage plus que démoniaque; je débarrassai mon bras de son étreinte et lui enfonçai ma hache dans le crâne. Elle tomba morte sur la place, sans pousser un gémissement.
Cet horrible meurtre accompli, je me mis immédiatement et très-délibérément en mesure de cacher le corps. Je compris que je ne pouvais pas le faire disparaître de la maison, soit de jour, soit de nuit, sans courir le danger d’être observé par les voisins. Plusieurs projets traversèrent mon esprit. Un moment j’eus l’idée de couper le cadavre par petits morceaux, et de les détruire par le feu. Puis, je résolus de creuser une fosse dans le sol de la cave. Puis, je pensai à le jeter dans le puits de la cour,—puis à l’emballer dans une caisse comme marchandise, avec les formes usitées, et à charger un commissionnaire de le porter hors de la maison. Finalement, je m’arrêtai à un expédient que je considérai comme le meilleur de tous. Je me déterminai à le murer dans la cave,—comme les moines du moyen âge muraient, dit-on, leurs victimes. La cave était fort bien disposée pour un pareil dessein. Les murs étaient construits négligemment, et avaient été récemment enduits dans toute leur étendue d’un gros plâtre que l’humidité de l’atmosphère avait empêché de durcir. De plus, dans l’un des murs, il y avait une saillie causée par une fausse cheminée, ou espèce d’âtre, qui avait été comblée et maçonnée dans le même genre que le reste de la cave. Je ne doutais pas qu’il ne me fût facile de déplacer les briques à cet endroit, d’y introduire le corps, et de murer le tout de la même manière, de sorte qu’aucun œil n’y pût rien découvrir de suspect. Et je ne fus pas déçu dans mon calcul. À l’aide d’une pince, je délogeai très-aisément les briques, et, ayant soigneusement appliqué le corps contre le mur intérieur, je le soutins dans cette position jusqu’à ce que j’eusse rétabli, sans trop de peine, toute la maçonnerie dans son état primitif. M’étant procuré du mortier, du sable et du poil avec toutes les précautions imaginables, je préparai un crépi qui ne pouvait pas être distingué de l’ancien, et j’en recouvris très-soigneusement le nouveau briquetage. Quand j’eus fini, je vis avec satisfaction que tout était pour le mieux. Le mur ne présentait pas la plus légère trace de dérangement. J’enlevai tous les gravats avec le plus grand soin, j’épluchai pour ainsi dire le sol. Je regardai triomphalement autour de moi, et me dis à moi-même: Ici, au moins, ma peine n’aura pas été perdue! Mon premier mouvement fut de chercher la bête qui avait été la cause d’un si grand malheur; car, à la fin, j’avais résolu fermement de la mettre à mort. Si j’avais pu la rencontrer dans ce moment, sa destinée était claire; mais il paraît que l’artificieux animal avait été alarmé par la violence de ma récente colère, et qu’il prenait soin de ne pas se montrer dans l’état actuel de mon humeur. Il est impossible de décrire ou d’imaginer la profonde, la béate sensation de soulagement que l’absence de la détestable créature détermina dans mon cœur. Elle ne se présenta pas de toute la nuit, et ainsi ce fut la première bonne nuit,—depuis son introduction dans la maison,—que je dormis solidement et tranquillement; oui, je dormis avec le poids de ce meurtre sur l’âme! Le second et le troisième jour s’écoulèrent, et cependant mon bourreau ne vint pas. Une fois encore je respirai comme un homme libre. Le monstre, dans sa terreur, avait vidé les lieux pour toujours! Je ne le verrais donc plus jamais! Mon bonheur était suprême! La criminalité de ma ténébreuse action ne m’inquiétait que fort peu. On avait bien fait une espèce d’enquête, mais elle s’était satisfaite à bon marché. Une perquisition avait même été ordonnée,—mais naturellement on ne pouvait rien découvrir. Je regardais ma félicité à venir comme assurée.
Le quatrième jour depuis l’assassinat, une troupe d’agents de police vint très-inopinément à la maison, et procéda de nouveau à une rigoureuse investigation des lieux. Confiant, néanmoins, dans l’impénétrabilité de la cachette, je n’éprouvai aucun embarras. Les officiers me firent les accompagner dans leur recherche. Ils ne laissèrent pas un coin, pas un angle inexploré. À la fin, pour la troisième ou quatrième fois, ils descendirent dans la cave. Pas un muscle en moi ne tressaillit. Mon cœur battait paisiblement, comme celui d’un homme qui dort dans l’innocence. J’arpentais la cave d’un bout à l’autre; je croisais mes bras sur ma poitrine, et me promenais çà et là avec aisance. La police était pleinement satisfaite et se préparait à décamper. La jubilation de mon cœur était trop forte pour être réprimée. Je brûlais de dire au moins un mot, rien qu’un mot, en manière de triomphe, et de rendre deux fois plus convaincue leur conviction de mon innocence. —,« Gentlemen,—dis-je à la fin,—comme leur troupe remontait l’escalier,—je suis enchanté d’avoir apaisé vos soupçons. Je vous souhaite à tous une bonne santé et un peu plus de courtoisie. Soit dit en passant, gentlemen, voilà—voilà une maison singulièrement bien bâtie (dans mon désir enragé de dire quelque chose d’un air délibéré, je savais à peine ce que je débitais);—je puis dire que c’est une maison admirablement bien construite. Ces murs,—est-ce que vous partez, gentlemen?—ces murs sont solidement maçonnés ! » Et ici, par une bravade frénétique, je frappai fortement avec une canne que j’avais à la main juste sur la partie du briquetage derrière laquelle se tenait le cadavre de l’épouse de mon cœur.
Ah! qu’au moins Dieu me protège et me délivre des griffes de l’Archidémon!—À peine l’écho de mes coups était-il tombé dans le silence, qu’une voix me répondit du fond de la tombe!—une plainte, d’abord voilée et entrecoupée, comme le sanglotement d’un enfant, puis, bientôt, s’enflant en un cri prolongé, sonore et continu, tout à fait anormal et antihumain,—un hurlement,—un glapissement, moitié horreur et moitié triomphe,—comme il en peut monter seulement de l’Enfer,—affreuse harmonie jaillissant à la fois de la gorge des damnés dans leurs tortures, et des démons exultant dans la damnation! Vous dire mes pensées, ce serait folie. Je me sentis défaillir, et je chancelai contre le mur opposé. Pendant un moment, les officiers placés sur les marches restèrent immobiles, stupéfiés par la terreur. Un instant après, une douzaine de bras robustes s’acharnaient sur le mur. Il tomba tout d’une pièce. Le corps, déjà grandement délabré et souillé de sang grumelé, se tenait droit devant les yeux des spectateurs. Sur sa tête, avec la gueule rouge dilatée et l’œil unique flamboyant, était perchée la hideuse bête dont l’astuce m’avait induit à l’assassinat, et dont la voix révélatrice m’avait livré au bourreau. J’avais muré le monstre dans la tombe!
D’avoir voulu vivre avec moi T’as gâché des années de ta vie Des ans suspendue à ta croix A veiller sur mes insomnies Pourtant toi tu as tout donné Et tout le meilleur de toi-même A moi qui ai tout su garder Toujours replié sur moi-même
Mon pauvre amour, sois plus heureuse maintenant Mon pauvre amour, je t’en remets au vent
Toi tu essayais de comprendre Ce que mes silences voulaient dire Agenouillée dans l’existence Tu m’encourageais à te dire Mais moi je restais hermétique Indifférent à tes envies A mettre sa vie en musique On en oublie parfois de vivre
Mon pauvre amour, sois plus heureuse maintenant Mon pauvre amour, je t’en remets au vent
Tout est de ma faute en ce jour Et je reconnais mes erreurs Indifférent à tant d’amour J’accuse mes imbuvables humeurs Mais toi ne te retournes pas Va droit sur ton nouveau chemin Je n’ai jamais aimé que m(t)oi Et je reste sans lendemain
Mon pauvre amour, sois plus heureuse maintenant Mon pauvre amour, je t’en remets au vent
Mon pauvre amour, sois plus heureuse maintenant Mon pauvre amour, je t’en remets au vent
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Ais-je vraiment lu quelque part qu’un sculpteur de l’antiquité qui souhaitait réaliser la sculpture d’une femme aux formes et aux proportions idéales, après avoir longtemps cherché un modèle suffisamment parfait pour lui apporter l’inspiration, se résigna à créer celle-ci à partir de représentations de parties de corps qu’il jugeait parfaites de femmes différentes ? Il pensait ainsi créer une femme idéale au corps parfait que la nature était incapable de produire. Le résultat ne fut pas à la hauteur de son attente, chaque détail ou partie du corps lorsqu’on l’examinait isolement du reste était effectivement d’apparence parfaite mais l’ensemble était terne et sans âme et ne reflétait aucunement la beauté et la vie. Peut-être la beauté exige t’elle pour irradier un soupçon d’imperfection ou une relation secrète entre chaque partie et le Tout… Lorsque l’on monte le grand escalier central intérieur du Philadelphia Museum of Arts qui conduit aux étages supérieurs, notre regard est immédiatement accroché par une silhouette gracile située au sommet de l’escalier qui se détache sur un fond de lumière dorée. La déesse, car c’en est manifestement une, est totalement nue et se tient en équilibre sur une sphère représentant le globe terrestre et bande un arc puissant armé d’une flèche. C’est une représentation sublime de la Diane chasseresse de la mythologie romaine, avatar de l’Artemis grecque, incarnation féminine de la lumière du jour, déesse qui a choisi d’être en état de virginité perpétuelle et qui règne sur les lieux en marge régissant le passage entre les deux univers de la sauvagerie et de la civilisation. Quel meilleur symbole pour un musée qui se veut être le lieu où l’humanité protège et diffuse son patrimoine culturel.
Philadelphia Museum of Arts – statue de Diane – sculpteur Augustinus Saint-Gaudens
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Le créateur de ce chef d’œuvre est un sculpteur américain du nom d‘Augustinus Saint-Gaudens, né à Dublin en Irlande en 1848, d’un père français originaire d’Aspet dans les Pyrénées où il avait exercé la profession de cordonnier et d’une mère irlandaise. La famille a émigré aux Etats-Unis quand il n’avait que six mois et il a grandit à New-York où il s’est trouvé en contact avec les productions artistiques dés l’âge de 13 ans en travaillant dans les ateliers des graveurs de camées d’origine française, Louis Avet et Jules Le Brethon. En 1867, à l’âge de 19 ans, il se rend en Europe pour parfaire son éducation, passant trois années à Paris où il suit des cours à l’Ecole des Beaux-Arts, puis, après la défaite française contre la Prusse, à Rome. C’est dans cette dernière ville qu’il fait la connaissance d’une jeune américaine étudiante en art atteinte de surdité, Augusta Fisher Homer, qu’il épousera en 1877 après son retour aux Etats-Unis.
Dés son retour en 1875, il participe à la fondation de la Society of American artists et se distingue de la sculpture traditionnelle et du classicisme de la jeune sculpture américaine. Désormais ses sculptures seront conçues en liaison étroite avec un lieu et leur socle et il délaisse le marbre pour le bronze. De retour à Paris en 1877, il y passera de nouveau trois années au desquelles il réalisera de nombreux bas-reliefs. Désormais il est un sculpteur reconnu aux Etats-Unis qui reçoit de nombreuses commandes. C’est en 1886 qu’il travaille sur une Diane monumentale destinée à jouer les girouettes au sommet de ce qui était à l’époque le plus grand monument de New-York, la tour de style mauresque du Madison Square Garden réalisée par l’un de ses amis, l’architecte Stanfort White qui s’était inspiré pour ce faire de Giralda, le clocher de la cathédrale de Séville. Cette statue de Diane sera le seul nu qu’il aura réalisé durant son existence.
la Tour du bâtiment du Madison Square Garden de New-York et son architecte Stanford White (1853-1906)
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Les différentes versions de la statue
La première version de la statue date de 1891 et a été construite par la WH Mullins Manufacturing Company. Elle mesurait 5,5 m de hauteur et pesait 820 kg. Son poids fit qu’elle pivotait mal sur son axe et sa configuration, avec la présence d’un drapé qui faisait office de voile, offrait une prise au vent trop importante. La statue a du être démontée l’année suivante et transportée à l’Exposition Universelle de Chicago où sa nudité attira immédiatement les foudres des femmes de la WCTU ( The Woman’s Christian Temperance Union ). Cette première Diana eut un triste fin, à l’issue de l’Exposition un incendie détruisit la moitié inférieure de la statue et la partie supérieure fut égarée…
1ère et seconde versions de la Diana de Saint-Gaudens à la fonderie WH Mullins Manufacturing Company de Salem, Ohio, 1891 et 1893
La deuxième version de la statue de Diana qui devait la remplacer était de taille plus petite (4 m au lieu de 5,5 m) et avait été entièrement redessinée par Saint-Gaudens qui lui avait donné une allure plus gracile et élancée en amincissant ses formes au niveau de la taille, des jambes et des seins. Sa nudité était encore plus prononcée que dans la première version, ce qui fit beaucoup jaser les new-yorkaislors de son installation et scandaliser les ligues de vertus qui s’opposaient par principe à l’exposition de nus dans l’espace public. Ce serait pour répondre à leurs tracasseries que Saint-Gaudens avait maintenu la composante du tissu flottant dans le vent qui n’est plus apparent sur les statues exposées aujourd’hui. Recouverte de cuivre doré pour réfléchir la lumière, elle a été hissée au sommet de sa tour qui était alors avec ses 106 m le monument le plus haut de New-York à cette époque, le 18 novembre 1893. La statue était visible de tout New-York et même du New-Jersey, le jour grâce à l’effet réfléchissant de la lumière solaire sur le cuivre et la nuit grâce de puissants projecteurs fonctionnant à l’électricité. En 1925, le Madison Square Garden dont l’exploitation était déficitaire a été démoli pour permettre la réalisation de l’immeuble de la New York Life. La statue de Diana a été démontée mais aucun lieu n’a été trouvé par la suite dans la ville pour l’exposer. Finalement, en 1932, la société Life Insurance Company qui en était propriétaire en fit cadeau au Philadelphia Museum of Arts qui l’a installée avec bonheur au sommet de l’escalier de son Grand Hall. Depuis, la statue qui sous l’effet de la corrosion accumulée arborait une teinte bronze vert a été restaurée et couverte de feuille d’or grâce au mécénat de la Bank of America. Une copie réalisée à partir du moule d’origine est exposé à New-York.
la nouvelle Diana, resplendissante d’or et de lumière
Saint-Gaudens a réalisé plusieurs exemplaires à l’échelle réduite de sa Diane. Ils se trouvent à la National Gallery of Art, à l’Indianapolis Museum of Art, au Cleveland Museum of Art, au Metropolitan Museum of Art, aux Brookgreen Gardens, et sur le Site historique national de Saint-Gauden.
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Les modèles qui ont inspirés le sculpteur pour créer Diana
Je citais en introduction de cet article le cas de ce sculpteur grec de l’Antiquité qui s’était inspiré de plusieurs modèles pour tenter de réaliser une représentation de la femme parfaite. C’est finalement ce qu’a tenté, dans une moindre mesure Saint-Gaudens en s’inspirant, pour réaliser la Diana de ses rêves, de deux modèles : le visage de la déesse s’inspire en effet de celui de sa maîtresse en titre d’origine suédoise, Davida Clark (de son vrai nom Albertina Clark), qui était l’un de ses modèles préféré et avec laquelle il avait eu un fils, et le corps s’inspirait de celui de Julia « Dudie » Baird, le modèle le plus célèbre de New York à la fin du XIXe siècle. Saint-Gausens avait effectué des moulages du corps de Dudie pour en respecter les proportions de manière parfaite. Elle avait alors 17 ans.
les deux modèles de Diana : Davida Clark (à gauche) et Julia « Dudie » Baird (à droite)
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Comstockery
Le terme a été inventé par George Bernard Shaw pour qualifier les actions de censure menées par les bien-pensants et certaines organisations religieuses aux Etats Unis pour lutter contre tout ce qu’ils interprétaient comme obscène ou immoral. Ce néologisme a été construit à partir du nom d’Anthony Comstock(photo ci-contre), homme politique qui occupait le poste de d’inspecteur des Poste aux Etats-Unis et qui en tant que fervent partisan et zélateur de la morale victorienne avait créé en 1873 « the Young Men’s Christian Association » et « The New York Society for the Suppression of Vice » (NYSSV ou SSV) dont la mission consistait à superviser la moralité des citoyens en association avec les autorités judiciaires et promouvoir des lois plus restrictives dans ce domaine. C’est ainsi que le 3 mars 1873 une loi fédérale, le Comstock Act ou Loi Comstock est adoptée par le Congrès des États-Unis. Elle réprime « le commerce et la circulation de la littérature obscène et des articles d’usage immoral ». La loi rend illégal l’utilisation du service postal des États-Unis pour expédier des articles et matériel érotiques, contraceptifs, produits abortifs et toute information concernant les éléments ci-dessus Ceci empêche certains journaux, notamment anarchistes, de servir leurs abonnés.
Le logo de cette société était très expressif, il représentait l’arrestation d’un contrevenant par un policier et l’autodafé d’ouvrages mis à l’Index. La NYSSV avait été investie par les autorités judiciaire de l’Etat de New York de pouvoirs exorbitants puisqu’elle avait le pouvoir de contrôler la Poste, les kiosques à journaux de la ville, les terminaux de transport et même la production littéraire. C’est ainsi qu’elle est à l’origine de l’interdiction ou de la saisie d’œuvres littéraires majeures telles que Ulysse de James Joyce, L’amant de Lady Chatterley de DH Lawrence, Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier mais aussi d’œuvres d’Aristophane, Walt Whitman, Voltaire, Zola, Balzac et Tolstoï et de nombreux romans en particulier ceux écrits par Frank Harris et Clement Bois. De nombreuses revues dans lesquelles figuraient des nus furent interdites de parution pour indécence ou utilisation d’un langage obscène de même que les ouvrages promouvant le contrôle des naissance. Le ridicule fut atteint quand des ouvrages médicaux destinés à des étudiants en médecine furent saisis par la Poste et que l’accise Mae West fut condamnée à passer 10 jours en prison pour l’un de ses rôle dans la pièce Sex jouée à Broadway. La NYSSV percevait pour financer ses activités 50% de la valeur des amendes infligées aux contrevenants.
Par à son action, Comstock est à l’origine de la destruction de 15 tonnes de livres et de près de 4.000.000 de photos, il se vantait d’être responsable de 4.000 arrestations. Parmi celles-ci, celui de la première femme agent de change à New York et militante de l’amour libre Victoria Woodhull. Son action a provoqué le suicide de plusieurs personnes dont celui de l’avocate Ida Craddock (photo ci-contre), propagandiste de la liberté d’expression et de l’amour libre qu’il avait harcelé 10 années durant et emprisonnée. Il est également responsable de la mort du mari de la féministe propagandiste de l’avortement Margaret Sanger qu’il avait jeté en prison après la fuite de sa femme en Europe pour avoir fourni un exemplaire de la brochure écrite par sa femme à l’un de ses agents d’infiltration. Comstock a donné de nombreuses conférences et produit de nombreux articles dans le journaux pour expliquer et défendre son action. On considère qu’un jeune étudiant en droit, J. Hedgar Hoover, le futur directeur du FBI et l’artisan de la Chasse aux sorcières des années d’après-guerre fut fortement influencé par la cause que défendait Comstock et par les méthodes qu’il appliquait.
Exposant sa complète nudité avec une impudeur juvénile à tout moment du jour et de la nuit aux yeux scandalisés ou concupiscents des new-yorkais, Diana ne pouvait que provoquer l’indignation de Comstock et sa ligue pour la répression du vice. Dans une société où l’exposition publique de la nudité était proscrite et réprimée, la figure nue est devenue immédiatement une source de plaisir pour certains qui passaient de longs moments à la contempler à l’aide de jumelles ou de longues-vues. C’est ainsi qu’aux yeux de ses détracteurs, l’œuvre de Saint-Gaudens est devenue un symbole du vice et a été considérée comme la statue qui avait offensé New York. Sous la pression, Stanford White dut demander au sculpteur d’ajouter à la statue la présence d’un voile qui tourbillonnait autour d’elle cachant ses parties intimes. Mais aucun mortel ne peut imposer sa volonté à une déesse, celle ci fit appel à son collègue Aeolus, Dieu et maître des Vents et des Tempêtes, lequel, par un souffle puissant, fit envoler le voile à la grande joie de White et des voyeurs.
caricature de couverture du magazine Collier’s weekly se moquant de l’action de Comstock contre la nudité de Diane
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Où Diana de la Tour est mêlée malgré elle au meurtre de l’architecte Stanford White le 25 juin 1906
« All is vanity » – dessin de Charles Allen Gilbert, 1892
Ami du sculpteur Saint-Gaudens, le célèbre architecte Stanford White, a fortement contribué à changer le visage de la ville de New York à la fin du XIXe et début du XXe siècles. White a créé bâtiments et des intérieurs décorés qui ont donné distinction au paysage urbain de New York. Ses chefs-d’œuvre comprennent Madison Square Garden, Washington Square Arch, the Players, Metropolitan et Colony Clubs et les grandes demeures somptueuses aujourd’hui disparues de la Fifth Avenue des Whitney, Vanderbilt et Pulitzers. Il s’était réservé un appartement dans la tour du Madison Square Gardendont il avait été le maître d’œuvre et au sommet de laquelle trônait la statue de Diana. Standford White était connu comme un insatiable coureur de jupons attiré par les jeunes filles en fleurs. Dans son appartement de la Tour, on prétendait qu’il avait installé de nombreux miroirs judicieusement placés ainsi qu’une escarpolette de velours rouge sur laquelle il retirait une grande excitation à pousser des jeune filles en tenue légère. Parmi ses conquêtes figurait une jeune fille de 16 ans de grande beauté, FlorenceEvelyn Nesbit, alors danseuse dans la revue Florodora à Broadway et qui posait comme modèle pour de nombreux artistes dont il avait fait la connaissance en 1900 et qu’il entretiendra durant plusieurs années. La jeune fille sera présentée ultérieurement sous le surnom de La Fille sur l’escarpolette de velours rouge (The Girl in the Red Velvet Swing) qui servira de thème à un film de 1955.
l’architecte Stanford White et sa jeune maîtresse Evelyn Nesbit
En 1905 Evelyn épouse l’héritier richissime d’une famille de magnats du charbon et des chemins de fer de Pittsburgh, Henry Kendall Thaw, qui pèse alors quarte millions de dollars.. Le jeune homme, obsédé de théâtre et de spectacles, était mentalement instable et éprouvait une haine profonde à l’égard de Stanford White qui, pensait-il, avait abusé de sa future femme lorsqu’elle avait seize ans et qu’il surnommait « The Beast ». Il est certain, qu’en dehors de ce fait, que Thaw surnommé par White« le roquet de Pennsylvanie » en référence à son visage poupon, jalousait la prestance sociale et l’ascendant que l’architecte continuait à exerçer sur sa jeune femme. Dans le même temps il maltraitait lui-même physiquement, émotionnellement et sexuellement sa jeune femme. Adepte de la croisade contre le vice menée par Anthony Comstock, Thaw correspondait avec ce dernier et cherchait à mettre en cause White en l’accusant d’avoir débauché plus de 300 jeunes filles et qui, pensait-il, avait embauché des tueurs à gage pour le tuer. Dans la nuit du 25 juin 1906 Thaw et Evelyn dînaient à Martin, près du Garden theatre sur le toit du Madison Square Garden où, par une coïncidence malheureuse, White et son fils étaient également présents. Pris d’une rage furieuse en apercevant celui qu’il considérait comme son rival, Thaw, qui portait un révolver, abattit White de trois balles au cri de « Vous avez ruiné ma femme ! », lui arrachant la moitié du visage. Pour ce meurtre, Thaw fut jugé deux fois et déclaré non coupable à l’issue du 2ème procès pour cause d’aliénation mentale et condamné à l’incarcération à vie dans un hôpital d’aliénés. Il faut dire que la presse s’était à l’occasion déchaîné contre White qui était présenté comme un débauché et Thaw comme une figure héroïque ayant épousé Nesbit en dépit de son passé. En 1915, il sera finalement libéré après avoir été jugé saint d’esprit…
Une du New York American pour le meurtre de Stanford White.
La belle Diana au sommet de sa tour n’avait été jusque là qu’un témoin muet du meurtre de White mais elle fut impliquée beaucoup plus tard dans ce meurtre pour les besoins d’un scénario écrit par l’écrivain américain El Doctorow dans son roman de fiction historique Ragtime publié en 1975. Dans ce roman, El Doctorow présente Evelyn Nesbit comme la jeune femme qui avait servi de modèle à Stanford White pour la réalisation de la statue de Diana de la Tour(ce qui est historiquement impossible car Evelyn était âgée d’à peine 8 ans au moment de la réalisation de la statue) et son mari Thaw comme un homme rendu fou par le fait qu’à travers la statue de Diana, c’était la nudité de son épouse qui était offerte à la foule new-yorkaise…
le célèbre portait d’Evelyn Nesbit réalisé par Gertrude Käsebier en 1903